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Essais de psychologie sportive/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Payot & Cie (p. 23-31).

La chaise longue de l’athlète

Octobre 1906.

La chaise longue de l’athlète ! Est-ce un paradoxe ou bien une gageure ? Ni l’un ni l’autre. Il s’agit d’un objet réel en usage sur l’autre rive de l’Océan, mais dont, même en ce paradis de l’athlétisme qu’est l’Amérique du Nord, il n’est pas fait un emploi aussi copieux et aussi judicieux que cela pourrait être. Dans les clubs transatlantiques consacrés à l’entraînement et à l’entretien musculaires, les salles de repos s’agrémentent volontiers de chaises longues en rotin tressé, étroites, dûment recourbées de façon à prendre la forme du corps nu et le dossier s’abaissant pour permettre l’allongement complet de l’homme qui s’y étend. Le meuble ainsi construit vous a un certain aspect viril qui n’est pas déplaisant et le rend inapte à résider dans un boudoir de belle petite ; car il y a chaise longue et chaise longue et celle-ci, on le voit tout de suite, incite bien au far niente, mais à un far niente sain et honnête. Reste à prouver qu’il est en même temps utile.

La chaise longue de paille a cet avantage qu’elle procure à celui qui s’y place le repos total et immédiat. Ni dans un fauteuil, si confortable et profond soit-il, ni même sur un lit, l’effet n’est aussi prompt et aussi complet. Nous n’avons pas à en exposer la raison scientifique, mais simplement à rappeler une constatation que chacun peut faire à son gré. Le fauteuil délasse directement le milieu du corps, les reins et, indirectement, les épaules et les jambes : il n’y suspend pas la vie musculaire. Si vous êtes doué de quelque faculté d’analyse, vous sentirez nettement, en faisant l’expérience sur vous-même, cette différence, laquelle n’a du reste rien de surprenant, puisque les appuis fournis par le fauteuil ne sont absolus, perpendiculaires que pour une portion du corps et qu’ils sont pour les autres portions relatifs, obliques. Quant au lit, destiné à une station prolongée, il n’épouse pas du premier coup les formes du corps. Les membres ont à s’y installer, à s’y organiser ; l’abandon est progressif et conduit au sommeil. Reste, il est vrai, le plancher, et cela vaut mieux que rien ; mais, plan et dur, il n’établit avec le corps qu’une série de points de contact et très vite un travail s’opère là où le contact fait défaut qui compromet le repos général. Pour tous ces motifs, par sa forme et son élasticité moyenne, la chaise longue recourbée en rotin permet à l’homme de se procurer un maximum de détente en un minimum de temps.

À quoi bon cette détente ? Voilà la question qui ne nous paraît pas avoir été étudiée de nos jours comme il convenait. Il est certain que les Anciens, qui ne possédaient pas la chaise longue, meuble idéal, s’efforçaient d’y suppléer en quelque manière. Le « repos », qui est si complètement banni de nos préoccupations athlétiques actuelles, avait sa place marquée dans la série de leurs exercices. En dehors de la salle ou du terrain que nous utilisons pour les nôtres, nous ne connaissons que le vestiaire trop souvent étroit et mal aéré ; l’adjonction d’un appareil de douches constitue le raffinement suprême au delà duquel toute amélioration ne représenterait à nos yeux qu’un luxe superflu et fâcheux. Si d’aventure un de nos clubs aménageait sur son terrain une galerie ouverte du genre de celles qui existent dans les sanatoriums alpestres, on le prendrait pour un hôpital de poitrinaires ; ce serait pourtant l’équivalent modernisé des portiques où s’étendaient au soleil, l’entraînement terminé, de jeunes hellènes qui n’étaient certes ni tuberculeux ni efféminés. Ceux-là avaient compris — ou plutôt les empiriques admirables qui les dirigeaient avaient compris pour eux — combien la valeur de l’exercice s’augmente par la façon dont il est pris. L’hydrothérapie, qu’il nous a fallu redécouvrir si laborieusement, n’avait pas de secrets pour eux, et de même ils jugeaient indispensable que l’effort énergique des muscles fût suivi d’un délassement complet et absolu.

Nous autres nous appelons délassement la lecture du journal, la conversation avec des camarades, l’absorption d’un brandy and soda ou le « grillage » d’une cigarette. Sont-ce là des délassements ? Au point de vue cérébral peut-être ; non au point de vue général. Il ne faut pas seulement l’immobilité, il faut le silence des muscles. Et d’autant mieux que de nos jours cet organisme, qui vient d’être mis par la pratique d’un exercice un peu rude ou un peu prolongé à une épreuve salutaire, va reprendre tout de suite contact avec une civilisation trépidante bien différente de celle que retrouvaient les Grecs au sortir de leurs gymnases.

Le caractère intensif de cette civilisation exige davantage. Il exige que nous dédoublions le repos. Peut-être du reste l’hygiène antique le faisait-elle déjà. Nous n’en savons rien. L’utilité d’une telle prescription en tous les cas ne s’imposait pas alors comme elle s’impose aujourd’hui. Voici un homme très occupé (il est à remarquer que les plus véritablement sportifs d’à présent sont en général des travailleurs et des agissants) ; cet homme, échappé au poids de son labeur ou au courant de ses affaires, se précipite vers la salle d’armes ou le gymnase. En un clin d’œil il s’est déshabillé et a revêtu sa tenue d’exercice, et le voici les haltères ou l’épée en mains. Eh bien, il conviendrait que ce citoyen pressé eût le courage, la force d’âme de passer d’abord dix minutes étendu, le corps nu ou couvert d’un peignoir léger, sur la chaise longue décrite ci-dessus et que de nouveau, après sa douche, avant de sortir, il s’imposât ce stage si précieux. Quoi, dira-t-on, deux fois dix minutes, vingt minutes de perdues ! Eh ! mon Dieu, oui, vingt minutes, — non pas perdues, mais soustraites à la pièce en faveur de l’entr’acte, d’un entr’acte tout à fait essentiel à la mise en valeur de la pièce. Et puis ces vingt minutes, êtes-vous bien sûr qu’il n’y ait pas moyen de les caser sans rogner sur la part directe du travail musculaire ? Voyons ce qui se passe à la salle d’armes. Rapidement en tenue, vous voilà sur la planche, avide de mouvement ; vous fournissez une ou deux reprises pendant lesquelles vous dépensez le meilleur de votre force et vous le dépensez nerveusement, avec prodigalité. Suit une pause souvent exagérée avant que ne recommence la série des assauts promis aux camarades ; il arrive que ces assauts se nuisent l’un à l’autre, que le plus utile se trouve parfois écourté en faveur du suivant et que, somme toute, la dose totale désirable soit dépassée sans profit technique et au détriment de l’organisme. Essayez maintenant du repos préalable ; vous tomberez en garde infiniment mieux équilibré, plus résistant, plus calme, plus lucide. De sorte que les vingt minutes finiront par se retrouver amplement par la qualité sinon par la quantité du travail effectué.

Ceci ne s’applique pas seulement à l’escrime, mais à tous les exercices pris autrement que le matin, au saut du lit ; mais, pour diverses raisons et notamment pour celle-ci que des efforts trop vigoureux et trop durables ne doivent pas être exécutés après un jeûne de douze heures, il n’est guère recommandable de se livrer au lever à plus de quinze ou vingt minutes de gymnastique de chambre. Donc, coureurs à pied, gymnastes, boxeurs, rameurs, nageurs, cavaliers, lutteurs, cyclistes, trouveront dans le préambule que nous leur suggérons l’occasion d’un double perfectionnement technique et organique ; ils se rendront à la fois plus solides et plus habiles.

Seulement, ce préambule, on ne saurait trop y insister, doit être consciencieux, et c’est là ce qu’il risque de n’être point si le vouloir ne s’en mêle. Le public européen s’est beaucoup diverti l’autre année à la nouvelle donnée par un journal transatlantique que des cours de sommeil avaient été institués en Amérique. Dépouillée du bluff dont s’entourent en général les innovations yankees, l’idée n’était pas si absurde. On n’enseigne point à dormir bien évidemment, mais on peut enseigner à faciliter le sommeil par une combinaison d’attitudes physiologiques et de dispositions psychologiques, combinaison dans l’établissement de laquelle la volonté a une grande part. L’homme apprendra à dépouiller ses soucis avec ses vêtements d’autant plus facilement qu’il se trouvera dans un cadre inhabituel, au seuil d’une occupation différente. Il quitte l’agitation de la rue ou celle de l’usine, la préoccupation de ses affaires ou de ses fonctions pour l’activité si dissemblable du geste sportif ; entre deux, un arrêt, la traversée d’un vestibule, sont nécessaires. Entre une fatigue et une autre, quelques instants de calme complet feront merveille. Essayez. Quand vous aurez goûté une fois le bien-être rénovateur de ce calme intermédiaire, quand vous aurez constaté la force et la souplesse qu’ils vous procurent, la chaise longue deviendra pour vous l’accessoire indispensable d’une séance de sport.