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Essais de sociologie/08

La bibliothèque libre.
Éditions de minuit (p. 231-252).

8

Les civilisations
Éléments et formes
[1]

Introduction

Ceci est particulièrement un extrait d’une longue « Note de méthode » sur la Notion de civilisation, qui paraîtra dans le tome III de l’Année sociologique, deuxième série. — Elle a été préparée par diverses notes sur le même sujet : tomes X, XI et XII de l’Année sociologique[2], ancienne série. Elle a été préparée également par de nombreux et longs comptes rendus des travaux d’ensemble des archéologues, des historiens de la civilisation, des ethnologues et tout particulièrement de ceux-ci dans les deux séries de l’Année sociologique. Les partisans actuels de la méthode de l’« histoire culturelle », de l’« ethnologie historique », des principes de la « diffusion » opposent, à notre avis sans raison, leurs méthodes à celles des sociologues. Nous ferons grâce d’une discussion critique de ces théories et de leurs résultats. Elles comptent toutes des savants honorables comme protagonistes. Nous ne critiquerons pas davantage les tenants de MM. Foy et Graebner que ceux du père Schmidt, ou ceux de l’École américaine de l’« anthropologie culturelle ». Ces derniers, M. Boas entre tous, M. Wissler, d’autres, opérant sur des sociétés et des civilisations qui ont été évidemment en contact, plus fins que leurs collègues européens, se gardent généralement d’hypothèses échevelées et ont vraiment su déceler ici et là des « couches de civilisations », des « centres » et des « aires de diffusion ».

Ces théories s’opposent surtout — et trop facilement — aux idées simplistes qui représentent l’évolution humaine comme si elle avait été unique. Sous ce rapport comme ces « comparants », mais surtout avec les historiens et les géographes, les sociologues rattachent les phénomènes de civilisation non point à une hypothétique évolution générale de l’humanité, mais à l’enchaînement chronologique et géographique des sociétés. Jamais ni Durkheim, ni nous, n’avons séparé l’évolution humaine de celle des groupes plus ou moins vastes qui la composent. Voici longtemps que Durkheim expliquait la famille conjugale moderne par le mélange des droits domestiques germanique et romain. En somme, il appliquait dès lors ce qu’on appelle maintenant la théorie des « substrats ». Et voici plus de dix ans que M. Meillet a pris parti pour une méthode généalogico-historique en linguistique, sans croire, pour cela, être infidèle à la sociologie, dont il est l’un des maîtres.

D’ailleurs toutes ces oppositions d’écoles sont jeux futiles de l’esprit ou concurrence de chaires, de philosophies et de théologies. Les vraiment grands ethnologues ont été aussi éclectiques dans le choix des problèmes que dans celui des méthodes qui doivent varier par problèmes. E.-B. Tylor, dont on a l’habitude de faire une cible, a publié — et encore plus enseigné — de délicieuses histoires d’emprunts. Les meilleures collections de répartitions d’objets sont incontestablement celles du Musée Pitt Rivers, qu’il a fondé à Oxford et que M. Balfour administre.

Au fond, la masse des savants véritables reste fidèle aux trois principes, aux trois rubriques du vieux maître, Adolf Bastian :

1. l’Elementargedanke, l’« idée élémentaire », originale et originelle, création autonome et caractéristique d’un esprit collectif, le « trait de culture » comme disent assez mal les « anthropologues sociaux » américains ;

2. la Geographische Provinz, le « secteur géographique », quelquefois assez mal limité, quelquefois très évidemment marqué par la communauté des faits de civilisation, par les langues apparentées et assez souvent par les races uniques : le nombre de ces « provinces géographiques » n’étant pas excessivement nombreux et les découvertes modernes en restreignant encore le nombre ;

3. la Wanderung, la migration, le voyage et les vicissitudes de la civilisation et, avec elle, comme dans le cas d’une évolution autonome, la Wandlung de la civilisation, la transformation de la civilisation par emprunts des éléments, par migrations, par mixtures des peuples porteurs de ces éléments, ou par activité autonome de ces peuples.

Supposons donc ou constatons cet accord des savants. Et voyons comment on peut étudier les civilisations, analytiquement et synthétiquement.

Nous ne rappelons pas l’histoire du mot et des divers sens qu’il comporte. Nous ne faisons pas non plus la critique de toutes ses acceptions. La notion de civilisation est certainement moins claire que celle de société qu’elle suppose d’ailleurs. Voici simplement quelques définitions qui, nous le croyons, permettent de savoir comment il faut parler.


I. FAITS DE CIVILISATION

Définissons d’abord ce qui singularise les phénomènes de civilisation parmi les phénomènes sociaux. Nous pourrons ensuite comprendre ce que c’est qu’un système de ces faits : une civilisation. Et on verra enfin comment, de ce point de vue, on peut revenir, sans trop d’inconvénients, à des emplois assez larges du mot.

Les phénomènes de civilisation (civis, citoyen) sont par définition des phénomènes sociaux de sociétés données. Mais tous les phénomènes sociaux ne sont pas, au sens étroit du terme, des phénomènes de civilisation. Il en est qui sont parfaitement spéciaux à cette société, qui la singularisent, l’isolent. On les rencontre d’ordinaire dans le dialecte, dans la constitution, dans la coutume religieuse ou esthétique, dans la mode. La Chine derrière son mur, le brahmane à l’intérieur de sa caste, les gens de Jérusalem par rapport à ceux de Juda, ceux de Juda par rapport au reste des Hébreux, les Hébreux et leurs descendants, les Juifs, par rapport aux autres Sémites, se distinguent pour se concentrer, pour se séparer des autres. Ces exemples prouvent qu’il vaut mieux ne pas parler de civilisation quand on parle de phénomènes restreints à une société donnée et qu’il vaut mieux dire « société » tout court.

Mais il est, même dans les sociétés les plus isolées, toute une masse de phénomènes sociaux qui doivent être étudiés à part, comme tels, sous peine d’erreur ou, si l’on veut, plus exactement, d’abstraction illégitime. Ces phénomènes ont tous une caractéristique importante : celle d’être communs à un nombre plus ou moins grand de sociétés et à un passé plus ou moins long de ces sociétés. On peut leur réserver le nom de « phénomènes de civilisation ».


On peut, en effet, assez bien diviser les phénomènes sociaux en deux grands groupes, dont on ne doit pas fixer a priori les quantités, et qui seraient d’importance relative suivant les temps et suivant les lieux. Les uns sont inaptes à voyager, les autres y sont aptes par nature : ils dépassent d’eux-mêmes, pour ainsi dire, les limites d’une société donnée, limites d’ailleurs elles-mêmes souvent difficiles à déterminer.

Toutes les techniques pourraient s’emprunter, si on voulait, si on avait le besoin, si on en avait le moyen. En fait, très généralement et sauf exception, elles se sont toujours transmises de groupe à groupe, de génération à génération. Une partie des beaux-arts, de même, peut aisément se propager, même les arts musicaux et mimiques, et ce, même dans des populations aussi primitives que les Australiens. Ainsi, chez eux, ce que l’on appelle en anglais local (le mot est d’origine australienne) les corroboree — espèce de chefs-d’œuvre d’art dramatique, musical et plastique, sorte de grandes danses tribales, mettant quelquefois en mouvement des centaines de danseurs-acteurs, ayant pour chœurs des tribus entières —, se passent de tribu à tribu, se livrent sans retour, comme une chose, comme une propriété, une marchandise, un service et… comme un culte, une recette magique. Les orchestres nègres voyagent constamment dans des cercles assez vastes ; les griots et devins vont à plus longues distances encore. Les contes se répètent très loin, très longtemps, fidèlement reproduits dans toutes sortes de directions — la monnaie de cauri en Afrique, celle de coquillages en Mélanésie (conus millepunctatus), celle de nacre d’haliotis au nord-ouest de l’Amérique, celle des fils de laiton en Afrique équatoriale et centrale, sont réellement internationales, voire avec changes. Dès le paléolithique moyen en Europe, l’ambre, le quartz et l’obsidienne ont été l’objet d’intenses et lointains transports.

Même les phénomènes qui semblent les plus privés de la vie des sociétés, par exemple les sociétés secrètes, les mystères, sont l’objet de propagandes. Nous savons l’histoire de la « Danse du serpent » en Amérique du Nord, celle de la « Danse du soleil » dans toute l’étendue de la Prairie. Henri Hubert et moi, nous avons fait faire attention, dans de nombreux comptes rendus, à ces cultes spéciaux, plus ou moins détachés des bases locales, par lesquels ont été véhiculés dans bien des sociétés dites sauvages, barbares, comme dans l’Antiquité, bien des idées, et religieuses, et morales, et scientifiques.

Même les institutions s’empruntent, même les principes d’organisation sociale s’imposent. Par exemple, la notion de constitution, de πολιτεία, née dans le monde ionien, se propage dans toute l’Hellade, s’élabore dans la philosophie, puis arrive dans Rome, res publica, puis dans nos civilisations où elle reparaît dans les constitutions d’État, après avoir persisté dans les constitutions et chartes urbaines, ainsi que dans les petites Républiques rurales et montagnardes. On peut tenter l’histoire curieuse du mot « tribu » en grec et en latin, mot qui signifie trois et qui désigne, ici et là, des organisations par deux, quatre, etc. Les institutions militaires se sont nécessairement empruntées, jusqu’à nos jours, jusqu’à nous-mêmes, comme les techniques d’armement qui dépendent d’elles ou dont elles dépendent. Un fait déterminé peut s’imposer au-delà de la société et du temps où il fut créé.

Les phénomènes de civilisation sont ainsi essentiellement internationaux, extranationaux. On peut donc les définir en opposition aux phénomènes sociaux spécifiques de telle ou telle société : ceux des phénomènes sociaux qui sont communs à plusieurs sociétés plus ou moins rapprochées, rapprochées par contact prolongé, par intermédiaire permanent, par filiation à partir d’une souche commune.

Un phénomène de civilisation est donc, par définition comme par nature, un phénomène répandu sur une masse de populations plus vaste que la tribu, que la peuplade, que le petit royaume, que la confédération de tribus. Ainsi les traits de la civilisation iroquoise sont communs à toutes les nations iroquoises, bien au-delà de la ligne des Cinq Nations.

Il suit de là que leur étude peut avoir à la fois un intérêt historique et géographique et un intérêt sociologique. En effet ces faits ont toujours une extension en surface, une géographie, plus vaste que la géographie politique de chaque société ; ils couvrent une aire plus large que la nation. De plus, de même que tous les autres phénomènes sociaux, ils ont un fond dans le passé, dans l’histoire ; mais, comme ce passé historique n’est pas celui d’une seule nation et comme il couvre des intervalles de temps toujours assez larges, ces faits — on peut l’induire — sont la preuve de connexions historiques en même temps que géographiques. On peut toujours en inférer un nombre assez grand de contacts, directs, ou indirects, et même, de temps en temps, on peut décrire des filiations certaines.

Leur observation, lorsqu’elle est accompagnée de celle d’autres faits historiques et géographiques, permet alors d’étayer des hypothèses géographiques ou historiques, concernant l’extension et le passé des civilisations et des peuples. On peut établir ainsi une généalogie de faits, des séquences plus ou moins certaines, sans lesquelles il est impossible de concevoir soit l’histoire, soit l’évolution humaine.

Voilà où se placent l’étude des emprunts, leur constatation, celle des filiations historiques, des techniques, des arts et des institutions, derrière lesquelles il est loisible d’imaginer ou de constater : soit des évolutions simultanées à partir de principes communs, soit des transmissions plus ou moins contingentielles, mais toujours dominées par l’existence de rapports déterminés entre des sociétés déterminées. (À propos de cette question de l’emprunt, nous recommandons la bonne et déjà ancienne dissertation de M. Eisenstdäter, Kriterium der Aneignung, coll. des Hefte de Buschan). Des modèles de ces études sont celles de M. Nordenskiöld sur l’Amérique du Sud. Nous avons, nous-même, encouragé, en même temps que lui, les travaux de M. Métraux sur les éléments de la civilisation des Tupis (celle-ci est d’ailleurs pleine d’éléments communs aux Tupis et aux Caraïbes).

L’étude de ces extensions d’éléments de civilisations est souvent extrêmement curieuse. Il ne semble pas qu’on puisse déduire de la répartition des figures sculptées de l’homme accroupi (Hockerfigur) tout ce qu’en a déduit M. Graebner. Mais les faits qu’il a découverts sont incontestables. Je ne crois pas que M. Jackson ait eu raison d’interpréter par l’origine égyptienne, à la façon de M. Elliot Smith, l’usage très généralisé de la conque. Mais cet usage est un fait très net et grand de civilisation, et non d’évolution simultanée.

C’est en effet sur un fond de phénomènes internationaux que se détachent les sociétés. C’est sur des fonds de civilisations que les sociétés se singularisent, se créent leurs idiosyncrasies, leurs caractères individuels. Il faut même remarquer combien ces traits de civilisation peuvent rester profonds et uniformes, même après des séparations prolongées. Ainsi, par exemple, parmi les Pygmées ceux des Andamans sont ceux qui se sont conservés les plus purs, dans leurs îles, avec leur langage, le seul connu des langages pygmées. Les civilisations du golfe du Bengale les ont à peine touchés, malgré les relations plusieurs fois millénaires. Et cependant, les Pygmées de Malacca, pour ne pas parler des autres, qui semblent avoir perdu leur langue, qui vivent dans un milieu malais et non-khmer, ont, en grande partie, la même civilisation matérielle que leurs frères andamènes.


II. CIVILISATIONS. FORMES DE CIVILISATION

Mais ce ne sont pas seulement les éléments des civilisations, ce sont aussi les civilisations elles-mêmes qui ont leurs individualités, leurs formes arrêtées, et s’opposent entre elles. C’est même tout cela qui caractérise les civilisations : ces emprunts, ces communautés, ces coïncidences ; mais aussi la fin de ces contacts, la limitation de ces coïncidences, le refus même de ces contacts avec d’autres civilisations.

On peut donc proposer la définition suivante d’une civilisation : c’est un ensemble suffisamment grand de phénomènes de civilisation, suffisamment nombreux, eux-mêmes suffisamment importants tant par leur masse que par leur qualité ; c’est aussi un ensemble assez vaste par le nombre, de sociétés qui les présentent ; autrement dit : un ensemble suffisamment grand et suffisamment caractéristique pour qu’il puisse signifier, évoquer à l’esprit une famille de sociétés. Famille que l’on a, par ailleurs, des raisons de fait de constituer : faits actuels et faits historiques, linguistiques, archéologiques et anthropologiques ; faits qui font croire qu’elles ont été en contact prolongé ou qu’elles sont apparentées les unes avec les autres. Un ensemble de faits, un ensemble de caractères de ces faits correspondant à un ensemble de sociétés, en un mot une sorte de système hypersocial de systèmes sociaux, voilà ce qu’on peut appeler une civilisation.

Il est possible, par suite, de parler de civilisations plus ou moins vastes ou de civilisations plus ou moins restreintes. On peut encore distinguer des couches, des sphères concentriques, etc. Ainsi, quant à nous, nous enseignons depuis longtemps qu’il est possible de croire à l’existence fort ancienne d’une civilisation de toutes les rives et de toutes les îles du Pacifique ; à l’intérieur de cette civilisation très étendue, assez effacée, on peut, et sans doute on doit distinguer une civilisation du Pacifique sud et central ; et à l’intérieur de celle-ci, on aperçoit nettement une civilisation malayo-polynésienne, une polynésienne, une mélanésienne et une micronésienne. Il est même loisible d’échafauder toutes sortes de constructions sur la filiation de ces quatre civilisations, sur leurs rapports entre elles ; et même sur leurs rapports avec une civilisation austronésienne, austro-asiatique, pan-asiatique. En effet, il y a, dans ce domaine immense, de nombreuses coïncidences et de nombreuses variations entre les civilisations. Et celles-ci permettent les unes de croire à l’unité originelle des civilisations, même lorsqu’il y a diversité au moins partielle des races : par exemple mélanésienne, noire, et polynésienne, jaune clair ; ou inversement de croire à la diversité alors qu’il y a par exemple unité relative du langage : mélanésopolynésien (nous faisons abstraction de l’élément papou). Les limites du bétel et du kava, celles de l’arc et du sabre, celles de la cuirasse et de la palissade, celles de la maison sur pilotis, etc., permettent de classer les civilisations et même de faire des hypothèses sur leur généalogie, tout aussi bien que les divergences et les ressemblances dialectologiques sont un des meilleurs moyens pour établir les familles de peuples.

Il résulte de tout ceci que toute civilisation a, à la fois, une aire et une forme.

En effet, elle a toujours ses points d’arrêt, ses limites, son noyau et sa périphérie. La description et la définition de ces aires sont un travail capital pour l’histoire et, partant, pour la science de l’homme. Mais on ne s’aperçoit de cette extension que parce qu’on a l’impression que les éléments, les phénomènes de civilisation qui forment telle ou telle civilisation ont un type à eux et à elle, rien qu’à eux et à elle. La définition de cette forme est donc essentielle. Et les deux termes sont réciproquement liés. Toute civilisation a une aire parce qu’elle a une forme, et l’on ne peut s’apercevoir de cette forme que parce qu’elle est répandue sur cette aire et nulle part ailleurs. Quoique phénomène social du second degré, une civilisation, comme toute société, a ses frontières et son esprit. La définition de l’aire d’une civilisation se fait donc par sa forme et inversement la définition d’une forme se fait par son aire d’extension.

Définissons ces deux termes. La forme d’une civilisation est le total (le ∑) des aspects spéciaux que revêtent les idées et les pratiques et les produits communs ou plus ou moins communs à un certain nombre de sociétés données, inventrices et porteuses de cette civilisation. On peut aussi dire que la forme d’une civilisation, c’est tout ce qui donne un aspect spécial, à nul autre pareil, aux sociétés qui forment cette civilisation.

Une aire de civilisation, c’est l’étendue géographique de répartition de ce total — plus ou moins complet dans chaque société de cette aire —, des phénomènes communs considérés comme caractéristiques, comme typiques de cette civilisation : c’est aussi l’ensemble des surfaces du sol où vivent des sociétés qui ont les représentations, les pratiques et les produits qui forment le patrimoine commun de cette civilisation.

Par abstraction, pour les nécessités d’un court exposé didactique — pour suivre les modes de la science ethnologique et de la géographie historique actuelle —, nous ne considérerons pas ici la notion de couches de civilisations. Elle est cependant bien importante. C’est celle que les historiens nomment, avec assez peu de précision : style, période, époque, etc. Voici cependant une définition provisoire : on appelle couche de civilisation la forme donnée que prend une civilisation d’une étendue donnée dans un temps donné.

Telles sont les divisions principales des faits et du problème.


Ces notions de formes et d’aires ont servi avec quelque exagération de principes à deux Écoles d’ethnologues allemands, opposées l’une à l’autre. Les uns font de l’aire de civilisation un moyen de tracer des généalogies ; les autres, dans le même but, se servent des formes de civilisation. On va voir quelle est leur faute.

Les premiers, Foy, M. Graebner, le P. Schmidt et son École, partent de la notion d’aire de civilisation (Kulturkreise) et de couches de civilisation (Kulturschichten).

Définissant chaque civilisation par un trait dominant, on en étudie presque exclusivement l’extension géographique et, occasionnellement, la chronologie. On parle de Bogenkultur, de Zweiklassenkultur, de freivaterrechtliche Kultur, de culture de l’arc, de culture à deux classes (sociétés divisées en deux moitiés matrimoniales), de civilisations à descendance masculine sans exogamie. Et on finit par des absurdités, même verbales, comme celles de la « hache totémique ». Ce qui n’empêche pas que sur nombre de points de détail, ces auteurs ont trouvé des filiations vraisemblables, intéressantes, et dignes d’entrer dans l’histoire. Mais ce qui est bon pour étudier ces répartitions d’objets devient aisément inexact lorsqu’il s’agit de définir des civilisations et des contacts entre civilisations. La méthode cartographique est excellente lorsqu’il s’agit de décrire l’histoire de chaque instrument, de chaque type d’instrument, d’art, etc. Il s’agit d’ailleurs, lorsqu’on est sur un bon terrain, avant tout, d’objets palpables ; ce qu’on veut, c’est classer en séries ces objets dans des musées. Dans ces limites, ce procédé a notre entière approbation. Nous aurions bien à dire sur le mât de cocagne. Notre regretté Robert Hertz avait préparé un joli travail sur le cerf-volant en pays polynésien. Mais tout autre chose est de tracer le voyage d’un art ou d’une institution et de définir une culture. Deux dangers se produisent immédiatement :

D’abord le choix du caractère dominant. Les sciences biologiques souffrent assez de cette notion de caractère principal, à notre avis tout à fait arbitraire. Les sciences sociologiques en souffrent encore davantage. Les critères employés sont même souvent inexistants. Par exemple, l’idée qui donne son nom à la Zweiklassenkultur correspond à une grave erreur. Que certaines sociétés australiennes et mélanésiennes ne soient divisées qu’en « deux classes » exogames (Graebner et Schmidt), en deux « moitiés » (terminologie de Rivers), c’est un fait controuvé. D’abord, à propos de ces moitiés : à la démarcation que l’on établit entre elles et les clans, nous opposons une dénégation énergique ; ces moitiés sont d’anciens clans primaires à notre avis. Ensuite, dans toutes les sociétés australiennes et mélanésiennes, considérées comme représentatives de cette civilisation, on a trouvé autre chose que ces moitiés : on a constaté aussi des clans à l’intérieur d’elles, ce qui est normal dans ce que nous appelons, nous, des phratries. C’est donc par une erreur et une pétition de principe, que l’on sépare le fait « classe » du fait « clan ».

Ensuite, la relation entre ce caractère dominant et les autres caractères d’une civilisation n’est jamais évidente. Il n’est pas prouvé qu’ils s’entraînent nécessairement les uns les autres et que là où l’on trouve, par exemple, l’arc, on ait des chances de trouver une descendance utérine ou une descendance masculine (le principe varie avec les auteurs).

Cette sorte de fatalité dans la répartition simultanée des éléments simultanés de civilisation, n’est rien moins que prouvée. Une pareille délimitation d’une couche ou d’une aire de civilisation aboutit souvent à d’autres absurdités. M. Menghin, par exemple, va jusqu’à parler de « culture utérine » à propos du paléolithique congolais. Il est admirable que l’on puisse se figurer le droit d’une population inconnue à partir de quelques cailloux. Tout ceci, c’est fictions et hypothèses.

Une civilisation se définit, non pas par un, mais par un certain nombre, généralement assez grand, de caractères, et encore plus, par les doses respectives de ces différents caractères. Par exemple la navigation tient, naturellement, chez les Malais times et chez les Polynésiens, une place différente de celle qu’elle occupe chez d’autres Austronésiens continentaux. Concluons que la méthode des Kulturkreise est mal maniée et cela principalement parce qu’on l’isole de la méthode suivante.

Celle-ci porte le nom un peu retentissant de Morphologie der Kultur. Elle est connue surtout par les noms de deux auteurs, aussi discutables que populaires ; M. Frobenius et M. Spengler. Selon M. Frobenius, on verrait se détacher, en particulier à propos de l’Afrique, grâce à des cartes de répartition de toutes sortes de choses, les diverses cultures et même les diverses souches de culture, dont est composée en particulier la civilisation africaine. Ces civilisations actuelles de l’Afrique sont presque toutes métissées. Mais M. Frobenius sait retrouver, dans les mélanges et les stratifications, ces cultures pures dont la forme est arrêtée, dont l’utilité matérielle, dont la valeur morale et la grandeur historique sont appréciables par l’œil du morphologiste. C’est ainsi qu’on verrait, en Afrique occidentale noire, bouturées l’une sur l’autre, cinq ou six civilisations que M. Frobenius lui, connaît bien : l’égéenne et la syrtique et la sudérythréenne, et le « tellurisme éthiopien », et enfin, naturellement, l’Atlantis avec « l’Éros primitif ». Tout ce qu’a produit de sérieux cette École, ce sont des fichiers, paraît-il consciencieux et utiles ; c’est le commencement d’un Atlas Africanus, dont certaines parties sont bonnes.

La morphologie de la civilisation de M. Spengler est, à notre avis, également littéraire. Ces classifications morales des civilisations et des nations en dures et tendres, en organiques et en lâches, et cette philosophie de l’histoire, et ces vastes et colossales considérations, n’ont de valeur que pour le grand public. C’est un retour sans précision vers les formules désuètes des « destinées culturelles », des « missions historiques », vers tout le jargon de sociologie inconsciente qui encombre l’histoire vulgaire et même la soi-disant science sociale des partis. Vraiment le sociologue trouve plus d’idées et de faits dans Guizot. Nous attendrons cependant l’« Atlas historique de la civilisation » pour juger de la valeur heuristique d’un certain travail dont, en effet, l’utilité est incontestable. Cependant, nous redoutons même ce travail. Si, là encore, la morphologie doit être séparée de la simple cartographie d’aires et de couches de répartition d’objets, etc., si elle est guidée par l’idée a priori de « la culture » ou par les idées a priori définies de « telle et telle culture », elle sera pleine de pétitions de principe.

Au fond, on le voit, ces méthodes et ces notions ne sont légitimes que si elles sont employées toutes ensemble. Il faut encore ajouter, pour conclure sur les procédés ethnographiques, que nous ne les considérons nullement comme d’une très haute certitude. Ils sont utiles, mais rarement suffisants. Retracer par l’histoire hypothétique de leur civilisation l’histoire des peuples qui soi-disant n’ont pas d’histoire, est une entreprise fort osée. Nous dirons bien franc que, sur ce point précis de l’histoire des peuples, les notions ethnographiques et sociologiques ne sont qu’un adjuvat moins solide des méthodes linguistiques et archéologiques, qui sont, elles, autrement précises. Mais lorsqu’elles s’emploient concurremment avec les autres, alors, elles peuvent mener à des résultats notables. Considérons un instant le travail des « anthropologues sociaux » américains. Les hypothèses de M. Boas sur la mythologie répandue dans le bassin nord du Pacifique sont plus que vraisemblables, elles sont presque probantes ; celles de M. Wissler sur la forme asiatique du vêtement indien de l’Amérique du Nord, sont évidentes ; comme celles plus anciennes de Bruno Adler sur la flèche nord-asiatique en Amérique. Mais la preuve n’est définitivement faite que par les découvertes linguistiques de M. Sapir, rattachant des groupes considérables de langues américaines du Nord à une souche proto-sino-thibéto-birmane.


L’incertitude historique, dans des cas précis, ne doit cependant pas décourager la recherche. Le fait général reste.

Ce qui est sûr, c’est qu’il existe des civilisations d’une part, caractérisant des familles de peuples ou des couches d’humanités, ou les deux à la fois. Ce qui est sûr, c’est qu’elles ont d’autre part, chacune, leur « aspect », et que leurs produits ont leur style, leur facies, que l’on peut analyser — cette analyse devant se faire non pas par un certain caractère dominant mais par tous les caractères. Et ces caractères n’ont qu’un trait commun qui force de les prendre en considération : ce qui en constitue la forme arbitraire, définie, singulière, ce qu’on appelle le type. Dans ces conditions, en constituant les cartes de coïncidences singulières, en retraçant les voies de pénétration et les moyens par lesquels se sont propagés les modes et les institutions, on peut en effet définir des civilisations, trouver des centres de diffusion et peut-être même des points d’origine. Enfin, on peut fixer des repères, des limites, des frontières, des périodes, surtout lorsqu’on est guidé, aidé, appuyé par l’archéologie et l’histoire.

Ce fait général tient à la nature même, au mode de propagation historique du fait de civilisation. Il ne suit pas des chemins quelconques, mais ses destinées sont explicables. On peut apercevoir les lignes de moindre résistance et les niveaux d’autorité qu’elles ont suivis. Et alors, on peut en effet échafauder des hypothèses qui ont un certain degré de vraisemblance historique. Mais si ceci est légitime, ce n’est pas parce que l’imitation est la règle, comme croyait Tarde, mais précisément parce que l’emprunt d’une certaine chose d’un certain type, est, par lui-même, Durkheim l’a senti, un fait relativement singulier qui ne peut s’expliquer que par la moindre résistance de l’emprunteur et par l’autorité de ceux à qui est fait l’emprunt. Il suppose un genre défini de connexions historiques entre sociétés et faits sociaux. On peut donc les dégager, et servir ainsi l’œuvre de l’histoire générale.

Et cette propagation tient à son tour à la nature même de la civilisation. Voici comment.

Il y a une double raison de faits à ce qu’un certain nombre d’éléments de la vie sociale, non strictement politique, morale et nationale, soient ainsi limités à un certain nombre de peuples, liés dans l’histoire et dans leur répartition à la surface du globe ; à ce que des civilisations aient des frontières, comme les nations ; à ce qu’elles aient une certaine permanence dans le temps, une naissance, une vie et une mort comme les nations qu’elles englobent.

Ces limites correspondent à une qualité profonde qui est commune à tous les phénomènes sociaux, et qui est marquée même dans ceux d’entre eux qui, n’étant pas caractéristiques d’une seule société, le sont pourtant de plusieurs sociétés, en nombre plus ou moins grand, et dont la vie fut plus ou moins longtemps commune. Tout phénomène social a en effet un attribut essentiel : qu’il soit un symbole, un mot, un instrument, une institution ; qu’il soit même la langue, même la science la mieux faite ; qu’il soit l’instrument le mieux adapté aux meilleures et aux plus nombreuses fins, qu’il soit le plus rationnel possible, le plus humain, il est encore arbitraire.

Tous les phénomènes sociaux sont, à quelque degré, œuvre de volonté collective, et, qui dit volonté humaine dit choix entre différentes options possibles. Une chose déterminée, un mot, un conte, une sorte d’aménagement du sol, une structure intérieure ou extérieure de la maison, une poterie, un outil, tout a un type, un mode, et même, dans bien des cas, en plus de sa nature et de sa forme modèle, un mode à soi d’utilisation. Le domaine du social c’est le domaine de la modalité. Les gestes même, le nœud de cravate, le col et le port du cou qui s’ensuit ; la démarche et la part du corps dont les exigences nécessitent le soulier en même temps que celui-ci les comporte — pour ne parler que des choses qui nous sont familières —, tout a une forme à la fois commune à de grands nombres d’hommes et choisie par eux parmi d’autres formes possibles. Et cette forme ne se trouve qu’ici et que là, et qu’à tel moment ou tel autre. La mode, quand on comprend ces choses dans le temps, est tout simplement un système de ces modalités. Henri Hubert a écrit de bien belles pages sur l’« aspect d’une civilisation », d’autres sur les « longs champs » gaulois qui persistent de nos jours et sur les formes successives du toit qui ne sont pas simplement commandées — comme le veulent certains — par des causes géographiques. Et de tout Tarde, je ne retiendrais volontiers comme acquises que ses fines remarques de moraliste sur le « philonéisme » et le « misonéisme ».

Il suit de cette nature des représentations et des pratiques collectives que l’aire de leurs extensions, tant que l’humanité ne formera pas une société unique, est nécessairement finie et relativement fixe. Car ni elles, ni les produits qui les matérialisent ne peuvent voyager que jusqu’où l’on peut et veut bien les porter, jusqu’où on peut et veut bien les emprunter. (Nous faisons toujours abstraction de la question des périodes.) Cet arbitraire n’est naturellement commun qu’aux sociétés de même souche ou de même famille de langues, ou attachées par des contacts prolongés, amicaux ou inamicaux (car la guerre, par nécessité, est une grande emprunteuse), en un mot, de sociétés qui ont quelque chose de commun entre elles. La limite d’une aire de civilisation se trouve donc là où cessent les emprunts constants, les évolutions plus ou moins simultanées ou spontanées, mais toujours parallèles, et qui s’opèrent sans trop grande séparation de souche commune. Exemple : on peut peut-être encore parler de civilisation latine…, avec des variantes italienne, française, etc.

Cette limite, cet arrêt brusque d’une aire de civilisation est très souvent aussi arbitraire qu’une frontière de société constituée et même de ce que nous appelons un État. Une des graves lacunes de nos études d’histoire collective, ethnologique et autre, c’est qu’elles sont beaucoup trop portées à n’observer que les coïncidences. On dirait qu’il ne s’est passé que des phénomènes positifs dans l’histoire. Or, il faut observer le non-emprunt, le refus de l’emprunt même utile. Cette recherche est aussi passionnante que celle de l’emprunt. Car c’est elle qui explique les limites des civilisations dans nombre de cas, tout comme les limites des sociétés. Israël abomine Moab qui cuit l’agneau dans le lait de sa mère, et c’est pourquoi l’on fait, ici encore, maigre le vendredi. Le Touareg ne se nourrit que du lait de sa chamelle et répugne à celui des vaches, comme nous répugnons à celui des juments. Les Indiens arctiques n’ont jamais su ni voulu se fabriquer un kayak ou un umiak eskimo, ces admirables bateaux. Inversement, c’est exceptionnellement que les Eskimos ont consenti à emprunter la raquette à neige. Tout comme moi, je n’ai pas appris à skier ; ce que font maintenant mes jeunes compatriotes des Vosges. J’ai vu des gestes figés par l’instrument ou par l’habitude nous empêcher de nous servir de bêches anglaises et allemandes à poignées et, inversement, empêcher les Anglais d’utiliser nos longs manches de pelle. Il faut lire dans Sseu-Ma-Tsien, l’histoire des débats de la Cour de Chine sur l’art de monter à cheval, des Huns, et comment on finit par l’admettre. Etc.

On voit ainsi comment se circonscrivent les civilisations, par la capacité d’emprunt et d’expansion, mais aussi par les résistances des sociétés qui les composent.


Voilà comment un sociologue conçoit, surtout à partir des études déjà vieilles d’histoire et de préhistoire et de comparaison historique des civilisations, l’histoire de la civilisation en général, et celle des peuples qui relèvent de l’ethnologie en particulier.

Cette conception ne date pas chez nous des attaques injustes et absurdes des ethnologues. Je ne parlerai que de celui qui fut mon frère de travail. Henri Hubert préparait une « Ethnographie préhistorique de l’Europe ». Il a toujours été un spécialiste de ces questions. Dans le livre que nous publierons sur les Celtes (Évolution de l’humanité) il identifie leur civilisation avec celle de la Tène. Que l’on aille voir son chef-d’œuvre, la « Salle de Mars », qui sera bientôt ouverte au musée de Saint-Germain. On y trouvera l’histoire à la fois chronologique, logique et géographique de tout le néolithique et du début des métaux. On y trouvera un essai de solution unique des trois problèmes, posés tous et simultanément comme ils doivent l’être.


III. SENS ORDINAIRES DU MOT CIVILISATION

À partir de cet exposé technique, didactique, nous sommes à l’aise pour rejoindre les sens vulgaires que l’on a donnés au mot civilisation.

Dans un très grand nombre de cas, on a le droit d’étendre un peu son acception sans grande faute scientifique. On dit correctement « civilisation française », entendant par là quelque chose de plus que « mentalité française » : parce qu’en fait ce quelque chose s’étend au-delà des limites de la France, et même au-delà des limites linguistiques du français, par exemple en Flandre ou en Luxembourg de langue allemande. La culture allemande dominait encore dans les États baltes, récemment. La civilisation hellénique, l’hellénistique — dont nous ne comprenons pas qu’on ne comprenne pas la grandeur —, la civilisation byzantine, à propos de laquelle nous aurions à faire la même observation, véhiculèrent bien des choses et des idées à de longues distances, et englobèrent bien des populations autres que les Grecs, souvent de façon très solide.

Il est encore permis de parler de civilisation lorsque ce sont de grandes masses qui ont réussi à se créer des mentalités, des mœurs, des arts et métiers, qui se répandent assez bien dans toute la population qui, elle, forme un État, unique ou composite, peu importe. L’Empire d’Orient, par exemple, fut le siège de la « civilisation byzantine ». M. Granet a raison de parler de « civilisation chinoise », dans les limites de la Chine ; et on a également raison de qualifier chinois certains faits hors des bornes de celle-ci : partout où s’étend l’écriture chinoise, le prestige des classiques, celui du drame et de la musique chinois, les symboles de l’art, cette politesse et cet art de vivre que les Chinois ont eus, avant que l’Europe fût polie et policée. En Annam, en Corée, en Mandchourie, au Japon, on est plus ou moins en pays de civilisation chinoise. L’Inde a deux unités et pas une de plus : « l’Inde, c’est le brahmane », disait Sir Alfred Lyall, et la civilisation indienne existe encore par-dessus ; par le bouddhisme elle a rayonné sur le monde extrême-oriental ancien tout entier peut-être ; le mot sanscrit de nâraka, « enfer », s’emploie à des milliers de lieues marines, de l’Inde en Indonésie, en Papouasie même. L’Inde et le bouddhisme rayonnent d’ailleurs à nouveau sur nous.

Un exemple peut faire sentir cette complexité du problème concret qu’une histoire simpliste, naïvement politique, et inconsciemment abstraite et nationaliste, ne peut même poser. On connaît la fameuse frise, les immenses sculptures du Bayon d’Angkor, ces milliers de personnages, d’animaux, etc., et de choses, ces quatre étages ; ces ornements, ces personnages célestes et symboliques, terrestres et marins. Mais les grands tableaux courants, que sont-ils ? Le tout a une allure indo-khmer incontestable. Déjà un métissage, aussi magnifique que singulier ! Mais il y a plus : l’une des bandes est bouddhique ; une autre, c’est l’épopée hindoue, pas même védique, celle du vishnouisme et du civaïsme. L’explication de ces deux-là, due à nos savants français, commence à être donnée assez complètement. C’est la plus large des bandes qui, elle, offre une difficulté jusqu’ici insoluble. Une immense armée de milliers de soldats défile devant nous. Les prêtres, les chefs, les princes sont hindous ou se présentent à l’indienne. On croit que c’est la guerre du Râmâyana. Ce n’est pas sûr. En tout cas, les subalternes, la troupe, une partie de l’équipement, les armes, la marche, les vêtements, la coiffure, les gestes, sont d’une civilisation à part, inconnue par ailleurs. Les figures (et nous n’avons pas de raison de croire qu’elles sont infidèles ; même stylisées, elles portent la marque de l’art et de la vérité) représentent une race qui correspond fort mal, non seulement aux races actuelles, mais même à aucune race pure connue. Une dernière série représente la vie courante et les métiers. Quelques-uns ont déjà un aspect indochinois. Dès la fin du premier millénaire de notre ère, l’Indochine était déjà un « chaudron de sorcière » où fondaient ensemble les races et les civilisations.

Cet exemple fait apparaître un troisième sens du mot civilisation : celui ou on l’applique pour ainsi dire exclusivement à des données morales et religieuses. On a le droit de parler de « civilisation bouddhique » plus exactement de bouddhisme civilisateur — quand on sait comment il rythme toute une partie de la vie morale et esthétique de l’Indochine, de la Chine et du Japon et de la Corée et presque toute la vie, même politique, des Thibétains et des Bouriates. — On peut considérer comme juste l’emploi de l’expression « civilisation islamique », tant l’islam sait assimiler en tout ses fidèles, du geste infime à l’être intime. Même autour de l’idée du khalifat, il a manqué former un État politique, dont il a encore bien des traits. — On peut correctement spéculer sur la « civilisation catholique » — c’est-à-dire « universelle », pour elle-même — dans l’Occident, au Moyen Âge, même quand le latin ne fut plus qu’une langue véhiculaire de l’Église et de l’Université. Il est même plus exact, historiquement, au point de vue des contemporains de cette civilisation, de l’appeler ainsi plutôt que de l’appeler européenne, car la notion d’Europe n’existait pas alors.

Reste enfin un groupe de trois sens que l’on donne, quelquefois scientifiquement et, presque toujours, vulgairement au terme de civilisation.

Les philosophes et notre public entendent par civilisation : la « culture », Kultur, le moyen de s’élever, d’arriver à un plus haut niveau de richesse et de confort, de force et d’habileté, de devenir un être civique, civil, d’établir l’ordre, la police, d’imposer la civilité et la politesse, d’être distingué, de goûter et de promouvoir les arts.

Les linguistes partent un peu de la même idée quand ils se servent du mot « culture » dans un double sens compréhensible. D’une part, ils voient dans les « langues de civilisation » : le latin, l’anglais, l’allemand, etc., maintenant le tchèque, le serbe, etc., des moyens d’éducation, de transmission, de tradition des techniques et des sciences, de propagation littéraire, à partir de milieux assez vastes et assez anciens. D’autre part, ils les opposent aux patois et dialectes, aux petites langues de petits groupes et sous-groupes, de nations peu civilisées, aux parlers ruraux par excellence, c’est-à-dire aux langues peu étendues et, partant (il y a ici inférence probable mais non prouvée), peu affinées. Pour eux, le critère de valeur et le caractère expansif, la force véhiculaire et la capacité de transmission se confondent avec la qualité des notions transmises et de la langue transmise. Leur double définition n’est pas très loin de la nôtre.

Enfin, les hommes d’État, les philosophes, le public, les publicistes encore plus, parlent de la Civilisation. En période nationaliste, la Civilisation c’est toujours leur culture, celle de leur nation, car ils ignorent généralement la civilisation des autres. En période rationaliste et généralement universaliste et cosmopolite, et à la façon des grandes religions, la Civilisation constitue une sorte d’état de choses idéal et réel à la fois, rationnel et naturel en même temps, causal et final au même moment, qu’un progrès dont on ne doute pas dégagerait peu à peu.

Au fond, tous ces sens correspondent à un état idéal que rêvent les hommes, depuis un siècle et demi qu’ils pensent politiquement. Cette parfaite essence n’a jamais eu d’autre existence que celle d’un mythe, d’une représentation collective. Cette croyance universaliste et nationaliste à la fois est même un trait de nos civilisations internationales et nationales de l’Occident européen et de l’Amérique non indienne. Les uns se figurent la Civilisation sous les espèces d’une nation parfaite : « l’État fermé » de Fichte, autonome et se suffisant à lui-même, et dont la civilisation et la langue de civilisation seraient étendues jusqu’aux frontières politiques. Quelques nations ont réalisé cet idéal, quelques-unes le poursuivent consciemment, par exemple les États-Unis. — D’autres écrivains ou orateurs pensent à la civilisation humaine, dans l’abstrait, dans l’avenir. L’humanité « progressant » est un lieu commun de la philosophie comme de la politique. — D’autres enfin concilient les deux idées. Les classes nationales, les nations, les civilisations n’auraient que des missions historiques par rapport à la Civilisation. Naturellement, cette civilisation c’est toujours l’occidentale. On l’élève à la hauteur de l’idéal commun en même temps que de fond rationnel du progrès humain ; et, l’optimisme aidant, on en fait la condition du bonheur. Le xixe siècle a mêlé les deux idées, a pris « sa » civilisation pour « la » civilisation. Chaque nation et chaque classe a fait de même. Ce fut la matière d’infinis plaidoyers.

Cependant il est permis de croire que la nouveauté de notre vie a créé du nouveau dans cet ordre de choses. Il nous semble que, de notre temps, cette fois, c’est dans les faits et non plus dans l’idéologie que se réalise quelque chose du genre de la Civilisation. D’abord, sans que les nations disparaissent, ni même sans qu’elles soient toutes formées, se constitue un capital croissant de réalités internationales et d’idées internationales. La nature internationale des faits de civilisation s’intensifie. Le nombre des phénomènes de ce type grandit ; ils s’étendent ; ils se multiplient l’un l’autre. Leur qualité croît. L’instrument, comme la pelle-bêche dont nous avons parlé, le costume, les choses plus ou moins complexes, peuvent rester ici, là, les témoins spécifiques, irrationnels, pittoresques, des nations et des civilisations passées. La machine, le procédé chimique ne le peuvent pas. La science domine tout, et, comme le prédisait Leibniz, son langage est nécessairement humain. Enfin une nouvelle forme de communication, de tradition, de description, d’enregistrement des choses, même des choses du sentiment et de l’habitude, devient universelle : c’est le cinéma. Une nouvelle forme de perpétuation des sons : le phonographe, et un autre moyen de les répandre : la radio-téléphonie, en moins de dix ans, irradient toutes les musiques, tous les accents, tous les mots, toutes les informations, malgré toutes les barrières. Nous ne sommes qu’au commencement.

Nous ne savons si des réactions ne transformeront pas un certain nombre d’éléments de civilisation — on l’a vu pour la chimie et pour l’aviation —, en éléments de violence nationale ou, qui pis est, d’orgueil national. Les nations se détacheront peut-être de nouveau, sans scrupule, de l’humanité qui les nourrit et qui les élève de plus en plus. Mais il est certain que des perméations inouïes jusqu’à nous s’établissent ; que, les nations et les civilisations subsistant, le nombre de leurs traits communs augmentera, les formes de chacune ressembleront davantage à celles des autres parce que le fonds commun s’accroît chaque jour en nombre, en poids et en qualité, s’étend chaque jour davantage avec une progression accélérée. Même certains de ces éléments de la nouvelle civilisation partent de populations qui en étaient écartées il y a peu de temps encore, ou en sont sevrées même aujourd’hui. Le succès des arts primitifs, y compris la musique, démontre que l’histoire de tout cela prendra bien des voies inconnues.


Arrêtons-nous à cette notion de fonds commun, d’acquis général des sociétés et des civilisations. C’est à elle que correspond, à notre avis, la notion de la Civilisation, limite de fusion et non pas principe des civilisations. Celles-ci ne sont rien si elles ne sont pas chéries et développées par les nations qui les portent. Mais — de même qu’à l’intérieur des nations, la science, les industries, les arts, la « distinction » même cessent d’être les patrimoines de classes peu nombreuses en hommes pour devenir, dans les grandes nations, une sorte de privilège commun —, les meilleurs traits de ces civilisations deviendront la propriété commune de groupes sociaux de plus en plus nombreux. Le poète et l’historien pourront regretter les saveurs locales. Il y aura peut-être moyen de les sauver. Mais le capital de l’humanité grandira en tous cas. Les produits, les aménagements du sol et du bord des mers, tout est de plus en plus rationnellement installé, exploité pour le marché, mondial cette fois. Il n’est pas interdit de dire que c’est là la civilisation. Sans conteste, toutes les nations et civilisations tendent actuellement vers un plus, un plus fort, un plus général et un plus rationnel (les deux derniers termes sont réciproques car, en dehors du symbole, les hommes ne communient que dans le rationnel et le réel).

Et ce plus est évidemment de plus en plus répandu, mieux compris et surtout définitivement retenu par des nombres d’hommes de plus en plus grands.

M. Seignobos disait qu’une civilisation ce sont des routes, des ports et des quais. Dans cette boutade, il isolait le capital de l’industrie qui le crée. Il faut y comprendre aussi le capital raison qui l’a créé : « raison pure », « raison pratique », « force de jugement » pour parler comme Kant. Cette notion d’un acquis croissant, d’un bien intellectuel et matériel partagé par une humanité de plus en plus raisonnable, est, nous le croyons sincèrement, fondée en fait. Elle peut permettre d’apprécier sociologiquement les civilisations, les apports d’une nation à la civilisation, sans qu’il soit nécessaire de porter des jugements de valeur, ni sur les nations, ni sur les civilisations, ni sur la Civilisation. Car celle-ci, non plus que le progrès, ne mène pas nécessairement au bien ni au bonheur.

Mais nous laissons à M. Niceforo le soin de discuter cette question des jugements de valeur en ces matières.


  1. Exposé présenté à la première Semaine internationale de synthèse, Civilisation. Le mot et l’idée, La Renaissance du livre, Paris, 1930.
  2. [Des notes mentionnées, la dernière seule a paru.]