Essais/Livre I/Chapitre 17

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Un traict de quelques Ambassadeurs.
Chap. XVII.


I’Obserue en mes voyages cette practique, pour apprendre tousjours quelque chose par la communication d’autruy (qui est une des plus belles escholes qui puisse estre), de ramener tousjours ceux avec qui je confere, aux propos des choses qu’ils sçavent le mieux.

Basti al nocchiero ragionar de’ venti,
Al bifolco dei tori, e le sue piaghe
Conti’l guerrier, conti’l pastor gli armenti.

Car il advient le plus souvent au rebours, que chacun choisit plustost à discourir du mestier d’un autre que du sien, estimant que c’est autant de nouvelle reputation acquise : tesmoing le reproche qu’Archidamus feit à Periander, qu’il quittoit la gloire de bon medecin, pour acquerir celle de mauvais poete. Voyez combien Cesar se desploye largement à nous faire entendre ses inventions à bastir ponts et engins ; et combien au prix il va se serrant, où il parle des offices de sa profession, de sa vaillance et conduite de sa milice. Ses exploicts le verifient assez capitaine excellent : il se veut faire cognoistre excellent ingenieur, qualité aucunement estrangere. Un homme de vocation juridique, mené ces jours passés voir une estude fournie de toutes sortes de livres de son mestier, et de toute autre sorte, n’y trouva nulle occasion de s’entretenir. Mais il s’arrete à gloser rudement et magistralement une barricade logée sur la vis de l’estude, que cent capitaines et soldats rencontrent tous les jours, sans remarque et sans offence. Le vieil Dionysius estoit tres grand chef de guerre, comme il convenait à sa fortune ; mais il se travailloit à donner principale recommendation de soy par la poesie, et si n’y sçavoit rien.

Optat ephippia bos piger, optat arare caballus.

Par ce train vous ne faictes jamais rien qui vaille. Ainsin, il faut rejetter tousjours l’architecte, le peintre, le cordonnier, et ainsi du reste, chacun à son gibier. Et, à ce propos, à la lecture des histoires, qui est le subjet de toutes gens, j’ay accoustumé de considerer qui en sont les escrivains : si ce sont personnes qui ne facent autre profession que de lettres, j’en apren principalement le stile et le langage ; si ce sont medecins, je les croy plus volontiers en ce qu’ils nous disent de la temperature de l’air, de la santé et complexion des Princes, des blessures et maladies ; si Jurisconsultes, il en faut prendre les controverses des droicts, les loix, l’establissement des polices et choses pareilles ; si Theologiens, les affaires de l’Église, censures Ecclesiastiques, dispenses et mariages ; si courtisans, les meurs et les ceremonies ; si gens de guerre, ce qui est de leur charge, et principalement les deductions des exploits, où ils se sont trouvez en personne ; si Ambassadeurs, les menées, intelligences et practiques, et maniere de les conduire. A cette cause, ce que j’eusse passé à un autre, sans m’y arrester, je l’ay poisé et remarqué en l’histoire du Seigneur de Langey, tres-entendu en telles choses. C’est qu’apres avoir conté ces belles remonstrances de l’Empereur Charles cinquiesme, faictes au consistoire à Rome, present l’Evesque de Mascon et le Seigneur du Velly, nos Ambassadeurs, où il avoit meslé plusieurs parolles outrageuses contre nous, et entre autres que, si ses Capitaines, soldats et subjects n’estoient d’autre fidelité et suffisance en l’art militaire, que ceux du Roy, tout sur l’heure il s’attacheroit la corde au col, pour luy aller demander misericorde (et de cecy il semble qu’il en creut quelque chose, car deux ou trois fois en sa vie depuis il luy advint de redire ces mesmes mots) ; aussi qu’il défia le Roy de le combatre en chemise avec l’espée et le poignard, dans un bateau, le-dit seigneur de Langey, suivant son histoire, adjouste que les-dicts Ambassadeurs, faisans une despesche au Roy de ces choses, lui en dissimulerent la plus grande partie, mesmes luy celerent les deux articles precedens. Or, j’ay trouvé bien estrange qu’il fut en la puissance d’un Ambassadeur de dispenser sur les advertissemens qu’il doit faire à son maistre, mesme de telle consequence, venant de telle personne, et dites en si grand’ assemblée. Et m’eut semblé l’office du serviteur estre de fidelement representer les choses en leur entier, comme elles sont advenues : affin que la liberté d’ordonner, juger et choisir demeurast au maistre. Car de luy alterer ou cacher la verité, de peur qu’il ne la preigne autrement qu’il ne doit, et que cela ne le pousse à quelque mauvais party, et ce pendant le laisser ignorant de ses affaires : cela m’eut semblé appartenir à celuy qui donne la loy, non à celuy qui la reçoit, au curateur et maistre d’escholle, non à celuy qui se doit penser inferieur, non en authorité seulement, mais aussi en prudence et bon conseil. Quoy qu’il en soit, je ne voudroy pas estre servy de cette façon, en mon petit faict. Nous nous soustrayons si volontiers du commandement sous quelque pretexte, et usurpons sur la maistrise ; chacun aspire si naturellement à la liberté et authorité, qu’au superieur nulle utilité ne doibt estre si chere, venant de ceux qui le servent, comme luy doit estre chere leur naïfve et simple obeissance. On corrompt l’office du commander, quand on y obeit par discretion, non par subjection. Et Publius Crassus, celuy que les Romains estimerent cinq fois heureux, lors qu’il estoit en Asie consul, ayant mandé à un ingenieur Grec de luy faire mener le plus grand des deux mas de navire qu’il avoit veu à Athenes, pour quelqu’ engin de batterie, qu’il en vouloit faire, cetuy cy, sous titre de sa science, se donna loy de choisir autrement, et mena le plus petit, et, selon la raison de son art, le plus commode. Crassus, ayant patiemment ouy ses raisons, luy feit tres-bien donner le fouet : estimant l’interest de la discipline plus que l’interest de l’ouvrage. D’autre part, pourtant, on pourroit aussi considerer que cette obeissance si contreinte n’appartient qu’aux commandements precis et prefix. Les ambassadeurs ont une charge plus libre, qui, en plusieurs parties, depend souverainement de leur disposition : ils n’executent pas simplement, mais forment aussi et dressent par leur conseil la volonté du maistre. J’ay veu en mon temps des personnes de commandement reprins d’avoir plustost obei aux paroles des lettres du Roy, qu’à l’occasion des affaires qui estoient pres d’eux. Les hommes d’entendement accusent encore l’usage des Roys de Perse de tailler les morceaux si courts à leurs agents et lieutenans, qu’aux moindres choses ils eussent à recourir à leur ordonnance : ce delay, en une si longue estendue de domination, ayant souvent apporté de notables dommages à leurs affaires. Et Crassus, escrivant à un homme du mestier, et luy donnant advis de l’usage auquel il destinoit ce mas, sembloit-il pas entrer en conference de sa deliberation et le convier à interposer son decret ?