Essais et Notices – De la manière d’écrire l’histoire en France et en Allemagne depuis cinquante ans

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Essais et Notices – De la manière d’écrire l’histoire en France et en Allemagne depuis cinquante ans
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 101 (p. 241-251).
ESSAIS ET NOTICES.




DE LA MANIÈRE D’ÉCRIRE l’HISTOIRE EN FRANCE ET EN ALLEMAGNE DEPUIS CINQUANTE ANS.

Origines de l’Allemagne et de l’empire germanique, par M. Jules Zeller ; 1 vol. in-8o. Paris, Didier.

Voici une nouvelle histoire d’Allemagne qui diffère de celles que nous avions jusqu’ici : elle n’est pas un panégyrique de l’Allemagne. Pendant les cinquante dernières années, il ne venait presque à l’esprit d’aucun Français qu’on pût parler de ce pays autrement qu’avec le ton de l’admiration. Cet engouement date de 1815. Notre école libérale, en haine de l’empire qui venait de tomber, s’éprit d’un goût très vif pour ceux qui s’étaient montrés les ennemis les plus acharnés de l’empire, c’est-à-dire pour l’Angleterre et pour l’Allemagne. À partir de ce moment, les études historiques en France furent dirigées tout entières vers la glorification de ces deux pays. On se figura une Angleterre qui avait toujours été sage, toujours libre, toujours prospère ; on se représenta une Allemagne toujours laborieuse, vertueuse, intelligente. Pour faire de tout cela autant d’axiomes historiques, on n’attendit pas d’avoir étudié les faits de l’histoire. Le besoin d’admirer ces deux peuples fut plus fort que l’amour du vrai et que l’esprit critique. On admira en dépit des documens, en dépit des chroniques et des écrits de chaque siècle, en dépit des faits les mieux constatés.

Que n’a-t-on pas dit depuis lors sur la race germanique ! Nos historiens n’avaient que mépris pour la population gauloise, que sympathie pour les Germains. La Gaule était la corruption et la lâcheté ; la Germanie était la vertu, la chasteté, le désintéressement, la force, la liberté. Dans le petit livre de Tacite, nous ne voulions lire que les lignes qui sont l’éloge des Germains, et nos yeux se refusaient à voir ce que l’historien dit de leurs vices. Quand Hérodien et Ammien Marcellin nous parlaient de leur amour de l’or, nous ne voulions pas y croire. Lorsque Grégoire de Tours nous décrivait les mœurs des Mérovingiens et de leurs guerriers, nous nous obstinions à parler de la chasteté germaine. Parce que nous rencontrions quelques actes d’indiscipline, nous vantions l’amour de ces hommes pour la liberté; nous allions jusqu’à supposer que le régime parlementaire nous venait d’eux, que c’étaient eux qui nous avaient enseigné à être libres. L’invasion nous apparaissait comme une régénération de l’espèce humaine. Il nous semblait qu’ils n’étaient venus en Gaule que pour châtier le vice et faire régner la vertu. Un artiste français voulait-il peindre l’empire et la Germanie en parallèle à la veille de l’invasion? Au lieu de représenter la race gallo-romaine au travail, occupée à labourer, à tisser, à bâtir des villes, à élever des temples, à étudier le droit, à mener de front les labeurs et les jouissances de la paix, il imaginait de nous la montrer la coupe aux lèvres dans une nuit de débauche. En face d’elle, il plaçait aux coins du tableau la race germanique, à laquelle il prêtait un visage austère, un cœur pur, une conscience dédaigneuse; on dirait une race de philosophes et de stoïciens. Si M. Couture avait lu les documens de ce temps-là, il n’eût pas mis dans les traits de ses Germains la haine du luxe et l’horreur des jouissances; il y eût mis l’envie et la convoitise. Regardez-les bien, tels que les écrits du temps nous les représentent : ils ne détestent pas ce vin, cet or, ces femmes, ils songent au moyen d’avoir tout cela à eux; quand ils seront les plus forts, ils se partageront et se disputeront tout cela, et, à partir du jour où ils régneront, il y aura en Gaule et en Italie moins de travail et moins d’intelligence, mais plus de débauche et plus de crimes.

Nous portions ces mêmes illusions et cet engouement irréfléchi dans toutes les parties de l’histoire. Partout nos yeux prévenus ne savaient voir la race germanique que sous les plus belles couleurs. Nous reprochions presque à Charlemagne d’avoir vigoureusement combattu la barbarie saxonne et la religion sauvage d’Odin. Dans la longue lutte entre le sacerdoce et l’empire, nous étions pour ceux qui pillaient l’Italie et exploitaient l’église. Nous maudissions les guerres que Charles VIII et François Ier firent au-delà des Alpes; mais nous étions indulgens pour celles que tous les empereurs allemands y portèrent durant cinq siècles. Plus tard, quand la France et l’Italie, après le long et fécond travail du moyen âge, produisaient ce fruit incomparable qu’on appelle la renaissance, d’où devait sortir la liberté de la conscience avec l’essor de la science et de l’art, nous réservions la meilleure part de nos éloges pour la réforme allemande, qui n’était pourtant qu’une réaction contre cette renaissance, qui n’était qu’une lutte brutale contre cet essor de la liberté, qui arrêta et ralentit cet essor dans l’Europe entière, et qui trop souvent n’engendra que l’intolérance et la haine. Les événemens de l’histoire se déroulaient, et nous trouvions toujours moyen de donner raison à l’Allemagne contre nous. Sur la foi des médisances et des ignorances de Saint-Simon, nous accusions Louis XIV d’avoir fait la guerre à l’Allemagne pour les motifs les plus frivoles, et nous négligions de voir dans les documens authentiques que c’était lui au contraire qui avait été attaqué trois fois par elle. Nous n’osions pas reprocher à Guillaume III d’avoir détruit la république en Hollande et d’avoir usurpé un royaume, nous pardonnions à l’électeur de Brandebourg d’avoir attisé la guerre en Europe pendant quarante ans pour s’arrondir aux dépens de tous ses voisins; mais nous étions sans pitié pour l’ambition de Louis XIV, qui avait enlevé Lille aux Espagnols, et accepté Strasbourg, qui se donnait à lui. Au siècle suivant, nos historiens sont tous pour Frédéric II contre Louis XV. Le tableau qu’ils font du XVIIIe siècle est un perpétuel éloge de la Prusse et de l’Angleterre, une longue malédiction contre la France. Sont venus ensuite les historiens de l’empire; voyez avec quelle complaisance ils signalent les fautes et les entraînemens du gouvernement français, et comme ils oublient de nous montrer les ambitions, les convoitises, les mensonges des gouvernemens européens. A les en croire, c’est toujours la France qui est l’agresseur; elle a tous les torts; si l’Europe a été ravagée, si la race humaine a été décimée, c’est uniquement par notre faute.

Ce travers de nos historiens est la suite de nos discordes intestines. Vous voyez qu’à la guerre, surtout quand la fortune est contre nous, nous tirons volontiers les uns sur les autres; nous compliquons la guerre étrangère de la guerre civile, et il en est parmi nous qui préfèrent la victoire de leur parti à la victoire de la patrie. Nous faisons de même en histoire. Nos historiens, depuis cinquante ans, ont été des hommes de parti. Si sincères qu’ils fussent, si impartiaux qu’ils crussent être, ils obéissaient à l’une ou à l’autre des opinions politiques qui nous divisent. Ardens chercheurs, penseurs puissans, écrivains habiles, ils mettaient leur ardeur et leur talent au service d’une cause. Notre histoire ressemblait à nos assemblées législatives : on y distinguait une droite, une gauche, des centres. C’était un champ-clos où les opinions luttaient. Écrire l’histoire de France était une façon de travailler pour un parti et de combattre un adversaire. L’histoire est ainsi devenue chez nous une sorte de guerre civile en permanence. Ce qu’elle nous a appris, c’est surtout à nous haïr les uns les autres. Quoi qu’elle fît, elle attaquait toujours la France par quelque côté. L’un était républicain et se croyait tenu à calomnier l’ancienne monarchie, l’autre était royaliste et calomniait le régime nouveau. Aucun des deux ne s’apercevait qu’il ne réussissait qu’à frapper sur la France. L’histoire ainsi pratiquée n’enseignait aux Français que l’indifférence, aux étrangers que le mépris.

De là nous est venu un patriotisme d’un caractère particulier et étrange. Être patriote, pour beaucoup d’entre nous, c’est être ennemi de l’ancienne France. Notre patriotisme ne consiste le plus souvent qu’à honnir nos rois, à détester notre aristocratie, à médire de toutes nos institutions. Cette sorte de patriotisme n’est au fond que la haine de tout ce qui est français. Il ne nous inspire que méfiance et indiscipline; au lieu de nous unir contre l’étranger, il nous pousse tout droit à la guerre civile.

Le véritable patriotisme n’est pas l’amour du sol, c’est l’amour du passé, c’est le respect pour les générations qui nous ont précédés. Nos historiens ne nous apprennent qu’à les maudire, et ne nous recommandent que de ne pas leur ressembler. Ils brisent la tradition française, et ils s’imaginent qu’il restera un patriotisme français. Ils vont répétant que l’étranger vaut mieux que la France, et ils se figurent qu’on aimera la France. Depuis cinquante ans, c’est l’Angleterre que nous aimons, c’est l’Allemagne que nous louons, c’est l’Amérique que nous admirons. Chacun se fait son idéal hors de France, Nous nous croyons libéraux et patriotes quand nous avons médit de la patrie. Involontairement et sans nous en apercevoir, nous nous accoutumons à rougir d’elle et à la renier. Nous nourrissons au fond de notre âme une sorte de haine inconsciente à l’égard de nous-mêmes. C’est l’opposé de cet amour de soi qu’on dit être naturel à l’homme; c’est le renoncement à nous-mêmes. C’est une sorte de fureur de nous calomnier et de nous détruire, semblable à cette monomanie du suicide dont vous voyez certains individus tourmentés. Nos plus cruels ennemis n’ont pas besoin d’inventer les calomnies et les injures; ils n’ont que la peine de répéter ce que nous disons de nous-mêmes. Leurs historiens les plus hostiles n’ont qu’à traduire les nôtres. Quand l’un d’eux écrit que a la race gauloise était une race pourrie, » il ne fait que répéter ce que nous avons dit en d’autres termes. Quand M. de Sybel parle de « la corruption incurable » de l’ancienne société française, il n’est que l’écho affaibli de la plupart de nos historiens. M. de Bismarck disait naguère que la France était une nation orgueilleuse, ambitieuse, ennemie du repos de l’Europe; c’est chez nos historiens qu’il avait pris ces accusations. Nous avons appris récemment que l’étranger nous détestait; il y avait cinquante ans que nous nous appliquions à convaincre l’Europe que nous étions haïssables. L’histoire française combattait pour l’Allemagne contre la France. Elle énervait chez nous le patriotisme; elle le surexcitait chez nos ennemis. Elle nous apprenait à nous diviser, elle enseignait aux autres à se réunir contre nous, et elle semblait justifier d’avance leurs attaques et leurs convoitises.

Pendant cette même période d’un demi-siècle, les Allemands d’une tout autre façon la science historique. Ce peuple a dans l’érudition les mêmes qualités que dans la guerre. Il a la patience, la solidité, le nombre, il a surtout la discipline et le vrai patriotisme. Ses historiens forment une armée organisée. On y distingue les chefs et les soldats. On y sait obéir, on y sait être disciple. Tout nouveau-venu se met à la suite d’un maître, travaille avec lui, pour lui, et reste longtemps anonyme comme le soldat; plus tard, il deviendra capitaine, et vingt têtes travailleront pour lui. Avec de telles habitudes et de telles mœurs scientifiques, on comprend la puissance de la science allemande. Elle procède comme les armées de la même nation; c’est par l’ordre, par l’unité de direction, par la constance des efforts collectifs, le parfait agencement de ses masses, qu’elle produit ses grands effets et qu’elle gagne ses batailles. La discipline y est merveilleuse. On marche en rang, par régimens et par compagnies. Chaque petite troupe a son devoir, son mot d’ordre, sa mission, son objectif. Un grand plan d’ensemble est tracé, chacun en exécute sa part. Le petit travailleur ne sait pas toujours où on le mène, il n’en suit pas moins la route indiquée. Il y a très peu d’initiative et de mérite personnel, mais aucun effort n’est perdu. Une volonté commune et unique circule dans ce grand corps savant qui n’a qu’une vie et qu’une âme.

Si vous cherchez quel est le principe qui donne cette unité et cette vie à l’érudition allemande, vous remarquerez que c’est l’amour de l’Allemagne. Nous professons en France que la science n’a pas de patrie; les Allemands soutiennent sans détour la thèse opposée. « Il est faux, écrivait naguère un de leurs historiens, M. de Giesebrecht, que la science n’ait point de patrie et qu’elle plane au-dessus des frontières : la science ne doit pas être cosmopolite, elle doit être nationale, elle doit être allemande.» Les Allemands ont tous le culte de la patrie, et ils entendent le mot patrie dans son sens vrai; c’est le Vaterland, la terra patrum, la terre des ancêtres, c’est le pays tel que les ancêtres l’ont eu et l’ont fait. Ils aiment ce passé, surtout ils le respectent. Ils n’en parlent que comme on parle d’une chose sainte. A l’opposé de nous qui regardons volontiers notre passé d’un œil haineux, ils chérissent et vénèrent tout ce qui fut allemand. Le livre de Tacite est pour eux comme un livre sacré qu’on commente et qu’on ne discute pas. Ils admirent jusqu’à la barbarie de leurs ancêtres. Ils s’attendrissent devant les légendes sauvages et grossières des Niebelungen. Toute cette antiquité est pour eux un objet de foi naïve. Leur critique historique, si hardie pour tout ce qui n’est pas l’Allemagne, est timide et tremblante sur ce sujet seul. Ils en sont encore au point où nous étions en France quand nous condamnions Fréret pour avoir porté atteinte au respect dû aux Mérovingiens.

L’érudition en France est libérale; en Allemagne, elle est patriote. Ce n’est pas que les historiens allemands n’appartiennent pour la plupart au parti libéral. Ils ont presque tous la haine des institutions de l’ancien régime; mais cette haine, au lieu de s’adresser à l’Allemagne, s’exhale contre l’étranger. Veulent-ils attaquer le régime féodal, ils portent toutes leurs malédictions contre la féodalité française. Veulent-ils poursuivre la monarchie absolue, ils s’en prennent à Louis XIV, comme si les princes allemands, grands et petits, n’avaient pas été des despotes. Plutôt que de condamner l’intolérance allemande, ils condamnent la révocation de l’édit de Nantes. Ils ne peuvent pardonner aux autres peuples d’avoir quelquefois aimé la guerre; ils ont de généreuses indignations contre les conquérans toutes les fois que les conquérans sont des étrangers, mais ils admirent dans leur propre histoire tous ceux qui ont envahi, conquis, pillé. M. de Giesebrecht déclare sans aucun scrupule que la période qu’il aime le mieux dans l’histoire d’Allemagne est « celle où le peuple allemand, fort de son unité sous les empereurs, était arrivé à son plus haut degré de puissance, où il commandait à d’autres peuples, où l’homme de race allemande valait le plus dans le monde. » Ainsi l’admiration de M. de Giesebrecht est pour ces siècles odieux du moyen âge où les armées allemandes envahissaient périodiquement la France et l’Italie, et il ne trouve rien de plus beau dans l’histoire que cet empereur allemand qui campe sur les hauteurs de Montmartre ou cet autre empereur qui va enlever dans Rome la couronne impériale en passant sur le corps de 4,000 Romains massacrés sur le pont Saint-Ange. Mais que la France mette enfin un terme à ces perpétuelles invasions, que Henri II, Richelieu, Louis XIV, en fortifiant Metz et Strasbourg, sauvent la France et l’Italie elle-même de ces débordemens de la race germanique, voilà les historiens allemands qui s’indignent, et qui vertueusement s’acharnent contre l’ambition française. Ils ne peuvent pardonner qu’on leur interdise de commander aux autres peuples. C’est manie belliqueuse que de se défendre contre eux; c’est être conquérant que de les empêcher de conquérir.

L’érudit allemand a une ardeur de recherche, une puissance de travail qui étonne nos Français; mais n’allez pas croire que toute cette ardeur et tout ce travail soient pour la science. La science ici n’est pas le but; elle est le moyen. Par-delà la science, l’Allemand voit la patrie; ces savans sont savans parce qu’ils sont patriotes. L’intérêt de l’Allemagne est la fin dernière de ces infatigables chercheurs. On ne peut pas dire que le véritable esprit scientifique fasse défaut en Allemagne; mais il y est beaucoup plus rare qu’on ne le croit généralement. La science pure et désintéressée y est une exception et n’est que médiocrement goûtée. L’Allemand est en toutes choses un homme pratique; il veut que son érudition serve à quelque chose, qu’elle ait un but, qu’elle porte coup. Tout au moins faut-il qu’elle marche de concert avec les ambitions nationales, avec les convoitises ou les haines du peuple allemand. Si le peuple allemand convoite l’Alsace et la Lorraine, il faut que la science allemande, vingt ans d’avance, mette la main sur ces deux provinces. Avant qu’on ne s’empare de la Hollande, l’histoire démontre déjà que les Hollandais sont des Allemands. Elle prouvera aussi bien que la Lombardie, comme son nom l’indique, est une terre allemande, et que Rome est la capitale naturelle de l’empire germanique.

Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que ces savans sont d’une sincérité parfaite. Leur imputer la moindre mauvaise foi serait les calomnier. Nous ne pensons pas qu’il y en ait un seul parmi eux qui consente à écrire sciemment un mensonge. Ils ont la meilleure volonté d’être véridiques et font de sérieux efforts pour l’être; ils s’entourent de toutes les précautions de la critique historique pour s’obliger à être impartiaux. Ils le seraient, s’ils n’étaient Allemands. Ils ne peuvent faire que leur patriotisme ne soit pas le plus fort. On dit avec quelque raison au-delà du Rhin que la conception de la vérité est toujours subjective. L’esprit ne voit en effet que ce qu’il peut voir. Les yeux des historiens allemands sont faits de telle façon qu’ils n’aperçoivent que ce qui est favorable à l’intérêt de leur pays; c’est leur manière de comprendre l’histoire, ils ne sauraient la comprendre autrement. Aussi l’histoire d’Allemagne est-elle devenue tout naturellement dans leurs mains un véritable panégyrique; jamais nation ne s’est tant vantée. Ils ont profité très habilement du reproche de vantardise que nous nous adressions pour se vanter tout à leur aise. Nous nous proclamions vantards; ils se vantaient avec candeur. Nous faisions croire au monde entier que nous nous vantions, alors même que nos propres historiens semblaient s’appliquer à nous rabaisser; ils se vantaient sans avertir personne, modestement, humblement, scientifiquement, comme malgré eux et par pur devoir. Cela a duré cinquante ans.

Quand on s’admire tant, on ne peut guère admirer les autres. Aussi les historiens allemands sont-ils sévères pour l’étranger. Il faut à la vérité leur rendre cette justice, qu’ils savent distinguer entre les peuples. Leur critique historique est assez clairvoyante pour ne s’acharner que sur ceux qui ont été les ennemis de l’Allemagne. Dans l’antiquité, ils louent volontiers la Grèce en faisant cette seule réserve, que « les Grecs n’eurent jamais le sentiment poétique au même degré que la race allemande. » Ils sont moins bienveillans pour Rome, qui eut le tort dans l’antiquité de retarder les invasions germaniques, et au moyen âge de poser une limite aux convoitises impériales. Parmi les nations modernes, ils apprécient l’Angleterre et la Hollande, dans lesquelles ils croient se reconnaître; ils louent volontiers les stathouders et n’attaquent parmi les rois anglais que ceux qui ont été les alliés de la France. Ils sont moins indulgens pour la Russie, surtout depuis que ce pays a cessé d’être exploité par les Allemands. C’est surtout pour la Pologne et pour la France que leur érudition est impitoyable. Ils démontrent que ces deux nations doivent être détestées, que leur caractère n’a jamais été qu’ambition, légèreté, mauvaises mœurs, indiscipline, corruption, — qu’elles ont été de tout temps perfides, querelleuses, débauchées, — que leur existence est un danger pour le repos de l’Europe et surtout un danger pour la morale, — que l’une d’elles a mérité d’être supprimée, que l’autre mérite de l’être, toutes les deux au profit de la Prusse.

Ces qualités de l’érudition allemande n’ont pas été assez admirées chez nous. On n’a pas assez calculé combien elles ont été utiles et fécondes. L’histoire ainsi pratiquée était à la fois un moyen de gouvernement et une arme de guerre. Au dedans, elle faisait taire les partis, elle matait les oppositions, elle pliait le peuple à l’obéissance et fondait une centralisation morale plus vigoureuse que ne l’est notre centralisation administrative. Au dehors, elle ouvrait les routes de la conquête, et elle faisait à l’ennemi une guerre implacable en pleine paix. En vain aurions-nous eu les plus habiles diplomates ; les historiens allemands écartaient de nous toutes les alliances. En vain avions-nous le droit de notre côté ; les historiens allemands prouvaient depuis cinquante ans que le droit serait toujours contre nous. On préparait la guerre depuis un demi-siècle, et c’était nous, quoi qu’il arrivât, qui devions passer pour les agresseurs. D’ailleurs la guerre des soldats devait avoir les mêmes caractères et la même issue que la guerre des érudits : d’un côté, la discipline, le bon ordre, le courage collectif; de l’autre, le courage personnel, la méfiance, l’indiscipline, la division. L’histoire allemande avait, depuis cinquante ans, uni et aguerri l’Allemagne; l’histoire française, œuvre des partis, avait divisé nos cœurs, avait enseigné à se garder du Français plus que de l’étranger, avait accoutumé chacun de nous à préférer son parti à la patrie. L’érudition allemande avait armé l’Allemagne pour la conquête; l’érudition française, non contente de nous interdire toute conquête, avait désorganisé notre défense : elle avait énervé nos volontés, paralysé nos bras; elle nous avait à l’avance livrés à l’ennemi.

Avec l’ouvrage de M. Zeller, il semble que nous entrions dans une voie nouvelle. Le banal engouement pour les étrangers a disparu; nous osons ouvrir les yeux, regarder leurs défauts, contrôler leurs prétentions. Le premier volume (les autres suivront à des intervalles de quelques mois) expose l’histoire de la race allemande depuis les origines jusqu’à l’an 800 de notre ère. Cette existence de dix siècles se résume en un seul fait, l’invasion. C’est une invasion continuelle, elle s’essaie longtemps ; arrêtée par Marins, par Drusus, par Marc-Aurèle, elle est reprise à chaque génération. Tous les moyens lui sont bons ; si elle ne peut réussir contre l’empire, elle se fera par l’empire et se couvrira du masque du service impérial. Elle l’emporte enfin, elle triomphe; la Gaule, l’Italie et l’Espagne lui sont livrées en proie. Elle règne : durant trois siècles, l’invasion est à l’état permanent; elle est une institution, elle est, pour ainsi dire, l’institution unique de ces temps-là... Les Francs seuls font un continuel effort pour l’arrêter, les Francs, qui sont Teutons d’origine, mais qui ont eu cette singulière destinée d’être toujours les ennemis des Teutons, et qui depuis Clovis jusqu’à Charlemagne se sont épuisés à les combattre ou à les civiliser. Ils y réussissent à la fin; avec Charlemagne, l’invasion germanique est décidément arrêtée, et c’est au contraire la religion et la civilisation de la Gaule qui s’emparent de la Germanie.

Cette longue invasion n’inspire à M. Zeller ni la franche admiration des historiens allemands ni l’indulgence naïve des historiens français. Il n’a pas l’ingénuité de rabaisser l’empire romain; il n’abuse pas de quelques lignes déclamatoires de Salvien pour prétendre que la Gaule fût une « société pourrie. » Il ne lui semble pas que la Gaule eût besoin des Germains pour se régénérer. L’invasion lui apparaît tout simplement comme une série d’incursions de pillards qui n’avaient que la guerre pour gagne-pain. Ce « peuple-invasion», cette « race de proie » ne songeait pas du tout à régénérer l’humanité. L’auteur dit de ces hommes ce qu’en disent les documens de ce temps-là : ils aiment le vin, ils aiment l’or; ils se battent et s’assassinent entre eux pour se disputer cet or, ce vin, cette terre. Il décrit, d’après les chroniques, leur manière de combattre, et il signale déjà leur adresse et « leur feintise. » Il cite Grégoire de Tours sur les mœurs des Mérovingiens, et il ajoute : « Voilà la chasteté germaine. » Il parle de ces barbares qui, à peine convertis, mettaient la main sur les riches abbayes et les fructueux évêchés, et qui «installaient les vices germains sur les sièges chrétiens. » Il calcule les maux de l’invasion, les désordres des gouvernemens, l’administration mise à ferme, la justice disparue, l’explosion des convoitises, le débordement des débauches et des crimes, et il se demande si les plus mauvais empereurs romains ne valaient pas cent fois mieux que ces rois barbares, et si les époques les plus désolées et les plus tristes de l’empire n’étaient pas infiniment préférables au temps où les Germains ont régné. Il cherche ce que ces envahisseurs ont fait, et il ne trouve que des ruines, — ce qu’ils ont apporté au monde, et il ne trouve que désordre et brutalité. Il cherche en retour ce que la Germanie a reçu des peuples latins, et il trouve le christianisme, l’apaisement, la fixité au sol, l’art de bâtir des villes, l’habitude du travail, la civilisation. — Il montre que la Germanie, en tant que nation civilisée, est l’œuvre de Rome et de la Gaule. Il met surtout en lumière un fait caractéristique : c’est que le progrès intellectuel, social, moral, ne s’est pas opéré dans la race germanique par un développement interne, et ne fut jamais le fruit d’un travail indigène. Il s’est opéré toujours par le dehors. Du dehors lui est venu le christianisme, implanté par l’épée puissante de Charlemagne; du dehors sont venus ceux qui lui ont appris à construire des villes-, du dehors lui ont été apportées des lois qui fussent autre chose que de vagues coutumes, une justice qui fût autre chose que la guerre privée et le wehrgeld, une liberté qui fût autre chose que la turbulence. Elle a reçu du dehors la chevalerie, du dehors la liberté bourgeoise, du dehors l’idée d’empire, du dehors les lettres et les sciences, du dehors les universités, copie de notre vieille école parisienne, du dehors l’art gothique, imitation des cathédrales françaises, du dehors la tolérance religieuse, enseignée par la France aux catholiques et par la Hollande aux protestans. Un Allemand a fait cet aveu, que » la race allemande n’a jamais, par ses propres forces et sans une impulsion extérieure, fait un pas vers la civilisation. » M. Zeller remarque en effet que depuis César et Tacite jusqu’à Charlemagne, c’est-à-dire durant huit siècles, l’Allemagne a donné ce spectacle assez rare en histoire d’un pays absolument stationnaire, toujours barbare, toujours ennemi de la civilisation qui florissait tout près de lui. Pour la civiliser, il a fallu employer la force; les guerriers de Charlemagne ont dû courir vingt fois des bords du Rhin, de la Seine, de la Loire, pour soutenir en Germanie les missionnaires et les bâtisseurs de villes. La Germanie n’a pas fait le progrès; elle l’a reçu, elle l’a subi.

Cette manière de juger l’histoire de l’Allemagne est conforme aux documens historiques des siècles passés. Si nouvelle qu’elle puisse paraître, elle est ancienne; il n’y a guère qu’une cinquantaine d’années que nous nous étions accoutumés à voir les choses autrement. M. Zeller n’a eu qu’à écarter de son esprit le préjugé d’admiration que les historiens allemands et français avaient établi de connivence depuis un demi-siècle. Ce ne sont pas nos récens désastres qui ont appris à M. Zeller à connaître la Germanie. Le livre qu’il vient de publier était écrit il y a dix ans. La préface seule est nouvelle, et ce n’est pas elle que nous louons ici; nous oserons même dire qu’elle fait tache, qu’elle dépare un livre de pure science historique. Elle sent l’ennemi, et nous ne voudrions pas qu’un historien fût un ennemi. Elle est faite pour la guerre, et nous ne croyons pas en France que l’histoire doive être une œuvre de guerre. Dans le corps même de l’ouvrage, un ton d’amertume perce trop souvent. l’auteur semble avoir de l’antipathie et presque de la rancune à l’égard de son sujet. Il ne dit que la vérité ; mais il ne se cache pas d’être heureux quand la vérité est défavorable à l’Allemagne, Le fond est d’une érudition exacte et sûre; la forme est trop souvent celle de la récrimination et de la haine. Ce défaut choquera sans nul doute quelques lecteurs français; au moins ne saurait-il choquer les Allemands : quel est l’historien d’outre-Rhin qui jetterait la première pierre?

Assurément il serait préférable que l’histoire eût toujours une allure plus pacifique, qu’elle restât une science pure et absolument désintéresser. Nous voudrions la voir planer dans cette région sereine où il n’y a ni passions, ni rancunes, ni désirs de vengeance. Nous lui demandons ce charme d’impartialité parfaite qui est la chasteté de l’histoire. Nous continuons à professer, en dépit des Allemands, que l’érudition n’a pas de patrie. Nous aimerions qu’on ne pût pas la soupçonner de partager nos tristes ressentimens, et qu’elle ne se pliât pas plus à servir nos légitimes regrets qu’à servir les ambitions des autres. L’histoire que nous aimons, c’est cette vraie science française d’autrefois, cette érudition si calme, si simple, si hauts de nos bénédictins, de notre académie des inscriptions, des Beaufort, des Fréret, de tant d’autres, illustres ou anonymes, qui enseignèrent à l’Europe ce que c’est que la science historique, et qui semèrent, pour ainsi dire, toute l’érudition d’aujourd’hui. L’histoire en ce temps-là ne connaissait ni les haines de parti, ni les haines de race; elle ne cherchait que le vrai, ne louait que le beau, ne haïssait que la guerre et la convoitise. Elle ne servait aucune cause; elle n’avait pas de patrie; n’enseignant pas l’invasion, elle n’enseignait pas non plus la revanche. Mais nous vivons aujourd’hui dans une époque de guerre. Il est presque impossible que la science conserve sa sérénité d’autrefois. Tout est lutte autour de nous et contre nous; il est inévitable que l’érudition elle-même s’arme du bouclier et de l’épée. Voilà cinquante ans que la France est attaquée et harcelée par la troupe des érudits. Peut-on la blâmer de songer un peu à parer les coups? Il est bien légitime que nos historiens répondent enfin à ces incessantes agressions, confondent les mensonges, arrêtent les ambitions, et défendent, s’il en est temps encore, contre le flot de cette invasion d’un nouveau genre les frontières de notre conscience nationale et les abords de notre patriotisme.


FUSTEL DE COULANGES.