Essais de littérature pathologique/05

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Essais de littérature pathologique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 552-591).
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ESSAIS
DE LITTÉRATURE PATHOLOGIQUE[1]

III[2]
L’ALCOOL. — EDGAR POE
((Dernière partie)

Œuvres complètes et lettres. — Edgar Allan Poe, par John Ingram (2 vol. ; Londres, 1880). — Edgar Allan Poe, par George Woodberry (1 vol. ; Boston, 1894).


I

Edgar Poe[3] n’a jamais eu, dans toute son existence, qu’un seul coin de ciel bleu. Les nuées orageuses qui ont enveloppé sa vie depuis le berceau jusqu’à la tombe se sont entr’ouvertes pour laisser percer jusqu’à lui un rayon lumineux, où flottaient tant de parfums légers et de tiédeurs caressantes qu’on ne peut dire complètement malheureux celui qui a eu ce sourire de la Fortune. Ce qu’il peut y avoir de douceur dans le monde s’était révélé à lui sous la forme la plus adorable : la bonté infinie et inlassable d’une de ces femmes élues par la Providence pour fermer la bouche aux calomniateurs de la nature humaine. Le blasphème expire sur leurs lèvres devant certains miracles de tendresse et de dévouement. Leur haine impie de la vie n’ose plus s’affirmer ; elle prend honte d’elle-même en face de vaillances si humbles et si hautes. Si Poe a pu ne pas mourir avant quarante ans et donner ce qu’il a donné, s’il a eu, malgré tout, ses heures de paix et de bonheur, il l’a dû à sa rencontre avec une de ces admirables créatures qui ne se connaissent d’autre raison d’être que d’aider et de consoler les malheureux.

C’était une grande femme un peu hommasse, décemment et pauvrement vêtue de noir, une de ces personnes qui ont l’air de ne jamais porter que de vieilles robes. Elle se nommait Mme Clemm, et était tante d’Edgar Poe du côté paternel. Son mari l’avait laissée veuve sans un sol et avec une fille à élever. Au temps où son neveu n’était aussi qu’un meurt-de-faim, frappant inutilement aux portes des éditeurs, ils s’étaient rencontrés et avaient associé leur misère. Ils ne se séparèrent plus. Poe finit par épouser sa cousine, la frêle Virginie, qui pouvait encore moins que lui se passer de Mme Clemm. Tous deux avaient besoin d’elle pour manger, pour penser, pour être contens, et surtout pour souffrir et pleurer. La tante Clemm était bonne à tout faire, commissionnaire, garde-malade, confidente littéraire, et ministre des finances, ce qui n’était pas la partie la plus facile ou la plus gaie de son métier de terre-neuve. Infatigable sous ses cheveux blancs, elle entretenait dans le petit ménage une propreté reluisante et trouvait le moyen de faire un salon de poète avec quatre chaises, une étagère et quelques nattes. Son industrie prolongeait les jours d’un gilet ou d’une culotte au-delà de toute vraisemblance et leur donnait un certain air qui les faisait remarquer dans le monde ; on ne se serait jamais douté, à les voir, qu’ils avaient tant battu les murailles, et quelles murailles ! Elle restait assise à côté de Poe pendant qu’il travaillait, lui chauffant du café et écoutant ses systèmes de philosophie, passant les nuits, quitte à dodeliner de la tête, à le défendre contre la peur des ténèbres, qu’il croyait peuplées de mauvais esprits. Elle le soignait comme un petit enfant lorsqu’il rentrait ivre, le grondait après, mais n’admettait jamais, vis-à-vis de personne, dût-elle nier la lumière du soleil, que son « Eddie », cet être « généreux, affectueux et noble » (les italiques sont d’elle) put avoir un tort quelconque en quoi que ce fût : il n’avait que des malheurs.

Et tout cela n’est rien encore auprès de l’inspiration qui lui avait fait écarter des lèvres de Poe le calice de l’écrivain pauvre qui ne réussit pas. Elle lui évita, autant que faire se put, les courses humiliantes chez les éditeurs et dans les bureaux de revues ou de journaux, sous prétexte qu’il n’entendait rien aux affaires d’argent. — « Comment, disait-elle, en aurait-il été autrement, ayant été élevé dans le luxe et l’extravagance ? » C’était elle qui allait « chercher de l’ouvrage » pour son pauvre homme de génie, offrir la copie et reprendre les manuscrits refusés, marchander avec les directeurs et leur demander des avances, La robuste tante Clemm, carrée, musclée, qui semblait ne porter jupon que par une erreur de la nature, était presque aussi connue que son neveu dans le monde de la presse et de la librairie ; et personne n’était tenté de rire d’elle. Un journaliste contait en ces termes leur première entrevue : « Nous apprîmes le retour de M. Poe (à New -York) par la visite d’une dame qui s’annonça comme la mère de sa femme. Elle cherchait du travail pour lui, et elle s’excusa de sa démarche en nous apprenant qu’il était malade, sa femme complètement invalide et leur situation telle, que force lui était de prendre les choses sur soi. La physionomie de cette dame, imprégnée d’une véritable beauté par une expression de sainte vouée aux privations et aux tendresses douloureuses ; l’accent à la fois noble et désolé avec lequel elle plaidait sa cause ; ses manières, dont la distinction témoignait de jours plus heureux ; sa façon suppliante, mais digne, d’invoquer les droits et le talent de son fils : tout révélait au premier coup d’œil l’un de ces anges terrestres que les femmes savent être dans l’adversité. »

On donnerait une idée imparfaite des relations d’Edgar Poe avec la tante Clemm en se bornant à dire qu’il éprouvait pour elle de l’affection et de la reconnaissance. Il vénérait en sa personne une sorte de Providence universelle, à laquelle il fallait bien avoir recours dans toutes les circonstances de la vie, grandes ou petites, puisqu’elle avait le don, presque surnaturel aux yeux de son neveu, de se tirer des affreuses complications d’un monde évidemment mal fait, au moins pour les poètes romantiques. Absent, il lui soumettait par correspondance ses actes les plus insignifians, comme à la sagesse souveraine, et on le sent un peu étonné, dans ses lettres, d’avoir osé prendre tout seul des responsabilités : « Il pleuvait très fort… j’ai rencontré un homme qui vendait des parapluies, et j’en ai acheté un pour vingt-cinq sols. » Il a fait cette folie à cause de sa femme, qui l’accompagnait, et il est sûr que tante Clemm approuvera : « Virginie est occupée en ce moment à raccommoder mon pantalon, que j’ai déchiré à un clou. Je suis sorti hier soir à la nuit, et j’ai acheté un écheveau de soie, un de fil, deux boutons… » Ampère, le grand Ampère, pour qui un accident de toilette était aussi une catastrophe, confessait de même à sa charmante Julie qu’il avait taché sa culotte neuve en faisant une expérience ; mais leur pauvreté ne fut jamais la misère avilissante, et l’on ne saurait en dire autant de Poe et des siens : « Il nous reste quatre dollars et demi. J’irai demain essayer d’en emprunter trois autres, pour avoir devant nous une quinzaine d’assurée. Je me sens très en train et je n’ai pas bu une goutte, de sorte que j’espère être bientôt sorti de peine. Dès que j’aurai ramassé assez d’argent, je vous en enverrai. Vous ne pouvez pas vous imaginer combien vous nous manquez à tous les deux. Sissy[4] a pleuré hier soir de tout son cœur de ne pas vous avoir… Aussitôt que l’article Lowell sera écrit, je vous l’enverrai, et vous tâcherez de vous le faire payer par Graham[5]. »

L’histoire pathétique des souliers crevés est de la même période. Poe habitait alors la banlieue de New- York. Une femme de lettres était venue avec deux amis, dont un reviewer, lui rendre visite dans sa maisonnette « si pauvre, si nue, et pourtant si ravissante ». Le poète mena ses hôtes dans les bois et se prêta à un jeu où il fallait sauter. Ses deux souliers, « tout usés, et tant soigneusement entretenus », crevèrent du coup, et ses visiteurs se sentirent coupables, n’ignorant pas que c’était un vrai malheur pour la famille : « J’étais sûre, écrivait la dame, Mrs Nichols. qu’il n’avait pas d’autres souliers, ni de bottes, ni de chaussures quelconques. Qui, parmi nous, pouvait lui offrir de quoi en acheter une autre paire ? En supposant que l’un de nous eût de l’argent, qui aurait l’effronterie de l’offrir au poète ? Je crois qu’en arrivant à la maison, nous avions tous le sentiment que nous ne devions pas entrer, pour ne pas voir ce malheureux nu-pieds au milieu de nous. » Contrainte d’entrer, malgré qu’elle en eût, Mrs Nichols assista à la rencontre de Poe avec la tante Clemm : « La pauvre vieille mère regarda ses pieds avec une consternation que je n’oublierai jamais : — Eddie ! comment avez-vous fait cela ? Poe était resté anéanti à l’aspect de sa belle-mère. J’expliquai comment le malheur était arrivé, et elle m’entraîna dans la cuisine : — Voudriez-vous, me dit-elle, parler du dernier poème d’Eddie à M*** ? S’il le prenait, Eddie pourrait avoir une paire de souliers. M*** — l’a — je le lui ai porté la semaine dernière, et Eddie dit que c’est son meilleur. Vous lui en parlerez, n’est-ce pas[6] ? — Nous avions déjà lu le poème en question, en conclave, et il nous avait été impossible, que le ciel nous pardonne ! de lui trouver ni queue ni tête. Il aurait été dans une langue perdue, que nous en aurions compris tout autant. Je me rappelle avoir émis l’opinion que c’était une charge, et que Poe avait voulu voir s’il réussirait, grâce à son nom, à la faire prendre au sérieux par le public. Mais la situation était dramatique. Le reviewer avait été la cause directe de l’accident des souliers. Je répondis : Ils le publieront, — cela va de soi, — et je prierai C*** de le faire passer tout de suite. — Le poème fut payé immédiatement et publié peu de temps après. Je présume qu’aujourd’hui, dans l’édition complète, on le prend pour de la poésie ; mais, en ce temps-là, il rapporta à l’auteur une paire de souliers, plus 12 shillings[7]. » Il est très regrettable qu’on nous laisse ignorer le titre de cette pièce sans queue ni tête ; il y a des chances pour qu’elle soit l’une des plus belles d’Edgar Poe.

Virginie, la fille de tante Clemm, était une merveille de beauté, mais trop frêle et trop blanche, avec de grands yeux noirs trop brillans. Elle excitait l’admiration et la surprise des étrangers, qui ne se lassaient point de s’étonner que cette créature aérienne, à peine de la terre, fût l’enfant du grand gendarme femelle qui se faisait câlin pour la servir. La mère et la fille ne se ressemblaient que par un dévouement également absolu, sinon également actif, pour leur mélancolique ami. Poe nous a confié dans le plus délicat de ses contes, Éléonora, en transportant la scène au pays du bleu, comment, d’une amitié de petite fille à grand cousin, était né un soir, entre Virginie et lui, l’amour qui ne fut vaincu que par la mort. Il se suppose élevé avec sa cousine dans une campagne heureuse et solitaire, la vallée du Gazon-Diapré, où coule sans bruit la rivière du Silence : « Pendant quinze ans[8], Éléonora et moi, la main dans la main, nous errâmes à travers cette vallée avant que l’amour entrât dans nos cœurs. Ce fut un soir, à la fin du troisième lustre de sa vie et du quatrième de la mienne, comme nous étions assis, enchaînés dans un mutuel embrassement, sous les arbres serpentins, et que nous contemplions notre image dans les eaux de la rivière du Silence. Nous ne prononçâmes aucune parole durant la fin de cette délicieuse journée, et, même encore le matin, nos paroles étaient tremblantes et rares. Nous avions tiré le dieu Eros de cette onde, et nous sentions maintenant qu’il avait rallumé en nous les âmes ardentes de nos ancêtres. Les passions qui pendant des siècles avaient distingué notre race se précipitèrent en foule avec les fantaisies qui l’avaient également rendue célèbre, et toutes ensemble elles soufflèrent une béatitude délirante sur la vallée du Gazon-Diapré. »

Le printemps décrit en cet endroit par Edgar Poe est aussi éclatant que celui de Jocelyn, mais d’un tout autre genre ; c’est un printemps fantastique : « — Un changement s’empara de toutes choses. Des fleurs étranges, brillantes, étoilées, s’élancèrent des arbres où aucune fleur ne s’était encore fait voir. Les nuances du vert tapis se firent plus intenses ; une à une se retirèrent les blanches pâquerettes, et à la place de chacune, jaillirent dix asphodèles d’un rouge de rubis. Et la vie éclata partout dans nos sentiers ; car le grand flamant, que nous ne connaissions pas encore, avec tous les gais oiseaux aux couleurs brillantes, étala son plumage écarlate devant nous ; des poissons d’argent et d’or peuplèrent la rivière, du sein de laquelle sortit peu à peu un murmure qui s’enfla à la longue en une mélodie berçante, plus divine que celle de la harpe d’Éole, plus douce que tout ce qui n’était pas la voix d’Éléonora. Et alors aussi un volumineux nuage, que nous avions longtemps guetté dans les régions d’Hespérus, en émergea, tout ruisselant de rouge et d’or, et, s’installant paisiblement au-dessus de nous, il descendit, jour à jour, de plus en plus bas, jusqu’à ce que ses bords reposassent sur les pointes des montagnes, transformant leur obscurité en magnificence, et nous enfermant, comme pour l’éternité, dans une magique prison de splendeur et de gloire. »

Virginie n’avait que treize ans lorsque ces choses arrivèrent, mais elle avait la précocité des filles du midi : « — La beauté d’Eléonora, poursuit Poe, était celle des Séraphins ; c’était d’ailleurs une fille sans artifice, et innocente comme la courte vie qu’elle avait menée parmi les fleurs. Aucune ruse ne déguisait la ferveur de l’amour qui animait son cœur, et elle en scrutait avec moi les plus intimes replis, pendant que nous errions ensemble dans la vallée du Gazon-Diapré, et que nous discourions des puissans changemens qui s’y étaient récemment manifestés. » Ils se marièrent en 1836. Pour donner satisfaction, paraît-il, aux lois du pays, Poe produisit un témoin qui attesta sur la foi du serment que la fiancée avait vingt et un ans accomplis. Le pasteur qui les unissait trouva qu’elle avait l’air bien jeune pour son âge, et il n’en fut rien de plus.

Poe adorait sa femme-enfant. Le seul objet de luxe des jours moins durs était une harpe, ou un piano, pour accompagner la belle voix de Virginie. La beauté de Virginie remplissait son mari d’orgueil. Il mettait toute sa volonté à ignorer que cette mignonne créature ne lui était que prêtée par la Mort, et pour bien peu de temps ; la phtisie, qui lui avait déjà pris son père et sa mère, allait lui ôter encore ses amours, et Virginie le savait, s’il faut en croire jusque-là le conte où elle est célébrée : « — A la longue, m’ayant un jour parlé, tout en larmes, de la cruelle transformation finale qui attend la pauvre Humanité, elle ne rêva plus dès lors qu’à ce sujet douloureux, le mêlant à tous nos entretiens… Elle avait vu que le doigt de la Mort était sur son sein, et que, comme l’éphémère, elle n’avait été parfaitement mûrie en beauté que pour mourir, » Mais lui, disent les contemporains, il devenait fou à la moindre allusion au malheur suspendu sur sa tête. Nous reviendrons plus tard à Éléonora ; nous n’en aurons que trop l’occasion. Laissons quelque peu ces blêmes amoureux dans les poétiques greniers où se transportait de ville en ville leur foyer nomade, à Baltimore, à Richmond, à Philadelphie, à New-York, selon que « l’ouvrage » donnait ici ou là. Oublions-les sur un de ces instans, toujours rapides pour eux, où nous pouvons nous les représenter dans une paix relative. Poe travaille, rêve et jardine, la tante Clemm récure énergiquement ; Virginie chante et l’on dirait un oiseau-mouche malade.

Il y avait plusieurs raisons pour que le bonheur ne fût jamais chez eux qu’un hôte de passage, et chacune de ces raisons était si forte, qu’elle aurait dispensé de toutes les autres.


II

Tout condamnait Edgar Poe à la misère. Quelques rares lettrés mis à part, l’Amérique entière aurait signé des deux mains l’aveu de la dame de tout à l’heure disant d’un de ses poèmes : « — Il aurait été dans une langue perdue, que nous on aurions compris tout autant. » On désoblige aujourd’hui ses compatriotes en rappelant des souvenirs qui n’ont pourtant rien d’humiliant : il n’est arrivé que ce qui devait arriver. Ce peuple était trop nouvellement né à la vie intellectuelle pour goûter un art décadent. Les émigrans puritains et quakers du XVIIe siècle n’avaient pas importé en vain dans le nouveau monde leur haine des élégances de l’esprit, dissolvant de la foi, d’après eux, et de la fibre morale. Leurs descendans demeurèrent longtemps incapables de discerner un bon vers d’un mauvais. Ils ne l’essayaient même pas : ils ignoraient qu’il y en eût de bons et de mauvais, de justes et de faux. Ils ne distinguaient que deux espèces de poésies : les pieuses, celles qui se bêlent, et les autres, qu’on ne saurait trop décourager dans une nation vertueuse. Les premières régnèrent sans partage pendant tout le XVIIIe siècle et le début du nôtre ; un historien de la littérature américaine[9] place en 1819 le premier poème, réellement en vers, qui ne soit pas un prêche déguisé.

Il n’y aurait eu que demi-mal si les Américains n’avaient pas fait de vers, ni de prose. Les chefs-d’œuvre d’outre-mer leur auraient formé le goût petit à petit, en attendant l’heure où les peuples au berceau ont amassé assez d’idées et de sensations leur appartenant en propre pour être tourmentés du besoin de leur donner une expression, ce qui est l’origine des littératures. Telle était autrefois la marche invariable des choses, aux résultats heureux et féconds, avant que l’imprimerie et l’instruction primaire se fussent liguées pour noyer les germes d’originalité intellectuelle sous un flot de pensées et de sentimens tout faits. Un peuple naissant qui sait lire et qu’on abreuve de journaux et de magazines a fort à faire pour ne pas s’acoquiner dans la banalité et la vulgarité. Les Etats-Unis n’avaient pas traversé impunément cette épreuve dangereuse, et ils en étaient au dernier degré de la platitude, en matière de goût, à l’époque des débuts de Poe. Une nuée d’écrivains insipides, brouillés avec la prosodie et la syntaxe, entretenaient dans le pays, par l’entremise de la presse soi-disant littéraire, une fausse culture cent fois pire que la barbarie, car celle-ci réserve l’avenir. L’apparition dans ce fade milieu d’un artiste subtil et compliqué, en avance de plusieurs générations, devait dérouter les Américains, les mécontenter, et ce fut en effet ce qui arriva. Edgar Poe leur parut un esprit dévoyé, et ils joignirent leurs efforts, auteurs et éditeurs, critiques et amis, pour le remettre sur la route du sens commun et de la simplicité. On ne leur ôtait pas de la tête que cet homme-là était né pour écrire des farces, malgré ses airs de porter le diable en terre, et que c’était lui rendre service que de l’y contraindre bon gré mal gré. Comment, pourquoi, ils avaient eu cette idée saugrenue, je ne me charge point de l’expliquer, mais c’est un fait. Le romancier John Kennedy, — le même qui avait habillé et nourri Poe au plus fort de sa détresse, — lui écrivait à titre d’ami, le 19 septembre 1835 : « — Est-ce que vous ne pourriez pas écrire quelques farces dans la manière des vaudevilles français ? Je suis sûr que vous le pourriez, et vous en tireriez très bon parti en les vendant aux directeurs de théâtres de New- York, Je souhaite que vous méditiez mon idée. » Du même, le 9 février 1836 : « — Votre défaut, c’est votre goût pour l’extravagant. Je vous supplie de vous en défier. On trouve cent écrivains où l’effort est sensible, pour un qui est naturel. Quelques-unes de vos bizarreries ont été prises pour de l’ironie — et admirées en qualité de satires… à tort, puisque vous ne songiez à rien moins. J’aime votre grotesque ; il est d’excellent aloi, et je suis sûr que vous feriez merveille dans le comique… Soyez absolument sobre de corps et d’esprit — et je vous garantis… le succès et le bien-être[10]. » Ce dernier conseil, sur la sobriété intellectuelle, ne manque pas de perspicacité.

Presque à la même date, une grande librairie à laquelle il avait offert ses contes lui fit répondre : « — (3 mars 1836.) C’est obscur ; on ne distingue pas à quoi cela s’applique. Les lecteurs ordinaires ne comprendraient pas où l’auteur veut en venir, et ne pourraient point, par conséquent, jouir de la fine satire qui y est contenue. Il faut être familier avec beaucoup de choses qu’ils ignorent pour être en état de goûter cette plaisanterie-là ; c’est un plat trop raffiné pour leur palais. Cependant… si M. Poe consentait à s’abaisser au niveau de l’intelligence de la généralité des lecteurs… » on pourrait s’entendre, et la maison lui ferait de bonnes conditions. — La « plaisanterie » des contes de Poe ! Et l’éditeur l’avait comprise, le malheureux ! La lettre se terminait par des indications sur ce qui plaisait au public. On conseillait amicalement à Poe d’écrire de petites satires toutes simplettes, faciles à saisir, sur les défauts de ses concitoyens, ou, mieux encore, sur « les affectations ridicules et les extravagances de la littérature anglaise du jour. » M. Poe, ajoutait le correspondant, n’aurait qu’à vouloir ; il est plein d’humour, ainsi qu’en témoigne son Blackwood, un morceau « capital, » et que « tout le monde a compris[11]. »

Blackwood[12], ce chef-d’œuvre d’un Poe humoriste resté inconnu en France, était une grosse bouffonnerie dans le genre satirique préconisé par les amis de l’auteur. Celui-ci y avait soulagé son cœur de l’amertume dont l’emplissaient les opinions esthétiques et littéraires de ses concitoyens. Son héroïne, miss Zénobie, bas-bleu de son métier, va demandera M. Blackwood, directeur du magazine du même nom, le secret du succès prodigieux de sa publication. M. Blackwood lui livre généreusement sa recette. « — La grande affaire pour nos collaborateurs, lui dit-il, c’est d’avoir des sensations à raconter. Les sensations, voyez-vous, il n’y a que ça. Si jamais vous êtes noyée ou pendue, et que vous puissiez prendre des notes, ça vaudra dix guinées la feuille. Tenez : nous avons eu l’Expérimentateur malgré lui, — c’est l’histoire d’un monsieur cuit au four, — sorti vivant ; il se porte très bien, — ça vous a en un succès ! Et le Mort vivant ! Ce sont les sensations d’un monsieur enterré vif. Vous auriez juré que l’auteur avait passé sa vie dans un cercueil. Je vous citerai encore, parmi les bons modèles, les Confessions d’un mangeur d’opium. On a fait courir le bruit que c’était de Coleridge. Allons donc ! C’est de mon singe Juniper — je lui avais fait avaler un bon grog, chaud et sans sucre. — Voulez-vous que je lâche mes chiens ? Ce serait le plus simple. Ils vous auront avalée en cinq minutes, montre en main. Pensez donc ! quelles sensations ! — Tom ! ici, Tom ! lâchez-les, Dick ! » Miss Zénobie. à son grand regret, n’avait pas le temps d’être mangée, même en cinq minutes. M. Blackwood se dispense de lâcher Tom, mais il donne à la bonne demoiselle une excellente leçon de style : « — Il y a beaucoup de manières d’écrire, lui disait-il judicieusement. Nous avons le ton didactique, le ton enthousiaste, le ton naturel, — fini, tout ça, usé jusqu’à la corde. Dans ces derniers temps, nous avons eu le style abrégé, qui a très bien pris. Jamais de virgules — Trois mots — Un point — Toujours un point — Et à la ligne ; jamais de paragraphe. Quelques-uns de nos meilleurs romanciers ont pris sous leur patronage le style élevé, un peu amphigourique et avec beaucoup d’interjections. Il faut que ça fasse rrrrrrrrrr, comme une toupie d’Allemagne ; le rondement tient lieu de sens. Pas mauvais non plus, le ton métaphysique ; vous parlez objectivité et subjectivité, vous ne manquez pas d’éreinter en passant un nommé Locke, vous saupoudrez de noms savans : le Gorgias, l’école éléate, Archytas de Tarente, Xénophane de Colophon ; et quand vous craignez d’avoir dit une bêtise par trop forte, vous mettez en note : Critique de la raison pure. — A propos, n’oubliez pas d’avoir un cahier de citations en toutes langues ; vous les placez adroitement — ça donne l’air savant. » M. Blackwood n’avait pas jeté ses perles devant des pourceaux. Miss Zénobie monta dans un clocher où se trouvait une horloge, et passa sa tête par un trou du cadran. Son premier article décrivit ses sensations tandis que la grande aiguille lui sciait lentement le cou. » Réduit à une page, Blackwood peut faire rire ; en vingt grandes pages, la plaisanterie paraît longue.

Poe avait appris sans étonnement qu’il possédait le don du comique. Il avait la prétention d’être un génie universel, aussi apte à bâtir une tragédie ou un système du monde qu’à bâcler une parodie ou un article de journal. Il ne se fit pas prier pour exploiter la veine bouffonne illustrée par Blackwood, et de cette erreur il est sorti des contes que Baudelaire, en homme de goût, s’est gardé d’admettre dans sa traduction. Imitons sa discrétion, et passons sur les Lunettes, la Mille et deuxième Nuit, le Duc de l’Omelette, et quelques autres de même farine.

Passons aussi sur de nombreux travaux, sans valeur aucune, où il s’était abaissé en conscience « au niveau de l’intelligence de la généralité des lecteurs ». La nécessité en a seule été responsable. On lui demandait une compilation, un manuel d’écolier, des articles « d’actualité » : il compilait, professait, parlait sport, histoire naturelle, inventions nouvelles, pavage des rues, cuisine, au gré du « patron ». S’il n’a pas fait de sermons c’est qu’on ne lui en a pas commandé ; que lui importait un sujet ou un autre, pourvu que Virginie eût chaud et tante Clemm de quoi aller au marché ? Au surplus, ces besognes passaient inaperçues. Poe eut beau se prodiguer en écrits médiocres et incolores, il resta toujours, pour la foule, l’auteur apocalyptique de deux ou trois douzaines de contes qu’elle ne comprenait pas ; la foule avait deviné, avec l’un de ces instincts inexplicables qui sont en elle, qu’il n’y avait que cela qui comptât. Le directeur de journal dont nous avons cité plus haut un joli fragment sur la tante Clemm[13] disait dans le même article, pour excuser les États-Unis d’avoir laissé leur plus grand poète dans le besoin : « M. Poe écrivait… dans un style beaucoup trop au-dessus du niveau populaire pour pouvoir être bien payé. »

Ses articles de critique méritent qu’on s’y arrête un instant. On lui a reproché leur terre à terre, et avec raison ; mais on ne voit pas comment il aurait pu l’éviter, alors que sa mauvaise étoile l’obligeait à parler de productions qui n’étaient encore que les balbutiemens d’une littérature au maillot. Des devoirs d’écoliers appellent le maître d’école et sa férule. Celle d’Edgar Poe était lourde. Dès qu’il la saisissait, ce n’étaient que pleurs et grincemens de dents parmi la gent écrivassière, à laquelle il ne passait ni une faute de prosodie, ni une faute d’orthographe : « Comptez donc sur vos doigts, disait-il à l’un ; vous verrez qu’il manque un pied au second vers. Le suivant est trop long. Essayez de scander la dernière strophe ; je vous en défie. Vous avez confondu les anapestes avec les spondées ; un anapeste se compose de deux brèves et une longue. Voilà un mot qui n’existe pas en anglais ; l’adjectif infini n’a pas de comparatif. Et vos prépositions ! Toutes à contresens ! Prenez modèle sur la populace ; vous ne confondrez plus de et avec. » — A d’autres : « Vous aussi, miss Margaret Fuller, vous feriez bien de repasser votre grammaire ; vous en prenez trop à votre aise avec la syntaxe, sous prétexte de carlyliser. C’est dommage, car votre style est un des meilleurs que je connaisse. — M. Flaccus[14] — rien d’Horace, ni même de son ombre — a mis le mal de mer en vers. C’est une entreprise hardie, sans précédent si je ne m’abuse. Son volume est un des plus sots qu’on puisse rêver. Il a des métaphores extraordinaires. Lui seul était capable de trouver les « fleurs sans épines qui sautent tout armées d’un cerveau de femme. » Ou ceci : « Il prend les grands arbres par les cheveux, et en balaie l’air comme avec des balais. » Flaccus n’est même pas un poétereau de second ou de troisième ordre ; il est tout au plus de quatre-vingt-dix-neuvième ordre. — M. English se plaint encore des typographes ; mais nous connaissons le truc. Toutes les fois que M. English s’aperçoit qu’il a mis un verbe au singulier avec un nom au pluriel, ou estropié un mot, nous sommes sûrs de voir apparaître des lamentations sur les fautes d’impression « absolument inconcevables » qui se sont glissées dans son dernier volume. Il est parfaitement dans son droit en ignorant l’orthographe, puisqu’il n’a pas été à l’école. Nous trouvons seulement fâcheux qu’il dirige une revue. Il n’y a pas de spectacle plus pitoyable que celui d’un homme n’ayant même pas l’instruction primaire, et qui se fait pourvoyeur de belles-lettres pour l’humanité. »

Il est vrai qu’il n’y aurait pas eu de revues en Amérique — toujours d’après Edgar Poe, — s’il avait fallu attendre de trouver des directeurs instruits. A défaut de science, accordons-leur une philosophie indulgente, puisqu’il s’en trouva un pour publier le conte impertinent que Poe a intitulé : la Vie littéraire de Bob Thingum, esq. C’est l’histoire d’un jeune Yankee très avisé, qui a résolu d’arriver à la gloire et à la fortune par la littérature. Il commence par acheter quelques vieux bouquins « complètement oubliés ou inconnus », qu’il traduit ou copie avec discernement. A l’un, il prend l’histoire « d’un certain Ugolin, qui avait une potée d’enfans » ; à l’autre, un long passage sur « la colère d’Achille » ; à un troisième, qui est aussi d’un bonhomme aveugle, des tirades sur « la Sainte-Lumière » et sur Adam, « premier-né du ciel. » Bob recopie proprement « ses poèmes » et les envoie aux quatre magazines les plus importans. Ils sont refusés, non pas qu’on ait reconnu les vers d’Homère ou de Milton, mais parce qu’ils sont traités de fatras. Instruit par l’expérience. Bob débute modestement par un distique sur un produit de parfumerie. Il apprend d’un éditeur influent l’art de la réclame, celui de tuer la concurrence en déshonorant les confrères, et de supprimer les frais de rédaction en se faisant payer par ses collaborateurs. La fortune lui sourit aussitôt. Il devient propriétaire de « trois périodiques », l’argent afflue dans sa caisse et les échos de la presse quotidienne retentissent de son nom : il est le grand Bob, le fameux Bob, « l’immortel Bob. »

Poe résumait dans les termes que voici — ou à peu près — le spectacle offert aux environs de 1840 par le monde des lettres américain : « En tant que nation littéraire, nous sommes un immense humbug ; il n’est pas un homme raisonnable qui n’en convienne dans son for intérieur. Nous sommes la proie des coteries et des sociétés d’admiration mutuelle. Tous nos poètes et nos poétesses ont du génie, tous nos romanciers sont « grands », tous les écrivailleurs en n’importe quel genre sont « admirables ». Nous n’aurions pas à chercher bien loin pour citer vingt ou trente soi-disant « personnages littéraires » auxquels ces lignes feront faire un retour sur eux-mêmes, sur « leur gloire », et qui rougiront de honte, à moins qu’ils ne soient à moitié idiots, ce que je serais assez disposé à croire, ou endurcis par une habitude prolongée de la mauvaise foi. Il appartiendrait à la critique de faire justice de ce puffisme éhonté, de ces charlatans pleins d’impudence ; mais il est de notoriété publique que notre critique est à vendre. Les uns empochent purement et simplement ; ce sont les moins malfaisans ; on les prend pour ce qu’ils valent. Les autres pratiquent le pot-de-vin indirect et savant ; ils sont considérés ; ce sont les véritables empoisonneurs de l’esprit public. Les relations d’éditeur à critique sont, de nos jours, des relations de forban à forban. Je défie bien qu’on me donne un démenti[15]. »

Ce sont là des paroles courageuses, quand on se reporte à la situation difficile de celui qui les traçait. Maintenant que les victimes de Poe sont mortes et oubliées, leurs descendans commencent à reconnaître qu’il a rendu un grand service à son pays en remettant les choses au point et en réduisant à néant les ridicules pantins de lettres qui donnaient aux Etats-Unis, à force de s’agiter, l’illusion de posséder une littérature. Les plus francs avouent qu’on ne peut lui reprocher que d’avoir été encore trop indulgent et d’avoir fait l’éloge de mainte nullité. Mais de son vivant, lorsque ses articles éclataient comme des bombes dans les petites chapelles littéraires où les fidèles étaient occupés à s’encenser les uns les autres, ils provoquaient d’inexpiables rancunes, trop faciles à satisfaire. Il aurait fallu ne pas donner prise soi-même, pour mener une campagne aussi violente, et ce n’était point le cas. L’ivrognerie de Poe faisait généralement les frais des réponses à ses articles de critique. Les plus, écorchés ne s’en tenaient pas là et l’accusaient d’actes infamans, voire criminels. Ce fut le cas de M. English, le directeur de revue qui faisait des fautes de pluriel. Poe lui intenta un procès en diffamation et le gagna, mais ces sortes de victoires coûtent cher ; il en reste dans le public le vague souvenir qu’on a été mêlé à de vilaines affaires, et cette impression était entretenue avec soin par les ennemis du poète.

Edgar Poe, hélas ! prêtait aussi le flanc aux reproches de charlatanisme qu’il adressait à ses confrères. Il ne le cédait à personne, de la baie de Delaware au Mississipi, pour la science de la réclame, et, si sa probité lui interdisait les moyens déshonnêtes, sa vanité d’auteur lui conseillait les moyens ingénieux. On dirait vraiment qu’à force de s’entendre dire que Blackwood était un « morceau capital », il en était venu à penser qu’il y avait du bon dans les conseils de M. Blackwood à miss Zénobie, puisqu’il les suivit à la lettre ; c’est à croire qu’il s’y était moqué de lui-même. Lui aussi, il eut sa petite provision de citations en toutes langues, les langues qu’il savait et celles qu’il ne savait pas, et il les plaça et replaça « adroitement », avec un mépris superbe de la prosodie, de la syntaxe et du reste. Il faisait dire à Voltaire : — « Les Grecs font paraître ses acteurs… le visage convert d’un masque… », et à Boileau : « Le plus fou souvent est le plus satisfait. » Il copia effrontément les notes des savans européens, transcrivant ingénument les fautes d’impression et prenant le Pirée pour un homme. Il attribua Œdipe à Colone à Eschyle, et mit Ver-Vert et le Belphégor de Machiavel parmi les livres ténébreux qui contribuaient à troubler la raison de Roderick Usher. Il poussa la confiance en l’ineptie de ses compatriotes jusqu’à se pourvoir d’une discussion savantissime, prise je ne sais où, sur le sens d’un texte hébreu dont il aurait été bien en peine de déchiffrer une lettre. Il était très fier de sa « polémique » à propos d’Isaïe et d’Ezéchiel, et il est de fait qu’elle lui a rendu de bons et loyaux services : il l’a reproduite à satiété.

C’était par trop de sans-gêne avec des lecteurs qui se formaient rapidement sous l’influence des Longfcllow, des Emerson et des Hawthorne. On s’avertissait entre éditeurs de se défier de la science de M. Poe : « — Il fait des citations de l’allemand, mais il n’en sait pas un mot… Quant à son grec, vous saurez à quoi vous en tenir pour peu que vous y mettiez le nez… » Les revues ne lui en demandaient pas moins des articles de critique ; on l’y poussait, on l’y cantonnait, car ses éreintemens faisaient monter le tirage. Et Poe leur en fournissait avec sécurité ; il ne songeait pas que tout se découvrirait un jour, que bien des choses se découvraient déjà, et que son érudition de carnaval fournissait des armes à qui ne demandait qu’à lui rendre dent pour dent.

La foule ne s’inquiétait pas de ces vétilles ; il lui était fort indifférent que M. Poe se fût trompé sur la densité de Jupiter, ou qu’il eût volé des notes à quelque savantasse du vieux continent. Mais il existait entre elle et l’auteur des Contes fantastiques un malentendu profond, qui fut le grand obstacle à la popularité de Poe dans sa patrie, plus encore que ses obscurités et ses bizarreries. Ces petits-fils de puritains s’obstinaient à exiger de la littérature une action morale, directe, évidente, qui fût le but avoué de l’auteur et la raison d’être de son œuvre. Il ne leur suffisait pas qu’une page fût pure ; il fallait qu’elle apportât son enseignement, qu’elle apprît ou insinuât une vérité saine et utile. Edgar Poe se hérissait à la pensée de faire servir la poésie à l’éducation de la nation, autrement qu’en élevant les âmes dans la sphère de l’éternelle beauté. Il se retranchait dans la doctrine de l’art pour l’art avec une intransigeance qui le rendait agressif envers les écrivains d’une autre opinion. Non content d’avoir banni de son œuvre la créature morale, comme l’a très bien dit Barbey d’Aurevilly, il était impitoyable pour ceux qui lui réservaient la première place, ou seulement une grande place, dans leurs ouvrages. Il reprochait à Longfellow d’avoir la manie de réformer le monde par ses poésies, au lieu de se borner à tâcher de faire de bons vers : « — C’est un grand artiste, disait-il, et un idéaliste de haut vol. Mais sa conception de l’objet de la poésie est entièrement fausse… Sa didactique est invariablement hors de sa place. Il a écrit des poèmes brillans — par accident ; c’est-à-dire, quand il a permis à son génie de l’emporter sur des habitudes de pensée conventionnelles… Nous ne voulons pas dire qu’on ne puisse faire circuler un enseignement moral tout au fond d’une œuvre poétique ; mais on a toujours tort de l’imposer avec insistance, comme il le fait dans la plupart de ses œuvres… M. Longfellow… croit essentiel d’inculquer une morale… Le ton didactique prévaut dans sa poésie. Idées et images, tout est subordonné chez lui à la mise en lumière d’un ou plusieurs points qu’il considère comme la vérité. Et, tant que le monde sera plein de conventicules parlant le patois de Chanaan, il ne faudra pas s’étonner que ce système conserve d’austères défenseurs[16]. » Ces lignes sont de 1842. Poe s’y montre très modéré, puisqu’il demande seulement que l’élément moral soit subordonné dans l’œuvre d’art à l’élément esthétique. Trois ans plus tard, à propos d’une anthologie publiée sous la direction de Longfellow, il devenait blessant pour les braves gens qui persistaient à voir dans la sanctification de leur âme la grande affaire de leur vie : « — Nous ferons remarquer pour finir, écrivait-il, que (ce volume), quoique rempli de beautés, est infecté de morale[17]. » Il affectait de proclamer très haut qu’on ne le prendrait jamais à coudre une morale à la queue d’une histoire, et il n’avait pas assez de railleries pour les critiques qui découvrent des enseignemens profonds jusque dans une chanson de rouliers. « — C’est donc bien à tort, poursuivait-il ironiquement, que certains ignorantissimes m’accusent de n’avoir jamais écrit une histoire morale, ou, pour parler plus exactement, une histoire avec une morale. D’autres qu’eux ont été prédestinés à me dévoiler et à développer ma morale — voilà tout le secret… En attendant, désireux d’alléger les charges qui pèsent sur moi… j’offre la triste histoire que voici ; sa morale ne pourra pas être mise en doute, puisque le titre en est caution. » Le récit annoncé avec ce fracas est un des plus insipides qui soient sortis de la plume de Poe ; il s’appelle : Ne pariez jamais votre tête avec le diable ; Conte avec une morale.

Poe avait donc sa part de torts dans la mauvaise fortune qui ne lui laissait guère de répit, mais il les expiait lourdement. Quelles que fussent sa diligence, son assiduité au travail, sa bonne volonté à se plier aux besognes infimes, il ne pouvait être question pour lui de vivre de sa plume. Le poème qui lui avait rapporté « une paire de souliers, plus 12 shillings », n’avait pas été l’un des plus mal payés. Il reçut 10 dollars pour le Corbeau, 52 pour le Scarabée d’Or, qui a cinquante pages dans la traduction française. Il travailla pour les journaux à raison d’un dollar la colonne et donna le Silence, ou telle autre petite merveille, pour « cinq ou dix dollars, si ce n’est même pour rien. » Ed 1841, l’éditeur de son premier volume de contes se récusa pour le second : « — Nous n’avons pas fait nos frais », dit la lettre de refus. Poe remarquait avec amertume que le succès lui venait d’Europe : « — Que de fois, disait-il, mes écrits sont passés entièrement inaperçus jusqu’à ce qu’ils eussent été réimprimés à Londres ou à Paris. » Force lui était de se rejeter sur le « gros ouvrage », qui lui dévorait son temps et ses forces, et ce n’était pas encore le plus grave ; le « gros ouvrage » l’obligeait à vivre parmi les autres hommes, au contact irritant, dans les rues peuplées de cabarets, au lieu d’apaiser ses nerfs dans la solitude de la campagne, loin des tentations et sous la garde vigilante de la tante Clemm. Les conséquences furent désastreuses.


III

Poe a eu des « places » dans beaucoup de revues ou de journaux américains. Il a été le rédacteur à tout faire qui manie les ciseaux, corrige les épreuves, remet les phrases sur leurs pieds et fabrique au commandement un article sur mesure pour boucher un trou. Il a été le sous-sous-secrétaire « assis à un pupitre dans un coin de la salle de rédaction[18] », et dont les fonctions consistent à être dérangé par tout le monde. Il a été le monsieur qui alimente l’abonné de province de jeux d’esprit et promet des primes aux meilleures solutions ; le boniment que voici eut l’honneur d’être rédigé de la même main qui avait tracé la Chute de la maison Usher : « — Nous donnerons un abonnement d’un an à la revue, plus un abonnement d’un an au Saturday Evening Post, à toute personne, ou plutôt à la première personne, qui résoudra cette énigme. » Il a été le directeur inventif auquel on confie un magazine aux abois, et qui trouve moyen de faire monter le tirage de quarante mille numéros ; Il a occupé toutes ces situations au contentement général. Directeur, il remplissait la caisse. Relégué dans les emplois inférieurs, il était le modèle du petit employé, ponctuel, laborieux, ne se permettant ni une volonté ni une opinion : « — Il était à son pupitre à neuf heures du matin, racontait un de ses anciens chefs, et ne s’en allait pas avant que le journal — un journal du soir — fût sous presse. » Les observations le trouvaient toujours de bonne humeur ; il les accueillait avec une déférence qui nous paraît, à nous, exagérée, suspecte par conséquent, mais qui lui valait de bonnes notes dans les bureaux de rédaction de New-York : — « Quand nous lui demandions de glisser sur une critique, d’effacer un passage trop vif, il le faisait avec empressement et courtoisie ; il était infiniment plus maniable, dans ces questions délicates, que ne le sont la plupart des hommes. » Sa facilité de travail le rendait précieux dans les mauvais jours, quand la caisse était à sec : il rédigeait le journal à lui tout seul. Enfin il était sans rival pour les jeux d’esprit ; il se consacra une fois pendant six mois à deviner les cryptogrammes que les abonnés adressaient au journal de tous les points des États-Unis. Il y en avait en plusieurs langues, écrits avec tous les alphabets connus. Un seul lui résista, et il put démontrer que l’auteur avait triché, et que cela ne voulait rien dire.

Plût au ciel que le tableau fût complet ! Mais on n’en a vu que la partie lumineuse, celle qui représente la lune de miel d’Edgar Poe avec ses patrons. Il les quittait quelquefois de lui-même ; on le regrettait, et tout était pour le mieux. Le plus souvent, il désirait rester. Quelques mois se passaient, ou quelques semaines — cela dépendait — et la comédie tournait en drame. Le modèle des employés devenait soudain « inexact, bizarre et grincheux » ; le plus modeste et le plus souple des collaborateurs se transformait en une sorte de matamore arrogant ; la perle des directeurs oubliait de faire paraître le numéro. L’opinion de ses chefs ou de ses associés changeait avec la même rapidité, et ils étaient outrés après avoir été charmés ; tel l’avait adoré pendant un hiver et s’était accusé publiquement de l’avoir méconnu, qui n’en voulait plus entendre parler l’été suivant, et la cause du revirement était invariablement la même : son vice l’avait ressaisi. Il était entré en fonctions contrit et repentant, pétri de bonnes résolutions et confiant dans l’effort de sa volonté, et puis, brusquement, le mal l’avait terrassé : « — Je crois, écrivait un de ses directeurs pendant une crise, qu’il n’avait absolument rien bu pendant dix-huit mois, mais en voici trois qu’on le rapporte continuellement chez lui dans des états pitoyables. » C’était alors une métamorphose complète, la substitution d’une personnalité à une autre. Il ne restait plus rien de l’homme raffiné qui frappait les habitués des salles de rédaction par ses manières aristocratiques, légèrement cérémonieuses. On n’avait plus devant soi qu’un ivrogne d’allures vulgaires, et très braillard, qu’on s’empressait de mettre à la porte et que chacun se croyait le droit de chapitrer. Je ne crois pas que jamais poète ait été autant sermonné, aussi durement, et je suis certain qu’il ne s’en serait pas trouvé un second pour l’endurer avec cette humilité. Presque au début de sa carrière, il est chassé d’un magazine qu’il venait de sauver, parce que deux numéros de suite n’ont pu paraître à leur date. Le propriétaire du journal lui écrit : « — Mon cher Edgar… je crois fermement à la sincérité de toutes vos promesses ; mais j’ai peur que vous ne manquiez à vos résolutions en remettant le pied dans nos rues et que vous ne buviez encore jusqu’à y laisser votre raison. Vous êtes perdu si vous comptez sur vos propres forces. Il n’y a de salut pour vous que si vous implorez l’aide de votre Créateur. Combien j’ai regretté de me séparer de vous. Lui seul le sait. Je vous étais attaché, je le suis encore, et je dirais volontiers : — « Revenez », si le passé ne me faisait craindre une nouvelle rupture à brève échéance. Si vous vouliez vous contenter de prendre vos quartiers chez moi, ou dans toute autre famille n’usant pas de boissons alcooliques, j’aurais quelque espoir. Mais si vous allez soit à la taverne, soit dans tout autre lieu où l’on fait usage de ces boissons à table, vous êtes perdu. J’en parle par expérience. Vous avez de belles facultés, Edgar, et vous leur devez de leur assurer le respect, aussi bien qu’à vous-même. Apprenez à vous respecter, et vous vous apercevrez bien vite que les autres vous respecteront. Séparez-vous pour toujours de la bouteille et des compagnons de bouteille. Dites-moi si vous pouvez et voulez le faire. Si jamais vous rentrez dans mes bureaux, il faut qu’il soit bien entendu que je serai délié de tous mes engagemens le jour où vous vous serez enivré. Tout homme qui boit avant son déjeuner est perdu ; il n’est plus possible de faire convenablement ce qu’on a à faire[19]. »

Il est dur pour tout le monde de recevoir de pareilles semonces, et Poe savait fort bien qu’il n’était pas tout le monde ; il lui échappa un jour, dans une discussion sur le panthéisme, de s’écrier avec feu : « Ma nature tout entière se révolte à l’idée qu’il y ait dans l’univers un être supérieur à moi. » Il n’en courbait pas moins la tête sous les reproches, avec une humilité qui a sa grandeur : « Bien que je ne vous aie jamais accusé réception de vos conseils d’il y a plusieurs mois, écrivait-il à un autre donneur d’avis, votre lettre n’en a pas moins eu sur moi une grande influence ; j’ai depuis lors combattu l’ennemi en homme, et je suis maintenant, sous tous les rapports, confortable et heureux. Je sais vous faire plaisir en vous l’apprenant (22 janvier 1836). »

Tous les procédés semblaient permis avec lui. En 1840, il travaillait pour une revue où il recevait 50 dollars par mois pour « corriger les épreuves, surveiller l’imprimerie, lire les manuscrits et les mettre au point, compiler les articles de cuisine, de sport, etc. M, recopier les auteurs illisibles et donner dans chaque livraison un morceau inédit. Une crise de boisson le fit chasser, comme toujours. Le propriétaire de la revue eut l’indignité de faire imprimer sur la couverture[20] une note transparente, au sujet de « la personne dont « les infirmités » lui avaient causé tant d’ennuis. » Un peuple qui lit autant la Bible aurait pourtant dû se souvenir du manteau de Noé. Le coup fut terrible pour le poète infortuné. Il existe de lui une lettre lamentable, une lettre d’homme affolé, adressée à la suite de ce scandale à un médecin qui avait pris sa défense. Poe essaie de nier et ment, puis il avoue à demi, puis il ment encore, et ce sont des mensonges si grossiers, qu’à peine peut-on l’accuser d’avoir voulu tromper : « J’ai à vous remercier de m’avoir défendu… Je vous jure devant Dieu que je suis d’une sobriété rigoureuse. Depuis l’instant où j’ai vu pour la première fois ce vil calomniateur, jusqu’à celui où j’ai quitté ses bureaux, vaincu par le dégoût que m’inspiraient son esprit de chicane, son arrogance, son ignorance et sa brutalité, aucune boisson plus forte que l’eau n’a jamais passé mes lèvres. » Il explique ensuite, « pour être parfaitement franc », qu’il y eut une époque où il cédait de loin en loin à la tentation : « En un mot, il m’est arrivé quelquefois de me griser complètement. Après chaque excès, j’étais invariablement au lit pour plusieurs jours. Mais il y a maintenant quatre ans que j’ai entièrement renoncé à toute espèce de boisson alcoolique — quatre ans, sauf une seule infraction… » Il justifie son « infraction », patauge, et répète à tout hasard, pour le cas où l’on voudrait bien faire semblant de le croire : « Je ne bois que de l’eau. »

Plus pénible encore est une autre lettre où il dissimule sa honte sous un ton de badinage. Des amis l’avaient mandé à Washington, dans l’espoir de lui procurer une sinécure dans la douane. Poe accourt, s’enivre, fait scandale : il ne lui reste plus qu’à fuir et se cacher. De retour chez lui, il écrit aux amis de Washington : « Je suis arrivé tout à fait dégrisé… Je suis seul à blâmer… Merci mille fois, mon cher, de votre bonté et de votre grande indulgence, et ne soufflez mot à personne du manteau mis à l’envers, ni des autres peccadilles du même genre. Exprimez à votre femme mes profonds regrets pour la contrariété que je dois lui avoir causée… Ce qui suit est pour Thomas. Mon cher ami, pardonnez-moi ma vivacité, et n’allez pas croire que je pensais tout ce que je disais. Croyez que je vous suis très reconnaissant de toutes vos attentions et indulgences, et que je ne les oublierai jamais, non plus que vous… Veuillez exprimer mes regrets à M. Fuller pour m’être conduit dans sa maison comme un animal, et dites-lui (si vous le croyez nécessaire) que son excellent porto ne m’aurait pas grisé la moitié autant, sans le café au rhum qu’il m’a fallu avaler par-dessus. »

Qu’on ne s’y méprenne point : c’est un cœur navré qui parle. Edgar Poe eut la pleine, la torturante conscience de sa dégradation, et jamais ne s’y habitua. Il l’a dépeinte en termes flamboyans dans une pièce de vers, le Palais hanté, qui symbolise le changement apporté dans son âme, et aussi dans sa physionomie, par les ravages de l’alcool :


« Dans la plus verte de nos vallées, où n’habitent que de bons anges, un vaste et beau palais dressait jadis son front. C’était dans les États du monarque Pensée, c’était là qu’il s’élevait. Jamais séraphin ne déploya ses ailes sur un édifice à moitié aussi splendide.

« Des bannières éclatantes, jaunes comme l’or, flottaient et ondoyaient sur le faîte. (Cela, tout cela, c’était dans des temps anciens, très lointains.) Et à chaque brise caressante qui se jouait dans la douceur du jour, tout le long des blanches murailles pavoisées s’envolaient des parfums ailés.

« Les voyageurs, passant par l’heureuse vallée, apercevaient à travers deux fenêtres lumineuses des esprits se mouvant harmonieusement, au rythme d’un luth bien accordé, tout autour d’un trône où se laissait voir dans tout l’éclat de sa gloire, assis comme un Porphyrogénète, le souverain de ce royaume.

« Eclatante partout de perles et de rubis rayonnait la porte du beau palais, par laquelle s’écoulait à flots pressés, toujours étincelante, une troupe d’Echos, dont la douce fonction n’était que de chanter, avec des voix d’une beauté exquise, l’esprit et la sagesse du roi.

« Mais des êtres funestes, en vêtemens sinistres, vinrent donner assaut à la puissance du monarque (Ah ! gémissons ! car l’aube d’aucun lendemain ne luira pour lui, le désespéré) et la splendeur qui rayonnait et s’épanouissait tout autour de son palais n’est plus qu’une légende, un souvenir obscur de l’ancien temps enseveli.

« Et maintenant les voyageurs passant par la vallée n’aperçoivent plus, à travers les fenêtres enflammées de lueurs rouges, que des formes monstrueuses s’agitant de façon fantastique au bruit d’une discordante mélodie, tandis que pareille à un flot rapide et spectral, à travers la porte pâle, une foule hideuse se précipite sans relâche et rit, mais ne sait plus sourire. »


Hideuse, en effet, était la foule de ses pensées. Les ruines s’amoncelaient en lui et autour de lui, dans son corps ravagé et émacié, dans son cerveau plus souvent trouble et lassé, dans sa carrière amoindrie et finalement anéantie, dans son foyer, que les prodiges de la tante Clemm ne sauvaient plus de la famine. Il avait perdu jusqu’aux chimères qui avaient été son refuge et son soutien. Edgar Poe avait toujours rêvé d’avoir un journal à lui, un journal qui serait son bien et sa chose et lui apporterait la fortune avec l’indépendance, et il l’eut un jour, en 1845, par un hasard imprévu, mais ce ne fut que pour voir cette dernière branche de salut se rompre entre ses mains ; son journal ne vécut que deux mois. Enfin, effondrement suprême, Virginie succombait au mal qui la minait. Ses beaux yeux brillaient de fièvre, son teint si pur était d’une pâleur de lis : « Elle n’avait plus l’air de ce monde », dit un témoin. Edgar Poe s’était obstiné longtemps à espérer contre toute espérance. Virginie était son bonheur ; les besoins de Virginie étaient son courage, sa raison de ne pas se laisser abattre. Pour elle, il se forçait à sourire ; pour elle, il devenait expansif et tendre. Au mois de juin 1846, — ils habitaient les environs de New-York, — une circonstance inattendue le contraignit à passer la nuit en ville. De peur que Virginie ne s’inquiétât, il lui dépêcha le billet que voici :

« (12 Juin.) Mon cher cœur, — ma chère Virginie, — notre mère vous expliquera pourquoi je reste loin de vous cette nuit. L’entrevue qu’on me promet, aura pour résultat, j’en ai toute confiance, quelque bien substantiel. — Pour l’amour de vous, ma chérie, et pour celui de notre mère — conservez un cœur plein d’espoir et ayez encore un peu confiance. Lors de mon dernier grand désappointement, j’aurais perdu tout courage si ce n’eût été pour vous, — chère petite femme adorée. Vous êtes à présent mon plus grand, mon seul stimulant, dans mes batailles avec cette existence ingrate, pénible et antipathique.

« Je vous reverrai demain (mot illisible) dans l’après-midi et soyez sûre que je garderai amoureusement en mémoire jusque-là vos dernières paroles et votre fervente prière !

« Dormez bien, et que Dieu vous donne un été tranquille avec votre

« Edgar. »


Quelques mois plus tard. Virginie se mourait. L’illusion n’était plus possible même pour son époux, qui errait çà et là, à demi fou, incapable de tout travail et de toute pensée. La même visiteuse qui avait assisté à la scène des souliers crevés revint au petit cottage lorsque la bise glaçait la campagne défeuillée, et son cœur se serra au spectacle qui l’attendait. On avait descendu le lit de la mourante, de sa mansarde basse et sans air, dans le petit salon du rez-de-chaussée, demeuré aussi nu que par le passé, et aussi charmant de propreté méticuleuse. Les draps de Virginie étaient d’une blancheur éblouissante, mais elle était couchée sur de la paille, sans couverture, son corps fiévreux secoué par de grands frissons. Poe l’avait enveloppée dans le seul vêtement chaud qui lui restât ; c’était le manteau d’ordonnance qu’il portait au régiment, — ou à l’école des cadets, — près de vingt ans auparavant. Il lui réchauffait les mains dans les siennes, Mme Clemm pressait les petits pieds d’enfant, les petits pieds engourdis par le froid, et le chat familier du poète, couché sur sa chérie, « avait l’air de comprendre combien il était utile. » Edgar Poe n’était plus qu’une ombre ; il y avait des semaines qu’on ne mangeait plus dans la maison, afin de réserver les derniers liards au soulagement de Virginie. La tante Clemm était la statue du désespoir. La visiteuse retourna en hâte à New-York, conter ce qu’elle avait vu à une personne charitable, Mrs Shew. Les secours arrivèrent aussitôt sous forme de literie, de linge, de vin vieux, de tout ce qui pouvait prolonger une existence condamnée ou en adoucir les derniers momens. Un journal fit appel à la charité publique, comme d’autres l’avaient fait jadis pour la mère de Poe. Celui-ci, le rouge au front, lut ces lignes contre lesquelles il crut devoir protester : « Nous apprenons avec regret qu’Edgar Poe et sa femme sont tous les deux dangereusement malades de consomption, et que la main de l’adversité pèse lourdement sur leurs affaires temporelles. Nous sommes peinés de devoir dire qu’ils sont gênés au point de manquer des objets de première nécessité. C’est vraiment dur, et nous espérons que les amis et admirateurs de M. Poe viendront promptement à son aide, à l’heure amère du besoin. » Les amis et admirateurs envoyèrent quelque argent ; mais le résultat le plus clair de cette note — rougissons, à notre tour, pour l’humanité — fut de déchaîner dans la presse américaine un orage d’injures contre le poète aux abois. Un bas-bleu qu’il avait eu le malheur d’offenser eut soin d’envoyer à Virginie, dont elle empoisonna ainsi les derniers jours[21], les articles les plus venimeux contre son mari.

Le 29 janvier 1847, Poe mandait précipitamment la bienfaitrice à laquelle sa Virginie devait d’avoir chaud pour mourir. « Elle veut vous remercier encore une fois, écrivait-il. Son cœur — comme le mien — déborde d’une reconnaissance pour laquelle il n’y a pas de paroles. Elle me charge, pour le cas où elle ne vous reverrait plus, de vous dire qu’elle vous envoie son baiser le plus tendre et qu’elle mourra en vous bénissant. Mais venez — oh ! venez demain ! Oui, je serai calme, je serai tout ce que vous voudrez… » Mrs Shew accourut sans attendre au lendemain. Ce que Virginie lui voulait, c’était de lui montrer des lettres très anciennes, précieusement conservées, qui lavaient son époux de calomnies sans cesse rééditées. La tante Clemm va nous apprendre la suite. On lit dans une de ses lettres que deux ans plus tard, dans un moment d’affreuse misère, elle était allée confier leur détresse à une « amie riche, qui avait fait beaucoup de promesses… Je lui avouai franchement ce qui en était, poursuivait Mme Clemm encore bouillonnante d’indignation. Elle me proposa de quitter Eddy[22], disant qu’il pourrait parfaitement se tirer d’affaire tout seul… Me proposer, à moi, d’abandonner mon Eddy, — quelle cruelle insulte ! Il n’a que moi au monde pour le consoler et le soutenir, pour le soigner quand il est malade et hors d’état de s’aider ! Est-ce que je peux oublier ce doux visage, si tranquille, si pâle, et ces chers yeux qui me regardaient si tristement tandis qu’elle disait : — Ma bien-aimée, ma Muddy bien-aimée, tu consoleras mon pauvre Eddy et tu en auras bien soin, — tu ne le quitteras jamais, jamais ? Promets-le-moi, ma chère Muddy, et je pourrai mourir en paix. Et j’ai promis. Et quand je la retrouverai au ciel, je pourrai dire : — J’ai tenu ma promesse, ma chérie… »

Edgar Poe dit de son côté, dans la seconde partie d’Éléonora, que sa douce « fiancée » s’affligeait, se sentant mourir, de penser qu’il en aimerait une autre un jour, et qu’il se jeta à ses pieds en lui jurant fidélité dans la mort : « Et, à mes paroles, les yeux brillans d’Eléonora brillèrent d’un éclat plus vif ; et elle soupira comme si sa poitrine était déchargée d’un fardeau mortel ; et elle trembla et pleura très amèrement ; mais elle accepta mon serment (car était-elle autre chose qu’une enfant ? ), et mon serment lui rendit plus doux son lit de mort. Et peu de jours après, mourant paisiblement, elle me disait qu’à cause de ce que j’avais fait pour le repos de son esprit, elle veillerait sur moi avec ce même esprit après sa mort… Et, avec ces paroles sur les lèvres, elle rendit son innocente vie. »

Virginie expira le 30 janvier 1847. Mrs Shew apporta une fine toile pour l’ensevelir, et il n’y eut aucun bienfait dont Mme Clemm lui ait été aussi reconnaissante. « Sans elle, disait la mère désolée, ma Virginie chérie aurait été descendue au tombeau dans du coton. Je ne peux pas dire ma reconnaissance de ce que ma mignonne a été enterrée dans de la belle toile. » Mrs Shew aida à la mettre dans son linceul, et elle prit le manteau d’ordonnance qui lui avait servi de couverture, et elle le cacha, à cause des pénibles souvenirs qu’il réveillait ; mais il fallut le rendre à Poe pour l’enterrement, car il n’en avait pas d’autre, et le ciel hivernal était « de cendre et morne », ainsi qu’il l’a décrit dans Ulalume. Quand il revint du cimetière, le monde était décoloré à ses yeux. Le printemps ne ramena que des fleurs de deuil ; les mêmes campagnes que l’amour avait parées d’une beauté surnaturelle se changèrent en lieux revêches et déserts. Cette seconde métamorphose est dépeinte dans Éléonora avec autant de poésie que la première : « Les fleurs étoilées s’abîmèrent dans le tronc des arbres et ne reparurent plus. Les teintes du vert tapis s’affaiblirent ; et un à un dépérirent les asphodèles d’un rouge de rubis, et à leur place jaillirent par dizaines les sombres violettes, semblables à des yeux qui se convulsaient péniblement et regorgeaient toujours de larmes de rosée. Et la Vie s’éloigna de nos sentiers ; car le grand flamant n’étala plus son plumage écarlate devant nous, mais s’envola tristement de la vallée vers les montagnes avec tous les gais oiseaux aux couleurs brillantes qui avaient accompagné sa venue. Et les poissons d’argent et d’or s’enfuirent en nageant à travers la gorge, vers l’extrémité inférieure de notre domaine, et n’embellirent plus jamais la délicieuse rivière. Et cette musique caressante, qui était plus douce que la harpe d’Eole et que tout ce qui n’était pas la voix d’Eléonora, mourut peu à peu en murmures qui allaient s’affaiblissant graduellement, jusqu’à ce que le ruisseau fût enfin revenu tout entier à la solennité de son silence originel. Et puis, finalement, le volumineux nuage s’éleva, et, abandonnant les crêtes des montagnes à leurs anciennes ténèbres, retomba dans les régions d’Hespérus et emporta loin de la Vallée du Gazon-Diapré le spectacle infini de sa pourpre et de sa magnificence ».

Poe tomba dangereusement malade après l’enterrement et fut longtemps à se remettre. Mrs Shew rapporte qu’à force de privations héroïques, à force d’avoir eu faim et froid pour pouvoir acheter à Virginie des remèdes ou des alimens, il en était arrivé à un état d’épuisement qui faillit le mettre au tombeau. Il guérit cependant, mais ce fut pour son malheur, et il ne le savait que trop ; on le surprenait, dans les bois du voisinage, assis à l’écart et « murmurant son désir de mourir ». Jamais, du moins, la crainte d’être abandonné par la tante Clemm n’effleura son esprit. C’est dans ce crépuscule de sa vie qu’il composa le sonnet dédié A ma mère, digne pendant à la lettre de Mme Clemm qu’on a lue tout à l’heure :


« Parce que je sens que là-haut dans les cieux les Anges, quand ils se parlent doucement à l’oreille, ne trouvent pas parmi leurs termes brûlans d’amour d’expression plus fervente que celle de Mère, « Je vous ai dès longtemps justement appelée de ce grand nom, vous qui êtes plus qu’une mère pour moi et remplissez le sanctuaire de mon cœur, où la Mort vous a installée en affranchissant l’âme de ma Virginie.

« Ma mère, ma propre mère, qui mourut de bonne heure, n’était que ma mère, à moi ; mais vous, vous êtes la mère de celle que j’aimais si tendrement,

« Et ainsi, vous m’êtes plus chère que la mère que j’ai connue, de tout un infini, — juste comme ma femme était plus chère à mon âme qu’à celle-ci sa propre essence. »

Après la mort de Virginie, les ténèbres s’épaississent autour de Poe. Il n’y a plus de répit, plus d’épisode rafraîchissant.


IV

Il vécut dans une retraite farouche les premiers temps de son veuvage. Il marchait beaucoup, rêvait beaucoup et ne buvait que de l’eau ; mais il était trop tard pour fuir la catastrophe finale. Depuis longtemps, il suffisait d’un verre d’une boisson forte pour lui donner la fièvre, le délire et des souffrances aiguës. Une agitation maladive le chassait de nuit hors de la maison, par les plus grands froids, enveloppé dans le manteau militaire et cramponné à la tante Clemm, qui faisait les cent pas avec lui jusqu’à ce qu’elle tombât de fatigue. Les rares personnes qui l’approchaient sentaient poindre la démence. Les signes précurseurs du delirium tremens étaient visibles ; ils n’attendaient qu’un accident pour éclater, et il était impossible que l’accident n’arrivât pas.

Au mois de décembre, la pièce de vers intitulée Ulalume parut dans une revue, après avoir été refusée par une autre. Elle raconte l’histoire intérieure d’Edgar Poe durant cette année tragique, et comment il avait failli manquer au serment de fidélité imprudemment accepté par Virginie mourante, « car était-elle autre chose qu’une enfant ? » Mais le souvenir de la morte avait triomphé de l’aube d’un sentiment nouveau : « Les cieux, ils étaient de cendre et mornes ; les feuilles, elles étaient crispées et desséchées ; elles étaient flétries et desséchées. C’était la nuit, dans l’Octobre solitaire d’une année qui, pour moi, n’a plus de place dans le temps. C’était tout près du lac brumeux d’Auber, dans l’humide région de Weir ; — c’était le long de l’étang fangeux d’Auber, dans les bois de Weir, hantés par les goules.

« Ici, jadis, par une allée titanique de cyprès, j’errais avec mon âme ; j’errais sous les cyprès, avec Psyché, mon Ame… Notre entretien avait été sérieux et grave ; mais nos pensées, elles étaient paralysées et desséchées, nos souvenirs étaient traîtres et desséchés — car nous ne savions pas que le mois était Octobre et nous ne remarquions pas la nuit de l’année (ah ! la nuit de toutes les nuits de l’année) ! »

L’étoile du matin se lève sur cet entretien, et sa lumière figure aux yeux du poète une aurore d’espérance. Il sent son cœur « encor jeune et vivace », il veut revivre, aimer, malgré l’effroi de son Ame, qui sait bien que tout est fini pour lui : « Ainsi je calmai Psyché et lui donnai un baiser, et je la tirai de son abattement, et je vainquis ses scrupules et son abattement ; et nous allâmes jusqu’à la fin de l’allée, mais là, nous fûmes arrêtés par la porte d’une tombe — par la porte d’une tombe avec une légende ; et je dis : Qu’y a-t-il d’écrit, douce sœur, sur la porte de cette tombe ?… Elle répondit : Ulalume ! Ulalume ! — C’est le caveau de ton Ulalume que tu as perdue !…

« Alors mon cœur devint de cendre et morne, comme les feuilles crispées et desséchées, — comme les feuilles qui étaient flétries et desséchées. Et je m’écriai : C’était sûrement la même nuit d’Octobre, cette nuit de l’an passé, où je voyageai, — je voyageai par ici, — où j’apportai ici un fardeau terrible ! Oh ! quel démon m’a ramené ici, justement cette nuit entre toutes les nuits de l’année. Je connais bien maintenant ce lac brumeux d’Auber, — cette humide région de Weir — je connais bien maintenant cet étang fangeux d’Auber, ces bois de Weir, hantés par les goules. »

Ulalume a été l’objet des jugemens les plus divers. La pièce fut peu comprise en sa nouveauté ; elle devançait les temps du symbolisme et du mot imprécis à dessein. Un ami de l’auteur[23] la recommanda dans une revue « comme un exercice de langage », une « jonglerie de mots rares, exquise d’adresse et très piquante », bref, « une curiosité philologique » ; et ce miracle d’inintelligence ne fut pas isolé, tant s’en faut. Aujourd’hui encore, ceux qui mettent tout le prix de la poésie dans la perfection de la forme goûtent médiocrement Ulalume. Elle exerce sur d’autres un charme irrésistible ; ils y entendent la plainte d’une âme blessée à mort ; ils y sentent la confession personnelle « la plus spontanée et la plus sincère[24] » de toute l’œuvre d’Edgar Poe.

Peu de temps après sa publication, on annonçait à New-York une conférence sur l’Univers, par M. Poe. Elle eut lieu le 3 février 1848 devant une salle à peu près vide. A l’entrée de l’orateur, ses rares auditeurs furent « affectés presque péniblement », rapporte l’un d’eux, par son air « inspiré » et l’éclat étrange de ses yeux : « Ils brillaient comme ceux de son corbeau. » Pendant deux heures et demie, Poe leur développa une « Proposition générale » qu’il formulait ainsi : « C’est parce qu’il n’y avait rien, que toutes choses sont. » D’après sa correspondance, les journaux louèrent sa conférence, mais pas un n’y avait compris un traître mot. Le mois suivant, l’un des grands éditeurs de New-York voyait entrer dans son bureau un agité, qui réclama son attention pour une affaire de la dernière importance : « Il s’assit auprès de mon bureau, me regarda fixement une bonne minute de son œil étincelant et dit enfin : « Je suis M. Poe. » Je fus naturellement tout oreilles… Il reprit après une pause : « Je ne sais par où commencer. C’est une chose d’une immense importance. » Nouvelle pause ; il était tout tremblant d’excitation. Il expliqua enfin qu’il venait proposer une publication d’un intérêt capital. Les découvertes de Newton sur la gravitation ne comptaient pas auprès de celles qu’on verrait dans son livre, lequel causerait une telle sensation, que son éditeur pourrait abandonner toutes ses autres entreprises, et faire de ce seul ouvrage l’affaire de toute sa vie. On pourrait se contenter pour entrée de jeu d’une édition de cinquante mille exemplaires, mais ce ne serait qu’un petit commencement. Il n’y avait pas dans toute l’histoire du monde un événement scientifique qui approchât en importance des développemens originaux de ce livre. J’en passe, et tout cela était dit, non pas avec ironie ou en plaisantant, mais avec un sérieux intense ; il me tenait avec son œil, comme le Vieux marin… Nous risquâmes l’affaire, mais avec cinq cents exemplaires au lieu de cinquante mille[25]. »

L’ouvrage, très court, qui allait, d’après l’auteur, « révolutionner le monde des sciences physiques et de la métaphysique », s’appelait Eurêka, poème en prose. Il parut au printemps de 1848 avec cette dédicace : « A ceux-là, si rares, qui m’aiment et que j’aime ; — à ceux qui sentent plutôt qu’à ceux qui pensent ; — aux rêveurs et à ceux qui ont mis leur foi dans les rêves comme dans les seules réalités, — j’offre ce Livre de Vérités… A ceux-là je présente cette composition simplement comme un objet d’Art, — disons comme un Roman, ou, si ma prétention n’est pas jugée trop haute, comme un Poème. » Il ajoutait que la vérité contenue dans son livre ressusciterait dans la vie éternelle, si quelque accident la tuait sur la terre.

Dans l’été qui suivit, Mrs Shew, sa fidèle amie, fut alarmée du trouble de son esprit, un jour qu’il n’avait certainement pas bu. Eurêka n’est pourtant pas un livre de demi-fou. Cela vaudrait mieux, les demi-fous ayant quelquefois des illuminations. C’est simplement un livre manqué, pour avoir visé plus haut que ne le comportaient le degré d’instruction d’Edgar Poe et les forces de son intelligence. Il voulut faire un système du monde, et il ne comprenait qu’imparfaitement les ouvrages de science sur lesquels il s’appuyait, d’où les erreurs grossières qu’on a relevées dans ses pages. Il prétendit renouveler la science, et il parla de la science en poète, qui ignore, usant de son droit de poète, la séparation entre la physique et la métaphysique, irrévocable depuis plus de deux mille ans. Eurêka contient de hautes pensées ; on a pu, sans trop de complaisance, y apercevoir une analogie avec les idées d’Herbert Spencer sur l’évolution de l’homogène vers l’hétérogène et le retour éventuel de l’hétérogène à l’homogène. Mais, cela dit, on peut se dispenser d’en donner ici une analyse[26].

Edgar Poe a peu écrit depuis Eurêka. Son imagination était forte ; elle n’avait jamais été abondante, et ce qu’elle avait possédé de fécondité tarissait, à mesure que les crises alcooliques s’exaspéraient. La faculté créatrice ne se réveillait plus que de très loin en très loin, avec des irrégularités et des apparences de caprice qui ne peuvent étonner que si l’on ignore les irrégularités et les caprices de ses accès d’ivrognerie. Il est impossible de suivre chez lui les ravages de l’alcool avec la minutie et la certitude qui donnent tant d’intérêt aux observations de Thomas Quincey sur les effets de l’opium. Les données font défaut pour Edgar Poe, qui cherchait à se cacher, à s’oublier soi-même, avec autant de soin que Quincey en mettait à s’analyser, à se noter et à se faire connaître au monde entier. Nous ne sommes même pas en mesure de nier ou d’affirmer que Poe ait aggravé son cas en prenant, lui aussi, de l’opium ; les témoignages sont aussi contradictoires qu’ils sont formels. Il faut se borner à dire qu’il avait le cœur gravement atteint et qu’il dépérissait rapidement. Par une anomalie dont il y a d’autres exemples[27], les facultés intellectuelles, tout intermittentes qu’elles fussent devenues, retrouvaient à certains momens une partie de leur ancien éclat. Plus que jamais, il y avait deux Edgar Poe, deux personnalités que le public ne parvenait pas à concilier, l’une touchante et poétique, l’autre absolument répugnante. Ceux qui ne connaissaient que la première gardaient un souvenir inoubliable de cette face pâle et farouche, d’une tristesse qui ne se peut dire, et de la grâce courtoise, des façons chevaleresques de ce mourant à la voix musicale. Les autres n’oubliaient point non plus, mais c’était avec horreur qu’ils se rappelaient le misérable dépeint avec tant de vigueur par Emile Hennequin, l’être dégradé qui « en vint… à avoir cette face de vieille femme hagarde et blanche que nous montre un dernier portrait, cette face creusée, tuméfiée, striée de toutes les rides de la douleur et de la raison chancelante, où sur des yeux caves, meurtris, tristes et lointains, trône, seul trait indéformé, le front magnifique, haut et dur, derrière lequel son âme s’éteignait. » Tel il apparut à mesure qu’approchait l’inévitable dénouement ; et c’est l’image qui a surnagé dans la mémoire de son peuple.

On est sans doute curieux de savoir ce qu’il écrivait aux heures de répit, et à quoi cela ressemblait dans le passé. En 1848 — nous négligeons ce qui n’a point de valeur, — parurent des vers intitulés les Cloches, qui sont un aimable tour de force d’harmonie imitative. L’année suivante, presque à la veille de la mort, autre pièce de vers, A Annie, où il se représente dans son tombeau :


« Grâce à Dieu ! — La crise — le danger est passé, et l’interminable maladie est finie, à la fin — et la fièvre nommée « Vivre » est vaincue, à la fin. »

« Je n’ai plus aucune force, je le sais bien, et je suis là, couché tout de mon long sans pouvoir remuer un muscle. — Mais qu’importe ! Je sens que je suis enfin mieux. « Et je repose si tranquillement dans ma couche, à présent, qu’on pourrait croire en me regardant que je suis mort. — On pourrait tressaillir en me regardant, me croyant mort… »


Deux curieux fragmens en prose, le Domaine d’Arnheim et le Cottage Landor, terminent son œuvre. Poe y développe une esthétique du paysage qui est aujourd’hui bien démodée. D’après lui, un paysage naturel n’est jamais parfaitement beau ; il ne le devient que grâce à l’intervention et au travail de l’homme. Poe nous décrit deux paysages modèles, idéaux, et, pour les deux, l’effort de l’homme a tendu tout entier vers l’artificiel, ses mains ont effacé avec une sorte de rage les dernières traces de la glorieuse liberté de la Nature ; il en a aboli jusqu’au souvenir, autant qu’il dépendait de lui. Dans le Domaine d’Arnheim, des lieues entières de terrain sont propres et peignées comme l’unique plate-bande d’un amateur de tulipes : — « L’idée de la nature, dit-il, subsistait encore, mais altérée déjà et subissant dans son caractère une curieuse modification ; c’était une symétrie mystérieuse et solennelle, une uniformité émouvante, une correction magique dans ces ouvrages nouveaux. Pas une branche morte, pas une feuille desséchée ne se laissait apercevoir ; pas un caillou égaré, pas une motte de terre brune. L’eau cristalline glissait sur le granit lisse ou sur la mousse immaculée avec une acuité de ligne qui effarait l’œil et le ravissait en même temps. » L’ordre est encore plus parfait autour du Cottage Landor. La route est tapissée de gazon anglais, parfaitement uni et d’un vert éclatant : — « Pas un fragment de bois, pas un brin de branche morte. Les pierres qui autrefois obstruaient la voie avaient été soigneusement placées, non pas jetées, le long des deux côtés du chemin, de manière à en marquer le lit avec une sorte de précision négligée tout à fait pittoresque. » Cette route unique entre toutes les routes, où l’on ne trouverait même pas un « caillou égaré », mène à un jardin qui a des fleurs en pots et des trottoirs pour allées. Nous voilà loin du paysage à la Salvator Rosa de la Maison Usher.

Poe était déjà au fond de l’abîme lorsqu’il porta le Cottage Landor à une revue. En novembre 1848, il avait essayé de se suicider. — « Comment vous expliquer, écrivait-il à une amie après cette tentative, l’angoisse amère, amère, qui m’a torturé depuis que je vous ai quittée ? Vous avez vu, vous avez senti, l’agonie de désespoir avec laquelle je vous ai dit adieu. — vous vous rappelez mon air de profonde tristesse, — l’air que donne le pressentiment terrible, horrible, du Mal. En vérité, — en vérité, il me semblait que la mort approchait et m’enveloppait de son ombre… Je ne me rappelle plus rien nettement jusqu’à mon arrivée à Providence. Je me couchai, et je pleurai pendant toute une longue, longue, une atroce nuit de Désespoir. » Au matin, il alla acheter du laudanum et l’avala, sans autre résultat qu’un accès de folie : — « Un ami se trouvait là, qui me secourut et me sauva (si cela peut s’appeler sauver), mais il n’y a que trois jours que je peux me rappeler ce qui s’était passé[28]… »

Une autre lettre à la même amie contient une peinture lugubre de la mélancolie à forme maniaque qui était désormais son lot. Il vient de lui raconter que les revues sur lesquelles il avait compté lui font défaut : — « Vous attribuez sans doute ma sombre tristesse à ces événemens, continue Poe. Vous avez tort. Il n’est pas au pouvoir de considérations de ce genre, purement mondaines, de m’abattre… Non, ma tristesse est inexplicable, et cela me rend d’autant plus triste. Je suis plein de sombres pressentimens. Rien ne me réconforte ou ne me console. Ma vie me semble une ruine — l’avenir morne et vide : mais je lutterai, et j’espérerai contre toute espérance… » La tante Clemm avait ajouté quatre lignes à cette lettre en post-scriptum : «… J’ai cru plusieurs fois qu’il allait mourir. Dieu sait que je nous souhaite tous les deux dans nos tombes, — cela vaudrait bien mieux… »

Le premier accès de delirium tremens dont il soit fait mention par ses biographes date des premiers jours du mois de juillet 1849. Les hallucinations furent effroyables. Il se voyait poursuivi par des ennemis, se débattait contre des fantômes, et implorait du laudanum avec des cris déchirans ; la raison ne lui revint qu’au bout de plusieurs jours. Les deux mois qui suivirent amenèrent deux autres accès. Au troisième, son médecin l’avertit que le quatrième l’emporterait. Ils eurent ensemble, à ce sujet, une longue conversation que le médecin a racontée : « Poe manifesta le plus sincère désir d’échapper à l’esclavage du péché qui le possédait, et raconta ses efforts répétés, mais inutiles, pour s’en affranchir. Il était ému jusqu’aux larmes, et il finit par déclarer de la façon la plus solennelle que, cette fois, il aurait la volonté de se dominer, de résister à n’importe quelle tentation[29]… » Deux épisodes tragi-comiques viennent rompre la monotonie de ces horreurs. Ils lui ont fait grand tort aux Etats-Unis, bien injustement à mon sens ; on l’accusa de marcher sur les traces de don Juan, alors qu’il était tout simplement sur la route des Petites-Maisons.

Il avait entrepris in extremis, moins pour lui-même que pour la fidèle tante Clemm, d’épouser quelque bonne âme dont la fortune les mît à l’abri du besoin. C’était outrecuidant, mais on ne peut pas dire qu’il ait cherché à tromper son monde. Son choix tomba d’abord sur une poétesse vieille et laide, qui avait eu des malheurs. C’était au demeurant une excellente femme. On la nommait Mrs Whitman. Poe lui adressa sans la connaître des lettres enflammées : « Je vous ai déjà dit que j’ai entendu parler de vous, pour la première fois, par X***, qui avait prononcé votre nom en passant. Elle avait fait allusion à ce qu’elle appelait vos excentricités, et touché un mot de vos chagrins… Une sympathie profonde s’empara sur-le-champ de mon âme. Je ne puis mieux vous exprimer ce que je ressentis qu’en disant que votre cœur inconnu sembla passer dans ma poitrine — pour y habiter à jamais — tandis que le mien était transféré dans la vôtre. Je vous ai aimée depuis cet instant. Jamais, depuis, je n’ai lu ou entendu votre nom sans un frisson, moitié de délice, moitié d’anxiété… Mais je ne vous ai pas encore dit que vos vers me sont parvenus le jour même où j’allais prendre un parti qui m’aurait emporté loin, bien loin de vous, douce, douce Hélène, et de ce rêve divin qu’est votre amour[30]. » Le parti qu’il avait failli prendre consistait à demander une autre veuve vieille et laide, Mrs Shelton ; les vers de Mrs Whitman, où il était question de lui, avaient fixé sa résolution en l’encourageant.

Il obtint une entrevue de sa « douce Hélène », alla se promener avec elle dans un cimetière et lui demanda sa main séance tenante. Une correspondance extravagante s’engagea entre eux. Poe jurait — les vieux moyens sont toujours les meilleurs — qu’il « aimait pour la première fois. » Mrs Whitman hésitait, alléguant ses quarante-cinq ans, sa mauvaise santé et sa figure disgraciée : — « Quand ce serait vrai, répliquait Poe… Ne voyez-vous pas — j’en appelle à votre raison, ma bien-aimée, non moins qu’à votre cœur — que c’est ma nature supérieure — mon être spirituel, qui brûle et halette de se confondre avec le vôtre ? L’âme a-t-elle un âge, Hélène ? »


Ah ! qu’en termes galans ces choses-là sont mises !


Mrs Whitman se laissa convaincre, en dépit d’une scène horrible où les éclats de voix de l’ivrogne s’entendirent dans toute la maison : « Je n’ai jamais rien entendu d’aussi effrayant ; c’en était sublime », disait-elle ensuite avec indulgence. Ils prirent jour pour se marier, mais Poe ne dégrisait pas, et Mrs Whitman rompit l’avant-veille, au grand soulagement du fiancé, si l’on pouvait l’en croire : « Je suis si, si heureux », répétait-il, et il s’occupa incontinent d’épouser Mrs Shelton, qu’il n’avait pas revue depuis le temps où il était collégien. Elle habitait Richmond. Il se présenta chez elle et lui demanda sa main : « Je lui dis, racontait la dame, qu’il me fallait du temps pour réfléchir. Il répondit : L’amour qui hésite n’est pas de l’amour. » Il fallait qu’il fût, malgré tout, bien séduisant, car il put bientôt écrire à la tante Clemm : « Je crois qu’elle m’aime plus profondément que personne ne m’a jamais aimé, et je ne puis m’empêcher de l’aimer en retour… Ma pauvre, pauvre Muddy, je suis encore hors d’état de vous envoyer même un dollar. Mais ayez bon courage. J’espère que nous sommes au bout de nos peines (10 sept. 1849). »

Moins de deux semaines plus tard, il quittait Richmond pour aller mettre ordre à ses affaires et revenir se marier. En passant à Baltimore, il s’enivra. Quelqu’un le reconnut dans un cabaret et prévint un ami, qui accourut et le trouva en proie au delirium tremens. On le transporta à l’hôpital. Nous laissons la parole au médecin qui le soigna. La lettre qu’on va lire est adressée à Mme Clemm ; elle met fin à la légende qui s’était formée autour de la mort d’Edgar Poe[31] :


« Chère madame,

«… Présumant que vous êtes déjà informée de la maladie à laquelle M. Poe a succombé, je n’ai qu’à en relater brièvement les détails depuis son entrée jusqu’à son décès.

« Quand on la apporté à l’hôpital, il n’avait pas sa connaissance ; il ne savait ni qui l’avait apporté, ni avec qui il s’était trouvé auparavant. Il resta dans cette condition depuis cinq heures de l’après-midi (moment de son admission) jusqu’au lendemain matin, trois heures. Cela se passait le 3 octobre.

« À cet état succéda un tremblement des membres, et un délire accompagné, au début, d’une grande agitation, mais sans violences, — il parlait sans arrêter, — il avait une conversation dépourvue de sens avec des spectres et des êtres imaginaires qu’il voyait sur les murailles. Sa figure était pâle et tout son corps baigné de sueur. Nous ne parvînmes à ramener le calme que le second jour après son entrée.

« Conformément aux ordres que j’avais laissés aux infirmières, je fus appelé dès qu’il eut repris connaissance. Je lui adressai des questions sur sa famille, sa résidence, ses parens, etc. Mais je n’obtins que des réponses incohérentes et point satisfaisantes. Il me dit pourtant qu’il avait une femme à Richmond (ce que j’ai su depuis être inexact) et qu’il ne savait ni quand il avait laissé cette ville ni ce qu’étaient devenus sa malle et ses effets. Voulant relever son moral, qui s’affaissait rapidement, je lui exprimai l’espoir qu’au bout de peu de jours il pourrait jouir de la société de ses amis, et j’ajoutai que je serais très heureux de contribuer de tout mon pouvoir à son soulagement et à son bien-être. Il répondit avec véhémence que le meilleur service que pût lui rendre le meilleur de ses amis serait de lui faire sauter la cervelle d’un coup de pistolet, — que lorsqu’il contemplait sa dégradation, il souhaitait que la terre l’engloutît, etc. L’instant d’après, M. Poe eut l’air de s’assoupir, et je le quittai pour quelques momens. À mon retour, je le trouvai en proie à un délire violent ; les efforts de deux infirmières ne parvenaient pas à le maintenir dans son lit. Cet état persista jusqu’au samedi soir (il était entré le mercredi). Il commença alors à appeler un certain Reynolds, et il continua toute la nuit, jusqu’à trois heures du matin. À ce moment, — le dimanche matin, — un changement marqué s’opéra en lui. Les efforts qu’il avait faits l’ayant affaibli, il devint calme et sembla reposer quelque temps. Puis, remuant doucement la tête, il dit : Dieu vienne en aide à ma pauvre âme ! et il expira. »

Il était mort le 7 octobre 1849. L’enterrement [eut lieu le lendemain, par un temps pluvieux et froid. Une partie de sa famille habitait la ville où le hasard l’avait mené mourir, il eut cependant cinq personnes en tout à son enterrement, y compris le pasteur qui prononça les dernières prières. Aucune pierre ne marqua sa tombe.

Mme Clemm le pleura passionnément ; ses lettres sont pathétiques. Elle le défendit mort avec autant de fidélité, et sans plus de succès, qu’elle l’avait défendu vivant. Des amies de son « Eddy » la recueillirent et la gardèrent de longues années. Elle a fini ses jours, à un âge très avancé, dans un établissement de charité.

Plusieurs femmes, qui n’y étaient pas tenues, conservèrent pieusement le souvenir du malheureux Poe. Mrs Shelton porta son deuil. Mrs Whitman, chez qui la vertu et la bonté le disputaient inutilement au ridicule, ne voulut être le reste de sa vie que « la fiancée de Poe ». Vêtue de blanc et les cheveux teints, l’air d’une « personne embaumée toute vive » et son fauteuil à contre-jour, elle fut jusqu’à près de quatre-vingts ans « celle que le poète a aimée[32]. »

On eut de la peine à trouver un libraire pour la première édition des Œuvres complètes d’Edgar Poe, à cause de « l’incertitude de sa gloire[33]. »

Le vieux monde n’eut point de ces doutes. Poe avait conquis rapidement une réputation en Angleterre. En France, on l’avait compris sans effort, aimé sans hésitation[34], comme Hoffmann et Henri Heine, deux génies également contraires au nôtre et dont nous avons aussi, en grande partie, fait la gloire, avec des enthousiasmes et des tendresses qu’éveillent seules certaines affinités électives, nées de contrastes. Nous eûmes Edgar Poe dans les moelles à partir de la belle traduction de Baudelaire (1856-1865), dont l’école se rattache ainsi aux romantiques allemands par Poe et Hoffmann, aux romantiques anglais par le même Poe et Coleridge. On sait combien l’influence de Baudelaire a été persistante chez nous. Il n’est que juste d’en reporter une part à son maître et de reconnaître que c’est bien souvent d’Edgar Poe qu’on s’inspire en croyant suivre Baudelaire[35]. Les Etats-Unis ont à présent une littérature, des savans, des lettrés ; ils n’ont garde de méconnaître un de leurs premiers écrivains, et ils se sont mis en règle avec lui. On a transporté ses restes, du coin ignoré où ils reposaient, dans un endroit « qu’on peut voir de la rue[36]. » Poe a son monument, inauguré à Baltimore, en 1875, avec l’accompagnement obligé de discours, de musique et de récitations. On remarque toutefois chez les Américains un peu d’étonnement à l’idée que nous le prenons tout à fait au sérieux. Les mieux disposés ont ouvert de grands yeux en lisant dans un Dialogue des morts de M. Jules Lemaître (qui ne prenait peut-être pas lui-même ses « morts » tout à fait au sérieux) les lignes éloquentes que voici : « Edgar Poe. Vous dites bien. J’ai vécu vingt-trois siècles après Platon et trois cents ans après Shakspeare, à quelque douze cents lieues de Londres et à quelque deux mille lieues d’Athènes, dans un continent que nul ne connaissait au temps de Platon. J’ai été un malade et un fou ; j’ai éprouvé plus que personne avant moi la terreur de l’inconnu, du noir, du mystérieux, de l’inexpliqué. J’ai été le poète des hallucinations et des vertiges ; j’ai été le poète de la Peur. J’ai développé dans un style précis et froid la logique secrète des folies, et j’ai exprimé des états de conscience que l’auteur d’Hamlet lui-même n’a pressentis que deux ou trois fois. Peut-être aurait-on raison de dire que je diffère moins de Shakspeare que de Platon : mais il reste vrai que nous présentons trois exemplaires de l’espèce humaine aussi dissemblables que possible. »

Plus inattendue encore a dû sembler aux Américains cette note de Baudelaire, trouvée après sa mort dans ses papiers : « Je me jure à moi-même de prendre désormais les règles suivantes pour règles éternelles de ma vie : — Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute justice, à mon père, à Mariette et à Poe, comme intercesseurs : les prier de me communiquer la force nécessaire pour accomplir tous mes devoirs et… obéir aux principes de la plus stricte sobriété, dont le premier est la suppression de tous les excitans, quels qu’ils soient. » On a beau être pénétré d’indulgence pour Poe, à cause des circonstances de sa naissance et de sa vie, l’idée d’en faire un ange gardien ne laisse pas de surprendre.

Il est clair qu’aux États-Unis, l’homme fait tort à l’écrivain ; on l’a vu de trop près. Pour nous, qui ne saurions prendre aussi à cœur les erreurs du « pauvre Eddy ». l’écrivain demeure un artiste original, quoique très incomplet. Il n’y a de vraiment important, chez le poète ou le romancier, que ce qu’ils nous apportent de neuf, de non encore exprimé, sur les quelques grands événemens de la vie humaine, les quelques sentimens éternels de l’humanité, qui valent la peine qu’on s’en occupe. Poe a apporté du neuf, du très neuf, mais sur deux sentimens seulement, celui de la peur et celui du mystérieux, et sur un seul événement, la mort. Son domaine a été l’un des plus restreints, parmi tous les écrivains qui comptent. En revanche, il y a été unique, et en art, encore une fois, c’est l’unique qui importe, et qui importe seul.

On ne doit pas finir sans alléguer quelque chose en faveur de l’homme. Toute biographie d’Edgar Poe devrait partir de l’idée que c’était un malade, ne possédant de naissance qu’une force de résistance amoindrie, soit contre la tentation, soit contre les conséquences de son vice. Il paya les fautes de ses pères : et ne dites pas que la responsabilité humaine en est diminuée ; elle en est au contraire élargie, étendue en dehors de nous, au-delà de nous, avec une force et une évidence qui accablent. Nos pères répondent de nous, nous répondons de ceux qui sortent de nous. Voilà ce qu’on ne saurait trop se répéter, trop faire entrer dans l’esprit des jeunes gens, afin qu’ils soient maintenus par la pensée des comptes formidables que leur demanderont un jour leurs enfans. A la lumière de cette justice plus haute et plus vraie, on a le droit de réclamer un peu d’indulgence pour l’infortuné Poe, qui fut assurément un grand pécheur, mais aussi un grand malheureux.


ARVEDE BARINE.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 novembre 1896.
  2. Voyez la Revue du 15 juillet
  3. Voir la Revue du 15 juillet.
  4. Sissy : le petit nom de sa femme.
  5. Lettre du 7 avril 1844.
  6. Nous rappelons que les italiques ne sont pas de nous.
  7. Ingram, vol. II.
  8. En réalité, deux ans.
  9. American literature, par Richardson (New-York, 1895).
  10. Poe in the South. (The Century, août 1894, New-York.)
  11. The Century, loc. cit.
  12. Voici le titre complet : How to write a Blackwood article. — A predicament. Miss Zenobia’s Blackwood article.
  13. V. page 554. L’article avait paru dans le Home Journal du 13 octobre 1849. Edgar Poe était mort depuis huit jours.
  14. Pseudonyme de Thomas Ward.
  15. The Quacks of Helicon.
  16. Longfellow’s Ballads.
  17. Evening Mirror, 14 janvier 1845.
  18. Lettre de Willis, du 17 octobre 1859.
  19. White à Edgar Poe. Cette lettre a une histoire, qui prouve la difficulté d’arriver à la vérité sur Poe. Elle avait été insérée par M. George Woodberry dans sa biographie d’Edgar Poe, dont la première édition, parue à Boston, est, si je ne me trompe, de 1883. Elle y était donnée comme sans date, mais de 1837 ou de la fin de 1836. En 1894, au mois d’août, M. George Woodberry la publiait à nouveau dans une revue de New-York, le Century illustrated monthly magazine. Cette fois, elle est datée : Richmond, 29 septembre 1835, et le texte présente de nombreuses différences. Ce n’est pas encore tout. Presque en même temps, une nouvelle édition de la biographie de M. George Woodberry reproduisait l’ancien texte et le « sans date ». Où est la vérité ?
  20. Gentleman’s Magazine de septembre 1840.
  21. Ingram, vol. II. p. 98.
  22. Nous rappelons qu’Eddy ou Eddie, était le petit nom de Poe dans l’intimité, Muddy celui de la tante Clemm.
  23. Le poète Willis.
  24. Woodberry, loc. cit.
  25. Putnam’s Magazine, 2e série, vol. IV.
  26. Baudelaire a donné une traduction complète d’Eurêka dans le volume VII de ses Œuvres complètes (Calmann Lévy). On en trouvera une analyse approfondie et sympathique dans les Écrivains francisés d’Emile Hennequin (Perrin).
  27. Les Maladies de l’esprit, par le Dr Pichon, ch. II.
  28. Lettre du 16 novembre 1848. — Ingram, vol II.
  29. Ingram, loc. cit.
  30. Pour ces épisodes, voir Ingram.
  31. Nous rappelons qu’on doit à son dernier biographe américain, M. Woodberry, d’avoir éclairci plusieurs points de l’histoire de sa vie qui étaient demeurés jusque-là impénétrables.
  32. Th. Wentworth Higginson (The literary World, 15 mars 1879 ; Boston.
  33. Préface générale des Œuvres complètes (Chicago, Stone et Kimball).
  34. Les journaux traduisirent ses contes à mesure. Mme Isabelle Meunier en publia un choix en volume à la suite de l’essai élogieux donné ici même par Forgues. le 15 octobre 1846. Les articles de critique en français sur Edgar Poe rempliraient des volumes. Barbey d’Aurevilly lui en a consacré quatre, pour sa part, de 1853 à 1883.
  35. Sur l’influence persistante de Baudelaire en France, voir l’article publié ici même par M. Brunetière : Charles Baudelaire (Revue du 1er juin 1887).
  36. Ingram, vol. II, appendice E.