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Essais et Notices – Un musée à créer

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Essais et Notices – Un musée à créer
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 232-240).

l’heure où nous sommes n’ont trouvé rien de plus utile que d’imaginer la candidature de M. Ledru-Rollin aux élections dans le département de Vaucluse. Il paraît que la république avait trop de chances favorables, qu’elle faisait trop de progrès dans l’opinion, qu’elle rassurait trop tout le monde, et les républicains, les radicaux du moins, avec ce tact, avec ce sentiment des situations qui ne les abandonne jamais, ont jugé le moment opportun pour exhumer le nom de l’ancien ministre de l’intérieur de 1848 ! À quel propos M. Ledru-Rollin ? par quoi se recommande-t-il ? Sa dernière apparition sur la scène date du 13 juin 1849, elle rappelle un signal d’insurrection en pleine république et une fuite assez piteuse. Exilé à Londres, l’ancien tribun a montré tout de suite sa reconnaissance pour l’hospitalité anglaise et son coup d’œil politique en écrivant un livre sur la Décadence de l’Angleterre. Il a passé vingt-cinq ans hors des affaires, vieillissant et déclinant dans une oisiveté stérile. Au moment où la France était dans la détresse, il n’a point paru, il a refusé le mandat qu’on lui avait donné, il est resté à l’écart lorsqu’il n’y avait pas trop de tous les dévoûmens que le pays avait le droit de réclamer, et c’est là le candidat qu’on va tirer de l’oubli pour le charger de représenter la république ! Quelle république ? C’est là le malheur:le nom de M. Ledru-Rollin n’a aucune signification ou il rappelle les circulaires furibondes de 1848, les tentatives de terreur jacobine, l’appel aux armes de 1849. Si c’est ainsi qu’on pense déterminer l’assemblée à organiser la république, il faut convenir que le calcul est bizarre. On avait eu l’an dernier l’élection Barodet, qui eut un si merveilleux succès ; on va donc avoir l’élection Ledru-Rollin, qui aura peut-être les mêmes suites ou des conséquences semblables, et c’est M. Thiers encore qui, en cherchant à détourner des élections de ce genre, a défini d’avance le résultat : on n’aura fait « qu’ajouter aux hésitations de l’assemblée, apporter au pays de nouvelles anxiétés, au commerce de nouvelles pertes, à la réorganisation du pays de nouveaux retards, à sa considération un plus grand affaiblissement, » C’est là un genre de victoire où le radicalisme est passé maître depuis longtemps !

CH. DE MAZADE.

ESSAIS ET NOTICES.

UN MUSEE À CRÉER.

Notre musée de sculpture, l’un des plus riches du monde, manque d’un complément que réclament vainement depuis longtemps les artistes et les amateurs les plus éclairés, et qu’il est pourtant facile de lui donner. Ce complément, c’est un musée de plâtres. En effet, quoique le musée du Louvre renferme nombre de sculptures de premier ordre, il en est beaucoup d’autres de ce même ordre dans d’autres collections, à Athènes, à Rome, à Naples, à Florence, à Venise, à Mantoue, à Londres, à Munich, à Dresde, à Saint-Pétersbourg, etc. Il y aurait un grand intérêt à réunir, à côté des chefs-d’œuvre que nous possédons en original, des reproductions exactes de ceux qui sont épars dans le monde entier. Or le moulage fournit d’un ouvrage de sculpture une reproduction d’une absolue exactitude, au moins pour l’essentiel, qui consiste non pas dans la matière, mais dans les proportions et les formes. Il n’en est pas ici comme des copies, qui rarement sont bien conformes aux originaux, et qui, le fussent-elles, sont toujours soupçonnées de ne pas l’être. Des plâtres moulés sur des reliefs ou des creux les reproduisent, pour peu qu’on ait mis de soin à cette opération toute mécanique, avec une fidélité qui ne peut être contestée. Considérer des plâtres d’ouvrages de sculpture ou de glyptique (pierres gravées et médailles), c’est donc en quelque sorte considérer ces ouvrages eux-mêmes. Cela étant, quelle utile collection que celle où l’on verrait, traduit dans des fac-similé irréprochables, tout ce qui nous a été conservé, mais qui est disséminé de toutes parts, de chefs-d’œuvre de la sculpture en marbre, bronze, bois, ivoire! Que de services ne rendrait-elle pas et à l’histoire de l’art et à l’art même !

L’histoire de l’art antique est encore très obscure. Il n’y a dans les musées les plus riches qu’un petit nombre de monumens de cet art dont on puisse déterminer l’époque avec précision; mais qu’on rassemble en un même lieu les reproductions fidèles de ces monumens de dates certaines, qu’on les y range selon l’ordre de ces dates : on aura établi une suite de points fixes, entre lesquels viendront peu à peu prendre leur place historique, d’après l’observation des ressemblances et des différences, les autres monumens, bien plus nombreux, dont l’époque est restée jusqu’ici incertaine. Il en sera de même pour la reconstitution des différentes écoles entre lesquelles on peut essayer à peine, à l’heure qu’il est, de répartir ce qui nous reste des ouvrages de l’antiquité. Ce seraient là, encore une fois, de grands services rendus à l’histoire de l’art; ce seraient de grands services rendus à l’art lui-même, à qui l’on offrirait non-seulement un plus grand nombre d’œuvres propres à enseigner et à inspirer que n’en contient aucune réunion d’originaux, mais des occasions et des moyens de comparaison propres à rendre délicates et plus justes la perception et l’appréciation de la beauté. Ajoutons que, dans un musée de plâtres tel qu’il devrait être, on ne se bornerait pas, comme on l’a fait jusqu’à présent dans des collections de ce genre, aux statues, aux bustes, aux bas-reliefs ; on leur adjoindrait les monumens de plus petites dimensions, mais souvent tout aussi importans pour l’art comme pour la science, de la glyptique et de la numismatique. On chercherait à restituer ainsi, par la réunion d’œuvres de tout genre qui s’éclaireraient les unes les autres, la physionomie, au point de vue de l’art, de chaque époque et de chaque région de l’antiquité.

Ce n’est pas tout. Fût-il possible de réaliser la réunion en un seul lieu de tous les monumens antiques qu’il importerait d’étudier et de comparer entre eux, ce musée universel offrirait des occasions d’erreur, disons plus, de véritables mensonges dont un musée de plâtres, présentant les mêmes monumens, pourrait facilement être exempt.

Les marbres que renferment les musées sont sortis de la terre très mutilés pour la plupart. Le temps n’a guère épargné que des débris. Or à mesure que ces débris étaient rendus à la lumière, on voulait les faire servir à décorer des palais ou des jardins. Pour les placer dans des salles et des galeries somptueuses ou dans des allées régulières, on croyait devoir les remettre complètement à neuf. De là, bien que les musées possèdent en réalité peu de monumens entiers ou presque entiers, les statues, bustes ou bas-reliefs qui y sont exposés, et dont la plupart y sont venus de villas d’autrefois, semblent presque tous, au premier abord, dans un parfait état de conservation.

Pour restaurer ces débris, on cherchait premièrement en général à les compléter avec d’autres débris; surtout à une statue antique privée de sa tête, on ajustait quelque tête antique qui pouvait à peu près y convenir; ce qui manquait encore, bras, jambes, pieds ou mains, nez, lèvres, oreilles, parties de draperies ou attributs, on chargeait quelque sculpteur d’y suppléer de son ciseau. Et au commencement, alors que les antiques étaient rares encore, on s’adressa plus d’une fois pour ce genre de travail aux statuaires les plus renommés. Un Marsyas, qu’on voit dans la galerie de Florence, fut restauré par Michel-Ange. Lorsqu’on trouva l’Hercule Farnèse, les deux jambes manquaient : on recourut, pour les suppléer, à Guglielmo della Porta. Plus tard les jambes antiques furent retrouvées, et on les mit à la place de celles qu’avait exécutées l’artiste moderne. Il manquait au Laocoon le bras droit : ce fut Baccio Bandinelli qui le refit d’abord, et plus tard Agnolo Montorsoli. Montorsoli encore refit le bras gauche de l’Apollon du Belvédère et restaura en quelques parties l’Hercule auquel on donnait alors par erreur et qui a conservé le nom de Commode. En France, la Diane à la biche fut restaurée par Barthélémy Prieur, la Vénus d’Arles et le Jupiter colossal par Girardon. Le plus souvent les restaurations furent confiées à des artistes d’une moindre valeur ; mais qu’elles fussent exécutées avec plus ou moins de talent, elles eurent presque toujours pour effet d’altérer gravement la physionomie des monumens.

En premier lieu, on a créé de cette façon des représentations propres à donner, soit en fait de mythologie, soit en fait d’histoire, des idées inexactes, ou même tout à fait erronées. En second lieu, en associant des élémens d’époques et de styles différens, on a formé des ensembles d’un caractère mixte et en quelque sorte hybride, de nature à égarer le jugement des historiens et les critiques de l’art, et même à fausser le sens des artistes. Pour ne prendre des exemples que parmi les statues que renferme le Louvre, le Discobole a une tête qui pourrait avoir été celle d’un Hercule, et deux bras modernes; le Jason a une tête d’une beauté supérieure encore peut-être à celle du corps, mais qui ne lui appartient pas; le bras gauche et une partie du bras droit sont des restaurations plus que médiocres. Dans l’Amazone blessée, il n’y a d’antique que la tête et la partie supérieure du corps; la partie inférieure, restaurée avec talent, offre une robe flottante jusqu’aux pieds, tandis que le costume de l’original avait dû consister, comme le montrent un grand nombre de répétitions du même type, en une tunique relevée au-dessus du genou. Au contraire, dans la Polymnie que contient la même salle, il n’y a d’antique que la partie inférieure, depuis les hanches ; tout le reste est l’œuvre d’un artiste moderne. Le prétendu Bonus Eventus, est un Apollon d’ancien style, dont la tête et le torse seulement sont antiques. Une médaille romaine offre une figure assez semblable, mais tenant des épis dans sa main droite, avec la légende bonus eventus. Notre statue a été restaurée d’après cette médaille, et d’un dieu des premières époques grecques on a fait ainsi une de ces divinités allégoriques dont la numismatique romaine de l’époque impériale offre de si nombreux exemples. Deux statues placées, l’une dans la salle des Caryatides, l’autre dans la Salle-Ronde, nous montrent de jeunes hommes, les bras et les mains protégés par des courroies entrelacées, comme les avaient chez les Grecs ceux qui exerçaient le pugilat : ce sont des sculpteurs modernes qui ont fait ces bras et ces mains, et qui, sans que rien les y autorisât, ont ainsi créé un Pugile et un Pollux. Ce dernier est un composé, outre les bras et les jambes, faits de toutes pièces par le restaurateur, d’un torse d’ancien style grec, et d’une tête aussi d’ancien style, mais qui avait appartenu à un autre corps. Une statue de femme remarquable par une draperie d’une grande vérité, dont la disposition semble indiquer qu’elle appartenait à une Diane, n’avait plus ni sa tête ni ses bras ; le sculpteur italien l’Algarde lui a donné, avec des bras en bronze, une tête aussi de bronze, coiffée d’une sorte de turban avec mentonnière, de caractère oriental, et la figure a été appelée, d’un nom qui lui est resté, la Zingarella, la bohémienne. Des nombreuses statues impériales que nous possédons, il en est peu dont la tête appartienne au corps qui la porte. Le célèbre et admirable Auguste lui-même est un composé d’une belle tête de cet empereur et d’un corps drapé d’une toge aux larges plis, dont le travail nous semble trahir une époque plus ancienne et meilleure encore que celle à laquelle appartient la tête. Une statue assise est dénommée Trajan : c’est un composé d’une tête de Trajan et du corps de quelque personnage grec, comme l’indiquent et le costume et la chaussure.

Rien ne serait plus facile que de pousser plus loin cette énumération; mais c’en est assez pour faire voir combien le seul musée du Louvre offre d’exemples de tels assemblages formés de pièces de rapport. A peine est-il besoin d’ajouter qu’il en est de même dans tous les autres musées. Dans les collections de marbres antiques, quelles qu’elles soient, il n’y a peut-être pas la moitié des statues où les têtes appartiennent aux corps qu’elles surmontent. En des monumens ainsi composés, il est difficile, pour quiconque ne s’est pas exercé à une telle analyse, de distinguer exactement les élémens hétérogènes dont ils sont la réunion. De là pour les historiens de l’art l’occasion de bien des méprises. Trois antiquaires éminens, Winckelmann, Marini, Visconti, ont signalé dans une statuette de la villa Albani une image de Diogène. Comment en effet ne pas reconnaître Diogène dans un vieillard à la physionomie sévère, tenant d’une main un bâton, de l’autre l’écuelle si connue dans l’histoire du cynique, et ayant auprès de lui un chien, allusion évidente à la qualification qu’on donnait à ce philosophe, et que peut-être il se donnait lui-même? Ce que Winckelmann, Marini et Visconti ne virent pas, c’est que le bâton, l’écuelle, le chien, étaient, ainsi que les bras et les jambes de la statuette, des restaurations modernes, et que c’était l’auteur de ces restaurations qui avait ainsi créé presque de toutes pièces un Diogène.

Pour l’artiste aussi, un mélange trompeur de différens styles a ses inconvéniens. L’un des plus graves, c’est que des pièces de rapport hétérogènes cachent souvent à ses yeux de beaux morceaux auxquels on les a ajoutés, et le privent de l’enseignement qu’il eût tiré de ces morceaux. Au Louvre par exemple, il y a bien plus d’œuvres excellentes qu’on ne le croit généralement; seulement une grande partie en est comme perdue sous des restaurations par lesquelles on a voulu les compléter.

La salle des Caryatides renferme un Alexandre colossal, qui au premier coup d’œil semble n’offrir rien que d’ordinaire; c’est que, la tête, les bras et les jambes étant des restaurations, l’ensemble paraît médiocre, et l’on ne s’aperçoit pas que le torse est de la belle époque et d’un admirable travail. La Némésis attire peu l’attention, parce que le corps est un ouvrage ordinaire d’une époque peu éloignée de la décadence, et dans l’ensemble, dont il forme la plus grande partie, on ne remarque pas assez une charmante tête, l’une des meilleures reproductions d’un type de la grande époque de l’art grec, auquel on a donné sans motif suffisant le nom de Sapho, type dont il existe d’autres belles reproductions à Rome (villa Borghèse), à Oxford et à Berlin. Dans un Amour, qui est maintenant placé sous une des arcades de la salle du Tibre, Amour qui reproduit, selon toute apparence, un chef-d’œuvre de Praxitèle ou de Lysippe, ce qu’il faut considérer à part du reste, c’est au contraire le torse, d’une souplesse et d’une grâce enfantines qui en font un morceau de premier ordre.

Il est difficile de défaire aujourd’hui sur les originaux ce qu’ont fait les restaurateurs. Les monumens que les musées renferment sont connus dans l’état où les restaurations les ont mis; ils ont été décrits et gravés dans des livres où les savans et les artistes sont accoutumés à les trouver. On ne peut guère songer à opérer un changement qui en réduirait le plus grand nombre à de simples fragmens où on ne les reconnaîtrait plus; mais que, dans tous ces monumens, formés de pièces de rapport, on moule ce qui s’y trouve d’antique et de digne d’être mis en lumière, en laissant de côté tout ce qui y a été ajouté, on formera une collection qui présentera dans leur vérité et leur pureté tous les plus beaux restes de l’art antique que le temps ne nous a pas enlevés. Dans une telle collection, les savans trouveraient enfin, au lieu du mélange de vérités et de faussetés que leur ont offert jusqu’à présent tous les musées, des documens authentiques propres à servir de base à une reconstruction solide de l’histoire de l’art dans l’antiquité. Supposons qu’on voie réunis les plâtres de ces stèles grecques dispersées dans différens musées à Athènes, à Venise, à Paris, à Oxford, etc., sur lesquelles on lit des décrets de date certaine, et qui sont surmontées de bas-reliefs; ces bas-reliefs, rangés dans l’ordre des temps qu’indiquent les inscriptions, fourniront un véritable canon chronologique de l’art grec, d’après lequel ou pourra classer avec quelque sûreté les monumens sans date. On considère en ce moment même avec intérêt, dans une des salles du Louvre, des plâtres reproduisant diverses statues qui, débarrassées des restaurations qu’on y avait ajoutées, offrent des variantes de deux des plus beaux ouvrages que nous possédions, la Vénus de Milo et le Mars Borghèse, reproduction du Mars avec lequel elle dut jadis être groupée. Dans ces variantes, on voit un même type, à des époques différentes, sans perdre l’essentiel de son caractère primitif, se modifier selon les changemens que subissaient et les idées religieuses et l’art même. Supposons aussi que les autres monumens de premier ordre qui nous restent de l’art antique soient l’objet, dans un musée de plâtres, de semblables études comparatives : quelles lumières n’en tirera-t-on pas pour l’histoire des grands types de la religion et de l’art antique, pour la détermination des époques et des régions où ils furent créés et des transformations qu’ils subirent! Que dire de l’iconographie, mêlée encore aujourd’hui de tant d’obscurités que la comparaison immédiate des monumens authentiques pourra seule dissiper? Quant aux artistes, mis en présence pour la première fois de toutes les œuvres les plus parfaites qui nous restent da plus grand art qui ait existé, pures de toute addition étrangère, n’acquerront-ils pas de cet art un sentiment plus distinct, une intelligence plus pénétrante? Et ne peut-on espérer que leurs ouvrages s’en ressentiront? Souvent la vue d’un seul chef-d’œuvre a éveillé des génies, changé le goût d’une époque; que n’est-on pas en droit d’attendre de l’influence qu’exercerait sur nos sculpteurs et nos peintres une collection dans laquelle seraient rapprochés des chefs-d’œuvre en grand nombre, où se montrerait sous tous les aspects possibles la plus haute et la plus parfaite beauté !

On ne s’en tiendrait pas du reste à l’art grec. Le moyen âge, la renaissance, les temps modernes, ont produit des ouvrages qui ne sont pas indignes d’être placés à la suite et quelquefois même à côté de ceux de l’antiquité. Ils auraient leur place dans le musée des plâtres. Enfin il serait particulièrement utile, en même temps que glorieux pour notre art national, de voir rassemblées dans une section spéciale les reproductions de ce qui a été fait chez nous de plus excellent depuis le XIIIe siècle, où nos sculpteurs, comme nos architectes, se sont élevés si haut, jusqu’à notre temps, où ne les surpassent, non plus que nos peintres, les artistes d’aucun autre pays. Ce serait assurément une collection faite pour stimuler et vivifier le génie national, que celle où l’on trouverait réunis avec les chefs-d’œuvre qui ornent nos cathédrales de Chartres, d’Amiens, de Reims, de Rouen, de Bourges, ou les églises de Brou et de Saint-Bertrand-de-Comminges, les plus beaux produits, disséminés à Paris, à Rouen, à Anet, à Saint-Cyr, à Gênes, etc., du ciseau des Jean Goujon, des Germain Pilon et des Puget.

Il y a des musées de plâtres plus ou moins considérables, plus ou moins bien composés et ordonnés, à Londres, à Berlin, à Dresde, à Bonn, à Zurich; il s’en forme à Moscou, à Christiania : à Paris, où les choses de l’art ont tant d’importance, l’idée même d’un musée de ce genre a peine aujourd’hui à se faire admettre. On avait compris autrefois, parmi nous, l’intérêt qu’il y a à former à côté d’un musée de sculptures un musée de plâtres. Le Primatice, chargé par François Ier de lui acheter des antiques à Rome, fit mouler en même temps, pour les lui rapporter, les beaux morceaux qu’il ne pouvait acquérir; il en coula même en bronze les principaux. Les bronzes du Primatice, après avoir décoré successivement les jardins de Fontainebleau, de Versailles et des Tuileries, vont être placés dans le vestibule du musée des antiques. Le Poussin, sous Louis XIII, renouvela l’entreprise du Primatice. Il envoya de Rome un grand nombre de plâtres. Il y a environ un quart de siècle, le Louvre possédait encore une collection de plâtres, où figuraient peut-être quelques-uns de ceux qu’on avait dus au Primatice et au Poussin. Cette collection occupait principalement la grande salle où se trouvent aujourd’hui les antiquités assyriennes. Lorsque ces antiquités nous arrivèrent, la salle dont il s’agit leur fut consacrée, les plâtres qui la remplissaient furent cédés à l’École des Beaux-Arts et les autres furent relégués dans des parties du Louvre où le public ne pénétrait pas. En 1856, celui qui écrit ces lignes proposa au gouvernement de faire mouler sous sa direction d’excellens ouvrages grecs, peu remarqués sous les restaurations qui les défiguraient, dans divers palais et jardins d’Italie. Ce devait être un spécimen de ce que serait une collection de plâtres reproduisant de beaux originaux purs d’additions modernes. Ce spécimen, exposé dans le Palais de l’Industrie, frappa les connaisseurs; de bons juges recommandèrent hautement le projet dont il était destiné à donner une idée : citons seulement M. Vitet, M. de Luynes, M. Vinet.

On chercha dès lors où pourrait être placé le musée futur. On songea au château de Saint-Germain, et ce fut le point de départ de l’entreprise qui fut faite par l’empereur Napoléon III de restaurer ce grand et bel édifice, alors abandonné. Il fut décidé ensuite qu’on y formerait un musée d’antiquités gauloises et gallo-romaines. Cependant l’architecte de l’École des Beaux-Arts, M. Duban, proposait de placer les plâtres réunis au Palais de l’Industrie dans une cour de l’École des Beaux-Arts, qui serait à cet effet couverte par un vitrage. Ce projet fut adopté, et l’exécution s’en achève aujourd’hui. Dans la cour dont il s’agit, on dresse en outre les moulages d’un angle du Parthénon et d’un angle du temple de Jupiter Stator à Rome. Ce sera l’occasion de remettre en ordre dans toutes ses parties la collection de plâtres que possède l’École des Beaux-Arts, et c’est ce que saura faire avec succès l’homme de goût et de savoir qui est en ce moment à la tête de cette école ; mais, si riche et si bien ordonnée que puisse être la collection d’une école, et quelques dispositions qu’on puisse prendre pour en faire jouir le public, conçue, comme elle doit l’être, en vue d’un service particulier, et ne pouvant être accessible, sinon dans une mesure très restreinte, à d’autres qu’aux maîtres et aux élèves, une telle collection ne saurait jamais équivaloir à un musée conçu, organisé dans l’intérêt de tous et ouvert sans réserve à tous. Et quel musée devrait en effet être ouvert à tous sans aucune réserve, sinon celui qui, n’offrant aux yeux rien que d’excellent, serait de toutes les collections la plus propre à épurer et à développer le goût public?

Opposerait-on au projet du nouveau musée la dépense qu’il nécessiterait? Remarquons d’abord que le Louvre, après les cessions qu’il a faites à l’École des Beaux-Arts, possède encore un grand nombre de plâtres importans : tels sont les restes de ceux que M. de Choiseul fit prendre autrefois à Athènes sur les marbres du Parthénon, et qui reproduisent ces marbres mieux conservés qu’ils ne le sont aujourd’hui dans le British Muséum. Il en est de même des nymphes de Jean Goujon, que les plâtres qu’on en possède à Londres représentent telles qu’elles étaient avant le nettoyage qu’ont subi il y a quelques années les originaux. Ajoutons que le conservateur actuel des antiques a augmenté cet ancien fonds de beaucoup de moulages importans qu’il a fait exécuter à Athènes, à Rome, à Naples et ailleurs. Ajoutons encore qu’on obtiendrait beaucoup des musées étrangers, sans dépense proprement dite, en échange de plâtres des sculptures du Louvre que fournirait l’atelier de moulage qui en dépend. Disons enfin que, le moulage étant une opération de peu de dépense, on pourvoirait au reste de ce qui serait nécessaire au moyen de quelques annuités de chiffre très modéré.

Dira-t-on que l’emplacement ferait défaut? On le trouvera aisément dans les vastes espaces qu’occupe le Palais de l’Industrie, et, bien mieux encore, non loin de notre musée des antiques, dans le Louvre même, et, comme au Palais de l’Industrie, avec les conditions d’éclairage qui manquent à notre musée d’originaux et qu’exigent, pour être appréciés à leur valeur, les ouvrages de sculpture, c’est-à-dire avec l’éclairage d’en haut. En effet, on vient d’éclairer de cette manière plusieurs salles de l’étage supérieur des bâtimens du Louvre qui entourent la grande cour. Ces salles sont occupées momentanément par des peintures qui doivent, d’ici à peu de jours, aller prendre leur place définitive dans la grande galerie du bord de l’eau prolongée. Le musée de plâtres y serait parfaitement placé. Il s’étendrait à mesure que les salles voisines au même étage seraient successivement préparées pour le recevoir.

En résumé, la création d’une grande collection publique de plâtres, ou plutôt le rétablissement, sur un meilleur plan et sur une plus grande échelle, de cette collection qui a existé autrefois au Louvre, offrirait beaucoup d’avantages et peu de difficultés. Espérons donc que ce musée nouveau ou, si l’on veut, renouvelé, le moins coûteux de tous les musées et peut-être le plus utile, et dont le projet et le spécimen ont été soumis à toutes les administrations qui se sont succédé depuis douze ans à la tête des beaux-arts, espérons, avec tous les amis de l’art et de la science, que ce musée ne nous sera pas plus longtemps refusé.


FÉLIX RAVAISSON.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.