Essais et Notices, 1864/01

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est le vice secret de plus d’un talent applaudi pour telles qualités charmantes ou éclatantes. La virilité du génie est dans l’âme et dans l’esprit même, elle en est comme la sève essentielle ; c’est de là qu’elle passe dans l’œuvre de l’artiste et dans le style de l’écrivain. Elle leur donne la trempe dont ils ont besoin pour ne pas s’émousser dans le combat que doit soutenir contre l’indifférence, la critique et le temps l’œuvre qui s’expose aux hasards de la publicité. De quoi se compose-t-elle donc ? La reconnaître et la signaler est chose plus facile que de l’analyser. Pourtant on peut dire qu’elle est faite du plus pur de notre énergie : volonté, sentiment, raison. Qu’elle émane plus spécialement d’une de ces trois sources, ou qu’elle leur emprunte une triple vertu, elle existe avant de paraître, et se distingue vite de cette agitation extérieure derrière laquelle on ne rencontre que le vide ou le chaos. Entre la raison et la volonté, le sentiment est le trait d’union magique, le trait de feu qui complète le génie. Les premiers d’entre nos écrivains modernes, malgré leurs défaillances (et n’est-ce pas le sort des plus beaux talens d’en avoir ?), sont justement ceux-là qui, par l’action naturelle d’un sentiment vrai, quel qu’il fût, ont remué les fibres les plus intimes du cœur humain, celles qui vibrent toujours. Et au contraire les partisans violens de l’image, de l’effet théâtral, du bruit, de l’oripeau qu’on appelle antithèse, du masque et des caractères physiques, ont perdu déjà une partie de leur prestige. Il n’est pas question ici d’entrer dans telle ou telle théorie : qu’on se trompe quant aux faits ou aux dogmes, tant religieux que sociaux, le principe du génie est dans l’émotion, et non dans la nature même, dans la tendance de cette émotion. Qu’on chante les doutes du présent et les tristesses de l’humanité souffrante, ou les éclats et les colères de la liberté, qu’on ait les soupirs éloquens de l’élégie, le souffle lyrique ou le cri indigné de la satire ; que dans le roman on réponde avec une âme ardente aux plaintes et aux désirs du siècle en travail, ou que l’on gouverne impérieusement la passion avec une sobre et forte élégance, pour l’enfermer dans un cadre précis en évitant de l’altérer ; que dans la critique celui-là revendique les droits de la pensée et de la vie réelle étouffés sous les draperies de quelques œuvres, ou que celui-ci ressuscite un homme et un âge par mille détails ingénieux, avec une curiosité incessante et passionnée : tout est bon qui porte la marque de ce que Voltaire nommait en pareil cas le démon ; tout est bon qui dénote le sens et l’amour de l’activité morale dans quelqu’une de ses manifestations puissantes.

Il est une autre classe d’écrivains dont le génie est demeuré imparfait et comme atténué par un mélange de fantaisie puérile, bien qu’ils eussent reçu en partage des qualités peu communes ; il serait aisé d’en dresser la liste. Enfin il est plus d’un talent pour qui l’heure de la maturité n’est jamais arrivée et qui s’est arrêté dans une espèce d’adolescence littéraire vouée au culte des bagatelles. Pour nous, il ne s’agit pas d’établir que ces puérilités choquent dans un écrivain en qui plusieurs voudraient voir une manière de chef d’école et de maître, comme l’auteur de Fortunio. La chose va de soi, et il est clair que ces grands mots sont ici hors de saison. Il est clair aussi que le soleil ne se lève pas de ce côté, et que l’avenir est ailleurs. Ce qu’il importe de montrer par un exemple frappant, c’est que les plus habiles artifices du style et tous les moyens d’un art superficiel ne sauraient suppléer au défaut de verdeur intellectuelle ; c’est que l’absence ou l’inertie de cet animus imperator dont par le Salluste débilite l’art et le style, en dépit de leur audace factice.

M. Théophile Gautier nous présente aujourd’hui le capitaine Fracasse, sorti d’un castel de Gascogne. Ce n’est pas la première fois que ce personnage fait son roman. Depuis le miles gloriosus de Plaute jusqu’au matamore des bouffonneries espagnoles, sous combien de masques ne s’est-il pas démené par le monde ! Le capitaine Fracasse, n’est-ce pas le symbole du bruit stérile, de la turbulence qui n’aboutit pas, de la vaillantise en propos qui ne supporte pas le choc de la bataille ? Le capitaine Fracasse, ne l’avons-nous pas vu s’agiter dans les Jeunes-France, dans Fortunio, dans Mademoiselle de Maupin, dans les Grotesques, ce livre de critique amusante ? Le voilà revenu dans un autre cadre, traînant derrière lui maints vestiges de ces fantaisies d’antan, avec des lambeaux du Roman comique. En termes ordinaires, M. Gautier publie un pastiche de Scarron sous les couleurs du romantisme, bien que, selon nous, le romantisme intervienne là hors de propos. Aux gens d’initiative qui, il y a une trentaine d’années, se frayaient bravement une route inconnue vers l’avenir, on pourrait appliquer ces vers où M. Gautier célèbre les vétérans de l’empire :


Ne nous moquons pas de ces hommes
Qu’en riant le gamin poursuit ;
Ils furent le jour dont nous sommes
Le soir et peut-être la nuit.


La lignée même d’Ossian, de Werther, de Manfred, si peu saine qu’elle fût, n’était pas indifférente ; c’était le malaise de la société qui la jetait dans l’élégie outrée, c’était une émotion, et si plus d’un cri fut alors jeté dans le vide, n’était-ce pas encore après tout l’écho des ébranlemens prodigieux de l’histoire contemporaine ? Quel rapport y a-t-il entre les aspirations d’une époque fiévreuse et la neutralité morale d’un écrivain fier de se réduire au cliquetis des mots ? Si M. Gautier, devenu le roi débonnaire d’une petite école, s’accommode des louanges de ces dangereux disciples, qu’il ne se réclame pas du romantisme. Il ne peut se couvrir de ce nom pour repousser la critique : le cœur du romantisme lui est demeuré fermé. Et comment y aurait-il pénétré ? Le goût du burlesque est, après l’amour de la couleur et de la forme, l’unique sentiment qui domine chez lui ; mais ce qui l’emporte, c’est l’effet plastique. Architecture, sculpture, peinture, gravure, tous les arts doivent se retrouver dans ses œuvres construites, fouillées, adornées pour le mieux. Jodelle, un des prédécesseurs de M. Gautier au XVIe siècle, avait dit :


Je dessine, je taille et charpente et maçonne,
Je brode, je pourtray, je coupe, je façonne,
Je ciselle, je grave, émaillant et dorant.


Jodelle est pour M. Gautier un meilleur conseiller que Lessing, qui, malgré le mot fameux ut pictura poesis, avait dans son Laocoon indiqué nettement, et avec une haute raison, les limites essentielles de la peinture et de la poésie, ou, en prenant la question dans le sens le plus large, les différences capitales qui s’opposeront toujours à la confusion de la littérature avec les arts plastiques. Eh ! que nous fait d’ailleurs la copie des choses, fût-elle exacte, si elle n’est point illuminée par la pensée de l’artiste, si aucune de ces choses n’éveille en lui une passion profonde, et si ce beau vers de Virgile :

Sunt lacrymoe rerum et mentem mortalia tangunt


semble rester pour lui lettre close ? Dans ce milieu artificiel, tout s’énerve : là s’évanouissent en fumée les qualités natives, là se perd l’originalité de l’écrivain.

Il est temps d’en finir avec tous ces petits paradoxes qui ne peuvent rien pour l’art, et que ne recommande plus auprès des gens naïfs l’attrait de la nouveauté. M. Gautier lui-même succombe sous le poids de ces lourdes étoffes et de ces antiques ferrailles remuées en vain par lui. Le château de la Misère, où il loge son héros dans le roman du Capitaine Fracasse, ce manoir croulant en ruine avec son jardin encombré de ronces et de plantes parasites, où tout est caduc et dégradé, où le marbre des statues s’écaille, n’est-il pas l’emblème de la littérature de M. Gautier, qui s’en va pièce à pièce, et qui n’est déjà plus qu’un débris voilé de végétations bizarres ? Quittons ces images… Que sert d’avoir étudié les ressources des vocabulaires spéciaux et recueilli maint archaïsme plus ou moins heureux, si l’on s’use dans ce labeur, si l’on ne trouvé pas sous sa plume cette expression vive, nette, primesautière, qui renouvelle la langue en ne la malmenant pas, et qui n’est qu’un tour individuel ajouté au fonds populaire, qu’un rafraîchissement de la vérité par le style et par une verve jeune et spontanée ? Dans ce livre, qui est comme le résumé de sa vie d’artiste et comme une protestation personnelle, M. Gautier manque de verve, d’entrain et de chaleur : son esprit ne jaillit pas de source, il coule goutte à goutte. En un mot, l’écrivain ne possède plus cette espèce de fougue juvénile qui palliait jadis chez lui l’indigence de la pensée. L’œuvre trahit partout l’effort de l’ouvrier.

Le château de la Misère, où nous introduit l’auteur, est une gentilhommière située en Gascogne, au milieu des landes. Le portrait du jeune baron de Sigognac, le maître du château, resté seul avec un vieux domestique, un chat et un chien, dans ce manoir fantastique, et revêtu des habits troués et trop larges de son père, ne manque pas d’un certain charme mélancolique. En voyant Pierre, l’unique serviteur et l’unique ami du baron, préparer le maigre repas de chaque jour dans cette maison silencieuse, on songe tout de suite au jeune laird de Ravenswood et au fidèle Caleb, peints d’une si touchante façon dans un des plus beaux romans de Walter Scott. L’impression reçue va s’effacer bien vite ; le goût de M. Gautier ne l’entraîne pas dans la voie ouverte aux Walter Scott ou aux Dickens. Une troupe de comédiens arrivant dans un chariot traîné par des bœufs comme aux temps antiques, et demandant l’hospitalité pour la nuit, arrache le baron de Sigognac aux tristes pensées nées de l’isolement et de l’indigence. Il aime tout de suite l’ingénue de la troupe, Isabelle, et, moitié dans l’espoir d’atteindre la fortune à Paris, moitié par l’attrait d’une passion naissante, il se décide à partir avec les comédiens. Ne pouvant user d’un autre équipage que le leur, il s’engage dans la troupe en qualité de poète chargé d’arranger les rôles. Nous voilà dès ce moment lancés, en compagnie de la bande comique, sur les grands chemins de l’ancienne France, et dans une série d’aventures picaresques ou chevalesques, suivant l’humeur du romancier. Il suffit de savoir, pour l’intelligence de la fable et du titre, que le tranche-montagne de la troupe, le pauvre Matamore, ayant péri dans une tempête de neige, Sigognac s’offre à le remplacer et se donne le nom de capitaine Fracasse, que sous ce nom de guerre il accomplit des prouesses merveilleuses, tant comme acteur que dans ses colères de gentilhomme et la rapière en main. Un puissant et superbe rival, le duc de Vallombreuse, traverse les amours du baron, déguisé en matamore de théâtre : coups de bâton, coups d’épée, traîtrises et violences, se succèdent comme par miracle. Un prince illustre et mystérieux, le père même de Vallombreuse, arrive au moment le plus terrible, comme le deus ex machina, et reconnaît la virginale Isabelle pour sa fille. Sigognac, après avoir été haï et persécuté par le duc, après avoir blessé grièvement ce ravisseur de femmes, qui est sur le point d’en venir aux dernières brutalités avec Isabelle, épouse la sœur de Vallombreuse, fille légitimée d’un prince du sang. Le duc, guéri et repentant, va le quérir dans sa gentilhommière de Gascogne : il devient en un tour de main capitaine de mousquetaires, gouverneur de province, et le capitaine Fracasse disparaît à jamais, tandis que le château de la Misère, devenu le château du Bonheur, se relève de ses ruines. Ce n’est pas tout : Sigognac, en enterrant au fond de son jardin le chat Béelzébuth, qui est l’Argus de ce bizarre Ulysse, trouve un trésor enfoui dans un coffre de fer oublié là de temps immémorial. O partisan endurci de l’excentricité, c’était bien la peine de nous convier au spectacle de tant de physionomies truculentes, pour finir comme dans un conte à l’usage des petits enfans !

Jamais l’écrivain n’avait aussi longtemps que dans le Capitaine Fracasse, et avec un tel parti pris, traité la littérature en très humble servante des arts plastiques. Le matérialisme littéraire de M. Gautier est bien connu, et il s’en ferait gloire plutôt qu’il ne s’en défendrait. « L’auteur, dit-il à propos de son roman, n’y exprime jamais sa pensée. C’est une œuvre purement pittoresque, objective… Les personnages s’y présentent, comme dans la nature, par leur forme extérieure, avec leur fond obligé de paysage ou d’architecture. Leurs gestes sont décrits, leurs costumes dessinés… » Voilà tout, ou presque tout. Et l’auteur en effet est si fort occupé à peindre que plus loin il parle de l’artifice de l’écrivain comme d’un pis aller dont l’infériorité le désole.

Cette manière plastique de M. Th. Gautier, deux critiques éminens, MM. Sainte-Beuve et Labitte, l’ont tour à tour caractérisée avec force et appréciée avec autorité dans la Revue[1]. L’un et l’autre avaient remarqué chez M. Gautier une veine de sentiment trop vite épuisée. « On a le talent, s’écriait M. Sainte-Beuve, l’exécution, une riche palette aux couleurs incomparables, un orchestre aux cent bouches sonores ; mais au lieu de soumettre tous ces moyens et, si j’ose le dire, tout ce merveilleux attirail à une pensée, à un sentiment sacré, harmonieux, et qui tienne l’archet d’or, on détrône l’esprit souverain, et c’est l’attirail qui mène. » Et il ajoutait, en parlant du style accommodé au procédé plastique : « Le style dans ce procédé constant, si par bonheur on n’y dérogeait quelquefois, n’aurait plus rien de la souplesse naturelle et du libre mouvement de la vie ; il ne serait plus qu’un vernis, qu’un émail, qu’une écaille universelle… Quand le cœur bat désormais, c’est grand hasard, à travers cette raideur brillante de l’enveloppe continue, qu’on le voie tout naturellement palpiter. » Si depuis lors, par un travail mystérieux dont le secret nous échappe, l’opinion de M. Sainte-Beuve a pu quelque peu se modifier, elle ne pouvait se retourner complètement ; aussi, dans ses critiques les plus récentes, les plus indulgentes, s’est-il senti obligé d’avouer que le romantisme de M. Gautier n’est pas exempt de fruits empoisonnés. Toutefois il s’est efforcé de prouver que l’air d’impassibilité de l’écrivain, le calme du dilettante pouvaient cacher des trésors de tendresse. Qu’ils existent chez l’homme, nous n’avons ni le droit ni le désir de le nier ; mais chez l’écrivain nous ne les avons pas encore découverts. M. Sainte-Beuve nous paraît aussi excéder la mesure de beaucoup lorsqu’il met avec insistance les poésies de M. Gautier en regard des poésies d’Alfred de Musset. Pour le Capitaine Fracasse, il le range malicieusement dans la littérature des grotesques, où il s’est, dit-il, incrusté. Voilà un mot qui rachète bien des complimens : on ne pouvait dire mieux ni pis.

Venu plus tard que M. Sainte-Beuve, M. Labitte, en signalant l’obstination de M, Gautier à suivre une voie mauvaise, s’exprimait ainsi : « Il deviendrait piquant que le romantisme à son tour eût ses perruques, pour parler avec l’historien des Grotesques. » Il reconnaissait en même temps avec raison chez M. Gautier un filon de Rabelais, qu’il louait comme « un don heureux et rare. » Aujourd’hui par malheur l’esprit succombe décidément sous la lettre, et le vocabulaire seul est debout. On pouvait encore en 1844 espérer que le talent de M. Gautier se retremperait aux sources vives d’où il semblait s’être éloigné par boutade, et non à tout jamais. Le doute n’est plus permis. Après vingt ans écoulés depuis cet appel suprême de la critique au sens intime de l’écrivain, la voilà de nouveau ramenée en face de M. Gautier, et la conclusion est la même quant au jugement avec les vœux et l’espérance en moins. On sait à présent que M. Gautier ne faisait point du paradoxe lorsqu’il écrivait Albertus, Fortunio et les Grotesques. M. Gautier s’est mépris, il s’est refusé une belle part dans la littérature contemporaine en abusant de sa plume au détriment de son esprit. Toute débauche littéraire, quelle qu’en soit la nature, est comme ce pays de Bohème dont quelqu’un a dit qu’on y peut bien passer, mais qu’il n’y faut pas demeurer. Autrement un jour la main fatiguée du convive, au milieu de quelque fête des fous, laisse tomber le verre plein d’une liqueur excitante, et la nappe du festin prend un aspect funèbre.

Le Capitaine Fracasse n’est rien moins qu’entraînant ; s’il nous intéresse au début, il nous lasse très vite par d’interminables détails et par l’abus du style pittoresque ou technique. Le lecteur en quête d’intérêt est rassasié d’images. Ce ne sont que détails d’architecture, de lambris et d’ornementation, corniches, balustres, lambrequins, rocailles, et quoi encore ? Apprenez qu’au château de Bruyères « il y avait la chambre jaune, la chambre rouge, la chambre verte, la chambre bleue, la chambre grise, la chambre tannée, la chambre de tapisserie, la chambre de cuir de Bohême, la chambre boisée, la chambre à fresques et telles autres appellations analogues qu’il vous plaira d’imaginer, car une énumération plus longue serait par trop fastidieuse et sentirait plutôt son tapissier que son écrivain. » Eh ! que fait donc M. Gautier lorsqu’il entasse détails sur détails, si ce n’est le mémoire d’un tapissier ? Pourquoi nous montrer de si près ces tentures « de cuir de Bohême gaufré de fleurs chimériques et de ramages extravagans découpant sur un fond de vernis d’or leurs corolles, rinceaux et feuilles enluminées de couleurs à reflets métalliques luisant comme du paillon ? » Pourquoi tant caresser du regard le dossier carré des chaises étoilées de clous d’or et frangées de crépines ? Pourquoi nous faire en quarante lignes le portrait d’une misérable rosse dont la sueur avait « agglutiné sous le ventre des flocons de poil, délavé les membres inférieurs et fait avec la crotte un affreux ciment ? »

Les châteaux ou la rase campagne, le taudis malpropre du spadassin Lampourde ou le cabaret du Radis couronné font miroiter aux yeux du lecteur leurs tableaux chargés de couleur, sans qu’il sache où se réfugier pour respirer à l’aise un instant. On ne saurait le nier, M. Gautier connaît les toilettes des élégans, des soubrettes et des grandes dames qui vivaient il y a plus de deux cents ans ; il est expert en fait de dentelles, de nœuds, de ferrets, de coiffures, etc. ; mais

Cette voix du cœur, qui seule au cœur arrive,


ne la lui demandez pas. Toujours et partout un luxe d’oripeaux et de broderies, un pêle-mêle de combats, d’escalades et d’aventures enchevêtrées qui écrase les lignes primitives de l’œuvre, si ces lignes ont jamais existé : nous en doutons. L’auteur du Capitaine Fracasse ne va-t-il pas au hasard, faisant la chasse aux descriptions comme un antiquaire fait la chasse aux vieilleries ? D’autres que lui, du reste, ont écrit des romans d’aventures et choisi capricieusement une époque reculée, pour y loger leur fantaisie. Quand M. Prosper Mérimée composait la Chronique de Charles IX, il recherchait aussi la réalité pittoresque des détails, et, comme le remarque justement Gustave Planche, « il ne faut pas chercher dans les aventures de Mergy le développement progressif d’une idée préconçue. Non, l’auteur marche à l’aventure comme son héros, il nous mène à l’hôtellerie, au milieu des retires et des bohémiens, à la cour, parmi les raffinés, dans l’oratoire amoureux d’une comtesse. Il conte pour conter… » Quelle différence pourtant ! « Chacun des chapitres de son livre est un chef-d’œuvre de simplicité. On n’y trouve jamais une description oiseuse ; il ne s’amuse pas à nous expliquer les meubles et les parures en style d’antiquaire. Ce qu’il lui faut, ce qu’il sait créer, ce qu’il nous montre, c’est un ensemble de figures vivantes, énergiques, qui se meuvent hardiment selon les lois de la vraisemblance et de la raison. » Tel n’est pas le roman de M. Gautier ; la réalité oiseuse, la vaine archéologie y débordent.

Pour suffire à toutes les nuances, à tous les détails qu’il veut rendre, sans oublier une rainure dans une solive ni un grain de poussière sur une table, M. Gautier emploie un style hérissé de mots saugrenus. Tantôt ce sont des toits d’ardoises « délicatement imbriqués et papelonnés ; » c’est le crépi d’un mur « tombé par écailles, comme les squammes d’une peau malade ; » c’est, dans une peinture, un ciel « passé de couleur et géographie d’îles inconnues par l’infiltration des eaux de la pluie. » Tantôt il s’agit d’un paysage « livide et ponctué de corbeaux ; » ces corbeaux, s’abattant sur une rosse crevée, commencent leur festin charogneux. Des maisons indigentes et sales sont comparées à des ventres ouverts laissant couler leurs entrailles. Le livre de M. Gautier est plein d’horrifiques descriptions, et à ce propos il y faut relever, entre autres excès de style archaïque, des emprunts trop nombreux au vocabulaire de Rabelais.

Mais n’est-ce pas un pastiche du style de l’époque ? Oui et non. M. Gautier s’est bien proposé de tenter ce pastiche, et il nous avertit que les personnages du roman parleront la langue de leur temps ; or ils vivent sous Louis XIII. On peut remarquer d’abord que ce langage outré, se répétant sans cesse tout le long du livre, finit par lasser l’esprit. De plus il arrive à M. Gautier de confondre les styles dans la bouche du même personnage et de mêler aux vieilles expressions des expressions toutes modernes. Il use lui-même tour à tour du style d’alors et du style d’aujourd’hui, comme il lui plaît et par brusques saccades. Ensuite, dès qu’il s’agit d’exactitude, que signifient ces bribes de Rabelais semées ça et là ? Aussi l’exactitude de l’écrivain est-elle parfois très contestable : il ne reproduit pas scrupuleusement une époque, une langue, une littérature ; il réunit dans une espèce de mosaïque littéraire, avec un zèle singulier, des fragmens disparates pris de côté et d’autre. Il ne se moque pas de l’objet de son pastiche, il s’y complaît. On n’est donc récompensé de la peine qu’on s’est donnée à cette lecture ni par l’homogénéité de la langue, ni par une idée satirique ; on est tout bonnement en présence d’une langue macaronée où l’auteur a introduit tous les mots baroques, toutes les façons de parler obsolètes (nous dirions surannées) qu’il avait recueillies et gardées par-devers lui. Il prodigue l’archaïsme désagréable ou inintelligible pour la plupart des lecteurs ; dans Rabelais, il ira chercher les grains de verre et se souciera peu des diamans qui brillent du feu de la pensée. Comme au temps où il défendait chez les Grotesques « la saillie hasardeuse, le mot forgé,… la métaphore hydropique, » le mauvais goût l’enchante « avec son clinquant qui peut, dit-il, être de l’or. » Veut-on une preuve à l’appui de cette assertion ? Qu’on se reporte à la seconde page du roman, on y lira une fidèle imitation des fameux vers de Théophile, dans Pyrame et Thisbé, si justement ridiculisés par Boileau :

Ah ! voici le poignard qui du sang de son maître
S’est souillé lâchement : il en rougit, le traître !

M. Gautier écrit ces lignes : « Les vantaux de la porte offraient encore, vers le haut, quelques restes de peintures sang de bœuf et semblaient rougir de leur état de délabrement. » M. Gautier tient décidément à passer pour un contemporain de Théophile. Quant à son amour exagéré du burlesque et du trivial, nous le renverrons à Scarron lui-même, qui estime à leur juste valeur, en maint endroit, ces débauches d’esprit et de style, ou comme il dit, ce fâcheux orage du burlesque. Et certes, si l’auteur de l’Enéide travestie et de tant d’œuvres grotesques avait péché contre le goût, l’auteur du Roman comique s’y connaissait et n’était pas dupe de lui-même.

Ce qu’enlèvent au sentiment et à la vérité de pareilles allures, on le comprend sans peine : si quelques pâles rayons éclairent par hasard l’œuvre artificielle de M. Gautier, ils ne s’y arrêtent pas. Les pages qui offrent çà et là un peu de poésie naturelle et d’émotion ne font que mieux ressortir l’aridité du reste. Le départ du jeune baron de Sigognac, ses adieux au manoir paternel et aux compagnons de sa vie, le brave Pierre et le chien blanc Miraut, et le chat noir Béelzébuth, et le vieux cheval Bayard, ont quelque chose d’attendrissant. L’endroit où le baron trouve tout à point dans le jardin dévasté « deux petites roses sauvages ouvrant à demi leurs pétales, » et les offre aux deux comédiennes qui l’éblouissent de leur jeunesse, est encore empreint d’une grâce délicate. Plus loin, quand Isabelle déclare au jeune baron qu’elle l’aime, dans le trouble où la jettent les périls qu’il vient de courir pour elle, la scène est aussi très jolie, bien que la jeune femme par le comme une héroïne de nos jours et ne garde pas le l’on de l’époque. La mort du pauvre Matamore nous toucherait, si l’auteur ne l’ensevelissait dans un effet de neige qui lui fait tort. Le roman se dérobe donc toujours sous une couche de peinture, ou tombe dans quelque inadvertance choquante.

En dehors du monde picaresque où l’auteur nous promène, que voyons-nous de cette société du XVIIe siècle, si complexe à l’origine ? Le marquis de Bruyères représente assez bien le type du gentilhomme de province, semi-citadin, semi-campagnard, et plus riche que raffiné ; sa femme est un échantillon de cette classe de nobles dames qui, du temps de La Bruyère encore, se donnaient aux acteurs ou aux baladins, lorsqu’ils avaient de la réputation et une belle prestance ; mais le duc de Vallombreuse prend des allures trop modernes et trop sataniques, il doit avoir lu Byron par avance et s’être inspiré de Lara et de Manfred pour apostropher ainsi Isabelle : « Vous ne savez donc pas, pauvre enfant, ce que c’est que Vallombreuse… Jamais désir inassouvi n’est resté dans son âme ; il marche à ce qu’il veut sans que rien le puisse fléchir ou détourner : larmes ni supplications, ni cris ni cadavres jetés en travers, ni ruines fumantes ; l’écroulement de l’univers ne l’étonnerait pas, et sur les débris du monde il accomplirait son caprice… » Ce n’est point assez du bretteur Jacques Lampourde et de quelques tireurs de laine ou originaux du Pont-Neuf croqués au passage pour figurer une si curieuse époque. Le brigand basque Agostin et la petite Chiquita, cette enfant sauvage et quasi folle, ne sont pas plus de ce temps-là que d’un autre. Chiquita parle une manière de jargon romantique, et semblerait plutôt échappée d’une ballade allemande que prise dans la réalité et nourrie de sang méridional. « L’odeur du vin et des viandes me répugne, dit-elle quelque part, habituée que je suis au parfum des bruyères et à la senteur résineuse des pins. » Après avoir promis à Isabelle de ne pas lui couper le cou et l’avoir plusieurs fois défendue contre ses ennemis, elle se donne à elle « pour esclave, pour chien, pour gnome ! Il y a bien d’autres contresens : entre autres, les délicatesses de Lampourde, qui devient l’admirateur et l’âme damnée de Fracasse, parce qu’il s’est battu en maître d’armes consommé, et qui rapporte avec force discours l’argent reçu pour le meurtre de ce héros invincible. L’excellent bandit cite, comme un raffiné de la cour, les vers de Malherbe ; il rappelle la Durandal de Roland, la Tisona du Cid, la Hauleclaire d’Amadis de Gaule, et parle de la déesse, de l’Iris, de la « non pareille beauté qui le retient captif dans ses lacs. » Les comédiens et les nobles personnages du roman n’ont pas un autre langage, sinon quand l’écrivain leur donne le ton moderne, et les initie aux tours poétiques de notre époque. Isabelle dit que les âmes sœurs finissent par se retrouver. Il n’est pas jusqu’à la soubrette de comédie, Zerbine, qui ne choque la vraisemblance en laissant échapper une phrase telle que celle-ci : « Sans ce rayon d’art qui me dore un peu, je ne serais qu’une drôlesse vulgaire comme tant d’autres. » Enfin l’auteur ne nous montre guère que le pavé de Paris : il n’entre ni dans l’intimité de la ville ni dans celle de la cour. On n’aperçoit la figure de Louis XIII que derrière la fenêtre d’un carrosse ; ce qui nous est offert, c’est presque uniquement l’envers du siècle, le monde du Roman comique. Eh bien ! pour ressusciter ce monde-là, si M. Gautier voulait s’y hasarder, un volume, et non des plus gros, suffisait amplement. Ce que le genre comportait, c’était, de peur d’ennui et de froideur, une œuvre de courte haleine, quelques teintes de pastiche posées d’une main légère : en cela aussi M. Gautier, selon nous, s’est mépris.

Avant Scarron, Quevedo, Cervantes, Mateo Aleman et l’auteur de Lazarille de Tormes, en Espagne, avaient créé la littérature picaresque et en avaient laissé des modèles achevés ; après lui s’épanouit dans Gil Blas la verve intarissable de Lesage. Quelle imagination et quelle ironie charmante dans tout cela ! Et, pour ne citer que deux des chefs-d’œuvre secondaires de Cervantes, comme le dessous de la société est peint avec une sobre vigueur dans la nouvelle intitulée Rinconete et Cortadillo et dans cet inimitable Dialogue des deux chiens Scipion et Bergança, qui suffirait seul à illustrer un autre homme que l’auteur de Don Quichotte ! Le Roman comique de Scarron, bien que d’un art et d’une importance moindres, brille, dans sa verve narquoise, par mille traits ingénieux qui s’éloignent du burlesque et atteignent à la gaîté satirique. Scarron avait un but en vue, lorsqu’il écrivait ce livre : tout bouffon qu’il fat, ou mieux parce que le bouffon en lui était principalement une forme de l’esprit caustique, il prisait peu les ouvrages sottement romanesques de son temps. Scarron, devançant Boileau, s’est moqué, par la parodie et par l’allusion, de ces héros de roman qui tenaient un langage si emphatique et si déplacé. Dans cette tâche louable et difficile plus qu’on ne saurait dire, il a mérité d’être comparé à Molière. Qui ne se rappelle la page où le pauvre poète Ragotin, « le plus grand petit fou qui ait couru les champs depuis Roland, » offre de lire aux comédiens une pièce de sa façon intitulée les Faits et Gestes de Charlemagne en vingt-quatre journées ? et cette autre page où l’auteur dit que le Cirrus de Mlle de Scudéry est certainement « le livre du monde le mieux meublé ? » Hélas ! M. Gautier, en se proposant de continuer Scarron, aura négligé de l’étudier : il s’est contenté de l’ombre du Roman comique. Mettre en pied avec une adresse peu ordinaire les bonshommes de Callot, peindre en un tableau plein de contrastes ces bohèmes du temps jadis, cette troupe de comédiens ambulans, depuis le tyran tragique et le tranche-montagne jusqu’au Léandre avec ses airs penchés, depuis la dame Léonarde qui joue les duègnes jusqu’à l’Isabelle chargée des rôles d’ingénue, c’est à merveille ; mais si tous et toutes se dessinent sur le fond du roman avec la pose, la désinvolture et le costume qui leur conviennent, l’invention est nulle. Le vrai genre picaresque est fertile en ressources prises dans le vif de la réalité ; le monde picaresque de M. Gautier est habillé avec un luxe d’images et d’épithètes qui étonne, mais l’auteur, au lieu de chercher dans la réalité une veine nouvelle d’observation bouffonne, se borne à reproduire les types du Roman comique. Les emprunts de M. Gautier à cette œuvre et à d’autres sources, pour l’affabulation ou pour quelques traits de son roman, se reconnaissent tout de suite. Ce couple aimable aux pudiques amours, l’Étoile et le Destin, est passé dans le roman de M. Gautier avec le même caractère de fidélité et de réserve et le même entourage : Mlle de l’Étoile est devenue l’Isabelle du Capitaine Fracasse. Le personnage du baron de Sigognac réunit celui du brave Destin et celui de Léandre, jeune homme de qualité qui, chez Scarron, se fait valet de comédie pour les beaux yeux d’une fille de théâtre. Le nom même du baron de Sigognac est tiré de l’histoire de la comédienne La Caverne. Pour le capitaine Fracasse, depuis longtemps ce masque de théâtre sollicitait l’humeur descriptive et le style téméraire de l’auteur des Grotesques ; c’est là qu’il faut se reporter, si l’on veut en ressaisir la primitive ébauche dans le portrait de ces fendeurs de naseaux qui ne parlaient que de renverser les escadrons au vent de leur tueuse. L’origine première du type est surtout dans la parodie et la caricature de cette vantardise qui était le défaut extrême du caractère espagnol, exploité par le théâtre au commencement du XVIIe siècle et poussé à outrance, comme on peut le voir jusque dans le Cid. La parodie vint de bonne heure. Une des farces les plus populaires de Tabarin était le capitaine Rodomont ; dans l’Illusion comique, de Pierre Corneille, figure un personnage du nom de Matamore ; une pièce de Scarron avait paru sous ce titre : Les Boutades du capitan Matamore, et M. Gautier la cite en passant dans les Grotesques. Il fallait bien puiser quelque part, dira-t-on. Eh ! pourquoi traduire sur la scène des types enterrés depuis deux siècles ? M. Gautier veut qu’on s’imagine feuilleter « des eaux-fortes de Callot ou des gravures d’Abraham Bosse historiées de légendes ; » mais Callot est Callot : nous savons qu’il fixa d’un trait incisif les modes, les misères, les mœurs, bref toute la tragi-comédie de son âge, et non d’un autre. Le Roman comique est dans les mains de tout le monde ; faut-il le refaire ? Respectons-le autant que les eaux-fortes du vieux maître : bien hardi qui tenterait de les retoucher ! Sommes-nous contemporains de Callot et de la société qu’il coudoya, de Louis XIII, des raffinés de la Place Royale, des précieux et des précieuses de l’hôtel de Rambouillet, de la troupe de l’hôtel de Bourgogne et des parades de Gaultier Garguille, ou sommes-nous contemporains de Charlet, de Gavarni et de la société crayonnée par eux avec tant d’humour ? Voilà nos Callot et nos Abraham Bosse pour les croquis de mœurs au XIXe siècle !… Ces grosses vérités ne réclament pas un plus long commentaire ; M. Gautier ne peut pas les ignorer : il s’en rit, et cette phrase des Grotesques serait encore de mise dans sa bouche : « Le ragoût de l’œuvre bizarre vient à propos raviver votre palais affadi par un régime littéraire trop sain et trop régulier ; les plus gens de goût ont besoin quelquefois, pour se remettre en appétit, du piment des concetti et des gongorismes. »

M. Gautier ne personnifie pas d’ailleurs la fantaisie dans son roman autant qu’il voudrait le faire croire. Si l’on se flatte de partir pour un voyage humoristique, on se trompe ; tout est calculé : l’auteur avait arrêté d’avance que ces granges, ces châteaux, ces tavernes, défileraient sous nos yeux. Aussi ne faudrait-il point le rapprocher étourdiment d’un Alfred de Musset et d’un Henri Heine, esprits d’une tout autre famille, ni même d’un Töpffer, et il ne pourrait nommer parmi ses parrains ni l’auteur du Voyage sentimental ni l’auteur du Voyage autour de ma chambre. Autre est le burlesque, autre la fantaisie. Le burlesque ne contient pas non plus le secret du rire comique ; c’est ce qu’on oublie trop aujourd’hui, et Alfred de Musset avait bien raison, lorsqu’il s’écriait :

Gaité, génie heureux, qui fus jadis le nôtre,
Rire dont on riait d’un bout du monde à l’autre,
Esprit de nos aïeux qui te réjouissais
Dans l’éternel bon sens, lequel est né français,
Fleurs de notre pays, qu’êtes-vous devenues ?


Ah ! c’est qu’il se souvenait alors de Voltaire, de La Fontaine, de Molière, de Régnier, de Rabelais et de nos vieux fabliaux, du sobre et franc langage qu’il aimait tant. Poète, il savait comme Gustave Planche, ce critique perspicace, loyal, et non pas cruel, quoi qu’on ait pu dire, quel abîme sépare l’école du bric-à-brac de la grande école des Cervantes et des Lesage.

Notre critique est-elle donc absolue ? En ce cas, elle aurait tort. Ce n’est pas nous qui refuserons à M. Gautier quelques-unes des plus rares qualités de l’écrivain. Si nous prisons peu en lui le romancier, et s’il nous est permis de contester son humour, nous apprécions le talent du poète et du narrateur de voyages. Poète, M. Gautier n’est point assurément de la grande lignée des poètes, sa poésie est matérielle par goût ; mais il est poète en somme, et c’est assez d’une lueur de sentiment, d’un jet de pensée brillant tout à coup derrière ce style à facettes, comme derrière un cristal (si l’on veut bien admettre ce langage figuré), pour gagner la sympathie du lecteur. Lorsqu’il applique aux descriptions de voyages sa prose pittoresque, M. Gautier est un excellent metteur en scène. Il a, pour embrasser jusque dans leurs détails les plus déliés, pour reproduire jusque dans leurs couleurs les plus vives les choses du monde extérieur, des ressources infinies. Son procédé, blâmable ailleurs, vient là naturellement. Mais, sans contester la valeur reconnue de M. Gautier comme écrivain, nous avons le droit de la mesurer. Surtout lorsqu’il s’agit d’un roman, c’est-à-dire d’une œuvre essentiellement humaine, nous devons défendre la part du sentiment et réduire à leurs justes proportions les accessoires dont l’auteur abuse en négligeant le cœur, la pensée, tout ce qui est pour nous la moelle et comme le principe vital de l’art. La force du talent peut s’attester chez un écrivain ou par l’affirmation plus hardie et le développement croissant d’un génie original, ou par le phénomène d’un renouvellement complet. M. Gautier ne s’est pas renouvelé ; il se continue donc, mais non pour se développer : il essaie de remplacer la force d’initiative par des retours laborieux vers ses débuts littéraires.

Il est une heure pour toute chose : après l’étiolement de notre littérature dans les limbes de l’école pseudo-classique, la couleur et le style pittoresque étaient des conquêtes utiles, indispensables. Ce que nous avions perdu, il importait de le reprendre en élargissant même le champ des explorations et le domaine de nos écrivains. Dès la fin du XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre dans la peinture du paysage, Buffon dans les descriptions de la science, avaient rendu l’expression et reproduit la beauté de la nature. Dans la première partie de ce siècle, on s’éprit subitement des créations peu ou mal connues du moyen âge et de la poésie du XVIe siècle. De là naquirent des œuvres de mérite dans la sphère de l’imagination, et des recherches qui ont abouti aux amples trésors de l’érudition actuelle ; mais le goût des menus détails, du petit côté des choses et des agrémens surannés, en se conservant seul, ne saurait plus rien apporter qu’un bagage d’objets et de mots hors d’usage. L’esprit moderne, à moins qu’il ne se livre aux informations de l’histoire, veut se nourrir de ce qui l’entoure et non de fruits desséchés : il ne s’agit point de rebrousser chemin jusqu’au XVIe siècle, vu en miniature dans le cénacle de Ronsard, et s’il est un siècle dont le nôtre doive exploiter la succession avec un zèle particulier, n’est-ce pas le XVIIIe siècle, envers qui nous risquons souvent d’être ingrats ? Prendre aux âges antérieurs de quoi fortifier la langue, c’est bien ; mais la pensée et les mœurs changent comme les lois, l’humanité ne revient pas en arrière, et ni les mots, ni les costumes, ni le langage du temps jadis ne peuvent servir au présent dans toute leur intégrité. Le sentiment ne varie pas de la sorte, et c’est lui qu’il faudrait ressaisir sous ses formes nouvelles, comme l’avaient saisi sous d’autres formes les maîtres des vieux âges. C’est là vraiment l’unique moyen efficace de relier le présent au passé dans les œuvres d’art ou dans les œuvres littéraires, en montrant ainsi que l’humanité est toujours la même au fond sous la diversité des aspects : la méconnaître dans le présent, qu’on le sache bien, c’est prouver qu’on l’avait mal comprise dans le passé.


FÉLIX FRANK.


V. DE MARS.

mois de 1788. Il n’y aurait pas trop d’un volume tout entier pour apprécier sommairement cette multitude de brochures écloses tout à coup de la fermentation générale. La période électorale proprement dite commence à la fin de décembre 1788 et se termine à la fin de mai 1789. Elle s’ouvre, par le rapport au roi de Necker et le fameux résultat du conseil du roi du 27 décembre 1788, qui résolurent les principales questions soulevées par l’organisation des états-généraux. Sur le rapport de son ministre, le roi en son conseil avait décidé : 1° que les députés aux états-généraux seraient au moins au nombre de mille ; 2° que ce nombre serait formé, autant que possible, en raison composée de la population et des contributions de chaque bailliage ; 3° que le nombre des députés du tiers-état serait égal à celui des deux autres ordres réunis. M. Chassin avoue que cet acte excita dans toute la France un véritable enthousiasme, et pourtant il le blâme comme insuffisant. La royauté, dit-il, fut absurde autant, que perfide ; elle aurait dû décréter la réunion des ordres et le vote en commun.

Admettons un moment qu’il eût en effet mieux valu pousser jusqu’au bout les concessions. Dans cette hypothèse, la royauté se serait trompée, elle aurait commis une faute ; l’accuser d’absurdité et de perfidie, c’est beaucoup trop fort. Les excellentes intentions du roi et de son ministre ne sauraient être mises en doute ; ils ont cru l’un et l’autre faire tout ce qui était possible pour donner satisfaction, au tiers-état, et il faut bien que la plus grande partie de la nation ait partagé leur sentiment, puisque la reconnaissance fut générale. Allons plus loin, et demandons-nous si réellement Louis XVI aurait pu et dû faire davantage. Nous nous convaincrons sans peine que ce prince épuisa au contraire la mesure des concessions raisonnables, et que l’immense majorité nationale avait bien raison de s’en contenter.

M. Chassin, comme toute son école, part de deux points qui sont pour lui des articles de foi : la négation absolue du droit historique et le principe d’une seule assemblée. Je ne suis pas le prôneur exclusif du droit historique ; je reconnais sans difficulté que, dans la lutte des droits nouveaux et des droits anciens, les droits nouveaux doivent finir par l’emporter. L’unique question gît dans le mode de transformation. Ne tenir aucun compte des droits anciens quand les droits nouveaux se dégagent pour la première fois, c’est courir soi-même au-devant d’un échec certain. Les droits anciens ont, quoi qu’on fasse, une grande puissance ; ils se défendent avec d’autant plus de force qu’on les attaque avec moins de ménagement. La révolution a eu beau faire, elle a cru noyer dans le sang la royauté, la noblesse et le clergé, ces élémens constitutifs de la vieille France : royauté, noblesse et clergé ont survécu, du moins dans leurs caractères généraux, et sauf les modifications que le temps leur aurait fait subir dans tous les cas. On n’a réussi qu’à les rendre hostiles aux droits nouveaux. Le triomphe de ces droits n’eût pas été seulement plus doux et plus irréprochable, mais plus rapide et plus sûr, s’ils avaient mieux respecté à l’origine les traditions nationales.

Depuis cinq cents ans, la monarchie française reposait sur les trois ordres. En accordant que le nombre des députés du tiers-état serait égal à celui des deux autres ordres réunis, le roi allait au-devant de l’avenir sans se séparer complètement du passé. Cette concession avait contre elle la majorité de l’assemblée des notables, une partie de la noblesse et du clergé, l’opinion déclarée de cinq princes du sang, l’exemple des états de Bretagne, de Bourgogne et d’Artois, le sentiment connu d’un grand nombre de membres du conseil d’état et des cours souveraines. En cédant au vœu unanime du tiers-état et à ce bruit sourd de l’Europe entière dont parlait Necker, qui favorisait confusément toutes les idées d’équité général le roi pouvait s’appuyer sur la minorité des notables, sur l’opinion de trois princes du sang, sur les membres les plus éclairés de la noblesse et du clergé, sur l’exemple des états du Languedoc et le vote récent des trois ordres du Dauphiné. La balance pouvait donc être considérée comme à peu près égale, et le poids de la couronne suffisait pour la faire pencher ; les états-généraux eux-mêmes pouvaient seuls aller au-delà.

La double représentation du tiers entraînait dans un avenir peu éloigné la séparation des états-généraux en deux chambres. Dans sa prédilection pour une chambre unique, M. Chassin a contre lui l’exemple de tous les pays constitutionnels. Je ne lui citerai pas l’Angleterre, quoique l’histoire politique de ce pays ne soit pas tout à fait à dédaigner ; je ne lui parlerai pas non plus de la Belgique, de l’Espagne, des Pays-Bas, de la Prusse, du nouveau royaume d’Italie, parce que ce sont des monarchies. Je me bornerai à lui rappeler que toutes les constitutions des États-Unis d’Amérique admettent le principe des deux chambres ; les républiques ont pris modèle à cet égard sur les monarchies parlementaires. Nous avons fait à deux reprises l’expérience d’une chambre unique, en 1789 et en 1848. La première fois elle a duré six ans, et au prix de quelles convulsions, le monde le sait. La seconde épreuve a duré moins encore. La constitution de l’an ni est revenue la première aux deux, chambres, et depuis ce moment toutes les constitutions de la France, sauf une, ont reconnu cette nécessité.

On trouve dans le rapport de Necker des passages comme celui-ci : « l’ancienne délibération par ordre ne pouvant être changée que par le concours des trois ordres et par l’approbation du roi, le nombre des députés du tiers-état n’est jusque-là qu’un moyen de rassembler toutes les connaissances utiles au bien de l’état, et l’on ne peut contester que cette variété de connaissances appartient surtout à l’ordre du tiers-état, puisqu’il est une multitude d’affaires publiques dont lui seul a l’instruction, » Quand on ne saurait pas par d’autres documens que Necker voulait arriver aux deux chambres du consentement des trois ordres, sa pensée percerait ici. On la voit encore mieux dans le passage suivant : « on peut supposer que, d’un commun accord et sollicités par l’intérêt public, les trois ordres désirent de délibérer en commun. Une telle disposition, ou toute autre du même genre, quoique nécessitée pour le bien de l’état, serait peut-être sans effet, si les représentans des communes ne composaient pas la moitié de la représentation nationale. »

Les représentans des communes, la moitié de la représentation nationale, ces mots contiennent toute la théorie des deux chambres. M. Chassin vante beaucoup, et non sans raison, l’attitude prise en 1788 par les états du Dauphiné ; mais le Dauphiné, qui pratiquait dans ses propres états la réunion des ordres et les vote par tête, suivant l’exemple donné par le roi dans la constitution des assemblées provinciales[2], ne demanda pas qu’il en fût de même dans les états-généraux. Le principal auteur des délibérations de Vizille et de Romans, Mounier, était au contraire un des partisans les plus déclarés du système des deux chambres ; il le développa dans un écrit qui parut avant l’ouverture des états-généraux.

Le reste du rapport de Necker n’est pas moins remarquable en ce qu’il annonce l’abandon par les deux premiers ordres de tout privilège pécuniaire et le retour périodique des états-généraux. « On ne peut douter, y est-il dit, qu’à l’époque où la répartition sera égale entre tous les ordres, à l’époque où seront abolies ces dénominations de tributs qui rappellent à chaque instant au tiers-état son infériorité et l’insultent inutilement, à cette heureuse époque enfin, si juste et si désirable, il n’y aura plus qu’un vœu commun entre tous les habitant de la France. » Et un peu plus loin : « non-seulement, sire ; vous voulez ratifier : la promesse que vous avez faite de ne mettre aucun nouvel impôt sans le consentement des états-généraux de votre royaume, mais vous voulez encore n’en proroger aucun sans cette condition. Vous voulez de plus assurer le retour successif des états-génénéraux, en les consultant sur l’intervalle qu’il faudrait mettre entre les époques de leur convocation, et en écoutant favorablement les représentations qui vous seront faites pour donner de la stabilité à ces dispositions… Vptre majesté se propose d’aller au-devant du vœu bien légitime de ses sujets en invitant les états-généraux à examiner eux-mêmes la grande question qui s’est élevée sur les lettres de cachet. C’est par ce même principe que votre majesté est impatiente de recevoir les avis des états-généraux sur la mesure de liberté qu’il convient d’accorder à la presse. »

Toutes les réformes légitimes se trouvaient dans ce programme. Il m’est donc impossible d’admettre que si la royauté avait ordonné la réunion des ordres et le vote en commun, elle eût prévenu la révolution. Elle l’aurait au contraire précipitée, car cette minorité violente, qui ne pouvait se satisfaire que par la république, y aurait puisé de nouvelles forces. Puisque cette sage transaction n’a pas réussi, rien ne pouvait réussir.

Après le rapport au roi et le résultat du conseil du 27 décembre 1788 vinrent les lettres royales de convocation et le règlement général pour les élections du 24 janvier 1789. M. Chassin rend hommage aux lettres royales, et il faudrait être en effet bien injuste pour rester insensible à ce noble et touchant langage. « Nous avons besoin, disait le roi, du concours de nos sujets pour nous aider à surmonter toutes les difficultés où nous nous trouvons relativement à l’état de nos finances, et pour établir, suivant nos vœux, un ordre constant et invariable dans toutes les parties du gouvernement qui intéressent le bonheur de nos sujets et la prospérité de notre royaume. Ces grands motifs nous ont déterminé à convoquer l’assemblée des états de toutes les provinces de notre obéissance, tant pour nous conseiller et nous assister dans toutes les choses qui seront mises sous ses yeux que pour nous faire connaître les souhaits et les doléances de nos peuples, de manière que, par une mutuelle confiance et par un amour réciproque entre le souverain et les sujets, il soit apporté le plus promptement possible un remède aux maux de l’état, et que les abus de tout genre soient réformés et prévenus par de bons et solides moyens qui assurent la félicité publique, et qui nous rendent, à nous particulièrement, le calme et la tranquillité dont nous sommes privé depuis si longtemps. »

Louis XVI régnait depuis près de quinze ans, et à part les succès de la guerre d’Amérique il n’avait eu que des embarras et des chagrins. « Vous êtes plus heureux que moi, disait-il à un de ses ministres, vous pouvez abdiquer. » Le ton de ces lettres était presque celui d’une abdication ; le mot de constitution n’y était pas prononcé, mais l’idée paraissait à toutes les lignes. L’héritier de Louis XIV se mettait entre les mains des états-généraux, « les assurant que, de notre part, ils trouveront toute bonne volonté et affection pour maintenir et faire exécuter tout ce qui aura été convenu entre nous et lesdits états, soit relativement aux impôts qu’ils auraient consentis, soit pour l’établissement d’une règle constante dans toutes les parties de l’administration, leur promettant de demander et d’écouter favorablement leur avis sur tout ce qui peut intéresser le bien de nos peuples et de pourvoir sur les doléances et propositions qu’ils auront faites, de telle manière que notre royaume et tous nos sujets en particulier ressentent pour toujours les effets salutaires qu’ils doivent attendre d’une telle et si noble assemblée. »

La critique de M. Chassin s’exerce principalement sur le règlement pour les élections. Ce document n’a pas moins de cinquante-deux articles, et ce n’était pas trop pour régler une matière aussi difficile dans un royaume de 27 millions d’âmes, qui n’avait pas eu d’états-généraux depuis cent soixante-quinze ans. On se serait trompé sur quelques points qu’il n’y aurait rien d’extraordinaire. Ce qui importe, c’est l’ensemble des dispositions prises. Or il est impossible de n’être pas frappé de l’esprit général d’équité, de bonne foi, de justice distributive, de libéralisme éclairé, qui anime ce grand travail. On y trouve sans doute des complications inévitables dans l’état de la France, mais on y voit aussi un effort sincère pour tout simplifier autant que possible.

Comment le territoire devait-il être divisé pour les élections ? Telle était la première question à résoudre. Aux états de 1614, on avait voté par bailliages et sénéchaussées, et précisément parce qu’il voulait beaucoup changer aux anciennes formes, Necker commença par adopter sur ce point la solution conforme à l’histoire. On appelait communément bailliage dans le nord et sénéchaussée dans le midi l’étendue de la juridiction d’un bailli ou sénéchal. Le ministre échappait ainsi à la division administrative en généralités, que repoussait le sentiment public à cause des souvenirs d’arbitraire et de fiscalité qui s’y rattachaient ; il évitait de faire jouer aucun rôle dans les élections aux Intendans et à leurs subdélégués, officiers publics autrefois tout-puissans et devenus fort impopulaires. Ensuite, l’étendue moyenne d’un bailliage ou d’une sénéchaussée étant égale à la moitié environ d’un département d’aujourd’hui, on pouvait réunir au chef-lieu les représentons des différens ordres pour procéder aux élections, sans leur imposer des déplacemens trop pénibles et sans former des assemblées trop nombreuses. — M. Chassin n’approuve pas cette division. Qu’aurait-il voulu qu’on mît à la place ? Sa grande objection porte sur l’extrême inégalité que présentaient, selon lui, les bailliages et les sénéchaussées. Cette inégalité était réelle, mais il l’exagère. Il cite le fameux exemple qui se trouve partout, la comparaison entre le bailliage de Vermandois, qui comptait 674,504 habitans, et le bailliage de Dourdan, qui n’en avait que 7,462, entre le bailliage de Poitiers, qui avait 692,810 âmes, et le bailliage de Gex, qui n’en comptait que 13,052. Si de pareilles inégalités s’étaient présentées entre toutes les circonscriptions, l’objection aurait une assez grande valeur ; mais ces exemples n’étaient que des exceptions. Sait-on où ils se trouvent pour la première fois, et où tous les détracteurs de Necker ont été les chercher ? Dans le rapport adressé au roi par Necker lui-même. Puisque cette considération ne l’a pas arrêté, c’est qu’elle n’avait pas sa portée apparente. En réalité, le plus grand nombre des bailliages et des sénéchaussées offrait de grandes analogies de territoire et de population. Que dirait-on si, pour marquer l’inégalité actuelle entre les départemens, on se bornait à mettre en présence le département du Nord, qui a 1,300,000 habitans, et le département des Hautes-Alpes, qui en a 125,000, celui de la Seine et celui de la Lozère ? En Suisse, le canton de Berne a 450,000 habitans, et le canton d’Uri 14,000. Est-ce une raison suffisante pour tout bouleverser ?

Quelles que fussent d’ailleurs ces différences, elles disparaissaient devant ces termes de l’édit de 1788 : le nombre des députés de chaque bailliage sera formé, autant que possible, en raison composée de la population et des contributions du bailliage. En exécution de l’édit, le règlement général fixait le nombre des députés à élire par chaque circonscription. Sur cette liste, le bailliage de Poitiers, le plus grand de tous, avait vingt-huit députés à nommer ; la sénéchaussée de Riom, qui comprenait la plus grande partie de l’Auvergne en avait vingt, d’autres seize, d’autres douze, d’autres huit, les plus petites quatre seulement. Malgré cette proportion, on n’avait pu obtenir tout à fait l’égalité mathématique à cause des anciens droits qu’on avait voulu respecter, mais on s’en était rapproché le plus possible. De bien plus grandes inégalités se maintiennent encore en Angleterre et dans tous les pays électifs.

Une moitié seulement de la France avait voté par bailliage en 1614, et pouvait par conséquent recourir à son ancienne division. Cette moitié, qui a formé plus tard quarante-cinq de nos départemens, se divisait en quatre-vingt-huit bailliages ou sénéchaussées. L’autre moitié comprenait les pays d’états, comme le Languedoc, la Bretagne, la Bourgogne, etc., et les pays conquis ou annexés depuis 1614, comme le Roussillon, la Franche-Comté, la Lorraine et l’Alsace. Le Dauphiné, qui était pays d’états en 1614 et qui avait cessé de l’être, formait une catégorie à part. Il fallut pourvoir par des règlemens particuliers aux élections de ces diverses provinces. Encore une complication ; pouvait-il en être autrement ? Pour se rapprocher de l’uniformité, le gouvernement n’hésita point à violer les privilèges des pays d’états, ce qui devrait au moins avoir l’approbation de l’école révolutionnaire. Au lieu de laisser aux états provinciaux, suivant l’ancien usage, la nomination des députés, il divisa ces provinces en bailliages ou sénéchaussées sur le modèle des autres, et leur donna l’élection directe.

C’est ainsi que le Languedoc, par exemple, qui a formé depuis sept départemens, fut divisé en douze sénéchaussées ; la Bretagne, qui avait moins d’étendue, mais plus de population, en treize, et ainsi de suite. Pour ces nouvelles circonscriptions comme pour les anciennes, on distribua les députés à élire d’après la population et la richesse. On prit pour unité ce qu’on appela une députation, qui se composait d’un membre du clergé, d’un membre de la noblesse et de deux membres du tiers-état. Cent cinquante-six députations ou six cent vingt-quatre députés furent accordés à la moitié du territoire qui avait voté par bailliages en 1614, et un nombre à peu près égal à l’autre moitié, de telle sorte, qu’il y eut en moyenne une députation pour une population de quatre-vingt à cent mille âmes. On fut amené ainsi à élever le nombre indiqué par le résultat du conseil du 27 décembre ; au lieu de mille députés en tout, on dut en appeler douze cent quarante, dont un quart pour le clergé, un quart pour la noblesse et la moitié pour le tiers-état. Ce nombre ne fut pas tout à fait atteint dans les élections à cause de l’abstention de la noblesse de Bretagne, mais les députés élus dépassèrent douze cents.

Voyons maintenant le système adopté pour mettre en mouvement cette immense machine. Le règlement portait que le vote pour l’élection des députés se ferait au chef-lieu du bailliage ou de la sénéchaussée ; les trois ordres y étaient convoqués pour le même jour. La noblesse, la moins nombreuse, devait comparaître tout entière, chacun de ses membres ayant à exercer un droit personnel. Le clergé, plus nombreux, comparaissait en partie en personne et en partie par délégués, les évêques et les autres bénéficiers devant voter eux-mêmes ou par procureur, les membres des chapitres et des communautés religieuses et les curés non pourvus de bénéfices par des représentans élus. Enfin le tiers-état, le plus nombreux de beaucoup, ne devait envoyer que des délégués, et même des délégués de délégués.

Pour faciliter les opérations, on établit dans les bailliages et sénéchaussées qui avaient trop d’étendue des subdivisions destinées à former une sorte de premier degré : on les appela bailliages ou sénéchaussées secondaires. Ces subdivisions ne devaient servir que pour le tiers-état. Était électeur pour le tiers-état tout Français âgé de vingt-cinq ans, domicilié et inscrit au rôle des contributions. C’était à peu près, comme on voit, le suffrage universel. Le nombre des électeurs atteignit de cinq à six millions, ou le cinquième environ de la population totale ; il est aujourd’hui du quart. Les électeurs étaient convoqués dans les campagnes par paroisses et dans les villes par corporations, afin d’élire un délégué sur cent. Les délégués devaient se réunir au chef-lieu du bailliage ou de la sénéchaussée secondaire pour se réduire au quart d’entre eux. Ces réductions successives avaient paru nécessaires pour éviter des déplacemens plus difficiles alors qu’aujourd’hui. Nous avons eu depuis 1789 bien des systèmes électoraux ; celui-là est resté un des meilleurs, abstraction faite de la distinction des ordres, qui n’était pas donnée par le règlement, mais par l’histoire.

Les formalités préliminaires terminées, les trois ordres se réunissaient au chef-lieu du bailliage ou de la sénéchaussée pour procéder à l’élection des députés. Ce fut un spectacle imposant que ces assemblées des trois ordres dans les villes désignées pour servir de théâtre à l’élection ; il y en eut en tout 175, sans compter le Dauphiné, qui refusa de se laisser fractionner, et sans tenir compte des bailliages et sénéchaussées secondaires. Sur un petit nombre de points, les trois ordres se réunirent pour voter ensemble ; en général, chaque ordre nomma ses députés à part. Il s’éleva sans doute bien des difficultés de détail, bien des réclamations plus ou moins justifiées ; mais en définitive toute la France vota, à l’exception de la noblesse de Bretagne, et il en sortit une assemblée de 1,214 membres, 308 pour le clergé, 286 pour la noblesse et 620 pour le tiers-état.

Ces élections durèrent près de quatre mois. La première des lettres royales de convocation est datée du 7 février 1789 et adressée au grand-bailli d’Alsace ; la dernière, au magistrat principal du pays des quatre vallées, ne partit que le 3 mai. Les élections de Paris se prolongèrent jusqu’à la fin de mai, après l’ouverture des états-généraux. Quel immense travail pour le ministère que de pourvoir à tout, de répondre à toutes les questions, de calmer autant que possible toutes les luttes, dans un pays où dominait sans doute l’esprit d’unité, mais où régnait encore une si grande diversité d’institutions ! M. Chassin insiste sur quelques détails qui indiquent en effet de la confusion ; mais il passe trop sous silence le fait dominant, qui fut l’ordre et la bonne harmonie. Si un peu de désordre se fit jour, à qui la faute ? Au parti des impatiens et des novateurs à outrance, qui déjà commençait à se montrer. À côté des élections troublées et tumultueuses, comme il y en a toujours, il faut placer le spectacle admirable que donnèrent les trois quarts des bailliages. Les trois ordres s’y confondirent dans une noble émulation pour le bien public, dans un élan de patriotique reconnaissance pour le roi, et de cette ancienne rivalité de classes et de provinces on vit se dégager presque sans effort la grande figure de la France nouvelle. Je n’en veux citer qu’un exemple, l’élection de Langres, où les trois ordres né firent qu’un seul corps, sous les auspices de l’évêque, M. de La Luzerne, un des hommes les plus respectés de son temps.

Presque partout les deux premiers ordres renoncèrent à leurs privilèges pécuniaires. « Les procès-verbaux des assemblées de bailliages sont remplis de discours de la noblesse et du clergé allant annoncer au tiers-état leur sacrifice, et de réponses de celui-ci, enthousiastes jusqu’à l’absurde. » Qui parle ainsi ? L’auteur même du Génie de la Révolution. « La noblesse, ajoute-t-il, s’évertue à égaler, à dépasser le tiers en libéralisme théorique, proclamant les droits de la nation, de l’homme et du citoyen, opposant la souveraineté du peuple au despotisme ministériel, voire à l’autorité royale : folies qui mériteraient l’admiration de l’histoire, s’il fallait se fier à leur sincérité. » Et qui vous dit qu’elles n’étaient pas sincères ? Ne voyez-vous pas, par le nom des élus et la nature de leur mandat, que tout était franc et vrai dans ces folies ? Et le clergé ? M. Chassin a un singulier moyen de réduire à néant les déclarations de cet ordre en faveur de la liberté ; elles étaient contraires, dit-il, au véritable esprit de la religion catholique. Il me permettra de croire que le clergé lui-même savait aussi bien que personne à quoi s’en tenir sur ce point. Il cite des extraits d’un mandement de l’archevêque de Lyon, M. de Marbeuf, qui prévoyait des révolutions prochaines ; mais on peut lui opposer en même temps un autre mandement de l’archevêque de Bordeaux, M. de Cicé, qui voyait s’ouvrir un monde nouveau de justice et de paix : tous deux avaient tort et raison à la fois. Et qu’est-ce donc que la liberté, si ce n’est le droit pour tout le monde de dire ce qu’on pense ? La grande majorité du clergé partageait. les opinions de M. de Cicé ; c’est l’essentiel. Les inquiétudes et les avertissemens des autres avaient aussi leur part de vérité, et on n’aurait pas eu si grand tort de les écouter un peu.

L’honneur de ce beau moment appartient avant tout à la nation elle-même ; mais il en revient une bonne part au gouvernement. Tous les historiens de la révolution ont rendu justice à la liberté absolue qui régna dans les élections. Après avoir tout préparé, tout organisé, au prix de peines infinies, le gouvernement s’arrêta. Nulle part on ne vit son influence s’exercer sur les choix. Les baillis et les sénéchaux, dont l’autorité n’était guère plus que nominale, présidèrent avec une impartialité scrupuleuse. Intendans et gouverneurs se tinrent à l’écart. M. Louis Blanc lui-même admire l’attitude que garda le ministre. « Necker attendait, dit-il, le visage impassible, mais le cœur ému ; il avait voulu retirer sa main de ces urnes redoutables. » On n’avait pas encore inventé la théorie des candidatures officielles.

Je regrette que M. Chassin n’ait pas donné la liste complète des bailliages et sénéchaussées avec l’indication au moins approximative de leur population et de leurs contributions, le nombre et le nom de leurs députés, en y ajoutant sur chacun d’eux quelques détails biographiques. Alors seulement nous aurions eu le tableau fidèle du mouvement national. Nous possédons déjà un excellent livre, l’Angoumois en 1789, par M. Charles de Chancel. Ce que M. de Chancel a fait pour une seule province, il eût été bon de le faire pour toute la France, avec moins de détail sans doute, mais en insistant sur les points les plus importans. L’Almanach royal de 1790 contient la liste des députés par bailliages ; il ne s’agissait que de la compléter et de la développer. M. Chassin raconte à part les élections de Lyon et de Paris : c’est beaucoup sans doute, puisque Paris eut quarante députés à nommer et Lyon seize ; mais ce n’est pas tout. Même en ce qui concerne ces deux villes, le récit n’est pas complet, car le nom des élus y manque. Il eût été curieux de voir, par exemple, comment Sieyès fut nommé le dernier sur vingt par le tiers-état de Paris, et au moyen d’un véritable tour d’escamotage.

Le plus bel éloge des formes suivies pour les élections de 1789, c’est l’assemblée qu’elles produisirent. Jamais plus magnifique réunion d’hommes ne fit l’honneur d’un peuple libre. Le clergé comptait cinquante prélats dont huit archevêques, l’ancien évêque de Senez, M. de Beauvais, ce courageux prédicateur qui avait osé dire la vérité en chaire à Louis XV, et ces abbés, ces prieurs, ces simples curés, qui partageaient alors toutes les aspirations nationales, et qui devaient bientôt préférer l’exil et la mort à un serment contraire à leur conscience. Dans la noblesse, à côté d’un prince du sang, le duc d’Orléans, venaient vingt ducs ou princes, la plupart pairs de France ou destinés à le devenir, qui avaient déposé l’orgueil de leur rang pour briguer les chances de l’élection, et cette élite de jeunes gentilshommes des premières familles de France qu’animait la passion généreuse de la liberté. Dans le tiers-état, déjà supérieur par le nombre, plus de cent hommes éminens dans tous les genres, des avocats, des juges, des officiers municipaux, des commerçans, des propriétaires, des fermiers, de simples laboureurs, des protestans qui se relevaient pour la première fois d’une longue oppression. On comprend sans peine les sentimens dont furent saisis nos pères à l’aspect de cette majestueuse procession du 4 mai 1789 à Versailles, où les représentans des trois ordres défilèrent avec le roi et la reine, sous les acclamations populaires, pour se rendre à l’église Saint-Louis. La France tout entière était là avec ses souvenirs et ses espérances. Qui aurait pu croire que cette famille, alors si unie, allait se diviser et se déchirer ?

Outre les noms des élus, les élections de 1789 se caractérisent par la rédaction des cahiers. M. Chassin annonce, pour une publication ultérieure, une analyse détaillée des cahiers, et il a bien raison d’y consacrer une étude approfondie, car c’est le plus beau sujet historique et politique qui se puisse traiter. Je n’ai pas lu, comme lui, tous les cahiers de 1789, mais j’en ai lu beaucoup. J’y ai vu, sauf un bien petit nombre d’exceptions, un élan général des trois ordres vers la monarchie constitutionnelle et parlementaire, l’égalité civile, la liberté politique et religieuse, la décentralisation administrative, l’économie des finances, la bonne organisation de la justice, tout ce que voulait le roi lui-même sans bouleversement et sans désordre. L’immense majorité des états-généraux arrivait pénétrée de cet esprit, et si l’assemblée nationale a glissé si vite, sur une autre pente, c’est qu’elle a bientôt cessé d’être libre. L’assemblée de 1790 et de 1791 n’est plus la même que celle de 1789 ; il suffit de compter le nombre des votans pour voir que la moitié des députés ne prend plus part aux délibérations. À partir des derniers mois de 1789, ce n’est plus la majorité, c’est la minorité qui gouverne, et sous la pression violente des clubs et des émeutes.

Au nombre des fatalités qui précipitèrent cette funeste transformation, il faut ranger sans doute la disette de 1789 ; mais si le peuple avait faim, comme dit M. Chassin, ce n’était pas la faute du roi, qui avait fait au contraire tout ce qu’il avait pu pour activer les progrès de l’agriculture et pour améliorer la condition des classes pauvres. Ce n’était pas dans tous les cas la révolution qui pouvait y porter remède, et elle l’a bien prouvé, car elle a institué la disette en permanence. J’aurais encore bien des réserves à faire sur les doctrines que renferme ce livre ; j’aime mieux m’arrêter là. On ne peut voir sans un sentiment de joie et d’espérance, toute une école de jeunes publicistes revenir à l’étude sérieuse de 1789. Quelle que soit la passion qu’ils y apportent, ils ne peuvent manquer de se laisser gagner tôt ou tard par le véritable esprit de ce temps, et il serait hors de propos de trop marquer des dissidences qui probablement iront en s’effaçant.


LOUIS DE LAVERGNE.


V. DE MARS.


  1. Voyez la revue littéraire du 15 septembre 1838, par M. Sainte-Beuve, et l’article de M. Charles Labitte intitulé Du Grotesque en littérature, M. Th. Gautier, dans la Revue du 1er novembre 1844.
  2. M. Chassin n’attache pas la même importance que moi à l’essai des assemblée provinciales. Cela devait être, et je n’en sois nullement surpris ; mais il ajoute que l’immense majorité des Français, ecclésiastiques, nobles et plébéiens, protesta dans les cahiers de 1789 contre cette institution insuffisante et même nuisible. Je ne veux répondre à cette assertion que par M. Chassin lui-même. Après ce qu’il vient de dire page 19, voici ce qu’il dit page 91 : « Les délibérations des ordres et des villes et les cahiers prouvent que l’immense, majorité du peuple français aurait accepté avec la plus vive reconnaissance des états provinciaux sur le modèle des états dauphinois. » Or le Dauphiné n’avait apporté à l’institution des assemblées provinciales que des modifications sans gravité réelle et qui avaient été approuvées par le roi.