Essais et Notices/De l’Organisation du nouveau royaume d’Italie

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si nouveau dans l’ordre politique et moral de l’Europe, et tend à introduire dans les relations internationales des règles nouvelles, cette révolution est dominée par deux grandes idées qui la résument. La première, — celle qui explique tant de prodiges de persévérance et d’accord accomplis jusqu’ici, et le courant qui nous entraine aujourd’hui, — est l’idée de l’indépendance nationale admise comme seul fondement de notre existence politique. La force naturelle de cette idée, la passion qu’elle excite, les dangers qu’elle entraîne, sont la raison des événemens que nous voyons se dérouler sous nos yeux. L’ardeur et l’abnégation de nos volontaires, les succès remportés par une poignée de braves sont pour nous, Italiens, un puissant motif d’espoir ; ils ne suffisent pas cependant pour calmer les anxiétés inséparables d’un avenir incertain et de la lutte terrible dans laquelle ces succès mêmes peuvent nous précipiter. Espérons que les hommes qui ont eu un rôle si brillant dans la libération de la patrie s’arrêteront à temps devant la responsabilité d’entreprises plus hasardeuses, plus compromettantes, et que de nouveaux efforts de patriotisme, d’habileté politique de nos hommes d’état ne cesseront d’aider au triomphe d’une cause qui est celle de la justice et d’une nation longtemps éprouvée.

La seconde idée, celle qui doit présider à la constitution politique de la péninsule, et à laquelle je voudrais ici m’attacher spécialement, a été enveloppée en quelque sorte dans les évolutions qu’elle a dû subir en suivant les phases des événemens. Il y a vingt mois à peine, le parti qu’on appelait unitaire était en grande minorité dans tous les états de la péninsule, et c’est une vérité peu contestable, que, sans l’obstination de l’Autriche, sans l’aveuglement des gouvernemens de l’Italie centrale et méridionale, on se serait alors rallié à l’idée d’une confédération d’états plus ou moins libres comme à ce qui pouvait le plus aisément, pour nous et pour l’Europe, assurer un certain degré d’indépendance à l’Italie. Lorsque la guerre et les victoires des armées alliées sont venues rendre plus manifeste la solidarité des princes de l’Italie du centre et de l’Autriche, quels que fussent les accords des préliminaires de Villafranca, l’idée de la confédération était morte. L’idée de l’annexion devait désormais prévaloir, et on n’a aucune peine à s’expliquer l’ardeur, l’unanimité avec laquelle elle a été embrassée. Dès qu’on a voulu se mettre à organiser cette annexion, tout le monde s’est trouvé d’accord sur la formation d’un seul état embrassant toute la vallée du Pô, c’est-à-dire la Lombardie, les deux duchés, les Légations, en même temps que les anciennes provinces du roi de Sardaigne. C’est que les souvenirs du royaume d’Italie n’étaient pas complètement effacés ; c’est que la race qui peuple toute cette riche vallée est la même d’origines, de mœurs, d’intérêts. A part des différences ou des nuances de dialectes, les Romagnols, les Lombards, les Piémontais, n’ont aucune peine à s’entendre entre eux. Il n’en est pas tout à fait de même au-delà des Apennins. Les Toscans, les habitans de Pérouse et d’Ancône, sans aller plus loin, sont une race différente de celle du nord, distincte non-seulement au point de vue géographique, mais encore par le caractère, les origines, les tradition ?. C’est donc la nature des choses qui nous a déterminés à adopter sans aucune restriction l’annexion immédiate, ou plutôt la fusion de la Lombardie, des deux duchés et des Légations avec le vieux Piémont, en respectant, dans l’union de la Toscane au nouveau royaume, l’autonomie administrative de cette province.

Nous voyons aujourd’hui ce qui s’est passé en Sicile et à Naples. Quant à ce qui arrivera, on peut prévoir que la volonté nationale prévaudra infailliblement et définitivement. Je ne veux tout d’abord constater qu’une chose, c’est que les événemens ne font que donner raison à l’idée qui à toujours dominé dans l’opinion publique au sujet de la constitution politique de la péninsule. L’opinion publique a compris qu’on ne pouvait élever l’édifice de notre unité nationale sur les ruines récentes qu’en choisissant avec intelligence ce qui reste de notre ancienne civilisation, ce qui ne demande que le souffle de l’indépendance et de la liberté pour reprendre la cohésion et la vie. Que le grand exemple de l’Angleterre nous rassure et nous dirige en même temps. Le pays de Galles, l’Irlande, l’Ecosse, les vieux comtés, n’ont jamais eu et n’ont pas, à l’heure qu’il est, plus d’analogies que les provinces du nord, du centre et du midi de l’Italie, et cela n’a pas empêché l’empire britannique de fonder une des plus puissantes unités politiques et législatives qui aient existé dans le monde.

Résumons-nous donc : on avait cru d’abord que la reconstitution politique de la péninsule pourrait se réaliser sous la forme d’une confédération d’états libres et indépendans. La guerre, les événemens dont elle a été le signal, nous ont conduits à étendre cette idée, et, Dieu aidant, nous arriverons un jour à lui donner une forme définitive, en fondant sous un seul pouvoir politique et législatif une monarchie constitutionnelle, composée de toutes les grandes provinces de la péninsule, dont il faut conserver l’autonomie administrative.

C’est là l’idée générale ; le moyen d’exécution est l’application la plus large possible du grand principe de la décentralisation, ainsi que je l’ai dit dans un précédent essai. Je n’ai point le dessein, en revenant sur ce sujet de premier ordre, et en y ajoutant quelques développemens nouveaux, de formuler des lois ou de tracer des règlemens ; je voudrais simplement, en précisant mieux quelques-uns dès côtés pratiques du problème, montrer dans quels cas et comment le principe décentralisateur pourrait être utilement appliqué, d’accord avec la formule générale que j’énonçais, aux différens pouvoirs administratifs de l’état. Suivant le principe de la centralisation, rien n’échappe à la juridiction suprême du chef de l’état : ses agens, distribués avec autant de prodigalité que de symétrie depuis le plus petit village jusqu’au chef-lieu, sont chargés, — d’une part, de recueillir les informations nécessaires pour éclairer son jugement, — de l’autre, d’exécuter ses ordres. Sous l’empire du principe de décentralisation au contraire, la loi établit des autorités administratives indépendantes et détermine l’étendue de leurs attributions, de sorte qu’en remontant l’échelle de la commune au gouvernement central, chacune de ces autorités s’exerce librement sur toutes les matières qui ne sont pas dévolues par la loi au pouvoir immédiatement supérieur. C’est ce système que nous voudrions voir appliqué parmi nous, comme étant le plus simple, le plus prompt, le plus économique, le plus conforme à nos mœurs et le plus propre enfin à harmoniser les forces nationales en laissant un libre développement à toutes les nuances de caractè res comme à toutes les richesses dont la nature a doté notre sol si varié.

J’essaierai d’indiquer quelques points où ce qui existe aujourd’hui en Italie aurait nécessairement à subir une grande et sérieuse transformation. L’état, administrativement parlant, pourrait avoir quatre degrés : 1° l’autorité municipale ; 2° l’autorité ou le gouvernement spécial de chaque subdivision provinciale ; 3° le gouvernement général des grandes provinces telles que Lombardie, Toscane, Piémont, Emilie, Ligurie, Sardaigne. etc. ; 4° enfin le gouvernement central, ou le conseil des ministres sous l’autorité du roi. Commençons par l’autorité municipale. La commune, qui est après la famille l’association la plus naturelle, est en quelque sorte le fondement de toute vraie liberté. Les pays où les privilèges communaux existent fortement organisés sont les seuls dont on puisse dire qu’ils ont un gouvernement libre, plus encore l’esprit de la liberté. Or il faut, pour le développement et la conservation des libertés communales, que la majorité des hommes possède à un degré suffisant des qualités de caractère, de jugement, de dignité personnelle, qu’il n’est pas facile de rencontrer, surtout dans de très petites localités. Pour que ces institutions puissent se défendre contre la tendance qu’aura toujours le gouvernement central à les absorber, il faut qu’elles soient entrées depuis longtemps dans les mœurs de la population. Personne, je pense, ne contestera aux Italiens le privilège d’avoir toujours conservé au milieu de toutes leurs vicissitudes le goût et l’esprit des institutions municipales, de sorte que tout ce qu’on peut faire de mieux pour organiser la liberté en Italie se réduit à féconder les germes qui existent déjà dans les institutions. Pour se convaincre de ce qu’il y a de vrai en ceci, il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé dans ces derniers temps et ce qui se passe maintenant encore dans les Romagnes. Ces populations, qui ont éprouvé pendant près d’un demi-siècle tous les effets d’un mauvais gouvernement, jouissent aujourd’hui en paix, malgré l’agitation politique générale, des nouvelles institutions. Ce résultat, très remarquable assurément, est dû à l’influence des anciennes lois provinciales et municipales, et aux habitudes qui se sont formées dans la population. La loi. communale, édictée par M. Rattazzi le 23 octobre 1859, et surtout celle que M. Ricasoli a promulguée en Toscane le 31 décembre, ont montré chez ces deux hommes d’état une intelligence supérieure des vrais besoins de l’Italie et des principes qui doivent dominer désormais dans la réorganisation intérieure de la péninsule. Lorsqu’un jour, et Dieu fasse qu’il ne soit pas éloigné, le parlement s’occupera des lois organiques de l’état, on prendra certainement comme point de départ les deux actes législatifs dont je viens de parler.

Le premier point qui doit attirer l’attention dans toute loi municipale nouvelle, c’est la circonscription territoriale de nos communes. En parcourant le tableau qui fait suite à la loi de M. Rattazzi, on trouve un assez grand nombre de communes qui ne comptent pas mille âmes ; beaucoup n’en ont que deux ou trois cents. Il en est à peu près de même de la Toscane et de l’Emilie. On aperçoit tout de suite la difficulté qu’il y a à former un conseil, une administration municipale, dans de si petites localités. Le choix du maire est encore plus difficile, ce qui fait qu’on est obligé ou de nommer un maire dépourvu des qualités nécessaires, ou de l’aller chercher hors de la résidence communale, et dans les deux cas les intérêts locaux ont inévitablement à souffrir. Il est clair aussi que les ressources des petites localités sont insuffisantes pour assurer des services très utiles, tels que la police, la salubrité, l’enseignement, etc. Il me paraît donc prouvé que nous devons augmenter la circonscription et le chiffre de la population des communes. Je pense qu’en pratique on n’obtiendrait que de bons résultats en fixant le minimum de l’agglomération communale à huit ou dix mille âmes. Les avantages évidens seraient une augmentation de ressources pour les communes ainsi agrandies et la facilité d’avoir des magistrats municipaux indépendans et capables. Dans ce système même d’agrandissement de la commune, il est facile d’imaginer des députés, des select men comme aux États-Unis, qui représentent dans les petites localités l’autorité municipale. De cette manière on parvient à se dispenser des conseils de district ou d’arrondissement qu’on a récemment imaginés, et dont les circonscriptions sont à peu près celles de nos communes agrandies. Ces nouveaux conseils ne nous paraissent aboutir qu’à une perte de temps, à une dépense sans profit et à une complication inutile de la machine administrative.

Ceci établi, un point qui n’est pas moins important, c’est la définition des rapports qui doivent exister entre le gouvernement central et les communes. Les lois Rattazzi et Ricasoli ont certainement réalisé de grands progrès dans le sens de l’émancipation complète de l’autorité municipale. On ne peut qu’insister pour que toute trace de l’intervention de l’état disparaisse le plus possible dans l’organisation nouvelle. On peut sans doute être arrêté ici par les habitudes et les préjugés de la bureaucratie ; mais les obstacles doivent tomber sous la pression de l’opinion publique. Nous aimons assurément la police qui arrête le coupable, le juge qui le condamne ; il n’est point toutefois nécessaire pour cela de multiplier les agens et de restreindre la liberté de chaque citoyen parce qu’il pourrait arriver qu’il en abusât. On ne saurait céder à la crainte de voir les autorités communales se mettre en révolte contre les lois de l’état et l’intérêt général de la nation. Si la responsabilité des magistrats, l’influence de la presse et de l’opinion publique ne suffisaient pas à les maintenir dans la limite de leurs attributions, le gouvernement trouverait toujours, soit dans le conseil d’état comme tribunal administratif, soit dans les tribunaux ordinaires, les moyens de réprimer ces usurpations. Admettant, comme nous le faisons, que la vie municipale est la garantie la plus essentielle de la liberté, la source de tous les sentimens d’indépendance et de patriotisme, gardons-nous bien de la comprimer parce qu’il peut y avoir un syndic tenté de dépenser avec trop de libéralité l’argent de la commune. Suivant l’ancienne loi de la Toscane, un employé du gouvernement, appelé chancelier du cens ou chef du bureau du recensement et du cadastre, devait assister aux réunions du conseil municipal et pouvait en suspendre les délibérations. D’après la loi Ricasoli, cet employé ne fait plus qu’assister aux réunions, et donne son avis lorsqu’il est interrogé. L’innocuité de cette intervention ministérielle dans les affaires de la commune ferait penser que le législateur n’a voulu laisser qu’une simple apparence. Il y aurait peut-être avantage à conserver ce fonctionnaire, s’il était en même temps homme de loi, avocat de la municipalité et juge de paix ou de conciliation. Une des attributions municipales en Toscane a toujours été la perception des impôts de la commune, de la province et du gouvernement. On n’a jamais eu à se plaindre dans ce pays d’un système si simple, si sûr et si économique. Il est donc à désirer non-seulement que cette attribution soit laissée à la commune, mais encore qu’elle soit étendue à la perception des octrois des villes, si toutefois nous n’aimons mieux suivre l’exemple de la Belgique, qui vient d’abolir ce genre de taxes.

L’élection du premier magistrat de la commune doit enfin attirer particulièrement l’attention du législateur. La première condition évidemment pour que la liberté communale ne soit pas un vain mot, c’est que les citoyens soient pleinement investis du droit de choisir eux-mêmes ce magistrat. Il est temps, je ne cesserai de le répéter, de renoncer à des préjugés ou à des artifices qui ne conviennent qu’à des régimes absolus. Lorsque la loi municipale aura déterminé les catégories des personnes parmi lesquelles on peut choisir l’administrateur de la commune, on peut être sûr que l’élection ira chercher le plus digne, celui que l’opinion publique aura proclamé d’avance. La loi, en réservant au chef de l’état l’approbation du choix des électeurs, assurerait au pouvoir central une intervention suffisante, qui aurait de plus cet effet utile de communiquer un peu du prestige de l’autorité suprême au premier magistrat de la commune. Si nous voulons que les citoyens aiment la liberté, apprennent à s’en servir avec sagesse et soient disposés à faire des sacrifices pour la conserver, nous devons leur laisser l’indépendance et la responsabilité de leurs actes. Le jour où, par une bonne loi municipale, nous aurons obtenu que tous les citoyens d’une commune s’intéressent à l’élection de leur premier magistrat, où cette élection sera devenue la plus grande affaire de la localité, ce jour-là nous aurons fait beaucoup plus pour enraciner la liberté en Italie, pour donner à la masse du peuple des sentimens de dignité, de patriotisme et de dévouement, qu’en promulguant des déclarations solennelles sur les droits de la liberté individuelle et sur l’inviolabilité du domicile. L’histoire, qui ne rappelle que trop souvent les vicissitudes de ces grandes constitutions, œuvres des philosophes ou des assemblées, n’a jamais dit qu’un peuple attaché à ses libertés municipales ait cessé d’être un peuple fait pour la liberté politique. Suivons donc cette voie où nous poussent nos goûts, nos mœurs, toutes nos traditions, la seule qui puisse nous conduire à faire de l’Italie une nation libre et florissante.

Il reste à organiser l’autorité provinciale. Nous entendons par province à peu près ce qu’on entend en France par département. Les anciennes légations de Bologne, de Ferrare, de Ravenne et de Forli sont les quatre provinces de l’Emilie. En Toscane, il y a aussi des provinces qu’on a appelées compartimens de Florence, de Pise, de Livourne, de Lucques, etc. La même division territoriale et administrative existe en Lombardie et en Piémont. Ces provinces, dont la population varie chez nous de cinquante mille à trois cent mille âmes, et qui se groupent autour d’une grande ville, représentent un ensemble d’intérêts réunis par des liens de dépendance administrative établis depuis longtemps. On conçoit facilement, et l’exemple de l’Angleterre et des États-Unis en est la meilleure preuve, que la loi, en créant l’autorité de la province, doit viser principalement à organiser une machine aussi simple et aussi indépendante que possible. Placée entre les assemblées populaires de la commune et le parlement suprême, pouvoir législatif de la nation, l’autorité provinciale doit être essentiellement administrative. La création de grandes assemblées permanentes dans les provinces ne pourrait qu’affaiblir l’autorité du parlement national. Ces assemblées, sans rien ajouter aux garanties de la constitution et à la liberté véritable, pourraient même devenir, en certains cas, un embarras et un danger pour la sûreté de l’état. L’autorité de la province doit donc consister simplement dans un conseil composé de représentans des communes. Ce conseil provincial, dont les sessions seraient courtes et en petit nombre, aurait particulièrement pour devoir d’élire une commission exécutive dont le président serait choisi par le roi sur une proposition qui lui serait faite. Ce président et cette commission devraient, dans notre idée, remplacer le préfet ou l’intendant, et le conseil de préfecture ou d’intendance.

Il n’est pas nécessaire d’ajouter que les fonctions de ces nouveaux administrateurs doivent être rétribuées. Nous savons bien qu’en proposant cette émancipation de la province, nous aurons contre nous, bien plus encore qu’en ce qui touche la commune, l’opposition de la bureaucratie. Je ferai simplement observer que l’autorité provinciale formée comme je le dis, avec des attributions déterminées par une loi organique, réunit toutes les conditions d’intelligence, d’honnêteté et de patriotisme nécessaires pour la sûreté de l’état. Et d’ailleurs cette émancipation des administrations provinciales et communales ne laisse nullement le pouvoir central sans action : la police générale de l’état, les douanes, les postes, les tribunaux, la gendarmerie, l’armée, qui dépendent du gouvernement, feront sentir partout sa présence.

Les affaires de la commune et de la province étant ainsi examinées, discutées et résolues par les représentans de ces localités, on est naturellement dispensé de tous ces rouages intermédiaires qui fonctionnent dans l’obscurité, avec une grande perte de temps et d’activité. C’est l’émancipation de tous les intérêts mise à la place d’un système de lenteurs minutieuses et stériles. La plus petite question n’a pas, comme sous le régime de centralisation, à passer successivement à travers tous les filtres, de la hiérarchie administrative. Il se produit immédiatement une grande diminution du nombre des affaires et une notable réduction du nombre des fonctionnaires. L’état a moins à payer, moins à surveiller, tandis que la commune et la province, de leur côté, ayant la responsabilité de leurs affaires, s’y attachent davantage. Les citoyens concourent librement à l’œuvre commune par la presse, par la discussion publique, par une intervention gratuite dans l’administration d’un grand nombre d’intérêts locaux tels que la conservation des monumens, la surveillance des écoles et des établissemens de charité, l’hygiène, l’entretien des routes, les prisons, etc. De la sorte, je pense, un grand progrès est accompli.

Nous arrivons aux gouvernemens généraux des provinces, je veux dire de ces grandes fractions de la péninsule qui formaient autrefois des états séparé s, et qui, en ne formant aujourd’hui qu’un même royaume, doivent conserver encore leur autonomie administrative. Ces provinces, on les connaît, et on sait aussi quel peut être le siège de leur gouvernement : c’est Turin pour le Piémont, Milan pour la Lombardie, Florence pour la Toscane, Gênes pour la Ligurie, Bologne pour l’Emilie, etc. Ces grands gouvernemens seraient exercés par des lieutenans du roi, c’est-à-dire par des princes de la famille royale ou par des hommes illustrés par de longs et éclatans services dans l’armée, l’administration, la magistrature. Ces hauts fonctionnaires, comme le nom l’indique, représenteraient l’autorité royale en toute circonstance et resteraient sous la dépendance directe du conseil des ministres. Ils auraient auprès d’eux un conseil de gouvernement, composé d’administrateurs nommés par le chef de l’état et chargés, sous le nom de directeurs, de pourvoir à toutes les affaires. Tous les ans, une commission de députés des administrations provinciales se réuniraient auprès du lieutenant du roi pour discuter et préparer le budget du gouvernement général, qui devrait être soumis à l’approbation du parlement. On comprend facilement en outre l’avantage qu’il y aurait à conserver ou à créer dans ces grands centres des établissemens supérieurs d’instruction publique, de beaux-arts, des écoles d’industrie et des mines, des arsenaux, des collèges militaires. Chaque grand gouvernement aurait sa part d’établissemens de ce genre en raison de ses titres, de ses traditions et de ses intérêts. Tout marcherait ainsi à la fois sous le stimulant de la plus grande liberté possible.

Au faîte de cette hiérarchie est le pouvoir central représenté par le conseil des ministres, qui, sous l’inviolable autorité du roi, dirige la grande politique de l’état et ses relations avec l’étranger, préside à la justice, administre les finances, organise l’armée et la marine, fait la police générale du royaume. Les attributions du conseil des ministres devraient rester, je pense, essentiellement politiques. Quant aux travaux publics, à l’enseignement, à l’agriculture, au commerce, il serait préférable, pour plus d’économie et de simplicité, de confier ces intérêts à des hommes spéciaux ou à des commissions permanentes, en les mettant à l’abri des vicissitudes de la vie ministérielle.

Ceci, je le répète, n’a nullement la prétention d’être un plan complet de gouvernement ; ce n’est point un système abstrait conçu a priori. C’est une ébauche d’organisation que j’ose recommander à ceux qui auront la mission de constituer le nouveau royaume italien ; c’est le résumé de quelques idées en rapport avec nos mœurs, avec nos vrais besoins, inspirées par l’expérience que nous venons de faire depuis que les annexions ont été proclamées. Si nous parvenons à réaliser notre émancipation avec honnêteté, sagesse et persévérance, à fonder une monarchie constitutionnelle ayant une large base dans les libertés communales, un fort pouvoir législatif au sommet, et partout des mécanismes administratifs prompts, simples et économiques, l’Italie se montrera encore une fois digne de la place qu’elle a occupée dans l’histoire. Je ne l’ignore pas d’ailleurs, l’œuvre est difficile ; elle s’efface un peu aujourd’hui devant les événemens qui s’accomplissent autour de nous. Elle n’a pas moins son importance, car, quel que soit l’hé roïsme de nos volontaires et de leurs chefs, nous n’arriverons à inspirer une confiance sérieuse et sympathique à l’Europe que par notre aptitude à nous constituer. Pour le moment, si l’Italie excite la curiosité et l’anxiété universelles, cela ne s’explique pas seulement par les exploits militaires de Garibaldi, c’est parce que cette révolution qui agite la péninsule implique des intérêts de toute sorte, religieux et politiques. Il s’agit du principe des nationalités, de la réhabilitation de la race latine, de la transformation profonde de ce qui reste de l’ancien empire germanique, d’un bien autre problème encore, de la situation de la papauté, qui intéresse la conscience d’une notable portion du genre humain. Nous ne nous dissimulons aucune des difficultés que nous avons à traverser ; nous les envisageons avec sang-froid, comme aussi avec la fermeté d’une nation qui n’aspire qu’à se faire reconnaître, et c’est pour cela que tous les peuples sont intéressés, je pense, à nous suivre de leurs sympathies, à nous aider à traverser les difficultés du moment présent, pour arriver enfin à donner, par notre organisation, de nouveaux gages de sécurité et de paix à l’Europe.


CH. MATTEUCCI ;


Le tourbillon qui passe aujourd’hui sur l’Italie et qui met en mouvement tant de passions ne peut faire oublier ceux qui s’en vont après avoir tenu leur place sans bruit, mais utilement et avec honneur. Il vient de mourir ces jours derniers à Turin un homme dont le nom a marqué dans l’histoire du libéralisme italien, et qui, par ses propres services autant que par la loyauté de son caractère, s’était fait estimer et aimer : c’est le comte Théodore Derossi de Santa-Rosa, qui s’est éteint jeune encore, victime d’une longue et inexorable maladie. C’était le fils de ce comte de Santa-Rosa qui fut l’un des chefs de la révolution de 1821, et qui, jeté dans l’exil avec ses compagnons, les Collegno, les Lelio, les Saint-Marsan, alla périr peu après en Grèce dans une obscure rencontre. Collegno a raconté qu’un jour, à Navarin, Santa-Rosa, qui portait sur lui l’image de ses jeunes enfans, s’étant aperçu que le portrait de son fils Théodore était altéré, en conçut une profonde tristesse, et ne put s’empêcher de voir dans ce petit détail intime un sinistre augure. « Tu riras, disait-il. Après cela, je sens que je ne dois plus revoir mes enfans. » Ce fils dont Santa-Rosa regardait avec un pressentiment attendri les traits à demi effacés, c’était justement celui qui vient de mourir à Turin. Il était enfant alors, en 1825 ; il avait été bercé de tous ces souvenirs paternels qui n’avaient pu éveiller en lui que des sentimens de patriotisme et de libéralisme. Le roi Charles-Albert, faute d’avoir pu sauver le père, dont il avait été l’ami, pour ne pas dire le complice, en 1821, eut quelque bienveillance pour le fils, qui put faire des études sérieuses et se préparer à entrer dans l’administration. Par un jeu étrange de la fortune, quand, après la bataille de Novare, en 1849, Charles-Albert s’acheminait vers l’exil, il trouva à sa dernière étape le comte Théodore de Santa-Rosa, qui était alors intendant de Nice et qui l’accompagna jusqu’au pont du Var ; ils eurent un suprême entretien que le fils du proscrit de 1821 racontait quelquefois avec émotion.

Depuis, le comte Théodore de Santa-Rosa était devenu secrétaire-général du ministère de l’intérieur à Turin, et il occupait encore ces fonctions l’an dernier à la veille de la guerre ; mais déjà il était atteint du mal qui devait le conduire à la mort. Il résista tant qu’il put, avec des forces défaillantes, dans les momens pressans. « Ma santé est toujours délicate, écrivait-il, mais je n’ai pas le temps de m’en occuper. J’ai un devoir à remplir comme fils et comme citoyen. Je suis heureux de pouvoir m’en acquitter avec dévouement au moins. » Un soir, en sortant du ministère, après une journée de travail, il fut pris de la fièvre et se vit condamné à un repos absolu. On le nomma alors conseiller d’état en mission extraordinaire. Ce n’était que le prélude d’une fin que des soins touchans et assidus pouvaient tout au plus retarder. M. de Santa-Rosa se retira d’abord dans son pays, à Savigliano, puis il alla passer l’hiver dernier à Nice, et peu à peu il s’est avancé vers la mort, se laissant aller quelquefois à des illusions que ses amis ne pouvaient partager. D’autres ont eu un rôle plus éclatant, nul n’a eu un cœur plus chaud pour l’Italie et un esprit plus libre, plus sincère, plus loyal et plus modéré. Il aimait naturellement le bien. La cause italienne était pour lui la cause du juste, et il avait aussi la conscience qu’il servait une cause juste, nullement offensante pour la religion, en aidant à tous les progrès libéraux du Piémont. Il était donc très Italien et très libéral dans tous ses instincts, dans toutes ses vues, dans toutes ses aspirations ; mais il avait aussi la modération, le sens de ce qui était possible chaque jour, et l’honnêteté de l’esprit. Le comte Théodore, de Santa-Rosa était en un mot un homme de bien, un patriote éclairé, et l’Italie n’a pas une telle profusion d’hommes de ce caractère que ceux qui disparaissent avant d’avoir achevé leur carrière ne laissent un vide. Ce qu’on peut dire, c’est que cet homme de bien a porté jusqu’au bout avec honneur un nom inscrit par son père sur les premières pages de l’histoire contemporaine de l’Italie.


CH. DE MAZADE.


REVUE MUSICALE


Il y a longtemps que nous n’avons parlé des théâtres lyriques, des œuvres et des artistes qui se sont produits à Paris et ailleurs pendant le bel été que nous venons de traverser, et dont nous ressentons encore la maligne influence. L’année 1860 ne manquera pas d’occuper une bonne place dans l’histoire des temps, et, sans nous occuper des grands événemens qui se passent dans le pays de la mélodie, sous le ciel qui a vu naître Palestrina et Rossini, Cimarosa, Paisiello et tanti altri ! l’année qui va s’achevant marquera dans les fastes météorologiques par cette longue éclipse de soleil qui dure encore. Les théâtres seuls paraissent ne pas avoir à se plaindre de la température qui règne en Europe depuis six mois, car on assure que toutes les administrations théâtrales ont fait d’excellentes affaires, sans beaucoup