Essais et Notices, 1863/Un nouvel ouvrage sur la Grèce

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Essais et Notices, 1863
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 752-760).


UN NOUVEL OUVRAGE SUR LA GRÈCE[1].


La Grèce a été depuis quarante ans l’objet des appréciations les plus contradictoires. Les uns lui ont prodigué le dithyrambe, les autres ne lui ont pas ménagé la satire : ses adversaires n’ont pas été moins passionnés que ses admirateurs. Ceux-ci la condamnaient à une décadence éternelle, ceux-là nous annonçaient déjà le retour prochain des jours de Thémistocle et de Miltiade. On reconnaît aujourd’hui que la vérité est entre ces exagérations. Depuis que les derniers événemens ont ramené sur la Grèce l’attention de l’Europe, on est porté à se prémunir contre les entraînemens du blâme aussi bien que contre ceux de l’enthousiasme, et à juger sans parti pris la situation morale et matérielle des Hellènes.

Un livre qui résume bien cet état de l’opinion est celui qu’a publié récemment Mme Dora d’Istria sous le titre d’Excursions en Roumélie et en Morée. Il y a là un tableau presque complet de la Grèce moderne. Animé d’un vif désir de se montrer impartial, l’écrivain a écouté les hommes de tous les partis et interrogé avec autant de soin les chevriers du Parnasse et les pâtres arcadiens que les députés et les ministres. Mme Dora d’Istria raconte ce qu’elle a vu dans les provinces comme à Athènes, dans la cabane des paysans comme dans les salons des Phanariotes. Elle évoque tour à tour, dans un style à la fois sérieux et pittoresque, les traditions de la mythologie, les souvenirs de l’histoire, les beautés de la nature. Il y a dans son livre des faits et des idées, de l’imagination et de la statistique, de la politique et de la poésie. Elle sait décrire et admirer ces montagnes dont les pentes grisâtres se parent le soir des teintes changeantes de l’azur, de la pourpre et de l’améthyste, ces franges d’argent liquide qui couronnent les crêtes radieuses, ces étoiles dont les froides régions de l’ouest ignoreront toujours l’éclat, ce pays favorisé du ciel où « l’îlot le plus stérile, noyé dans un or transparent, a l’air d’un séjour digue des habitans de l’Olympe, » et en quittant le rivage de l’Attique elle se souvient du chœur de la Médée d’Euripide : « Ô heureux fils d’Érechthée, fortunés enfans des mortels, vous qui marchez dans un air pur, plein de lumière et de clarté ! »

La Grèce ne se plaindra point d’être observée ainsi. C’est avec un respect religieux que Mme Dora parle de cette nation qui a laissé de si grands souvenirs. Persuadée que les idées libérales sont les seules capables de régénérer l’Orient, elle est également convaincue qu’avec les qualités dont ils sont doués, les Grecs peuvent, s’ils le veulent, triompher de tous les obstacles qui entravent encore le développement de leur prospérité. Elle a trouvé chez eux « un goût pour l’instruction fort rare dans l’Europe orientale, un amour sincère de la patrie, un vif désir de mériter les sympathies du monde civilisé, une foi inébranlable dans l’avenir. » En se reportant à ce qu’était la Grèce à la fin de la guerre de l’indépendance, l’on ne peut, à vrai dire, s’empêcher de reconnaître que peu de pays ont fait en si peu de temps d’aussi rapides progrès. Quand les Turcs l’évacuèrent le 1er avril 1833, Athènes n’offrait que des décombres. Ce n’était qu’une bourgade ruinée, comptant à peine quatre mille âmes. Aujourd’hui c’est une capitale avec deux mille maisons et vingt mille habitans. Le Pirée était comblé, pas une cabane ne s’élevait sur ses rives, et c’est aujourd’hui l’une des plus importantes stations des mers orientales. Sept mille bateaux portant le pavillon de tous les peuples maritimes y abordent chaque année, et le port n’est pas moins animé qu’au temps de Thémistocle. Le voyageur cherchait en vain l’emplacement où fut Sparte, et Sparte, relevée en 1840, est maintenant le chef-lieu de la nomarchie de Laconie. Patras, Argos, Missolonghi, Nauplie, sont sorties de leurs ruines. La population du royaume, qui ne s’élevait en 1834 qu’à 612,000 habitans, en compte à présent 1,200,000, et les dernières statistiques comparées ont établi ce fait curieux que de tous les pays de l’Europe, c’est la Grèce où l’accroissement de la population se fait dans la proportion la plus considérable. La marine marchande des Hellènes joue un rôle important dans les ports de la Mer-Noire et dans les échelles du Levant. En 1838, la Grèce possédait 3,260 navires ou barques de toute grandeur, jaugeant ensemble 88,500 tonneaux. Elle a maintenant 4,000 bâtimens de commerce ou de pêche mesurant 300,000 tonnes et portant 27,000 matelots. En dix-sept années, de 1845 à 1862, les revenus publics avaient augmenté de 68 pour 100. Le mouvement de la marine marchande atteste les sérieux progrès du commerce. Les exportations, qui en 1844 s’élevaient à 10 millions de drachmes (la drachme vaut environ 97 centimes), avaient atteint en 1857 le chiffre de 30 millions de drachmes. L’instruction, qui est gratuite pour l’enseignement primaire comme pour l’enseignement secondaire, s’est répandue dans une proportion étonnante. D’après une statistique de 1860, la Grèce comptait dans ses nombreuses écoles près de 60,000 élèves des deux sexes. Un peuple chez qui l’éducation est aussi populaire, le goût de la littérature aussi enraciné, qui a pour l’étude, pour le commerce, pour la navigation une aptitude si remarquable, qui jouit de tous les bienfaits et de toutes les garanties d’une organisation communale essentiellement démocratique et d’une constitution où sont inscrits tous les principes et toutes les libertés modernes, un pareil peuple tient à coup sûr une noble place dans cet Orient que la civilisation européenne semblait avoir abandonné.

Assurément il y a beaucoup d’ombres à ce tableau, et la Grèce est loin d’avoir encore justifié toutes les espérances que l’Europe a placées en elle. La mauvaise administration des finances a paralysé les ressources indigènes, l’industrie est restée inactive, l’agriculture n’est pas sortie des voies de la routine, les terres arables du royaume sont évaluées à trois millions d’hectares, et il n’y en a pas la moitié de cultivées ; les sciences et les études pratiques ont été trop sacrifiées au goût de la politique et des belles-lettres, aucun chemin de fer ne sillonne le pays, et c’est à peine si l’on a construit quelques routes ; l’administration a toujours laissé à désirer, et le système constitutionnel n’a pas fonctionné sans entraves ; des questions d’intérêt personnel, de stériles intrigues, des discussions oiseuses se sont souvent produites. Qui donc pourrait s’en étonner ? Mme Dora d’Istria le fait remarquer avec raison, il n’est aucune nation de l’Occident qui n’ait cherché péniblement sa voie avant d’entrer en possession de ses libertés, et les Anglo-Saxons des deux mondes, dont on cite perpétuellement l’exemple, ont eu sous ce rapport autant d’épreuves à subir que les races les plus turbulentes du midi.

Si l’on veut être juste, on reconnaîtra d’ailleurs que peu de pays ont passé plus facilement que la Grèce de l’absolutisme au système constitutionnel. Après avoir vécu sous le régime républicain depuis la guerre de l’indépendance jusqu’en 1832, sous celui de la monarchie absolue de 1832 au mois de septembre 1843, la Grèce a obtenu le 30 mars 1844 une constitution modelée presque en tout point sur la charte française de 1830. Cette grande réforme s’accomplit sans l’effusion d’une goutte de sang. Jamais révolution ne fut plus calme, plus pacifique ; de tout le mouvement d’un peuple unanime, il ne resta guère d’autre trace que le mot constitution, écrit par dix mille mains sur les murailles de marbre de la résidence royale. Égalité devant la loi, inviolabilité de la liberté individuelle, du domicile, de la propriété, liberté de la presse et de l’enseignement, tels sont les droits acquis au citoyen hellène. « Lois constitutionnelles, salut ! s’écrie dans un élan lyrique le poète Alexandre Soutzo. Vous étiez mystérieusement gravées dans le cœur de tous les Grecs ; mais vous attendiez pour briller au grand jour les rayons du 3 septembre, comme ces écritures cachées qui n’apparaissent qu’au contact de la flamme. Saintes lois, vous êtes éternelles ! Nées dans le Jardin sacré d’Épidaure, scellées du sang de nos héros, vous êtes désormais l’évangile politique de la Grèce. »

En vertu de la constitution de 1844, le roi exerce, avec un ministère responsable, le pouvoir exécutif ; il partage le pouvoir législatif avec les deux chambres. Les députés sont élus pour trois ans. Ils reçoivent pendant la durée de leurs travaux une indemnité mensuelle de 250 drachmes, et ils doivent être au moins quatre-vingts. Les sénateurs sont nommés à vie par le roi, qui peut élever leur nombre à la moitié de celui des députés, et leurs attributions sont à peu près les mêmes que celles de notre ancienne chambre des pairs. Ce n’est pas seulement une charte que la Grèce nous a empruntée ; la plupart de ses institutions sont imitées des nôtres. Elle possède un conseil d’état, une cour des comptes. Le code français forme la base de la législation et de l’organisation judiciaire. Il y a une cour de cassation (aréopage), deux cours d’appel, dix tribunaux de première instance, trois tribunaux de commerce, des justices de paix, des cours d’assises et le jury. Au point de vue de l’administration locale, on retrouve notre division en départemens, en arrondissemens, en communes ; au point de vue de l’enseignement, nos écoles normale, polytechnique, militaire, navale. Comme en France, le suffrage universel est la source des pouvoirs qui régissent la commune, et dès qu’ils ont atteint l’âge de vingt-cinq ans, tous les membres qui la composent jouissent du droit d’électeur.

Malgré ces emprunts faits à nos mœurs et à nos lois, la renaissance de la Grèce a cela de caractéristique que la nation ne néglige rien pour se rattacher à son passé glorieux et pour évoquer les souvenirs qui ont été la cause la plus efficace de sa régénération. Ainsi reçoivent un éclatant démenti les doctrines d’un ingénieux publiciste allemand qui s’imaginait avoir découvert qu’il n’existait plus de Grecs. Par leurs qualités et par leurs défauts même, les Hellènes ont protesté contre le sophisme de M. Fallmerayer. Des héros se sont montrés qui auraient été reconnus pour les fils de la Grèce à Salamine et à Mycale, et M. de Chateaubriand a pu dire : « Le mépris n’est plus permis là où se trouve tant d’amour de la liberté et de la patrie ; quand on est perfide et corrompu, l’on n’est pas si brave. Les Grecs se sont refaits nation par leur valeur ; la politique n’a pas voulu reconnaître leur légitimité : ils en ont appelé à la gloire. » Ce n’est pas seulement au moral, c’est au physique qu’ils conservent le type traditionnel de leurs ancêtres. L’auteur de la Grèce contemporaine, qui ne peut être accusé d’un enthousiasme exagéré, constate que la race grecque n’a que fort peu dégénéré, que ces grands jeunes gens à la taille élancée, au visage ovale, à l’œil vif, à l’esprit éveillé, qui remplissent les rues d’Athènes sont bien de la famille qui fournissait des modèles à Phidias. M. Cyprien Robert, M. Alfred Maury, M. Beulé, tous les hommes qui ont visité la Grèce et y ont fait de sérieuses études ethnographiques se plaisent à signaler les analogies qu’un observateur impartial ne peut manquer de reconnaître entre la Grèce ancienne et la Grèce actuelle. On retrouve chez les Hellènes l’intelligence, la vivacité, la mobilité d’impression de leurs aïeux, et parmi les reproches que l’on fait a leur caractère, il n’en est pas un seul qui n’ait été adressé à leurs ancêtres. Cette versatilité qui les fait s’exalter tantôt pour une puissance et tantôt pour une autre, cette ambition ardente qui a produit ce qu’on appelle en Grèce la grande idée, cet esprit entreprenant qui ne tient pas compte des obstacles, ne sont-ce pas là des souvenirs vivans du passé, et ne pourrait-on pas appliquer aux Athéniens du XIXe siècle le portrait que traçait Thucydide : « Il y a un peuple qui ne respire que les nouveautés ? Prompt à concevoir, prompt à exécuter, son audace passe sa force. Dans les périls où il se jette souvent sans réflexion, il ne perd jamais l’espoir ; naturellement inquiet, il cherche à s’agrandir au dehors ; vainqueur, il s’avance et suit sa victoire ; vaincu, il n’est point découragé. Pour les Athéniens, la vie n’est pas une propriété qui leur appartienne, tant ils la sacrifient aisément à leur patrie. Ils croient qu’on les a privés d’un bien légitime toutes les fois qu’ils n’obtiennent pas l’objet de leurs désirs. Ils remplacent un dessein trompé par une nouvelle espérance. »

Que de détails dans la vie athénienne d’aujourd’hui rappellent l’Athènes des siècles passés ! Comme au temps d’Aristophane, l’agora est le théâtre sur lequel le peuple athénien donne un libre cours à ses passions vives et mobiles, à son caractère, qui passe si rapidement de l’admiration à la critique et de l’enthousiasme à l’ironie. Dans ce carrefour, formé par la jonction de la rue d’Hermès et de la rue d’Éole, où se réunissent toutes les classes de la société, où le prolétaire, usant des libertés de la langue grecque, peut sans crainte tutoyer le plus grand personnage et l’appeler frère, άδελφέ, quelle activité de discussion, quelle verve satirique, que de groupes passionnés, quelle volubilité de langage ! Députés, sénateurs, militaires, publicistes, ouvriers, tout le monde s’occupe de politique avec passion. Les débats littéraires ne sont pas moins bruyans. Chaque année, l’académie d’Athènes ouvre un concours poétique, et elle décerne un prix fondé par l’opulent patriote Rhallis pour l’œuvre la plus remarquable par l’invention et la pureté du style. Le nom du vainqueur est annoncé le 25 mars, anniversaire de la proclamation de l’indépendance hellénique. Ce jour-là, duelle animation dans la ville ! que de controverses sur le mérite des concurrens ! quelle attention, quel silence lorsque le président de l’académie fait connaître le résultat de la lutte ! quels applaudissemens quand la couronne de laurier se pose sur le front victorieux ! En Grèce, le poète accomplit la mission tracée par Horace, il embellit l’existence du pauvre, il charme et il console ; inopem solatur et œgrum. « Que de fois, dit un écrivain à qui la Grèce est bien connue, M. Yéméniz, et dont la Revue a publié quelques études, que de fois, pendant mes courses dans l’intérieur du pays, n’ai-je pas entendu des artisans, des marchands, des voyageurs de la plus médiocre apparence, déclamer à tour de rôle les plus belles tirades de quelque récent poème ! » Les chants populaires de M. Rhangabé, la Voyageuse, le Courrier, le Départ, sont redits dans tous les villages et sur tous les chemins de la Grèce « par les aveugles qui mendient, par les klephtes qui chassent, par les pâtres nonchalans qui rêvent. » Le culte de la littérature n’est pas seulement une passion pour les Hellènes, c’est l’accomplissement d’un devoir de patriotisme. Sentant qu’ils doivent à leurs aïeux la résurrection de leur patrie, ils ont voulu, comme par reconnaissance, en faire revivre l’antique langage. Ils débarrassent chaque jour leur idiome des locutions étrangères et des empreintes barbares qui le défiguraient, et si ce mouvement continue encore quelques années dans les proportions qu’il a prises depuis la fin de la guerre de l’indépendance, la langue d’Homère et de Platon, la plus belle, la plus riche, la plus musicale qu’on ait parlée sous le soleil, redeviendra une langue vivante qui aura reconquis, comme par miracle, toute sa splendeur et toute sa pureté.

Tragédie, comédie, histoire, satire, tous les genres de littérature en Grèce cherchent leur unique inspiration dans le sentiment national et populaire, et la pensée qui a guidé tous les écrivains pourrait se résumer par ces strophes de M. Rhangabé : « Souviens-toi que la Grèce est le cadavre sacré d’une morte à laquelle il faut rendre la vie. C’est une énorme pierre précieuse qui est tombée dans l’abime, et que tu dois, à force de travaux et de sueurs, reporter à la haute cime d’où elle est détachée. C’est un sol sacré, où le pied du passant distrait glisse à chaque pas dans le sang des martyrs, une terre pleine d’espérances qui renferme un germe fécond. Si tu t’es donné pour mission de replacer sur le front de la Grèce ses antiques lauriers, heureuse et digne d’envie la ville qui t’a vue naître ! heureuse et digne d’envie la mère qui t’a donné le jour ! »

Cette tendance générale de la littérature hellénique n’a peut-être pas été étrangère aux graves événemens dont le récit termine l’ouvrage qui a provoqué ces réflexions. On sait quelles difficultés la Grèce a traversées avant de trouver un nouveau monarque. Le pays a été livré à des agitations aussi stériles que dangereuses, et, pour le préserver d’une catastrophe, il n’a fallu rien moins que l’entente parfaite des trois cours protectrices et leur sincère désir de substituer aux anciennes rivalités des idées de conciliation et de désintéressement. Le royaume hellénique ne doit plus être, comme il le fut au commencement de son existence, le terrain d’influences étrangères qui avaient, entre autres inconvéniens, celui de trop souvent associer à de mesquines intrigues parlementaires le nom des grandes puissances. L’histoire de ces trois partis anglais, français et russe, ayant leurs journaux, leurs hommes d’état, leur système, serait presque l’histoire de la Grèce depuis qu’elle est constituée en un état indépendant. Il existe dans une pièce de M. Rhangabé, les Noces de Koutrouli, un chœur célèbre, celui des Influences, αί Επρροαί, où le poète prête un ingénieux langage à l’Angleterre, à la France et à la Russie, promettant tour à tour leur appui à un Grec affamé du pouvoir. C’est d’abord l’Influence russe qui parle : « Ô toi qui as mis un pied tremblant sur l’échelle du pouvoir, je te tends la main. Ne cherche pas d’autres secours. Géant couché sur les glaces, ma puissance embrasse le levant et le couchant ; l’astre polaire est un diamant de ma couronne, mon pas fait craquer les glaciers de l’Oural, et mon souffle fait naître les tempêtes hyperboréennes. L’hiver aux sourcils neigeux veille aux portes de mon empire et en ferme l’accès. Ces portes laissèrent un jour passer les bravés de l’Occident ; mais elles se refermèrent sur eux, et ils restèrent ensevelis sous un linceul immense. Ô mortel épris de la gloire, à genoux ! Adore et chante hosanna ! Baise le talon de ma sandale ! Tends ton dos courbé, afin que le knout, aux angles crochus, y découpe d’étroites lanières ! À ce prix, je te donnerai la puissance, tu seras le pasteur des peuples, tu posséderas l’émeraude et le saphir asiatiques ; des ruisseaux d’or jailliront autour de toi. »

Vient ensuite l’Influence anglaise. « L’Océan écumeux, dit-elle, porte la terreur de mon nom jusqu’aux limites de l’onde. Partout où la tempête déploie sur mer ses ailes humides, mon étendard flotte et resplendit comme un météore. Le léviathan, monstre terrible, est mon serviteur ; il couve le feu dans son sein et vomit la fumée ; il dompte pour moi les flots pressés contre ses flancs nerveux ; mes villes fortes s’élèvent jusque sur les confins du monde ; le canon proclame de sa voix d’airain mes lois protectrices. La panthère indienne rampe à mes pieds. J’ai asservi la matière et imprimé à la nature le sceau de mon intelligence. La liberté est à moi, elle siège à mes côtés. Heureux mortel ! soumets avec reconnaissance tes épaules à mon joug protecteur : tu seras esclave, je serai libre ; tu seras le pygmée, moi le géant, et si tu refuses les avantages de mon protectorat, je cours sur toi, boxeur invincible, et, les poings fermés, je t’enseignerai une sage soumission. »

C’est l’Influence française qui parle la dernière, et l’on voit facilement que c’est à elle qu’appartiennent les prédilections du poète. « Semblable, s’écrie-t-elle, au papillon qui vole de fleur en fleur, et qui aspire le parfum des unes, la rosée des autres, je m’élance vers tout ce qui est noble, grand et généreux. Je suis aussi parfois le coq ami des batailles : alors, debout sur les promontoires, je bats des ailes, j’annonce l’aurore aux peuples endormis, je leur chante l’hymne du réveil. À ma voix, les nations tressaillent et ressentent le frisson de la liberté. Donne-moi ta foi, je te donnerai en retour la torche qui dissipe les ténèbres de la superstition, une religion d’espérance et non de crainte, une philosophie souriante, le fil d’Ariane enfin qui conduit à la liberté. »

Bien que le parti français ait joué le rôle le plus important, et que son fondateur, Coletti, ait peut-être laissé la réputation de l’homme d’état le plus remarquable de la Grèce moderne, la France a été la première à conseiller aux Hellènes de s’inspirer d’une politique purement et exclusivement nationale. Depuis la fin de la guerre de Crimée, cette triple désignation de partis français, anglais et russe est tombée en désuétude. Il faut espérer qu’elle finira par être complètement oubliée, et que les Grecs n’auront plus d’autre pensée que la régénération de leur patrie par elle-même. M. Rhangabé l’a très bien dit dans l’un des chœurs de ses Noces de Koutrouli : « Celui qui ambitionne le pouvoir doit l’envisager non point comme le fruit de la ruse, ni comme un présent de l’étranger, mais comme la récompense du zèle patriotique. Qu’il ne déshonore pas la Grèce en traînant sa chlamyde aux pieds de l’étranger, ainsi qu’un mendiant ses haillons ! »

L’avenir de la Grèce dépend en effet de ses propres efforts. Les puissances lui ont tendu plusieurs fois une main généreuse. C’est à elle de marcher dans la voie qui lui a été ouverte, et de se montrer digne des sympathies qui lui ont été prodiguées. La conduite adoptée récemment par les trois cours est une nouvelle preuve de leur bienveillance. Dès que la candidature du prince George de Danemark s’est produite et a paru présenter de sérieuses garanties, elles l’ont recommandée aux Hellènes à titre de conseil amical, et lorsque la Grèce s’est prononcée, elles n’ont rien négligé pour faciliter par leurs bons offices l’avènement du règne nouveau. L’élection du 30 mars 1863 avait à peine eu lieu que les plénipotentiaires des trois puissances se réunissaient en conférence à Londres et déclaraient que les événemens accomplis ne sauraient altérer en rien la ferme intention de leurs gouvernemens de veiller d’un commun accord au maintien du repos, de l’indépendance et de la prospérité du royaume hellénique. Les engagemens contractés en 1832 avaient une portée générale ; ils survivaient à la dynastie bavaroise, et si les trois cours ne déclinaient aucune des obligations résultant de leur protectorat collectif, de son côté le nouveau monarque assumait celles qu’avait prises la royauté déchue.

En même temps la conférence s’occupait d’une des questions les plus chères à la Grèce, celle des Iles-Ioniennes. Au moment où avait été posée la candidature du prince Alfred, le gouvernement anglais avait annoncé une résolution accueillie avec autant de satisfaction que de surprise. Comprenant que sa domination déguisée sur l’archipel ionien serait la pierre d’achoppement de son influence en Grèce, il se déclarait prêt à se dessaisir du protectorat, pourvu que cet abandon fût demandé par les septinsulaires et accepté par les puissances. En 1815, l’Angleterre avait semblé n’accepter qu’à regret ce protectorat. Elle l’avait offert à l’Autriche dans une conférence tenue pendant le congrès de Vienne entre les plénipotentiaires des cinq grandes cours, et l’opposition de la Russie avait seule empêché cette combinaison de prévaloir. On aurait alors incliné à proclamer l’indépendance absolue des sept îles ; mais elles n’étaient pas en mesure de se défendre par elles-mêmes, et à défaut d’un royaume hellénique, qui à cette époque n’existait pas, ce fut la Grande-Bretagne qui fut investie du protectorat par un traité signé à Paris le 5 novembre 1815. Le nouvel état reçut en 1817 une constitution qui fonctionna d’abord d’une manière régulière ; mais du jour où le royaume de Grèce fut créé, les veaux des Ioniens se tournèrent du côté des Hellènes, dont ils parlent la langue et dont ils ont les mœurs, la religion, les idées. Depuis lors, le gouvernement anglais ne régna plus que par la force. À la suite de l’insurrection de 1848, qui fut sévèrement réprimée, il avait essayé du système des concessions. Un décret du 22 décembre 1851 avait modifié dans un sens libéral la constitution de 1817, et les réunions du parlement ionien étaient devenues annuelles. L’opposition, au lieu de s’adoucir, ne fit que s’irriter. La mission de M. Gladstone en 1859 n’eut d’autre résultat que de rendre plus éclatante encore l’expression du vœu national.

Le rôle des lords hauts-commissaires était chaque jour plus difficile. Le parlement ionien ne se réunissait jamais sans réclamer l’annexion à la Grèce, et cette démarche provoquait immédiatement une ordonnance de dissolution de l’assemblée. Le cabinet de Londres a eu le mérite de reconnaître les devoirs que ses maximes de droit public lui imposaient en présence de cette situation, et lord Russell a écrit avec une noble franchise, dans une dépêche du 10 juin : « L’amour de l’indépendance dans l’union avec une race homogène a des droits à l’estime d’une nation qui se glorifié de son amour pour la liberté. C’est pour cela que, voulant fortifier la monarchie hellénique et satisfaire aux vœux fréquemment, quoique irrégulièrement exprimés dans les Iles-Ioniennes, le gouvernement de la reine a proclamé son intention de consentir à leur réunion à la Grèce. » De son côté, la cour de Danemark, dès qu’il fut question de la candidature du prince George, reconnut la nécessité pour ce prince d’apporter à ses nouveaux sujets l’annexion des sept îles comme don de joyeux avènement, et elle en avait fait une condition sine quâ non de l’acceptation de la couronne. Aussi la conférence de Londres a-t-elle étendu par anticipation à l’archipel ionien la garantie des frontières de la Grèce. Il a été convenu en outre, dans le protocole du 6 juin, converti depuis en traité que le roi George pourrait ne pas changer de religion, mais que ses successeurs devraient embrasser le rite oriental, qu’en aucun cas la couronne grecque et la couronne danoise ne pourraient se trouver réunies sur la même tête, enfin que les trois cours emploieraient leurs bons offices pour faire reconnaître le roi des Hellènes sous le nom de George Ier par tous les souverains et les états avec lesquels elles sont en relations.

Bientôt le nouveau monarque va paraître au milieu de ses sujets, qui attendent son arrivée comme le signal d’une ère de concorde et de pacification. Espérons que, si des voyageurs sympathiques à la Grèce, comme Mme Dora, la visitent encore, ils y trouveront de notables progrès accomplis. Rarement plus noble tâche fut dévolue à un jeune prince, et l’Europe pourrait répéter à George Ier cette belle parole de Cicéron : « Souvenez-vous, Quintius, que vous commandez aux Grecs, qui ont civilisé tous les peuples en leur enseignant la douceur et l’humanité, et à qui Rome doit les lumières qu’elle possède.


I. DE SAINT-AMAND.
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V. de Mars.
  1. Excursions en Roumélie et en Morée, par Mme Dora d’Istria ; Paris, Cherbuliez, 1863.