Essais de psychologie sportive/Chapitre XI

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Payot & Cie (p. 103-110).

Savoir dételer

Juillet 1909.

L’art de dételer — ou la science, si vous préférez, nous n’en disputerons pas — semble disparaître de nos habitudes à l’heure même où nous en aurions le plus grand besoin. Nos pères savaient admirablement « dételer ». Oh ! certes, la civilisation d’alors leur facilitait beaucoup la chose. Ils possédaient de bonnes chambres spacieuses et silencieuses où on pouvait ouvrir une armoire sans être obligé, pour faire de la place, de fermer préalablement la porte ou la fenêtre, et où l’on pouvait tousser, se moucher et même éternuer sans risquer d’éveiller toute sa famille. Aucun appel de téléphone ne provoquait dans l’organisme des sursauts incessants. Les courriers étaient longs à venir, les carrosses roulaient posément, les gazettes, peu nombreuses et peu pressées, enveloppaient la chronique du jour d’expressions atténuantes ; il y avait dans les rouages sociaux de l’huile de bonne qualité. Le contraste avec la vie présente est absolu. Maintenant, tout trépide, tout se heurte, tout menace de casser. Mais quoi ! il faut bien vivre avec son temps, faute de pouvoir se réfugier dans le passé ou dans l’avenir, et ce temps d’ailleurs rachète par une foule d’avantages fort appréciables de très réels inconvénients. Pour s’en accommoder tout à fait, que nous manque-t-il ?… Devinez. Eh bien ! il nous manque de savoir dételer.

À la différence de l’animal, l’homme qui « dételle » subit une double opération : corporelle et mentale. Voilà, certes, qui complique la chose et la rend moins aisée. À vrai dire, nous ne savons pas très exactement ce qui se passe dans le cerveau du cheval rentrant chez lui. Ce cerveau demeure-t-il agité et jusqu’à quel point ? En tous cas, ce ne sont que des impressions extérieures dont il pourrait se trouver affecté comme par prolongement ; ces impressions ayant cessé, l’agitation ne peut guère se prolonger beaucoup. Il est à croire qu’elle tombe tout de suite dans le calme de l’écurie. Une chose est presque certaine, c’est que l’immobilité physique suffit pour l’animal à produire l’immobilité mentale, en admettant que celle-ci n’existe pas a priori. Il en va tout autrement de l’homme chez qui, bien au contraire, l’immobilité physique arrive parfois à provoquer ou à accroître l’agitation mentale. Ce phénomène, il est vrai, n’est pas tout à fait dans l’ordre. Régulièrement, le repos total des membres devrait s’étendre au cerveau. Mais on conçoit parfaitement que l’excès de civilisation, en détruisant en partie l’équilibre, ait faussé les rapports. Cet équilibre, il faut donc le rétablir artificiellement — et voilà pourquoi nous prétendons qu’il ne suffit pas de vouloir, mais qu’il faut encore savoir dételer.

Dans ce savoir, bien entendu, le vouloir tient son rang. Il y faut un acte de volonté très déterminé et, comme on l’a dit souvent, la volonté s’exerce plus difficilement et de façon plus méritoire dans le détail de la vie quotidienne que dans les grandes circonstances. Mais le choix du moment propice, l’appréciation de la durée du repos introduisent d’autres éléments essentiels. Il y a des heures où la détente désirable ne peut pas s’opérer ; en vain la poursuivrait-on ; cette poursuite inefficace risquerait de n’engendrer que de l’énervement. Ce n’est pas toujours la fatigue qui constitue l’indice, c’est une sorte d’instinct incitant à profiter de l’occasion et des circonstances favorables. Enfin, la durée du « dételage » doit toujours être brève sous peine de glisser dans la paresse ou — si l’on nous permet ce néologisme — dans la colimaçonnerie.

Quels sont les « aides » ? L’optimisme est une aide morale de premier ordre. L’allongement, le silence, le plein air sont les principales des aides physiques. L’optimisme n’est pas le défaut de notre époque. Raison de plus pour s’y entraîner. Les Américains se content l’histoire d’une sorte de Job transatlantique, auquel ses maux successifs n’arrachaient jamais que cette parole : Well, it might be worse : Après tout, cela pourrait être pire. En arrivant en Enfer (on se demande, par exemple, ce qui avait bien pu y conduire ce philosophe), il regarda autour de lui et répéta son éternel : Well, it might be worse. Sans en pousser aussi loin l’abus, avouons que la formule a du bon et serait d’un emploi fécond en bien des cas.

Il est surprenant combien la position horizontale favorise la détente générale et, s’il y a addition de silence et de plein air, on est presque sûr d’atteindre rapidement un résultat appréciable. Alors l’habitude s’en mêle et l’habitude est l’aide par excellence. C’est grâce à elle que certains êtres parviennent à se créer un véritable nirvana ; ce nirvana est fait de la répétition persévérante de minuscules détails qui tendent à établir un état psycho-physiologique donné et toujours le même.

La distraction est une aide parfaite, étymologiquement parlant (dis-trahere), mais imparfaite pratiquement, du moins si elle comporte une activité quelconque. Remplacer, en effet, un mouvement par un autre, qu’il s’agisse d’un mouvement musculaire ou d’un mouvement mental et quel qu’en soit le degré de modération, ce n’est pas vraiment « dételer ». La distraction qui consiste seulement à changer de lieu et de milieu pour favoriser le dételage constitue au contraire une aide très efficace. Le cadre dans lequel on vient de fournir un effort semble s’être imprégné en quelque sorte de cet effort même et il n’est pas aisé de s’en détacher, d’en isoler sa pensée et ses nerfs. L’ouvrier éprouve clairement ce phénomène quand il va au cabaret. Jamais, sur son chantier ou dans son atelier, il ne réussirait à se reposer aussi bien pendant ses interruptions de travail. Le cabaret n’est, en somme, qu’un dételage incomplet et dévié ; mais, envisagé sous cet angle, il faut avouer qu’il répond, sans toutefois le satisfaire, à un besoin essentiel. L’ouvrier de la pensée se trouve en face d’un besoin analogue, avec cette différence que son dételage est beaucoup plus délicat à exécuter et a chance d’agir moins rapidement. La réfection des forces musculaires et morales s’accomplit vite ; on se sent merveilleusement dispos et courageux après un dételage complet bien compris et opéré à point. L’agitation cérébrale, elle, comporte toujours une certaine « houle » vis-à-vis de laquelle les aides que nous venons de signaler se comportent comme un brise-lames, mais qui ne se calme que lentement. C’est pourquoi nous avons naguère recommandé à l’homme affairé, passant d’une forte activité cérébrale à la pratique d’un sport quelconque, de s’imposer entre deux le tampon d’un bref dételage, d’un repos absolu dans l’immobilité et le silence sur un divan ou une chaise longue.

En tous les cas, que chacun y apporte son ingéniosité personnelle et s’applique à saisir les occasions et à utiliser les circonstances favorables, une chose demeure, c’est qu’il nous faut, à nous autres hommes du xxme siècle, pratiquer régulièrement le dételage au cours de nos journées trop pleines, faute de quoi nous compromettrons cet autre dételage plus long, qui s’appelle le sommeil et qui est, en quelque façon, le régulateur de notre santé.