Essais d’histoire contemporaine. — Une réforme politique en Autriche

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Essais d’histoire contemporaine. — Une réforme politique en Autriche
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 106 (p. 955-966).
ESSAIS
D'HISTOIRE CONTEMPORAINE

UNE REFORME POLITIQUE EN AUTRICHE

Un certain apaisement s’est manifesté depuis quelques années dans les querelles des différentes races qui peuplent le territoire de la monarchie austro-hongroise. Sans doute des esprits révolutionnaires ont encore poursuivi d’une manière plus ou moins occulte des plans séparatistes fondés sur des combinaisons artificielles ou sur des théories chimériques ; mais le bon sens public a partout protesté contre de pareils entraînemens. Les récens débats qui ont groupé dans deux camps opposés les centralistes et les fédéralistes n’ont porté aucune atteinte au principe du gouvernement ; les controverses des nationalités ont conservé un caractère pour ainsi dire provincial, bien que les difficultés soient loin d’avoir reçu des solutions définitives.

La question de la réforme électorale, qui vient d’être réglée, a été moins importante par elle-même que par la rivalité des partis qui en ont fait pour ainsi dire le terrain de leurs luttes. Centralistes et fédéralistes avaient choisi ce débat pour mesurer leurs forces respectives, plus encore dans la presse et devant l’opinion qu’au sein du Reichsrath. Étudier cette question, c’est examiner les conditions politiques dans lesquelles fonctionne la partie cisleithane de la monarchie, et faire comprendre les difficultés contre lesquelles lutte le gouvernement autrichien.

Rappelons d’abord en quelques mots le mécanisme des institutions constitutionnelles dont l’Autriche-Hongrie est dotée depuis 1867. Le système en vigueur a pris le nom de dualisme parce qu’il divise la monarchie en deux groupes distincts : le groupe autrichien ou cisleithan, qui a son siège à Vienne, et le groupe hongrois ou transleithan, qui a son siège à Pesth. La Leitha est le cours d’eau qui sépare les deux moitiés de l’empire. Il y a dans la monarchie trois cabinets distincts, ayant chacun son président du conseil : le ministère commun, qui compte trois ministres ; le ministère cisleithan et le ministère transleithan, qui comprennent chacun sept ministres. Les ministres cisleithans sont responsables devant le Reichsrath de Vienne, les ministres transleithans devant la diète de Pesth, les ministres communs devant les « délégations » du Reichsrath autrichien et de la diète hongroise, qui se réunissent tantôt à Vienne, tantôt à Pesth, avec mission de voter les dépenses communes, guerre, diplomatie, trésorerie centrale. La réforme électorale qui vient d’être adoptée ne s’applique qu’au groupe cisleithan. Ce groupe se compose de dix-sept provinces qui ont une double représentation, la représentation provinciale formée par les diètes, la représentation générale, qui est constituée par le Reichsrath. Cette assemblée se compose de deux chambres : la chambre haute ou chambre des seigneurs se recrute surtout dans la grande aristocratie territoriale ; elle a des membres de droit et des membres héréditaires et à vie, nommés par l’empereur. La chambre des députés comptait avant la réforme 203 membres, élus par les diètes provinciales, qui les choisissaient dans leur propre sein. Il y a pour les dix-sept diètes des règlemens électoraux qui varient suivant les provinces. Elles sont formées par des députés appartenant à deux catégories distinctes. La première comprend des députés non élus qui siègent de droit, et qui ont ce qu’on appelle voix virile ; ce sont les archevêques, évêques et recteurs de l’université. Les députés de la seconde catégorie sont élus par quatre groupes distincts d’électeurs : les grands propriétaires fonciers, — les villes, bourgs et centres industriels, — les chambres de commerce, — les communes rurales.

Si complexe qu’il soit, ce mécanisme fonctionnerait peut-être assez facilement sans la diversité des langues, des religions et des coutumes. D’après les dernières statistiques, les pays qui forment le groupe cisleithan ont une population d’environ 17 millions 1/2 d’âmes. Sur ce nombre, il y a près de 6 millions 1/2 d’Allemands ; les Tchèques, les Polonais, les Ruthènes, les Slovènes, forment le reste de la population. Dans la Haute-Autriche, la Basse-Autriche, les pays de Salzbourg, le Vorarlberg, la Silésie, l’élément germanique est le seul qui existe. Dans le Tyrol, la Styrie et la Carinthie, il est en majorité, mais il est en minorité dans l’Illyrie, la Bohême, la Moravie, la Bukovine, la Galicie. Cette diversité de races est la principale cause de l’existence des deux partis qui, sous le nom de centralistes et de fédéralistes, se disputent le pouvoir dans le groupe cisleithan. Depuis le mois d’octobre 1871, c’est le parti centraliste qui dirige les affaires, le précédent cabinet était au contraire composé de fédéralistes ; mais pour bien comprendre l’origine de ces deux partis il faut remonter à vingt ans en arrière. Après les événemens de 1848 et de 1849, la politique unitaire et absolutiste, dont le prince de Schwarzenberg et M. de Schmerling furent les principaux champions, prévalut dans l’empire des Habsbourg. En 1860, ce système fît place à un régime plus libéral en vertu duquel l’Autriche devint une puissance parlementaire, et voulut concilier le respect des autonomies provinciales avec les conditions d’unité et d’intégrité indispensables à toute monarchie comme à toute république. Les unitaires devinrent alors centralistes, s’appuyant non plus sur l’absolutisme, mais sur le régime constitutionnel. Selon eux, la centralisation devait s’appliquer à la Hongrie aussi bien qu’aux autres régions de l’empire des Habsbourg ; mais les Hongrois, forts de leur autonomie séculaire, refusèrent d’entrer dans cette voie, et, après plusieurs années d’une opposition vigoureuse, ils obtinrent en 1867 l’inauguration du dualisme. Le parti centraliste, composé presque exclusivement d’élémens germaniques, ne s’était pas résigné sans peine à une si large concession ; il unit pourtant par faire la part du feu. Laissant aux Magyars la direction de l’antique royaume de saint Etienne, il voulut en échange garder l’hégémonie sur le groupe cisleithan. Sa prétention fut que les 6,300,000 Allemands qui habitent cette moitié de l’empire eussent la suprématie sur l’ensemble de la population cisleithane, composée de 17 millions 1/2 d’individus. Il fallait pour cela que l’autorité des diverses diètes provinciales fût limitée, et que l’influence du Rzichsrath reçût un nouvel accroissement.

Tel a été depuis 1867 l’objectif du parti centraliste. Si les Allemands ont applaudi à ce programme, les autres nationalités s’y sont montrées rebelles. C’est surtout parmi les Tchèques de Bohême et parmi les Polonais de Galicie que les résistances ont été acharnées. Le gouvernement lui-même n’a pas été sans hésitation, et la lutte entre les deux opinions rivales est loin d’être terminée. Les centralistes prétendent que toutes les traditions gouvernementales sont de leur côté, et que le système préconisé par leurs adversaires sous le nom de régime fédératif n’aboutirait qu’à un travail de désagrégation et de décomposition politique. Les fédéralistes au contraire soutiennent que le fédéralisme n’est nullement en Autriche un élément révolutionnaire. Ce n’est point, disent-ils, une théorie défendue seulement par des savans et par des publicistes, c’est un principe traditionnel, inhérent à la formation de l’empiré et reposant sur des droits historiques qui ont laissé dans le sol une profonde empreinte. Le fédéralisme a joué un rôle conservateur dans la crise de 1848, et c’est encore aujourd’hui une pensée d’union entre les races et de fidélité au souverain qui inspire son programme ; enfin il n’y a pas de raison pour refuser à la Bohême et à la Pologne autrichienne les satisfactions accordées aux Magyars. Pourquoi les villes de Prague et de Lemberg seraient-elles réduites à un rôle effacé, tandis que Pesth a pris le caractère d’une véritable capitale ? Comment peut-on prétendre que l’autonomie hongroise n’est pas un danger pour l’empire des Habsbourg, et que cet empire serait mis en péril par l’autonomie de la Bohême et de la Galicie ? Les fédéralistes concluent en combattant le dualisme comme une combinaison injustifiable en droit et en fait, puisque les 9 millions d’Allemands et les 5 millions 1/2 de Magyars de l’Autriche-Hongrie ne peuvent avoir raisonnablement la prétention de dominer un empire dont la population totale s’élève à plus de 35 millions dames ; ils ajoutent que la suprématie allemande est le résultat de combinaisons arbitraires, de majorités factices, obtenues en formant des collèges à part avec des communes allemandes qui seraient restées invariablement en minorité, si on les avait laissées mêlées aux groupes électoraux où dominent d’autres races.

Le comte de Beust, bien qu’il soit l’auteur principal du dualisme, n était pas, dit-on, très éloigné d’accorder de nouvelles concessions au système fédératif. Quand, sous la haute direction du chancelier de l’empire, le comte Hohenwart était à la tête du ministère cisleithan, c’étaient les idées fédéralistes qui semblaient devoir prévaloir dans les conseils du gouvernement, et on était entré à cet effet en pourparlers avec les hommes politiques de la Bohême et de la Galicie ; mais leurs prétentions parurent trop considérables, et il en résulta une réaction contre les tendances du ministère Hohenwart. Lorsqu’au mois de novembre 1871 M. de Beust fut envoyé comme ambassadeur à Londres, la nomination de son successeur au ministère des affaires étrangères, le comte Andrassy, fut regardée comme une nouvelle consécration du dualisme et comme un succès pour les Hongrois. Quelques jours auparavant, le comte Hohenwart et ses collègues avaient donné leur démission pour faire place à un cabinet composé de centralistes, dont la présidence fut conférée au prince Auersperg. Le rôle politique de cet homme d’état date de quelques années seulement ; après avoir servi dans l’armée impériale, il avait vécu dans la retraite jusqu’au jour où les grands propriétaires de Bohême le nommèrent leur représentant à la diète de Prague. Devenu peu après grand-maréchal de cette diète, il s était fait remarquer par un mélange de circonspection et de vigueur, et il ne tarda pas à se faire un nom dans le parti désigné en Autriche sous le nom de « parti libéral allemand. »

C’est le cabinet Auersperg qui a : élaboré la loi électorale récemment votée. Cette loi avait eu pour origine une résolution prise le 20 février 1872 par la chambre basse du Reichsrath en vue de parer aux abstentions systématiques qui avaient pour but avoué d’empêcher l’assemblée d’être en nombre. La résolution dont il s’agit était ainsi formulée : « si un mandat de député au Reichsrath vient à expirer par une raison légale quelconque pendant la durée d’une session, il est loisible à l’empereur de prescrire de nouvelles élections directes dans les circonscriptions, villes et corporations jouissant du droit d’élire les députés aux diètes, le tout conformément à la loi relative aux élections directes. » Ce fut là le germe de la dernière réforme électorale, dont la clause principale établit le principe du suffrage direct des populations.

Dès qu’il fut présenté par le ministère, ce projet devint la principale préoccupation politique dans le groupe cisleithan. Il stipulait que les populations elles-mêmes désigneraient désormais les députés au Reichsrath mais que le système de votation resterait le même. On continuerait à voter par curies et par catégories ; chaque province conserverait son règlement particulier pour les élections. Le corps électoral comprendrait toujours quatre collèges. Le nombre des députés serait élevé de 203 à 353. Quatre-vingt-cinq sièges au lieu de cinquante-huit seraient attribués à la grande propriété. Une innovation importante consistait à établir que tout Autrichien cisleithan inscrit sur les listes électorales de l’une des dix-sept provinces y serait éligible pour chacune d’elles.

Les centralistes applaudirent avec enthousiasme le projet ; suivant eux, il devait avoir pour résultat d’introduire en Cisleithanie les habitudes de la solidarité politique et de créer un indigénat capable de constituer une véritable patrie autrichienne. Les fédéralistes n’étaient pas du même avis. Ils auraient accepté, disaient-ils, une réforme électorale établie sur des bases larges et uniformes, qui leur eût permis de tirer parti de la majorité numérique des races non allemandes ; mais du moment où l’élément germanique continuait à se préparer une majorité factice et arbitraire, le principe fédératif devait recevoir par la loi nouvelle une atteinte peut-être irréparable. Enlever aux diètes provinciales le privilège de désigner les députés au Reichsrath, disaient-ils, n’est-ce pas diminuer de moitié leur influence morale et leur ôter le caractère qui en faisait la sauvegarde la plus efficace des diverses nationalités ? Telle est la double thèse que les deux partis rivaux devaient soutenir avec une grande vivacité. Ce ne fut pas à Vienne que la lutte prit le caractère le plus ardent ; ce fut en Bohême et en Galicie que le projet de réforme produisit l’émotion la plus profonde. Pour le faire comprendre, il nous suffira de rappeler brièvement les prétentions de ces deux provinces.

Lorsque le compromis austro-hongrois fut conclu en 1867, la Bohême ne critiqua pas les concessions qui venaient d’être faites aux Magyars ; mais elle s’empressa de réclamer pour elle-même des privilèges analogues. Plaçant la question sur le terrain de l’histoire, elle exhuma de la poussière des siècles les titres de sa nationalité, et prit pour point de départ de ses revendications le contrat synallagmatique intervenu en 1526 entre l’antique royaume de saint Venceslas et Ferdinand d’Autriche, frère de Charles-Quint. Au moment où il avait été reconnu roi par les états de Bohême, Ferdinand avait juré de respecter les chartes et franchises nationales, et le maintien de l’autonomie de la Bohême fut le prix de la transaction. Il est vrai qu’à la suite de la bataille de la Montagne-Blanche (1620) la Bohême fut soumise au régime absolu ; mais, dans l’opinion des Tchèques, cette tyrannie n’avait pu anéantir leur droit national. Lorsqu’en 1804 l’empereur François Ier avait érigé ses états en empire d’Autriche, il avait solennellement promis à tous ses royaumes et états de conserver leurs titres, constitutions, privilèges et situations antérieures. La Bohême fait aujourd’hui valoir ces titres en réclamant la restauration de l’ancien royaume avec la Moravie et la Silésie comme annexes. Constituer un groupe bohème ayant son siège à Prague, comme le groupe transleithan a son siège à Pesth, établir un accord direct entre le souverain et la nation, faire procéder à un couronnement solennel de l’empereur François-Joseph en qualité de roi de Bohême, telles sont les prétentions hautement formulées par les Tchèques. Ils devaient toutefois rencontrer dans la province même de nombreuses résistances ; d’après les récentes statistiques, la Bohême compte 3,200,000 Slaves contre 2 millions d’Allemands ; mais c’est à ces derniers, qu’appartient la supériorité au point de vue de la richesse, de l’industrie et du commerce. Les deux populations rivales sont en lutte perpétuelle, et le parti centraliste profite habilement de leurs divisions.

Le ministère Hohenwart fit luire aux yeux des Tchèques l’espoir de solutions favorables à leurs vœux. Dans un rescrit adressé à la diète de Prague le 12 septembre 1871, François-Joseph reconnaissait les privilèges du royaume de Bohême, et annonçait l’intention de les consacrer par la cérémonie d’un couronnement ; il ajoutait toutefois qu’il devait tenir compte des obligations assumées vis-à-vis de ses autres peuples par la constitution de 1867. Il prenait acte des vœux exprimés dans les adresses de la diète de Prague, et promettait « de concilier les justes réclamations de la Bohême avec les nécessités qu’impose le maintien de la puissance de l’empire. » En résumé, François-Joseph n’entendait détruire ni les droits du Reichsrath de Vienne ni le compromis austro-hongrois ; il espérait simplement, en accordant une satisfaction à l’amour-propre national des Tchèques, les réconcilier avec le gouvernement impérial. Ce moyen terme ne devait contenter ni les centralistes allemands ni les fédéralistes tchèques. L’opposition bohème ne fit qu’accentuer ses prétentions. La diète de Prague formula sous le titre « d’articles fondamentaux » un programme qui demandait carrément la reconnaissance d’un royaume de Bohême pourvu des mêmes privilèges que le royaume de Hongrie. Cette attitude découragea l’empereur, le ministère Hohenwart s’étant retiré au mois d’octobre 1871, le souverain adressait à la diète de Prague un second rescrit, daté du 30 octobre, dans lequel il déclarait que les lois faites sur le traitement des affaires communes et sur les rapports mutuels des deux moitiés de l’empire avaient acquis une force légale pour toute la monarchie, et ne pouvaient être modifiées que de la manière indiquée dans cet accord. En même temps, il engageait de nouveau la diète de Prague à envoyer ses représentans au Reichsrath de Vienne, « afin de contribuer à la grande œuvre de la réconciliation et de donner la preuve de sentimens fraternels pour tous les peuples de l’empire. » Ce langage produisit une vive émotion à Prague ; M. Rieger et le comte Clam Martiniz rédigèrent un mémorandum où ils soutenaient que le second rescrit n’était pas en harmonie avec le premier, qu’il s’écartait de la base du projet de compromis, et ils déclarèrent que la nation bohème maintiendrait son point de vue « avec l’âpre ténacité d’autrefois. » Le 6 novembre 1871, la diète vota une résolution affirmant que la position constitutionnelle du royaume ne pouvait être réglée que par use assemblée légale et le roi légitime ; en conséquence, elle refusait d’envoyer des députés au Reichsrath et protestait contre les décisions que prendrait ce parlement.

Lorsque le Reichsrath s’assembla au commencement de 1872, les députés bohèmes et moraves s’abstinrent d’y venir siéger. Ce qu’il y a de curieux à remarquer, c’est que les fédéralistes auraient eu la majorité au Reichsrath, si tous les groupes dont il se compose avaient consenti à venir combattre le parti allemand sur le terrain constitutionnel ; mais l’esprit de système qui anime les Tchèques de Bohême, leur attachement opiniâtre aux doctrines du droit. historique, développées par MM. Rieger et Palaçki, les empêchent de céder à des considérations de tactique parlementaire. Un instant, le gouvernement craignit que le Reichsrath ne réunît pas le nombre de 100 députés nécessaire pour que les délibérations pussent avoir lieu légalement. Cette appréhension ne se réalisa point, et environ 125 députés parurent dans la salle des séances. Depuis ce temps, le parti national ou parti tchèque continua énergiquement sa résistance systématique. La diète de Prague, ayant été dissoute, fut remplacée au mois de mai par une nouvelle diète où le ministère Auersperg et le parti centraliste se trouvèrent avoir la majorité ; mais c’est là une victoire dont il ne faudrait pas abuser. On sait que c’est par curies que se font les votes pour les diètes cisleithanes ; or c’est la catégorie des grands propriétaires allemands, ce n’est pas la majorité numérique de l’ensemble des populations qui décida du résultat des élections en Bohême. Les Tchèques, en refusant de siéger soit à la diète de Prague, soit au Reichsrath de Vienne, disparaissent pour ainsi dire de la surface officielle ; ils n’en cessent pas moins de remuer les profondeurs de la nation, et le gouvernement est intéressé à ne pas creuser entre eux et lui un abîme dans lequel pourraient se perdre les espérances d’accord et de pacification morale.

D’après le point de vue où les Tchèques se sont placés, il était naturel de les voir s’opposer à une réforme électorale qui a pour but de fortifier l’action ? du Reichsrath et l’influence du parti centraliste. Aussi tous les journaux tchèques firent-ils au projet du gouvernement l’opposition la plus vive. Quant à leurs députés au Reichsrath, ils refusèrent de se rendre à cette assemblée, et furent, en raison de cette abstention systématique, considérés comme démissionnaires. Le parti national de Bohême n’a donc pris aucune part à la réforme électorale, et cette importante question a été réglée sans aucun concours direct ou indirect de l’élément tchèque ; nous allons voir qu’il en a été de même en ce qui touche la Galicie.

Si l’opposition des Polonais de Galicie n’a pas été aussi ardente que celle des Tchèques de Bohême, elle n’en a pas moins présenté un caractère très accentué. Les Polonais ne demandent pas le renversement de la constitution de 1867, et ils ne font pas au dualisme des objections absolues, mais ils réclament pour leur province une extension d’autonomie considérable. Le 20 septembre 1868, la diète de Lemberg formula ses demandes dans une résolution qui contenait les cinq points suivants : 1° l’élection des députés de la diète au Reichsrath, leur nombre, le mode électoral et la durée de leur mandat, seraient fixés par la législation du pays ; les élections directes pour le Reichsrath ne seraient jamais acceptées pour la Galicie ; 2° on soustrairait à la compétence du Reichsrath, pour les faire rentrer dans les attributions de la diète, le règlement des questions commerciales, la législation sur les institutions de crédit et d’assurance, sur l’indigénat et la police des étrangers, sur la propriété intellectuelle, sur les universités, sur les principes généraux de l’organisation judiciaire et administrative ; 3° la députation de la diète ne prendrait part aux débats du Reichsrath que pour les affaires communes à la Galicie et aux autres pays représentés dans cette assemblée ; 4° il serait distrait des fonds de l’état une somme répondant aux besoins réels du pays et mise à la disposition de la diète ; 5° en ce qui concerne l’administration, la justice, les cultes, l’instruction, les intérêts agricoles et la sûreté publique, la Galicie recevrait un gouvernement distinct, sous la direction d’un chancelier ou ministre spécial ; le gouvernement serait responsable devant la diète de l’exécution des lois du pays.

Les Polonais de Galicie ont renouvelé plusieurs fois ces revendications ; cependant ils n’ont pas retiré leur concours au gouvernement dans des circonstances difficiles, et, lorsqu’au début de l’année 1872 le Reichsrath se trouvait menacé de n’être pas en nombre, ils ne refusèrent pas d’y remplir leur mandat. Les tendances fédéralistes étaient alors assez sympathiques au ministère, et l’empereur François-Joseph désirait pouvoir accorder certaines satisfactions à la Galicie comme à la Bohême. Une commission nommée par la chambre basse élabora un projet de compromis qui formulait les principes suivans : il augmentait fa compétence de la diète galicienne (diète de Lemberg ou Léopol), il stipulait qu’un des membres du ministère cisleithan appartiendrait toujours à la Galicie, il déclarait que les dispositions contenues dans le compromis devraient être incorporées dans le statut provincial par un vote de la diète de Lemberg. Si ce projet n’accordait pas toutes les concessions réclamées par les Polonais, il n’en était pas moins conforme au système d’une large décentralisation administrative. Une question délicate restait toutefois à trancher. Les députés galiciens ne voulaient pas admettre que la loi destinée à étendre l’autonomie de leur pays fût subordonnée à l’insertion préalable dans le statut provincial. Ils tenaient en effet à se réserver la faculté de venir renouveler quelque jour leurs doléances dans la représentation de l’empire, et d’y revendiquer des privilèges plus étendus. Le ministère attachait au contraire beaucoup de prix à ce que les concessions fussent considérées comme un maximum qu’on ne pouvait plus dépasser, et qui mît fin à la « question polonaise » en Autriche.

La contestation n’était pas réglée lorsque le gouvernement présenta le projet de réforme électorale. Les Polonais de Galicie devaient la voir avec une répugnance marquée. Il y avait pour cela une raison spéciale qui tient à la situation ethnographique de la Galicie. À côté de 2 millions de Polonais, cette province renferme près de 2,100,000 Ruthènes. Ce sont les Polonais qui ont la supériorité au point de vue de l’aristocratie, de l’intelligence, de l’influence économique, financière et territoriale : ce sont eux qui dominent le pays et dirigent la diète ; mais les Ruthènes, qui diffèrent par la religion, par la race, par la langue, cherchent de leur côté à prendre une position politique. L’ancien système d’élection avait été favorable aux Polonais, qui, disposant de la majorité dans la diète de Lemberg, n’envoyaient au Reichsrath que des députés appartenant à leur nationalité. Ils craignaient que le suffrage direct des populations ne donnât tout à coup à la nationalité ruthène une importance inattendue, et c’est pour cela qu’ils demandaient avec tant d’insistance que le système des élections directes ne fût en aucun cas appliqué à la Galicie, alors même qu’il serait mis en vigueur dans les autres provinces cisleithanes. Obtenir une exception de cette nature n’était pas ehose facile, et l’on comprend que le ministère Auersperg, malgré les pressantes démarches des députés galiciens, n’ait pas voulu enlever au projet de réforme électorale son caractère de généralité. Les députés polonais déclarèrent alors qu’ils considéraient le projet comme attentatoire aux privilèges des diètes, et qu’ils ne prendraient aucune part aux débats. Le gouvernement fit les plus grands efforts pour les décider à se rendre aux séances du Reichsrath, ne fût-ce qu’à titre de comparses muets, et il leur offrit des concessions étendues en échange de cet acte de complaisance ; ce fut en vain. Bien que prévue, l’attitude hostile de la députation galicienne ne laissa pas de provoquer une vive irritation. On accusa les Polonais d’opposition stérile, d’hostilité irréconciliable, de parti-pris contre la monarchie des Habsbourg. Les députés galiciens ne tinrent pas compte de ces critiques, et, quand la réforme électorale fut votée le 6 mars dernier, ils se retirèrent de la salle des séances au nombre de 40 environ.

Le parti centraliste se trouva ainsi le seul maître du terrain, et la loi fut adoptée par 122 voix contre 2. Elle fut votée quelques jours plus tard à la chambre des seigneurs par 88 voix contre 17, et devint définitive après avoir reçu la sanction impériale. Le président de la chambre des députés enjoignit alors aux Galiciens de venir reprendre leurs sièges dans un délai de quinze jours ou de justifier de leur absence. Ceux-ci, n’ayant rien répondu, ont été déclarés déchus de leur mandat, et il sera procédé à leur remplacement d’après le système que la nouvelle loi organise. Dans la séance de clôture du Reichsrath, l’empereur François-Joseph a exprimé le regret que les démarches faites pour accorder à la Galicie l’extension d’autonomie compatible avec l’unité et la puissance de l’état n’aient pas abouti au but désiré ; il a cependant ajouté que la nomination d’un Galicien dans les conseils de la couronne serait considérée comme une preuve de la sollicitude impériale pour les intérêts de cette province.

Les Polonais de Galicie seraient peut-être mal inspirés, s’ils donnaient à leur opposition un caractère trop accentué ; leur province ne doit pas oublier en effet qu’elle jouit déjà d’une somme d’autonomie considérable. Elle a un gouvernement polonais ; l’immense majorité de ses fonctionnaires sont des enfans de la Galicie ; ses universités, ses écoles, sont nationales ; la langue officielle de l’administration et de la justice est le polonais ; l’élément polonais est représenté dans les administrations centrales ; enfin les affaires locales sont traitées en dernier ressort dans le pays même. Ce sont là des concessions très importantes, et il y aurait ingratitude pour la Galicie à n’en pas reconnaître la valeur. Placée entre trois grands empires, elle est tenue à une attitude particulièrement prudente ; son intérêt est de ne pas rêver une décentralisation exagérée, qui susciterait des embarras diplomatiques au cabinet de Vienne, et qui ne serait pas compatible avec les conditions indispensables à l’unité et à l’intégrité de la monarchie austro-hongroise. La réforme électorale produira-t-elle les résultats qu’en attend le parti centraliste ? Il est très permis d’en douter. Dès le lendemain du jour où elle a pris force de loi, deux opinions se sont manifestées parmi les adversaires qui l’avaient combattue. D’après les uns, il faudrait opposer à la loi nouvelle une résistance passive, une abstention systématique ; d’après les, autres, on ne devrait pas déserter le terrain légal et constitutionnel. Tout en blâmant la réforme, on devrait tenir compte des faits accomplis, accepter franchement les luttes parlementaires, siéger avec résolution dans les diètes provinciales et au Reichsrath, essayer de prendre par des moyens corrects et pacifiques, par le jeu régulier des institutions, la revanche des récentes défaites que le parti fédéraliste a subies. C’est peut-être là en effet la manière de procéder la plus pratique. L’inaction n’est pas de l’habileté, et ce n’est pas se montrer digne de la victoire que déserter le champ de bataille. Les fédéralistes, fussent-ils même en minorité, seraient plus influens au sein du Reichsrath qu’en dehors de cette assemblée. En venant y remplir leur mandat, ne seraient-ils point en mesure d’y former ces groupes compactes qui acquièrent vite de l’importance dans le régime constitutionnel ? Cette idée paraît du reste devoir faire son chemin. On pense que, lors des élections d’après la nouvelle loi, toutes les nationalités, tous les partis, Tchèques, Polonais, Ruthènes, Slovènes, fédéralistes, cléricaux, féodaux, Allemands, libéraux de la veille et du lendemain, s’empresseront de prendre part au vote. Si cette prévision se réalise, les Allemands ou centralistes en viendront peut-être à regretter l’ancienne loi qui leur permettait d’être seuls dans la chambre des députés du Reichsrath et de mener les affaires avec 110 voix environ. Les fédéralistes vaincus ont d’ailleurs encore entre leurs mains bien des élémens d’influence qui leur permettent de reprendre la lutte. Leur parti a pour champions non-seulement les Slaves en général et les Tchèques en particulier, mais aussi les représentans de l’ancien régime, l’aristocratie territoriale et le clergé, qui voient actuellement leur action neutralisée au Reichsrath par le libéralisme et par la bourgeoisie.

D’autre part, ce qui fait la faiblesse des fédéralistes, c’est que jusqu’à ce jour ils n’ont pas établi d’entente entre les divers groupes dont leur parti se compose. Il n’y a pas assez de cohésion entre les différentes tribus de la grande famille slave. Lorsque le congrès panslaviste se réunit à Prague en 1848, les membres de cette assemblée ne parvinrent pas à se comprendre. Le dialecte des uns était inconnu aux autres, et il leur fallut se servir, dans les débats, de la langue allemande, familière à tous. On n’a point parlé jusqu’à présent d’un accord prochain entre les Tchèques de Bohême et les Polonais ou les Ruthènes de Galicie. On n’a point dit que les députés fédéralistes du Tyrol et de la Carniole aient concerté leur action avec les autres adversaires des centralistes. Au contraire, ces derniers ont agi avec discipline, ils ont groupé dans un faisceau commun toutes les forces qui sont à leur disposition ; toutefois ils ne manqueraient pas de compromettre leur succès, s’ils voulaient en exagérer les conséquences. Sans doute l’élément germanique doit jouir en Autriche d’une somme d’influence considérable, mais il ne faut pas que cette influence dégénère en une prépondérance abusive, qui serait difficile à soutenir alors même que les deux nationalités dominantes, les Allemands et les Magyars, concerteraient toujours leurs efforts vers un but commun. Dans les 35 millions 1/2 d’âmes qui forment la population de l’Autriche-Hongrie, les Allemands comptent pour 9 et les Magyars pour 5 millions 1/2 ; 21 millions d’âmes appartiennent aux autres nationalités. C’est là un élément dont il serait puéril de ne pas tenir compte. Si donc dans les provinces allemandes il y a des exagérés qui souhaiteraient pour la race germanique une suprématie sans limites, en revanche il y a des modèrés qui se contentent de réclamer pour cette race une part légitime d’influence. De même dans les autres provinces cisleithanes, notamment en Galicie et en Bohême, les hommes modérés ne manquent pas à qui les intérêts spéciaux de chaque race ne font pas perdre de vue les intérêts généraux de la monarchie.

Une autre considération est de nature à rassurer les esprits sur l’avenir de l’empire des Habsbourg, c’est que le sentiment dynastique sur vit jusqu’à présent à toutes les crises. On comprend aujourd’hui que l’empereur François-Joseph ne peut être d’une manière exclusive ni Allemand, ni Hongrois, ni Croate, ni Tchèque ; son pouvoir est un élément supérieur et pondérateur qui maintient l’équilibre entre des forces rivales, et empêche une désagrégation dont l’équilibre général aurait autant à souffrir que l’Autriche elle-même. Enfin les questions en litige restent purement intérieures et ne prennent pas, quant à présent du moins, le caractère international qui en aurait doublé la gravité. Il importe que les populations ne se tournent ni du côté de Berlin, ni du côté de Saint-Pétersbourg, et que la nationalité autrichienne, planant au-dessus des autonomies provinciales, dont elle est à la fois le centre et la garantie, demeure en dehors de toute atteinte. Bien que souvent forcé à des modifications politiques, l’empereur François-Joseph ne change pas les grandes lignes de son règne. Qu’il mette à la tête du ministère les fédéralistes ou les centralistes, il n’en désire pas moins concilier l’ordre et la liberté, en combinant les droits des différentes races avec les conditions essentielles à l’intégrité de l’empire. Il faut faire des vœux pour que ce programme s’accomplisse.