Essais/édition Musart, 1847/12

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Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 63-66).
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CHAPITRE XII.

qu’il ne faut juger de notre heur qu’après la mort.


Les enfants savent le conte du roi Crésus à ce propos, lequel ayant été pris par Cyrus et condamné à la mort, sur le point de l’exécution il s’écria : « Ô Solon ! Solon ! » Cela rapporté à Cyrus, et s’étant enquis ce que c’était à dire, il lui fit entendre qu’il vérifiait lors à ses dépens l’avertissement qu’autrefois lui avait donné Solon : « Que les hommes, quelque beau visage que fortune leur fasse, ne se peuvent appeler heureux jusqu’à ce qu’on leur ait vu passer le dernier jour de leur vie, » pour l’incertitude et variété des choses humaines, qui, d’un bien léger mouvement, se changent d’un état en autre tout divers. Et pourtant Agésilas, à quelqu’un qui disait heureux le roi de Perse, de ce qu’il était venu fort jeune à un si puissant état : « Oui, mais, dit-il, Priam en tel âge ne fut pas malheureux. » Tantôt, des rois de Macédoine, successeurs de ce grand Alexandre, il s’en fait des menuisiers et greffiers à Rome ; des tyrans de Sicile, des pédants à Corinthe ; d’un conquérant de la moitié du monde et empereur de tant d’armées, il s’en fait un misérable suppliant des bélîtres officiers d’un roi d’Égypte ; tant coûta à ce grand Pompeius la prolongation de cinq ou six mois de vie ! Et du temps de nos pères, ce Ludovic Sforce, dixième duc de Milan, sous qui avait si longtemps branlé toute l’Italie, on l’a vu mourir prisonnier à Loches[1], mais après y avoir vécu dix ans, qui est le pis de son marché. La plus belle reine[2], veuve du plus grand roi de la chrétienté, vient-elle pas de mourir par la main d’un bourreau ? indigne et barbare cruauté ! Et mille tels exemples ; car il semble que, comme les orages et tempêtes se piquent contre l’orgueil et hautaineté de nos bâtiments, il y ait aussi là haut des esprits envieux des grandeurs de çà bas ; et semble que la fortune quelquefois guette à point nommé le dernier joui— de notre vie, pour montrer sa puissance de renverser eu un moment ce qu’elle avait bâti en longues années.

Ainsi se peut prendre avec raison ce bon avis de Solon ; mais d’autant que c’est un philosophe (à l’endroit desquels les faveurs et disgrâces de la fortune ne tiennent rang ni d’heur ni de malheur, et sont les grandeurs et puissances accidents de qualité à peu près indifférente), je trouve vraisemblable qu’il ait regardé plus avant, et voulu dire que ce même bonheur de notre vie, qui dépend de la tranquillité et contentement d’un esprit bien né, et de la résolution et assurance d’une âme réglée, ne se doive jamais attribuer à l’homme, qu’on ne lui ait vu jouer le dernier acte de sa comédie, et sans doute le plus difficile. En tout le reste il y peut avoir du masque ; ou ces beaux discours de la philosophie ne sont en nous que par contenance, ou les accidents ne nous essayant pas jusqu’au vif, nous donnent loisir de maintenir toujours notre visage rassis : mais à ce dernier rôle de la mort et de nous, il n’y a plus que feindre ; il faut parler français, il faut montrer ce qu’il y a de bon et de net dans le fond du pot.

Voilà pourquoi se doivent à ce dernier trait toucher et éprouver toutes les autres actions de notre vie ; c’est le maître jour, c’est le jour juge de tous les autres ; c’est le jour, dit un ancien, qui doit juger de toutes mes années passées. Je remets à la mort l’essai du fruit de mes études ; nous verrons là si mes discours me partent de la bouche ou du cœur. J’ai vu plusieurs donner par leur mort réputation en bien ou en mal à toute leur vie. Scipion, beau-père de Pompeius, rhabilla en bien mourant la mauvaise opinion qu’on avait eue de lui jusqu’alors. Epaminondas interrogé lequel des trois il estimait le plus, ou Chabrias, ou Iphicrates, ou soi-même : « Il nous faut voir mourir, dit-il, avant que d’en pouvoir résoudre. » De vrai, on déroberait beaucoup à celui-là, qui le pèserait sans l’honneur et grandeur de sa fin.

Dieu l’a voulu comme il lui a plu ; mais en mon temps, trois les plus exécrables personnes que je connusse en toute abomination devie, et les plus infâmes, ont eu des morts réglées, et, en toute circonstance, composées jusqu’à la perfection. Il est des morts braves et fortunées ; je lui ai vu trancher le fil d’un progrès de merveilleux avancement, et dans la fleur de son croît, à quelqu’un d’une fin si pompeuse, qu’à mon avis ses ambitieux et courageux desseins n’avaient rien de si haut que fut leur interruption ; il arriva, sans y aller, où il prétendait, plus grandement et glorieusement que ne portait son désir et espérance, et devança par sa chute le pouvoir et le nom où il aspirait par sa course.

Au jugement de la vie d’autrui, je regarde toujours comment s’en est porté le bout ; et des principales études de la mienne, c’est qu’il se porte bien.


  1. En Touraine, sous le règne de Louis XII.
  2. Marie Stuart, reine d’Écosse.