Essais de psychologie sportive/Chapitre XXI

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Payot & Cie (p. 182-186).

La rapière

Février 1911.

Le sport national des étudiants allemands passe de mode, dit-on. On le délaisse dans les universités et sa disparition ne serait plus qu’une affaire de temps. S’il s’agit des duels étranges dont la coutume quelque peu barbare s’était perpétuée jusqu’à nos jours, il n’y a pas lieu de les regretter. Les balafres au visage, qui en étaient la conséquence, pouvaient passer pour des certificats de courage physique, mais il y a beaucoup d’autres manières d’affirmer son courage dans la vie que de se défigurer par principes et règlements. Pour notre part, nous pensons qu’une médaille de sauvetage au revers d’un habit vaut mieux comme indication virile qu’une couture à la joue, et que l’étudiant décoré pour avoir arrêté un cheval emporté, ou s’être jeté au travers d’une onde impétueuse, a marqué plus sûrement sa valeur que le duelliste le plus intrépide. Mais il serait certainement dommage que le sport préparatoire à ces combats s’effaçât avec eux. Il mérite de vivre non pas pour sa perfection technique, pas davantage pour son esthétisme, mais parce qu’il constitue pour les Allemands une tradition dont le caractère symbolique est intéressant et respectable.

L’histoire de la rapière en effet s’inscrit dans ses gestes. Deux chevaliers bardés de fer sont face à face. Pour se mieux braver ils ont enlevé leurs casques ; ils sont nu-tête ; l’armure leur couvre tout le corps ; ils tiennent en mains leurs lourdes épées. Que vont-ils faire ?… Ils vont faire exactement la même chose que les étudiants allemands d’aujourd’hui, c’est-à-dire s’attaquer à la tête, et cette escrime d’apparence déraisonnable est celle qui s’imposerait en pareil cas. Seulement, au lieu de porter une armure, les jeunes gens sont rembourrés de crin au bras et au cou, et des règles conventionnelles leur enseignent de ne viser que la tête alors qu’elle est emprisonnée — nous parlons escrime et pas duel — dans un masque formidable. Mais faites abstraction du costume moderne ; rétablissez par la pensée l’antique armure, et une passe de rapière ne vous semblera plus du tout excentrique. Vous en goûterez la saveur historique.

Placés face à face, les combattants, talons joints, mesurent leur distance. C’est une simple longueur d’épée. La poignée est appuyée sur le ventre ; la pointe touche le ventre de l’adversaire. Un commandement ; ils écartent les jambes de façon à prendre un solide appui sur le sol. Le bras libre se replie derrière le dos. Le bras armé se dresse au-dessus de la tête le plus haut possible, le poignet plié de façon que l’arme inclinée protège la tête et menace en même temps l’adversaire. C’est une position éreintante. Essayez de la maintenir quelque temps. Vous verrez que nulle garde ne peut se comparer à celle-là au point de vue de l’endurance qu’elle exige. Tout le corps est rigide, les membres tendus, le ventre effacé… une rigidité de fer qui est bien celle du chevalier enfermé dans son armure. Il n’y a de souplesse que dans le poignet qui meut une épée très lourde et doit le faire avec une rapidité et une amplitude extrêmes ; pratiquement on voit de jeunes Allemands si bien entraînés à ce jeu qu’ils arrivent, surtout s’ils sont de taille un peu plus élevée que leur adversaire, à l’atteindre dans la nuque ; c’est le comble de l’art… et de la difficulté.

Les coups ne sont pas variés, mais ils sont rudes : on les donne au commandement. Peu de feintes ; en général, les épées se heurtent furieusement ; à qui par conséquent fera plier l’effort de l’autre par son propre effort plus puissant. C’est bien l’escrime d’autrefois, l’escrime des tournois, directe et toute en force. L’attitude est une attitude de bravade chevaleresque. Rien qui rappelle « l’effacement » des escrimes savantes. L’homme planté de face, ses deux pieds sur la même ligne horizontale, s’offre en quelque sorte tout entier. La préoccupation de tous ses membres est unique : résister ; ne pas céder, ne pas fléchir d’un pouce, ne pas plier d’une ligne ; idéal d’endurance passive qui, certes, n’est pas sans beauté. La force active, ainsi que nous l’avons dit, se tient là-haut, tout là-haut dans le poignet qui pivote comme un rouage d’acier infatigable… La souffrance devient assez vive ; c’est plus et autre chose que de la fatigue : c’est vraiment de la souffrance. Il n’en transparaît rien dans le raidissement général que la volonté inflige au corps. Eh bien ! vous direz tout ce que vous voudrez, mais ce sport-là « a son chic ». Ce serait grand dommage qu’il se retirât dans un musée parmi les exercices défunts. Il ne faut pas en abuser, ne fût-ce que pour cette raison que les muscles s’y gâtent au point de vue de l’escrime véritable. Nous ne conseillerons même pas à d’autres qu’à des Allemands de l’apprendre. Mais eux ne devraient pas le délaisser définitivement parce que rien ne symbolise mieux le vieux teutonisme guerrier dont ils descendent et dont ils sont légitimement fiers.