Essais et Notices, 1862/05

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ESSAIS ET NOTICES


Un des plus jolis contes d’Hoffmann s’appelle la Vie d’artiste. En quelques pages exquises de fraîcheur et de sensibilité, le conteur allemand a su décrire l’état d’une âme de poète et de musicien a ce moment mystérieux où commence la vie de l’imagination avec ses extases et ses douleurs, ses aspirations fiévreuses et ses brusques défaillances. Un jeune Allemand initié par le chant italien à l’inspiration musicale, c’est là tout le thème ; mais avec quelle finesse il est traité, et comme un profond sentiment du beau anime ces pages légères ! L’étude est complète dans sa brièveté, et l’auteur ne nous laisse rien ignorer sur ce travail délicat par lequel un austère contre-pointiste se transforme en un amant passionné de l’idéal.

La vie d’artiste ! tel est aussi le sujet d’un roman intitulé Daniel Wlady, et qui s’offre à nous comme l’histoire d’un musicien[1] ; mais gardez-vous d’ouvrir ce livre après avoir lu le charmant conte de l’humoriste allemand. Ici malheureusement l’étude des premières sensations qui créent l’artiste et le poète, est à peu près absente. Ce qui se passe dans l’âme du musicien Wlady n’appartient nullement à. cet ordre de faits exceptionnels qui précèdent et préparent l’épanouissement d’une nature vouée au culte de l’art. On nous a donné ce livre comme l’histoire d’un caractère, on nous a même assuré qu’il avait charmé quelques connaisseurs ; nous le voulons bien, mais nous doutons fort qu’il satisfasse aucun de ceux qui lui demanderont sérieusement ce que le titre annonce et ce que des critiqués complaisans se sont hâtés de promettre. Il n’y a point là l’étude d’une âme d’artiste développant et fortifiant dans de salutaires épreuves ses facultés créatrices : il y a le portrait d’un égoïsme qui n’a rien que de frivole et de vulgaire, d’une de ces ambitions maladives comme chaque époque en voit éclore, et qui n’ont rien à nous apprendre sur les mystérieux phénomènes du monde de la pensée. Veut-on savoir dans quel ordre d’incidens l’auteur a placé l’intérêt ? Qu’on suive un moment dans ses traits principaux l’histoire de Daniel Wlady.

Qu’est-ce d’abord que Daniel ? Un pianiste prodige, qui, égaré par des succès hâtifs, commence par dissiper des facultés précieuses dans le tumulte des fêtes mondaines, pour revenir, sous le coup d’inévitables épreuves, au culte austère de l’art. Ce n’est donc pas Ici l’esprit de l’artiste, c’est son cœur qui est en cause, et l’histoire de Daniel, au lieu de nous offrir l’émouvant spectacle de facultés compromises se retrempant et se purifiant dans la bataille de la vie, cette histoire se composé d’une série de scènes et de portraits où revient à satiété l’éternel thème des petitesses du monde et des souffrances de l’artiste égaré dans les salons. Daniel est le fils d’un spéculateur de bas étage, qui exploite, son talent à peine formé, l’habille en Hongrois, et le promène de concert en concert à la recherche des applaudissemens, et surtout des florins. En regard du père de Daniel se placent le vieil organiste Gottlieb et sa fille Ænnchen, les bons génies du jeune artiste, mais génies impuissans et méconnus par cette nature inquiète et vaniteuse. Le père de Daniel meurt, et laisse à son fils quelque fortune. Que va faire ce virtuose de dix-huit ans ? Donnera-t-il enfin à l’art sérieux les heures qu’il a trop longtemps données à l’art frivole ? Étrange nature ! « le bonheur de se sentir vivre était nouveau pour lui. En homme nerveux, il s’y abandonna tout entier, et ne fit plus rien. » Un moment Daniel oublie le piano pour les livres, et en digne fils de Voltaire c’est Candide qu’il lit et relit. Enfin le voici résolu à tenter la fortune, à livrer les combats qui marquent à l’artiste sa place dans le monde. Il part, il est à Vienne. Il voit des musiciens, M. Busch, homme influent qui lui prêche la modestie et que Daniel traite intérieurement de philistin ; il voit le journaliste Brandt, redoutable par ses railleries, puis Razumof, pianiste théoricien et révolutionnaire, Razumof, charlatan de haute lignée qui va d’ovation en ovation, tandis que Daniel, qu’on nous présente comme un esprit supérieur, est au contraire précipité de chute en chute. Pourquoi donc cette victoire si complète remportée par le charlatan sur le véritable artiste ? Le monde est-il décidément composé d’ignorans et de sots ? Sans pousser trop loin l’optimisme, il est permis de ne pas croire aux succès durables obtenus par le faux talent. Que Razumof excelle à fasciner le public, à duper quelques dilettanti inexpérimentés, rien de mieux ; mais qu’il soit décidément préféré à un artiste original et sincère, c’est ce qu’on ne peut admettre. L’histoire de l’art compte bien des exemples d’injustice : elle ne permet pas de croire cependant à la durée, à la consécration d’un succès usurpé. On a cru reconnaître dans Wlady quelques traits d’un maître délicat et inspiré. Il y a eu, dit-on, un original pour ce portrait, et cet original serait le tendre et regrettable Chopin. Sans admettre ce rapprochement plus que discutable entre l’être fictif et l’être réel, on peut se servir de l’exemple même de Chopin contre les Razumof de tous les temps, et leur prouver, par les succès éclatans d’un artiste si dédaigneux des suffrages vulgaires, quels sont les droits imprescriptibles du talent.

L’idée vient à Daniel de quitter Vienne pour un temps. Où ira cet ami passionné de la musique ? En Italie peut-être ou dans quelques-unes de ces villes d’Allemagne plus propices que les grandes capitales aux études sérieuses ? Non, il choisit l’Angleterre, et cela parce que « la facilité avec laquelle les Anglais versent leurs guinées aux pieds du génie lui semble une preuve de goût. » A Londres, une nouvelle série de déceptions commence. De la vie anglaise il voit ce qu’elle a de ridicule sans saisir ce qu’elle a de grand. Ce monde noble et puissant n’est pour lui qu’un thème à railleries surannées, et bientôt le musicien s’y transforme en spéculateur. Daniel joue à la Bourse. Dépaysé, méconnu dans les salons, c’est là qu’il respire à l’aise. À ce moment du livre, on se demande si l’on a bien compris la donnée première de l’auteur, s’il s’agit bien ici d’un amant de l’art un moment égaré par d’ambitieux caprices, ou si Daniel n’est, à tout prendre, qu’un faux artiste comme Razumof et tant d’autres. — Quoi qu’il en soit, l’heure du châtiment arrive. Daniel, ruiné, découragé, retourne en Allemagne, et ici se placent enfin quelques pages qui contrastent heureusement avec les froides et sèches peintures qu’on vient de parcourir. Daniel retrouve Ænnchen, sa sœur adoptive, la fille du digne maître Gottlieb, le fervent disciple de Bach. Il la retrouve veuve avec un enfant, abandonnée, souffrante, Il sent alors que sa vie a un but. Le travail sérieux va lui permettre de soutenir une pauvre famille, et ce travail résolument abordé ne trompe pas ses efforts. Ænnchen meurt épuisée, mais elle a pu sourire avant d’expirer aux premiers succès de Daniel. Pourquoi donc affaiblir l’effet de ces scènes touchantes par les singuliers détails placés dans les dernières pages ? Pourquoi conduire Daniel à Paris, où l’on exécute une de ses symphonies qui excite l’admiration de M. Hector Berlioz en personne et le décide à placer c dans un de ses feuilletons Daniel au nombre des trois ou quatre compositeurs distingués de notre temps ? » En dépit des connaisseurs dont ce livre a si vite gagné les suffrages, ce sont là de gros solécismes en matière de goût.

On a pu le voir, il y a dans ce roman deux parts à faire. Il y a tout un ensemble de portraits et de scènes satiriques où se rencontrent quelques touches vraies, compromises par une exagération systématique et par une sorte de sourire prétentieux qui distingue toute une petite école très convaincue de se rattacher par Beyle à Voltaire. Il y a aussi une partie touchante, la plus courte malheureusement, celle où l’auteur décrit la régénération de l’artiste sous les yeux d’ Ænnchen mourante. Celle-là ne rachète certes pas les défauts du livre, mais elle indique une sensibilité naïve, qui perce même à travers les prétentions de l’auteur à une grande impassibilité sceptique, et qui pourrait l’inspirer heureusement, surtout si elle s’alliait à ce respect de la forme, à cet instinctif et implacable dédain du faux goût, qui seuls font le véritable écrivain. Que M. Camille Selden ne s’abuse pas. On lui a rappelé le conseil qu’il adresse lui-même à son Daniel : « Si vous voulez être un artiste, ne soyez point un raffiné. » Nous lui répéterons volontiers le même conseil, mais en ajoutant que l’école de prétendus raffinés où le placent quelques parties de son livre l’éloignerait tôt ou tard du public sérieux et de ce vrai courant de l’invention romanesque où s’obtiennent et se consolident les succès légitimes.


V. DE MARS.


Les Princes du XVIe siècle d’après les relations vénitiennes[2].

M. Ampère a bien souvent exprimé dans la Revue, pour l’avoir éprouvé par lui-même, ce prestige particulier que Rome exerce sur ses hôtes, et il a cité tel de ses amis qui, une fois habitué au séjour de cette ville incomparable, après avoir fait et refait sa malle en vue du départ, est demeuré de longues années sous le charme, sans pouvoir le rompre. C’est ce que le dernier pape, assure-t-on, savait rendre ingénieusement, disant « adieu » à quiconque n’était resté que pendant quelques jours, disant « au revoir, » quelles que fussent leurs prochaines résolutions, à ceux qu’un certain séjour avait initiés à la majesté de la ville éternelle. On peut douter que Naples, après sa première séduction toute païenne, soit capable d’exercer une action si pénétrante ; mais Florence et Venise, à d’autres titres que Rome, possèdent incontestablement aussi une magie souveraine. Sous le prétexte d’étudier la vie de Jean de Bologne ou de Douai, un de nos compatriotes, M. Fouques de Vagnonville, est plongé depuis dix ou quinze ans dans les archives florentines, et voici M. Baschet, qui, parti un beau jour pour Venise avec une de ces missions littéraires[3] auxquelles nous devons en France plus d’un curieux livre, s’est fait captif pour une dizaine d’années, et, revenu aujourd’hui les mains pleines d’instructions et de relations inédites, apporte dans la publication de ces précieux documens la même ardeur que dans ses recherches, n’est vrai qu’il s’agit de la renaissance et de toutes les gloires les plus éclatantes de cette époque brillante entre toutes, le xvi, siècle italien.

On a dit du XVIe siècle qu’il ressemble à une riche étoffe d’argent et d’or que le sang a souillée. Sous la vive lumière de la renaissance et les derniers feux du moyen âge, tout s’y montre en relief, vertus et vices, grandes qualités et défauts bizarres, ardeur intellectuelle ou religieuse, cruauté sensuelle, insatiable volupté. Il n’y a pas alors, comme au XVIIe et même au XVIIIe siècle, une cour ou une nation unique donnant le ton à toutes les cours ou à l’esprit public en Europe ; cette personne fictive, mais puissante, que les temps modernes ont créée sous le nom de l’état, ne courbait pas encore les volontés particulières sous le joug souvent oppressif de l’égalité administrative ; cet autre empire non moins efficace qu’exercèrent aux deux siècles suivans la société des femmes, la conversation et les salons, était encore absolument inconnu. Tout caractère faible restait infécond ou était étouffé ; mais aussi, comme dans une forêt inculte sous le tropique, toute plante vivace, au détriment des autres, y grandissait au-delà de la commune mesure dans une sauvage liberté. Le mépris de la vie humaine et l’impunité du vice y favorisaient chez quelques-uns l’essor de la passion et de la force, et peu de périodes dans l’histoire de l’humanité, sinon peut-être les siècles de l’empire romain, avaient offert, avec un tel effort d’affranchissement et un élan si irrésistible vers un avenir inconnu, une telle facilité aux natures violentes ou énergiques pour se développer sans autre gêne que la violence ou l’énergie de quelques natures rivales.

Avec les Médicis et les Borgia, avec ses artistes et ses poètes, l’Italie a certainement été une des plus brillantes arènes où le génie du XVIe siècle se soit déployé avec tous ses contrastes. De plus, grâce sans doute à l’héritage de saine raison et de droit sens que lui avait légué l’ancienne Rome, l’Italie avait eu des politiques et des diplomates qui s’étaient faits les observateurs curieux de tout le siècle, et dont les rapports, écrits en présence même d’une scène si attachante et si diverse, ont été conservés. Telles sont les fameuses relazioni que chaque ambassadeur devait lire, au retour de sa légation, devant le sénat de Venise. On,sait quelles étaient la puissance et la réputation de Venise au XVIe siècle ; on en trouve de nouvelles et singulières preuves dans les écrits de Guichardin récemment publiés, et dans le savant commentaire que vient d’en donner M. Eugène Benoist[4]. À l’intérieur, bien que les temps de son extrême richesse commerciale fussent passés, sa prospérité était encore un objet d’envie ; « la liberté comme à Venise ! » était un cri populaire dans les fréquentes émeutes du commencement du siècle à Florence, et je lis dans le livre de M. Baschet qu’au milieu des troubles incessans de notre pays, plus d’un bourgeois de France s’écriait : « Oh ! si j’avais mes biens à Venise ! » Venise exerçait, par la solidité de sa constitution politique et de sa richesse, l’ascendant dévolu à partir du milieu du XVIIIe siècle à l’Angleterre ; un des fondemens de sa grandeur était son admirable diplomatie.

Beaucoup des relations que les ambassadeurs vénitiens devaient lire au sénat au retour de leurs missions étaient déjà connues avant le livre de M. Baschet ; l’intérêt de ces pièces diplomatiques en avait fait rechercher de très bonne heure les copies. Ces copies se trouvent éparses aujourd’hui dans toutes, les bibliothèques et archives publiques ou particulières de l’Europe, et j’en ai retrouvé par exemple un grand nombre dans les dépôts d’Upsal, de Stockholm, de Lund et de Copenhague. De 1830 à 1840, plusieurs collections en ont été publiées, et M. Baschet ouvre son volume par une bibliographie très intéressante à ce sujet. Sans se priver au besoin de ces sources désormais communes, mais en s’appuyant de préférence et constamment sur l’étude qu’il a faite dans les différentes archives vénitiennes des documens originaux, M. Baschet a entrepris de reproduire d’après les relations une galerie entière du XVIe siècle. En attendant que cette vaste publication s’achève, la première partie, relative aux princes, aux papes, aux sultans, etc., est déjà digne de la plus sérieuse attention.

Quatre chapitres consacrés à Catherine de Médicis doivent tout d’abord être signalés comme infiniment curieux. Voici, d’après les relations de ces ambassadeurs vénitiens, témoins assidus et attentifs de sa conduite, le rôle de cette reine, tant de fois discuté. Mère Impérieuse et souveraine jalouse du pouvoir, elle est prête à tout oser, suivant eux, pour retenir aux mains de ses fils, dominés par elle-même, toute l’autorité. C’est ce qu’ils appellent sa passion d’être la maîtresse, affetto di signoreggiare, et elle leur paraît en réalité la maîtresse absolue, la padrona assoluta. Catherine n’est arrivée au suprême pouvoir qu’à travers mille obstacles : pendant dix années, elle a été épouse stérile et dédaignée. Au moment où naissait le premier de ses dix enfans, Diane de Poitiers était sa rivale plus que jamais puissante ; mais Catherine a été patiente, et s’est contenue. L’étude de l’astrologie, qui pendant longtemps a paru l’absorber, lui a révélé sans doute, dit spirituellement M. Baschet, les premiers scintillemens de l’étoile glorieuse qui devait un jour se lever pour elle. Elle touche enfin au pouvoir, après la mort de son mari, sous le règne de son premier fils, François II, et sous celui de son second fils, Charles IX : mais la couronne est entourée de mille dangers. Catherine craint les Guises, à qui elle paraît se confier, et les protestans, dont elle attribue l’humeur turbulente à des mouvemens d’ambition et à l’amour de la vengeance, non à des sentimens religieux auxquels, en Italienne sceptique, elle ne croit pas volontiers. À travers tant de périls, imaginaires ou réels, il faut qu’à tout prix elle conserve son autorité personnelle sur son fils, afin de travailler librement à sauvegarder la couronne sur la tête des derniers Valois. Mais quelle double tâche à remplir au milieu des passions ardentes du XVIe siècle et en présence d’un fils et d’un roi tel qu’était Charles IX ! Les relations vénitiennes tracent de lui un portrait qui fait trembler : il lui fallait des exercices violens, jusqu’à battre une enclume trois ou quatre heures durant, se livrant avec fureur à l’escrime, à la paume, à la chasse surtout, restant à cheval douze ou quatorze heures consécutives, poursuivant à travers bois le même cerf pendant deux ou trois jours, ne s’arrêtant que pour manger, ne se reposant qu’un instant dans la nuit… À ce maniaque, roi absolu, Coligny offre la perspective de la guerre. Pendant une absence de la reine-mère, il soumet à Charles IX le plan d’une expédition contre les Espagnols, d’accord avec le prince d’Orange. Quand Catherine revient, elle se voit supplantée auprès de son fils, et par qui ? Par le chef déclaré de ce parti huguenot, dont le triomphe serait à ses yeux la ruine absolue de sa famille. C’est ce même Coligny, qui, dès le 22 août 1560, a osé présenter deux suppliques demandant l’établissement de deux églises dans deux parties de la France, afin que ceux de la religion pussent exercer plus commodément leurs rites sans que personne les inquiétât. Sans doute il aspirait d’abord à un partage du pouvoir pour l’usurper tout entier ensuite. Catherine le voyait maître de l’esprit du roi, qui s’élançait vers cette idée de la guerre, comme vers toute perspective nouvelle, avec une intempérante ardeur. Il ne pouvait plus se passer de l’amiral ; il le gardait dans sa chambre à coucher jusque fort avant dans la nuit, calculant les armées, supputant les marches… Coligny, par cette obsession, devenait pour Catherine un redoutable obstacle. Les ambassadeurs vénitiens n’hésitent pas à affirmer que ce fut alors qu’elle résolut de le tuer.

Catherine aurait ourdi ce complot avec le lâche duc d’Anjou, plus tard Henri III, objet de sa constante prédilection. Elle commença par reconquérir Charles IX, ce qui lui fut aisé, grâce à l’espèce de fascination qu’elle exerçait sur lui. Dans une séance du conseil, la proposition de l’amiral, la veille incontestée, fut examinée de nouveau et rejetée. L’amiral était présent ; il dit que le roi aurait assurément lieu de s’en repentir. Il ajouta qu’ayant promis son secours au prince d’Orange, il s’efforcerait de sauver son honneur à l’aide de ses parens et de ses amis, et de servir de sa propre personne, s’il en était besoin. Puis, se tournant vers la reine-mère : « Madame, dit-il, le roi renonce à entrer dans une guerre… Dieu veuille qu’il ne lui en survienne pas une autre, à laquelle sans doute il ne lui serait pas aussi facile de renoncer ! » C’est là un document très curieux et très nouveau. De quelle guerre l’amiral voulait-il parler ? Reviendrait-il en France vainqueur à la tête des Français et des Allemands qui l’auraient servi ? Il faut rapprocher ces paroles de la prétendue lettre que M. Baschet mentionne plus loin, mais qu’il n’a pas vue et dont il n’affirme pas l’existence, par laquelle il serait prouvé que le parti de l’amiral et l’amiral lui-même, de concert, cette fois encore, avec le prince d’Orange, préparaient, deux mois avant la Saint-Barthélémy, un massacre des catholiques. Cette lettre aurait été saisie par Catherine, et elle s’en serait servie, ainsi que des paroles imprudentes que nous avons citées, pour faire naître dans l’imagination de son fils, aisément ébranlée, soit de vagues terreurs, soit des appétits conformes à son humeur nouvelle, et pour lui offrir dans un massacre sans péril et une sanglante compensation aux grandes batailles et aux scènes ardentes qu’il rêvait.

Le procès depuis longtemps instruit sur le rôle de Catherine dans le célèbre drame du 24 août 1572 trouve-t-il par ces documens sa conclusion dernière ? Nous n’oserions pas l’affirmer. D’abord on connaissait déjà une partie des témoignages sur lesquels M. Baschet s’appuie, car une au moins des relations vénitiennes qui traitent de la Saint-Barthélémy était imprimée dans la collection Alberi. De plus, les témoignages qu’invoque l’auteur ne sont pas nombreux, et ce n’est pas toujours la meilleure garantie de sûre information que d’avoir assisté aux épisodes qu’on raconte. Tout au moins faut-il reconnaître que M. Baschet a non-seulement donné un nombre très considérable d’informations entièrement nouvelles, mais encore contrôlé, en recourant aux originaux, celles qu’on avait déjà sur toutes les questions se rattachant de près ou de loin au souvenir de Catherine de Médicis. Désormais l’historien ne pourra négliger de consulter son livre.

Une bonne partie du volume est consacrée à Philippe II d’Espagne, dont il semble que les ambassadeurs vénitiens aient étudié la physionomie politique avec un soin tout particulier. L’éditeur et l’auteur ont ajouté à l’intérêt des documens qui concernent le démon du midi en les illustrant par le fac-similé d’une longue lettre d’Antonio Perez couverte de notes marginales écrites de la main de Philippe II ; c’est avec cette infatigable assiduité que le fils de Charles-Quint, du fond de son cabinet, s’efforçait encore de gouverner ses nombreux états et de régenter l’Europe, et la vue de si incontestables témoignages facilite singulièrement l’intelligence des textes, en faisant revivre les temps et les figures historiques.

Nous n’avons rien dit de Louis XII et de François Ier, sur qui M. Baschet a rapporté de nombreuses relations vénitiennes, et rien non plus de la brillante série des papes Jules II, Léon X, Clément VII, Sixte-Quint, successeurs d’Alexandre VI Borgia. Et pourtant que de traits vivement saisis dans cette série de figures animées ! par exemple cette simple note de Leonardo Donato au sortir d’une audience de Clément VIII : Simulator maximus, et ce mot de Léon X précieusement conservé par Marino Giorgi : « profitons de la papauté, puisque Dieu nous l’a donnée ! » et cette énergique expression de l’ambition indomptable de Jules II : « le pape veut être maître et seigneur du jeu du monde ! » En vérité, chaque page du livre de M. Baschet offre quelque trait semblable ; bien plus, grâce à l’authenticité des documens, à la précision des indications diverses, chacune exhale comme une senteur de cet âpre XVIe siècle, admirablement décrit par les diplomates vénitiens.


A. GEFFROY.


AMERIQUE LATINE.

Recueil complet des Traités, Conventions, Capitulations et autres actes diplomatiques de tous les états de l’Amérique latine, depuis l’année 1493 jusqu’à nos jours, précédé d’un Mémoire sur l’état actuel de l’Amérique, par M. Carlos Calvo ; 3 vol. Paris, chez Durand, 1862.


Ce ne serait peut-être pas absolument une fantaisie paradoxale à un certain point de vue de dire que notre histoire contemporaine, surtout depuis quelques années, est un grand cours de géographie. Elle nous promène sans trêve et sans repos de l’orient à l’occident, du nord au midi, des contrées asiatiques aux régions du Nouveau-Monde, et c’est le plus souvent à la lumière d’événemens imprévus que recommence et se poursuit hâtivement cette étude de l’univers. Tant que la politique se renfermait dans un certain cercle occidental et restait en quelque sorte une œuvre d’initiés, on s’accoutumait presque à ne connaître les événemens que par leurs résultats, par le retentissement du choc des armées, ou par quelque traité retraçant des frontières, disposant arbitrairement des peuples et de leur sol. Tout au plus y avait-il quelques explorateurs de la diplomatie et de la science allant plus loin, et mesurant dans leur étendue tous ces théâtres où s’agite le drame mystérieux de la vie universelle. Aujourd’hui l’horizon s’agrandit, le monde entier se déroule, et ce sont les guerres, les conflits de la politique, les aventures de la civilisation, les nécessités d’un commerce gigantesque, qui, en touchant à tous les intérêts, en stimulant les esprits, deviennent de grands maîtres de géographie et d’histoire. Nous sommes des Christophe Colomb improvisés qui découvrons l’Inde anglaise au bruit d’une formidable insurrection, la Chine au bruit de la prise de Pékin par nos armes, la Crimée et l’Italie elle-même à l’éclat de deux grandes guerres. Demain ce sera le Monténégro, l’Herzégovine, la Serbie et Belgrade, le monde slave ou le monde oriental ; aujourd’hui c’est le Mexique et l’Amérique latine, et c’est aussi l’Amérique du Nord avec ces immenses espaces où s’agite la guerre civile. Notre cours de géographie continue et se poursuit partout. Il faut bien savoir ce que sont ces pays où se débattent des questions si nouvelles et souvent si étranges, ce que sont ces races avec leurs mœurs, leur nature, leur histoire, leur organisation et tout ce qui sert à expliquer les événemens contemporains.

Peut-être vaudrait-il mieux ne pas se laisser devancer par les événemens et faire un cours de géographie moins précipité, moins agité par des sommations imprévues. On y perdrait sans doute le plaisir de la surprise et de la découverte ; la politique y gagnerait de marcher d’un pas plus ferme sur un terrain mieux connu et mieux défini. On n’aurait point, comme cela arrive trop souvent, à découvrir l’Amérique espagnole et le Mexique le jour où une armée européenne se trouve obligée de faire une halte de quelques mois dans une ville dont le nom était hier inconnu. Pour ceux qui ont la prétention de suivre la marche de la politique, il n’est plus permis aujourd’hui de fermer les yeux sur ce mouvement des choses et sur ces innombrables théâtres où se livrent les combats de la civilisation morale et matérielle. C’est justement à ce besoin intime et profond de notions plus étendues et plus sûres que répond un livre de M. Carlos Calvo, un livre de science et d’érudition où se condensent bien des faits ignorés de la politique intérieure et extérieure du Nouveau-Monde. Représentant officiel du Paraguay a Paris et à Londres, chargé de défendre plus spécialement les intérêts souvent obscurs d’une république qui n’est petite que par son rôle et par ses destinées jusqu’ici, M. Carlos Calvo rend à l’Amérique du Sud tout entière, à l’Amérique latine, comme il l’appelle, le service signalé de faciliter l’intelligence de son développement traditionnel, de rassembler les élémens de son histoire diplomatique à l’époque coloniale, au temps des luttes de l’indépendance, et dans cette période plus récente qui date de l’émancipation définitive des anciennes possessions espagnoles transformées en républiques. L’histoire est complète ; elle remonte à la bulle fameuse du pape Alexandre VI qui consacrait la domination des rois catholiques dans le Nouveau-Monde, elle ira jusqu’aux actes les plus récens, et elle est précédée d’un tableau aussi net que substantiel de l’Amérique du Sud dans sa constitution actuelle, dans son mouvement croissant et dans ses rapports de toute nature avec l’ancien monde.

Ce n’est pas tout à fait sans raison assurément que l’auteur se plaint de l’ignorance où l’on vit dans notre monde ancien de tout ce qui se passe au-delà de l’Atlantique, et cette ignorance, il l’attribue à des causes diverses, — à ce qu’il y a de généralement superficiel dans l’enseignement européen sur l’histoire et la géographie de l’Amérique, à l’absence d’organes spéciaux qui s’occupent sérieusement d’éclairer l’Europe sur ses intérêts réels en lui faisant connaître le développement rapide de ces contrées nouvelles, et enfin aux récits fantastiques de quelques voyageurs qui défigurent la réalité » L’auteur pourrait ajouter une autre cause, les guerres civiles, qui, par leur fatigante mobilité, obscurcissent tout en même, temps qu’elles jettent des élémens incessans de perturbation dans les rapports de l’ancien monde avec le nouveau. Et cependant il est certain qu’il n’est pas pour la civilisation de théâtre comparable en richesse et en immensité à ce vaste continent de l’Amérique latine, qui a une étendue de 390,460 milles carrés géographiques, où il y a un empire, le Brésil, aussi grand que l’Europe, où cette république avec laquelle nous sommes en guerre, la république mexicaine, est deux ou trois fois plus étendue que la France, et où le plus petit état a le territoire d’un royaume très respectable. De plus, s’il est bien vrai qu’il y ait une immense et choquante disproportion entre cette étendue territoriale et la population, qui pour toute l’Amérique n’est pas de beaucoup supérieure à celle de la France, s’il y a une singulière incohérence dans cette population, si les guerres civiles, sans cesse renouvelées, sont aussi funestes aux intérêts qu’à la formation d’un ordre politique régulier, il n’y a pas à s’y méprendre, il ne s’accomplit pas moins dans ces contrées agitées un mouvement de civilisation croissant d’année en année, se manifestant sous toutes les formes, et ici les chiffres ont leur éloquence. En réalité, à n’observer que ce signe, le commerce sud-américain s’est développé depuis quelques années dans des proportions imprévues ; il s’est élevé récemment, pour l’ensemble des états indépendans de l’Amérique du Sud, à plus de 2 milliards de francs. Ce qu’il y a de caractéristique d’ailleurs, et ce que M. Calvo met justement en lumière, c’est la part croissante de la France dans ce mouvement d’échanges. Un jour, il y a onze ans, à l’occasion d’une intervention dans le Rio de la Plata, un homme d’état d’un esprit lumineux et pénétrant, M. Thiers, signalait dans l’assemblée législative de cette époque l’importance particulière des relations de la France avec l’Amérique du Sud, non-seulement au point de vue du chiffre du commerce, qui était dès lors de 150 millions, et qu’il considérait comme devant s’élever à 200 millions, mais encore au point de vue de la navigation. Il montrait la marine marchande française n’ayant qu’un rôle très secondaire dans les relations commerciales avec les États-Unis, et ayant au contraire la première, la plus grande place dans les relations avec l’Amérique du Sud. « Il y a donc un avenir immense ! » ajoutait l’orateur.

Ce qui semblait une utopie à cette époque est moins que la réalité aujourd’hui et les prévisions de M. Thiers ont été dépassées. Ce n’est pas le chiffre de 200 millions qu’a atteint en dix ans le commerce de la France avec l’Amérique, c’est le chiffre de 458 millions ! Il avait pourtant commencé humblement : il était en 1825 de 12 millions. Le commerce français s’est partout accru rapidement en Amérique, dans le Rio de la Plata, au Pérou, au Chili, au Brésil, et, chose plus remarquable, il a dépassé en certains pays le commerce anglais lui-même. À quoi tient cet accroissement du commerce français, partout sensible, excepté au Mexique, où il y a eu au contraire une diminution, suite inévitable de la décomposition du pays ? Il y a sans doute l’affinité de civilisation, de mœurs, de race, d’éducation ; mais en même temps M. Calvo n’hésite pas à signaler comme une des causes de ce progrès l’esprit de ménagement et de conciliation dont la France se montre animée dans ses relations avec l’Amérique, une politique plus humaine, moins violente pour les états faibles que n’est d’habitude la politique de l’Angleterre. Voilà des faits qui ne sont point à négliger, qu’il faut peser au contraire dans ce qu’ils ont de moral et de matériel, quand il s’agit des relations de la France avec le Nouveau-Monde, quand on se trouve conduit à cette nécessité extrême des interventions, des réclamations.

Les interventions, les réclamations, les demandes d’indemnités,’c’est là, il faut le dire, le cauchemar permanent de l’Amérique du Sud, et plus d’un Américain a songé à provoquer la formation d’une sorte de confédération de tous les états du Nouveau-Monde, ne fût-ce que pour créer une force défensive suffisante et opposer une résistance commune aux pressions périodiques de l’Europe. Qu’il y ait parfois quelque exagération et quelque péril dans ce système, qui tend à faire peser de si sévères responsabilités sur les gouvernemens sud-américains, qu’il y ait des abus dans ces demandes d’indemnités qui se sont multipliées, cela est bien possible ; mais il y a pour rassurer et désarmer l’Europe un moyen bien plus simple que tous les projets de résistance et les combinaisons d’un droit nouveau américain, c’est de créer enfin un ordre régulier où tous les intérêts nationaux et étrangers soient garantis, où les relations des deux continens soient à l’abri de ces violentes secousses qui se reproduisent trop souvent, et où les seules interventions possibles soient celles du travail, de l’industrie, des immigrations allant du vieux monde dans le nouveau pour y porter et y féconder les germes de la civilisation. Cet avenir est, je crois, celui qu’entrevoit patriotiquement M. Calvo, et c’est déjà s’y préparer que de montrer par l’étude du passé comment l’Amérique du Sud a cheminé jusqu’ici dans cette voie laborieuse et difficile des révolutions politiques et diplomatiques.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.


  1. Un volume grand in-18 ; Paris, 1862.
  2. La Diplomatie vénitienne. Les Princes de l’Europe au seizième siècle, par M. Armand Baschet. Plon, 1862.
  3. M. Baschet en a consigné les premiers résultats dans les Archives de la sérénissime république de Venise, Souvenirs d’une mission. (Paris 1857.)
  4. Guichardin politique et homme d’état, l vol. in-8o. Durand, 1862.