Essais et Notices, 1863/Histoire de France par M. Trognon

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G. B.
Essais et Notices, 1863
Revue des Deux Mondes2e période, tome 45 (p. 253-256).


Histoire de France, par M. Auguste Trognon[1].


L’auteur de ce livre rappelle, au début de sa préface, qu’il a publié, il y a environ quarante ans, des travaux d’histoire. On ne l’a pas tant oublié qu’il le suppose ; on se souvient que M. Auguste Trognon faisait partie de cette élite de jeunes gens qui s’élançaient alors avec tant d’ardeur dans toutes les routes ouvertes à l’activité de l’esprit. Jamais génération n’entreprit de plus grandes choses et n’eut tant d’espérance de les voir s’accomplir. Sans parler de la liberté politique, qu’on pensait bien avoir conquise pour toujours, on voulait d’un coup créer une philosophie nouvelle, rajeunir, la poésie, renouveler l’histoire. De toutes ces entreprises si hardiment tentées, plusieurs ont, hélas ! tout à fait échoué, d’autres n’ont qu’à moitié, réussi ; mais il en est une au moins dont le succès a été complet. Nous avons changé la façon de comprendre et d’écrire l’histoire. Retrempée à l’étude des sources, l’histoire y a puisé une intelligence plus vraie du passé, elle y est devenue plus originale et plus vivante, et l’on peut affirmer que cette grande réforme sera, aux yeux de la postérité, le plus beau titre de gloire de notre littérature.

M. Trognon, dans ce travail, avait été l’un des ouvriers de la première heure. Détourné par des fonctions délicates, et qui réclamaient tout son temps, il revient, après plus de trente ans, à ces études de sa jeunesse, et donne au public les deux premiers volumes d’une histoire de France. Ce n’est point une œuvre d’érudition, elle n’a pas la prétention d’être savante, elle n’affecte pas des airs de nouveauté. M. Trognon avoue franchement qu’il a profité des travaux des autres, quand il les a trouvés bons. Il a lu MM. Guizot, Michelet ; il a pris son bien chez eux sans scrupule. Le seul mérite qu’il s’attribue, c’est d’avoir résumé tous leurs travaux, et de les présenter réunis dans un cadre restreint. Ce n’était pas une petite affaire. Depuis que l’histoire est en faveur, l’activité des érudits s’est portée vers elle ; chaque époque a été étudiée avec soin, et il n’est pas un fait de quelque importance qui n’ait été l’objet de savantes recherches. Aussi peut-on dire que, pour ceux qu’attire principalement l’histoire générale, la route est encombrée de matériaux de tout genre. L’esprit risque de se perdre au milieu de cette abondance, et réclame quelques travaux d’ensemble qui l’aident à s’y reconnaître. C’est une œuvre de cet ordre que M. Trognon a voulu écrire. Il a borné ses prétentions à être utile, et il n’est pas douteux qu’il n’y ait réussi.

Le sujet d’abord y est bien circonscrit, et l’ouvrage ne remonte pas trop haut. C’est un grand mérite, aujourd’hui surtout, car il y a des écrivains qui ont tellement la manie d’être complets que, lorsqu’ils veulent faire l’histoire d’un pays, ils parlent d’abord de sa formation géologique, et remontent plus haut que la création de l’homme. C’est une grâce qu’ils nous font que de vouloir bien descendre au déluge. Pour M. Trognon, l’histoire de France ne commence qu’avec l’arrivée des Francs. Après quelques pages très fermement écrites sur les transformations du régime municipal en Gaule à cette époque et les conséquences de l’établissement du christianisme, M. Trognon se jette résolument dans le tumulte des invasions et au milieu de cette mêlée confuse d’événemens sans importance qui composent l’histoire des fils de Clovis. Cette partie est très sagement traitée, et les faits y sont racontés avec toute la netteté que le sujet comporte. Ce n’est pas sa faute, si elle n’est pas plus intéressante, et il faut s’en prendre à l’époque même plus qu’à celui qui la raconte. Si Augustin Thierry est parvenu à faire lire avec tant d’agrément ses récits des temps mérovingiens, c’est que, par la facilité du plan qu’il s’était tracé, il pouvait ne prendre que quelques épisodes de cette histoire, choisir ceux qui lui semblaient pouvoir intéresser le public, et surtout les raconter en détail, car ce sont les détails qui donnent la vie à un récit. Mais quand on n’écrit qu’un résumé et qu’on est forcé de s’en tenir aux choses importantes, quand, par la loi même de son ouvrage, on s’impose le devoir de renoncer à mentionner ces petits faits qui peignent les hommes et les époques, il faut bien s’attendre à une peinture moins vivante, à un ouvrage moins attrayant. Est-il possible d’ailleurs de prendre un intérêt bien vif à des temps si peu semblables aux nôtres, et quelle sympathie peut nous attacher à des personnages qui n’ont rien de nos passions ni de nos mœurs ? Ce passé de la France n’appartient pas à la France même ; toute cette barbarie nous est étrangère, et il ne nous semble pas qu’aucun des élémens qui constituent notre société soit venu de là.

La France d’aujourd’hui ne commence véritablement qu’avec la langue française, c’est-à-dire vers le XIe siècle, à l’avènement de la troisième race. Dès ce moment, nous nous reconnaissons dans le passé, et nous démêlons dans les personnages qui occupent la scène les traits de notre caractère national. Cependant entre eux et nous il y a encore de grandes différences. Notre société est sortie de celle du moyen âge, mais en la reniant ; les croisades et la chevalerie sont assurément de belles choses, mais ce sont des choses bien mortes. M. Trognon n’essaie pas de les ressusciter ; il n’a pas pour le moyen âge cette passion aveugle qu’on a quelquefois essayé de nous inspirer, et qui, Dieu merci, passe de mode. Il n’en dissimule pas les côtés faibles en même temps qu’il en dépeint avec plaisir les beaux momens. Un de ses récits les plus agréables à lire est celui du règne de saint louis. On voit que cette douce et sereine figure lui plaît, et qu’il veut la faire aimer. Il n’a pas de peine à y réussir, car, en dépit des siècles, saint Louis est encore un des souvenirs les plus populaires de notre histoire, et il n’y a pas de saint que nous tenions pour saint plus volontiers, sans avoir besoin pour cela de recourir à la volumineuse procédure qu’on mit douze ans à instruire avant de le canoniser.

Toutefois l’intérêt véritable de l’histoire de France commence pour nous quand se montrent les élémens dont est formée la France d’aujourd’hui, c’est-à-dire la bourgeoisie, avec les communes, le peuple, pendant la guerre de cent ans. M. Trognon a raconté cette dernière époque avec une émotion bien naturelle, et il fait, parfaitement voir d’où vint en ce triste moment le salut de la France. Tandis que beaucoup de grands seigneurs transportaient assez facilement leur hommage du roi de France au roi d’Angleterre, la bourgeoisie et le peuple ne se résignaient pas à la domination des Anglais. C’est en vain que le duc de Bedford voulait distraire Paris de ses regrets par l’éclat de ces fêtes auxquelles prenaient part, sans trop de scrupules, le duc de Bourgogne avec ses barons et toute la fleur de la chevalerie ; le peuple se tenait en dehors de ces fêtes de l’étranger, et, comme il ne lui était pas permis de se plaindre ouvertement, il exprimait à sa façon sa tristesse. « Les chroniques contemporaines, dit M. Trognon, nous apprennent ce qui alors même (août 1424) tenait attentif et ému le peuple de la capitale : c’était le spectacle lugubre de la danse macabre qui venait d’être importé des bords du Rhin. Pendant plus de six mois, une foule immense ne cessa de se porter sous les charniers du cimetière des Innocens pour voir la Mort, sous la figure hideuse d’un squelette entraînant dans le mouvement d’une ronde infernale les rois, les empereurs et les papes pêle-mêle avec les créatures les plus abjectes et les plus méprisables. Cette représentation horrible, mais saisissante, de l’égalité humaine devant la mort semblait être une consolation offerte aux souffrances inouïes de l’époque ; il n’y avait qu’un aussi sombre divertissement qui convînt à d’aussi cruelles misères. » Parmi ces misères, il n’y en avait pas qui parût plus lourde à ce peuple et qui lui pesât plus que d’être asservi à l’étranger. M. Michelet a fait remarquer que cette expression « un bon Français » date du XIVe siècle : le mot et la chose sont du même temps. C’est par une explosion de patriotisme populaire que la France alors a été sauvée. Tandis que la bourgeoisie faisait bravement son devoir à la cour du pauvre roi de Bourges à côté des seigneurs restés fidèles, que Jacques Cœur, le premier en date des banquiers patriotes, prodiguait son argent, que Bureau armait sa redoutable artillerie, que la population des villes s’illustrait par sa résistance héroïque à Orléans, le peuple des campagnes envoyait Jeanne d’Arc au secours de la France.

On doit un peu s’étonner qu’après avoir dépeint avec tant de sympathie ce grand mouvement populaire, M. Trognon se soit montré si dur pour Louis XI. « C’était, dit-il, un de ces tyrans qui mettent une très grande habileté à mal régner. » Je ne sais pas si, après avoir lu son histoire dans le livre même de M. Trognon, on sera disposé à se montrer aussi sévère pour lui. Au moins lui saura-t-on gré d’avoir rompu si franchement avec le passé et d’avoir aidé le moyen âge à mourir dans la personne de Charles le Téméraire, qui en était le dernier représentant. M. Trognon raconte de lui, au début de son règne, une aventure fort plaisante et qui ne serait pas déplacée dans le roman de Cervantes. C’était à l’époque où Je duc de Bourgogne, qui était venu conduire Louis XI à Paris, cherchait par son faste à éclipser son suzerain et conviait à des joutes et à des tournois les plus brillans chevaliers du royaume. Louis XI se tenait à l’écart de ces fêtes ; il n’y prit part qu’une fois et d’une façon très singulière : il se fit amener un homme d’armes sans nom, mais jouteur d’une force et d’une adresse sans pareilles dans les exercices de chevalerie ; après l’avoir à ses frais bizarrement équipé et bien payé, il se donna le plaisir de le voir, d’une fenêtre derrière laquelle il était caché, désarçonner et renverser par terre, les uns après les autres, les plus hauts seigneurs de la cour de Bourgogne, à qui avait appartenu jusque-là l’honneur de la journée. Dans cet étrange divertissement, Louis XI se montrait déjà tout entier. Il détestait la noblesse, qui lui contestait son pouvoir, se moquait de ses habitudes et de ses plaisirs, et il s’amusait à l’humilier en attendant qu’il pût l’abattre. Sans doute Louis XI n’est pas un roi chevalier, mais il ne me semble pas que ce soit à nous de lui en vouloir. Qu’à la cour de Bourgogne on se moquât de lui parce qu’il était vêtu d’un court habit et d’un vieux pourpoint de futaine grise, parce qu’il s’asseyait sans façon à la table de l’élu Denis Hasselin, son compère, et se rendait avec le peuple à la messe ou aux vêpres à Notre-Dame, parce qu’enfin, dégoûté de prendre pour ministres ces grands seigneurs qui avaient tant de fois trahi son père, il admettait à sa confiance des médecins et des barbiers, tous ces reproches ne sont pas de nature à lui faire beaucoup de tort parmi nous. En somme, ce roi des petites gens, ce grand et dur justicier qui laissa la France plus forte et plus unie, ouvre convenablement chez nous l’époque moderne.

C’est avec le règne de Louis XI que s’arrêtent les premiers volumes de cette histoire. Il faut espérer que les suivans ne se feront pas attendre, et que l’auteur conduira bientôt jusqu’au bout une œuvre sérieuse qui, sans afficher de prétentions, pourra rendre beaucoup de services.


G. B.
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V. de Mars
  1. 2 vol. in-8o ; Paris, Hachette.