Essais/édition Musart, 1847/18

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Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 152-165).
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CHAPITRE XVIII.

de la solitude.


Laissons à part cette comparaison de la vie solitaire à l’active ; et quant à ce beau mot de quoi se couvre l’ambition et l’avarice, que nous ne sommes pas nés pour notre particulier, mais pour le public, rapportons-nous en hardiment à ceux qui sont en la danse ; et qu’ils se battent la conscience, si au contraire les états, les charges et cette tracasserie du monde ne se recherchent plutôt pour tirer du public son profit particulier. Les mauvais moyens par où on s’y pousse en notre siècle montrent bien que la fin n’en vaut guère. Répondons à l’ambition que c’est elle-même qui nous donne goût de la solitude : car, que fuit-elle tant que la société ? que cherche-t-elle tant que ses coudées franches ? Il y a de quoi bien et mal faire partout. Toutefois, si le mot de Bias est vrai, que « La pire part, c’est la plus grande, » ou ce que dit l’Ecclésiastique, que « De mille il n’en est pas un bon, » la contagion est très-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les vicieux ou les haïr : tous les deux sont dangereux, et de leur ressembler, parce qu’ils sont beaucoup, et d’en haïr beaucoup, parce qu’ils sont dissemblables. Et les marchands qui vont en mer ont raison de regarder que ceux qui se mettent en même vaisseau ne soient dissolus, blasphémateurs, méchants, estimant telle société infortunée. Par quoi Bias plaisamment, à ceux qui passaient avec lui le danger d’une grande tourmente et appelaient le secours des dieux : « Taisez-vous, dit-il ; qu’ils ne sentent point que vous soyez ici avec moi. » Et d’un plus présent exemple, Albuquerque, vice-roi en l’Inde pour Emmanuel, roi de Portugal, en un extrême péril de fortune de mer, prit sur ses épaules un jeune garçon, pour cette seule fin qu’en la société de leur péril, son innocence lui servît de garant et de recommandation envers la faveur divine pour le mettre en sauveté.

Ce n’est pas que le sage ne puisse partout vivre content, voire et seul en la foule d’un palais ; mais s’il est à choisir, il en fuira, dit l’école, même la vue : il portera, s’il est besoin, cela ; mais s’il est en lui, il élira ceci. Il ne lui semble point suffisamment s’être défait des vices, s’il faut encore qu’il conteste avec ceux d’autrui. Charondas châtiait pour mauvais ceux qui étaient convaincus de hanter mauvaise compagnie.

Il n’est rien si dissociable et sociable que l’homme, l’un par son vice, l’autre par sa nature. Et Antisthènes ne me semble pas avoir satisfait à celui qui lui reprochait sa conversation avec les méchants, en disant que les médecins vivent bien entre les malades ; car s’ils servent à la santé des malades, ils détériorent la leur par la contagion, la vue continuelle et pratique des maladies.

Or, la fin, ce crois-je, en est toute une, d’en vivre plus à loisir et à son aise ; mais on n’en cherche pas toujours bien le chemin. Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changées : il n’y a guère moins de tourment au gouvernement d’une famille que d’un état entier. Où que l’âme soit empêchée, elle y est toute ; et pour être les occupations domestiques moins importantes, elles n’en sont pas moins importunes. Davantage, pour nous être défaits de la cour et du marché, nous ne sommes pas défaits des principaux tourments de notre vie : l’ambition, l’avarice, l’irrésolution, la peur et les concupiscences ne nous abandonnent point, pour changer de contrée ; elles nous suivent souvent jusque dans les cloîtres et dans les écoles de philosophie ; ni les déserts, ni les rochers creusés, ni la haire, ni les jeûnes ne nous en démêlent.

On disait à Socrate que quelqu’un ne s’était aucunement amendé en son voyage : — Je le crois bien, dit-il ; il s’était emporté avec soi.

Si on ne se décharge premièrement et son âme du faix qui la presse, le remuement la "fera fouler davantage : comme en un navire les charges empêchent moins quand elles sont rassises. Vous faites plus de mal que de bien au malade de lui faire changer de place : vous ensachez le mal en le remuant ; comme les pals s’enfoncent plus avant et s’affermissent en les branlant et secouant. Par quoi, ce n’est pas assez de s’être écarté du peuple ; ce n’est pas assez de changer de place : il se faut écarter des conditions populaires qui sont en nous ; il se faut séquestrer et ravoir de soi.

Nous emportons nos fers quand et nous. Ce n’est pas une entière liberté ; nous tournons encore la vue vers ce que nous avons laissé ; nous en avons la fantaisie pleine ; notre mal nous tient en l’âme : or, elle ne se peut échapper à elle-même ; ainsi il la faut ramener et retirer en soi : c’est la vraie solitude, et qui se peut jouir au milieu des villes et des cours des rois ; mais elle se jouit plus commodément à part. Or, puisque nous entreprenons de vivre seuls et de nous passer de compagnie, faisons que notre contentement dépende de nous ; déprenons-nous de toutes les liaisons qui nous attachent à autrui ; gagnons sur nous de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivre à notre aise.

Stilpon étant échappé de l’embrasement de sa ville, où il avait perdu femme, enfants et chevance, Demetrius Poliorcètes, le voyant en une si grande ruine de sa patrie, le visage non effrayé, lui demanda s’il n’avait pas eu du dommage ; il répondit « que non, et qu’il n’y avait, Dieu merci ! rien perdu du sien. » C’est ce que le philosophe Antisthènes disait plaisamment : « Que l’homme se devait pourvoir de munitions qui flottassent sur l’eau, et pussent à nage échapper avec lui du naufrage. » Certes, l’homme d’entendement n’a rien perdu, s’il a soi-même. Quand la ville de Noie fut ruinée par les Barbares, Paulinus, qui en était évêque, y ayant tout perdu, et leur prisonnier, priait ainsi Dieu : « Seigneur, gardez-moi de sentir cette perte ; car vous savez qu’ils n’ont encore rien touché de ce qui est à moi. » Les richesses qui le faisaient riche et les biens qui le faisaient bon étaient encore en leur entier. Voilà ce que c’est que de bien choisir les trésors qui se puissent affranchir de l’injure, et de les cacher en lieu où personne n’aille, et lequel ne puisse être trahi que par nous-mêmes.

Il faut avoir femmes, enfants, biens, et surtout de la santé, qui peut ; mais non pas s’y attacher en manière que notre heur en dépende : il se faut réserver une arrière-boutique, toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissions notre vraie liberté et principale retraite et solitude. En celle-ci faut-il prendre notre ordinaire entretien de nous à nous-mêmes, et si privé que nulle accointance ou communication étrangère y trouve place ; y discourir et y vivre, comme sans femme, sans enfants et sans biens, sans train et sans valets, afin que quand l’occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. Nous avons une âme contournable en soi-même ; elle se peut faire compagnie ; elle a de quoi assaillir et de quoi défendre, de quoi recevoir et de quoi donner. Ne craignons pas en cette solitude nous croupir d’oisiveté ennuyeuse.

La vertu se contente de soi, sans disciplines, sans paroles, sans effets. En nos actions accoutumées, de mille il n’en est pas une qui nous regarde. Celui que tu vois grimpant contremont les ruines de ce mur, furieux et hors de soi, en butte à tant d’arquebusades, et cet autre tout cicatrisé, transi et pâle de faim, délibéré de crever plutôt que de lui ouvrir la porte, penses-tu qu’ils y soient pour eux ? pour tel, à l’aventure, qu’ils ne virent oncques, et qui ne se donne aucune peine de leur fait, plongé cependant en l’oisiveté et aux délices. Celui-ci, tout pituiteux, chassieux et crasseux, que tu vois sortir après minuit d’une étude, penses-tu qu’il cherche parmi les livres comme il se rendra plus homme de bien, plus content et plus sage ? nulles nouvelles : il y mourra, ou il apprendra à la postérité la mesure des vers de Piaute et la vraie orthographe d’un mot latin. Qui ne contréchange volontiers la santé, le repos et la vie à la réputation et à la gloire, la plus inutile, vaine et fausse monnaie qui soit en notre usage ? Notre mort ne nous faisait pas assez de peur ; chargeons-nous encore de celle de nos femmes, de nos enfants et de nos gens. Nos affaires ne nous donnaient pas assez de peine, prenons encore, à nous tourmenter et rompre la tête, de celles de nos voisins et amis.

La solitude me semble avoir plus d’apparence et de raison à ceux qui ont donné au monde leur âge plus actif et florissant, suivant l’exemple de Thalès. C’est assez vécu pour autrui ; vivons pour nous, au moins ce bout de vie : ramenons à nous et à notre aise nos pensées et nos intentions. Ce n’est pas une légère partie que de faire sûrement sa retraite : elle nous empêche assez, sans y mêler d’autres entreprises. Puisque Dieu nous donne loisir de disposer de notre délogement, préparons-nous-y ; plions bagage, prenons de bonne heure congé de la compagnie ; dépêtrons-nous de ces violentes prises qui nous engagent ailleurs et éloignent de nous.

Il faut dénouer ces obligations si fortes ; et meshui aimer ceci et cela, mais n’épouser rien que soi : c’est-à-dire, le reste soit à nous, mais non pas joint et collé en façon qu’on ne le puisse déprendre sans nous écorcher, et arracher ensemble quelque pièce du nôtre. La plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi. Il est temps de nous dénouer de la société, puisque nous n’y pouvons rien apporter : et qui ne peut prêter, qu’il se défende d’emprunter. Nos forces nous faillent : retirons-les et les resserrons en nous. Qui peut renverser et confondre en soi les offices de l’amitié et de la compagnie, qu’il le fasse. En cette chute qui le rend inutile, pesant et importun aux autres, qu’il se garde d’être importun à soi-même et pesant et inutile. Qu’il se flatte et caresse, et surtout se régente, respectant et craignant sa raison et sa conscience, si bien qu’il ne puisse broncher en leur présence. Socrate dit que les jeunes se doivent faire instruire ; les hommes s’exercer à bien faire ; les vieux se retirer de toute occupation civile et militaire, vivant à leur discrétion, sans obligation à certain office.

Il y a des complexions plus propres à ces préceptes de la retraite les unes que les autres. Celles qui ont l’appréhension molle et lâche, et une affection et volonté délicates, et qui ne s’asservit ni s’emploie pas aisément, desquelles je suis et par naturelle condition et par discours ; ils se plieront mieux à ce conseil que les âmes actives et occupées qui embrassent tout et s’engagent partout, qui se passionnent de toutes choses, qui s’offrent, qui se présentent et qui se donnent à toute occasion. Il se faut servir de ces commodités accidentelles et hors de nous, en tant qu’elles nous sont plaisantes, mais sans en faire notre principal fondement ; ce ne l’est pas : ni la raison, ni la nature ne le veulent. Pourquoi, contre ses lois, asservirions-nous notre contentement à la puissance d’autrui ? D’anticiper aussi les accidents de fortune ; se priver des commodités qui nous sont en main, comme plusieurs ont fait par dévotion[1], et quelques philosophes par discours ; se servir soi-même, coucher sur la dure, se crever les yeux, jeter ses richesses emmi la rivière, rechercher la douleur ; ceux-là pour, par le tourment de cette vie, en acquérir la béatitude d’une autre ; ceux-ci pour, s’étant logés en la plus basse marche, se mettre en sûreté de nouvelle chute, c’est l’action d’une vertu excessive. Que les natures plus raides et plus fortes fassent leur cachette, même glorieuse et exemplaire : il y a pour moi assez à faire, sans aller si avant. Il me suffit, sous la faveur de la fortune, de me préparer à sa défaveur, et me représenter, étant à mon aise, le mal à venir, autant que l’imagination y peut atteindre : tout-ainsi que nous nous accoutumons aux joûtes et tournois, et contrefaisons la guerre en pleine paix.

Je n’estime point Arcesilas le philosophe moins réformé, pour le savoir avoir usé d’ustensiles d’or et d’argent, selon que la condition de sa fortune le lui permettait ; et l’estime mieux de ce qu’il en usait modérément et libéralement que s’il s’en fût démis. Je vois jusqu’à quelles limites va la nécessité naturelle : et, considérant le pauvre mendiant à ma porte, souvent plus enjoué et plus sain que moi, je me plante en sa place ; j’essaie de chausser mon âme à son biais : et, courant ainsi par les autres exemples, quoique je pense la mort, la pauvreté, le mépris et la maladie à mes talons, je me résous aisément de n’entrer en effroi de ce qu’un moindre que moi prend avec telle patience ; et ne veux croire que la bassesse de l’entendement puisse plus que la vigueur, ou que les effets du discours ne puissent arriver aux effets de l’accoutumance. Et connaissant combien ces commodités accessoires tiennent à peu, je ne laisse pas en pleine jouissance de supplier Dieu, pour ma souveraine requête, qu’il me rende content de moi-même et des biens qui naissent de moi. Je vois dos jeunes hommes gaillards qui portent, nonobstant, dans leurs coffres, une masse de pilules pour s’en servir quand le rhume les pressera, lequel ils craignent d’autant moins qu’ils en pensent avoir le remède en main : ainsi faut-il faire ; et encore, si on se sent sujet à quelque maladie plus forte, se garnir de ces médicaments qui assoupissent et endorment la partie.

L’occupation qu’il faut choisir à une telle vie, ce doit être une occupation non pénible ni ennuyeuse ; autrement pour néant ferions-nous état d’y être venus chercher le séjour. Cela dépend du goût particulier d’un chacun. Le mien ne s’accommode aucunement au ménage : ceux qui l’aiment, ils s’y doivent adonner avec modération ; c’est autrement un oflice servile que la ménagerie, comme le nomme Salluste. Elle a des parties plus excusables, comme le soin des jardinages, que Xénophon attribue à Cyrus ; et se peut trouver un moyen entre ce bas et vil soin, tendu et plein de sollicitude, qu’on voit aux hommes qui s’y plongent du tout, et cette profonde et extrême nonchalance laissant tout aller à l’abandon, qu’on voit en d’autres.

Mais oyons le conseil que donne le jeune Pline à Cornelius Rufus son ami, sur ce propos de la solitude : « Je te conseille, en cette pleine et grasse retraite où tu es, de quitter à tes gens ce bas et abject soin du ménage, et t’adonner à l’étude des lettres, pour en tirer quelque chose qui soit toute tienne. » Il entend la réputation : d une pareille humeur à celle de Cicéron, qui dit vouloir employer sa solitude et séjour[2] des affaires publiques à s’en acquérir par ses écrits une vie immortelle. Il semble que ce soit raison, puisqu’on parle de se retirer du monde, qu’on regarde hors de lui. Ceux-ci ne le font qu’à demi : ils dressent bien leur partie, pour quand ils n’y seront plus ; mais le fruit de leur dessein, ils prétendent le tirer encore du monde, absents par une ridicule contradiction.

L’imagination de ceux qui, par dévotion, recherchent la solitude, remplissant leur courage de la certitude des promesses divines en l’autre vie, est bien plus sainement assortie. Ils se proposent Dieu, objet infini en bonté et en puissance ; l’âme a de quoi y rassasier ses désirs en toute liberté : les afflictions, les douleurs leur viennent à profit, employées à l’acquit d’une santé et réjouissance éternelle ; la mort, à souhait, est le passage à un si parfait état ; l’âpreté de leurs règles est incontinent aplanie par l’accoutumance, et les appétits charnels, rebutés et endormis par leur refus ; car rien ne les entretient que l’usage et exercice. Cette seule fin d’une autre vie heureusement immortelle mérite loyalement que nous abandonnions les commodités et douceurs de cette vie nôtre ; et qui peut embraser son âme de l’ardeur de cette vive foi et espérance, réellement et constamment, il se bâtit en la solitude une vie voluptueuse et délicieuse, au-delà de toute autre sorte de vie.

Ni la fin donc ni le moyen de ce conseil[3] ne me contente ; nous retombons toujours de fièvre en chaud mal. Cette occupation des livres est aussi pénible que toute autre, et autant ennemie de la santé, qui doit être principalement considérée : et ne se faut point laisser endormir au plaisir qu’on y prend ; c’est ce même plaisir qui perd le ménager, l’avaricieux, le voluptueux et l’ambitieux. Les sages nous apprennent assez à nous garder de la trahison de nos appétits, et à discerner les vrais plaisirs mêlés et bigarrés de plus de peine ; car la plupart des plaisirs, disent-ils, embrassent pour nous étrangler, comme faisaient les larrons que les Égyptiens appelaient Philistas : et si la douleur de tête nous venait avant l’ivresse, nous nous garderions de trop boire ; mais la volupté, pour nous tromper, marche devant et nous cache sa suite.

Les livres sont plaisants ; mais si de leur fréquentation nous en perdons enfin la gaîté et la santé, nos meilleures pièces, quittons-les : je suis de ceux qui pensent leur fruit ne pouvoir contrepeser cette perte. Comme les hommes, qui se sentent de longtemps affaiblis par quelque indisposition, se rangent à la On à la merci de la médecine, et se font désigner par art certaines règles de vivre, pour ne les plus outrepasser, aussi celui qui se retire, ennuyé et dégoûté de la vie commune, doit former celle-ci aux règles de la raison, l’ordonner et ranger par préméditation et discours. Il doit avoir pris congé de toute espèce de travail, quelque visage qu’il porte, et fuir, en général, les passions qui empêchent la tranquillité du corps et de l’âme, et choisir la route qui est plus selon son humeur.

Au ménage, à l’étude, à la chasse et tout autre exercice, il faut donner jusqu’aux dernières limites du plaisir, et garder de s’engager plus avant où la peine commence à se mêler parmi. Il faut réserver embesognement et occupation autant seulement qu’il en est besoin pour nous tenir en haleine, et pour nous garantir des incommodités que tire après soi l’autre extrémité d’une lâche oisiveté assoupie. Il y a des sciences stériles et épineuses, et la plupart forgées pour la presse[4] : il les faut laisser à ceux qui sont au service du monde. Je n’aime pour moi que des livres ou plaisants et faciles qui me chatouillent, ou ceux qui me consolent et conseillent à régler ma vie et ma mort.

Les gens plus sages peuvent se forger un repos tout spirituel, ayant l’âme forte et vigoureuse : moi qui l’ai commune, il faut que j’aide à me soutenir par les commodités corporelles ; et l’âge m’ayant tantôt dérobé celles qui étaient plus à ma fantaisie, j’instruis et aiguise mon appétit à celles qui restent plus sortables à cette autre saison. Il faut retenir, avec nos dents et nos griffes, l’usage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des poings les uns après les autres. Or, quant à la fin que Pline et Cicéron nous proposent de la gloire, c’est bien loin de mon compte. La plus contraire humeur à la retraite, c’est l’ambition : la gloire et le repos sont choses qui ne peuvent loger en même gîte. À ce que je vois, ceux-ci n’ont que les bras et les jambes hors de la presse ; leur âme, leur intention y demeure engagée plus que jamais. Ils se sont seulement reculés pour mieux sauter, et pour, d’un plus fort mouvement, faire une plus vive fausée dans la troupe[5]. Vous plaît-il voir comme ils tirent court d’un grain ? mettons au contrepoids l’avis de deux philosophes[6], et de deux sectes très-différentes, écrivant l’un à Idoméus, l’autre à Lucilius, leurs amis, pour du maniement des affaires et des grandeurs les retirer à la solitude. Vous avez, disent-ils, vécu nageant et flottant jusqu’à présent ; venez-vous-en mourir au port. Vous avez donné le reste de votre vie à la lumière ; donnez ceci à l’ombre. Il est impossible de quitter les occupations, si vous n’en quittez le fruit : à cette cause, défaites-vous de tout soin de nom et de gloire ; il est danger que la lueur de vos actions passées ne vous éclaire que trop, et vous suive jusque dans votre tanière. Quittez avec les autres voluptés celle qui vient de l’approbation d’autrui : et quant à votre science et suffisance, ne vous chaille[7] ; elle ne perdra pas son effet, si vous en valez mieux vous-même. Souvienne-vous de celui à qui, comme on demanda à quoi faire il se peinait si fort en un art qui ne pouvait venir à la connaissance de guères de gens : — J’en ai assez de peu, répondit-il ; j’en ai assez d’un, j’en ai assez de pas un.

Il disait vrai. Vous et un compagnon êtes assez suffisant théâtre l’un à l’autre, ou vous à vous-mêmes ; que le peuple vous soit un, et un vous soit tout le peuple. C’est une lâche ambition de vouloir tirer gloire de son oisiveté et de sa cachette ; il faut faire comme les animaux qui effacent la trace à la porte de leur tanière. Ce n’est plus ce qu’il vous faut chercher, que le monde parle de vous, mais comme il faut que vous parliez à vous-mêmes. Retirez-vous en vous ; mais préparez-vous premièrement de vous y recevoir ; ce serait folie de vous fier à vous-mêmes, si vous ne vous savez gouverner. Il y a moyen defaillir en la solitude comme en la compagnie. Jusqu’à ce que vous vous soyez rendu tel devant qui vous n’osiez clocher, et jusqu’à ce que vous ayez honte et respect de vous-mêmes, présentez-vous toujours en l’imagination Caton, Phocion et Aristide[8], en la présence desquels les fous mêmes cacheraient leurs fautes, et établissez-les contrôleurs de toutes vos intentions ; si elles se détraquent, leur révérence vous remettra en train ; ils vous contiendront en cette voie de vous contenter de vous-mêmes, de n’emprunter rien que de vous, d’arrêter et fermir votre âme en certaines et limitées cogitations où elle se puisse plaire, et, ayant compris et entendu les vrais biens desquels on jouit à mesure qu’on les entend, s’en contenter, sans désir de prolongement de vie ni de nom.

Voilà le conseil de la vraie et naïve philosophie, non d’une philosophie ostentatrice et parlière, comme est celle des deux premiers[9].


  1. Montaigne semble oublier les motifs sublimes de la solitude chrétienne. Il y revient toutefois un peu plus bas.
  2. Séparation.
  3. Le conseil de Pline à Rufus.
  4. Pour le monde, pour la vie publique.
  5. C’est-à-dire, se jeter plus avant dans la foule. Fausée est un vieux mot qui signifie choc, charge, incursion, irruption.
  6. Epicure et Sénèque.
  7. Ne vous importe.
  8. Certes ! le chrétien se propose de plus beaux et plus sûrs modèles.
  9. De Pline le jeune et de Cicéron.