Essais et Notices — Histoire

La bibliothèque libre.


ESSAIS ET NOTICES.

Histoire de l’Église de Rome sous les pontificats de saint Victor, de saint Zéphyrin et de saint Calliste, par M. l’abbé Cruice, supérieur de l’école ecclésiastique des hautes études.


Il n’est peut-être pas dans l’histoire du christianisme de spectacle plus intéressant que celui de l’église naissante, quand elle n’a pas encore l’empire, qu’elle croît et grandit par une force divine qui est en elle, confiante dans la liberté de la pensée, et marchant vers son but à travers les obstacles de la force humaine. Étrangère aux soucis du gouvernement des hommes, aux calculs de la politique, à tous les intérêts du monde, elle paraît plus simple et plus énergique, plus jeune et plus forte. Douce et patiente, elle est faible en apparence, mais on sent qu’elle dispose d’une puissance merveilleuse ; on sent qu’elle seule est vivante et pleine d’avenir au milieu de la vieillesse et de la décrépitude qui sont partout. Elle ne connaît d’autre arme que la parole, mais elle s’en sert avec une rare indépendance, et conserve toujours dans l’expression quelque chose de libre et de fier, qui fait que sa doctrine, nette et positive, n’est pourtant qu’une belle et noble philosophie. Plus tard, elle domine sur le monde ; elle est plus grande et plus admirable peut-être, elle a l’éclat de la maturité : elle n’a plus la grâce primitive de la jeunesse.

L’Histoire de l’Église de Rome de M. Cruice nous fait assister à ce spectacle dont nous parlons : nous y trouvons le progrès et la vie de la société chrétienne durant trente-deux ans de la période où le christianisme est fort loin encore de la domination et l’église de la puissance, de l’an 192 à l’an 224, cent ans avant le concile de Nicée. Tous les développemens principaux du dogme sont déjà connus ; la discipline s’établit ; Rome est consultée ou prise à témoin de toutes parts ; elle exerce une suprématie morale qui ressemble à une cour suprême de justice ; elle n’administre pas encore les églises, elle les protège, les défend ou les juge. M. Cruice apporte au secours de cette histoire une connaissance profonde des deux antiquités, païenne et chrétienne, une critique exacte et savante, en même temps qu’une de ces convictions fortes et généreuses sans lesquelles il n’y a pas de véritable histoire. Des élémens nouveaux s’offraient à lui ; un livre de controverse théologique, apporté du mont Alhos par M. Mynoïde Mynas, a ouvert des perspectives inconnues sur cette époque de la primitive église : nous voulons parler du livre des Philosophumena. Chose singulière, les premiers qui se soient servis de cet ouvrage sont des auteurs protestans ; ils en tiraient des témoignages graves contre un évêque de Rome, et le théologien du IIe siècle devenait un renfort contre la papauté. Voici maintenant que leur système ne se soutient plus, que le témoignage de l’auteur des Philosophumena tourne plutôt à la gloire du pontife calomnié, et que le livre de M. Cruice est le résultat Imprévu et peut-être définitif de toute la discussion.

Il convient d’abord de dire un mot de la controverse relative au livre des Philosophumena. Cet ouvrage contient une notice pleine d’amertume et d’invectives contre saint Calliste, évêque de Rome, évêque des évêques, comme on disait déjà. Le pape honoré comme un des plus grands saints du commencement du IIIe siècle, l’un des pontifes qui ont tenu le plus ferme le gouvernail de l’église, est un esclave qui a volé son maître, un malheureux qui a fait banqueroute, un agitateur qui jette le désordre parmi les Juifs assemblés dans leur synagogue, un intrigant qui s’empare de l’esprit et surprend l’affection de Zéphyrin, son prédécesseur, un prêtre relâché qui pardonne à tous les pécheurs, un mauvais citoyen qui, au mépris des lois, marie des femmes patriciennes à des hommes d’une condition inférieure. Quelle bouche a porté ces accusations ? Si l’on en croit le savant M. de Bunsen, ancien ambassadeur de Prusse en Angleterre, et les quatre volumes qu’il a publiés sous le titre de : Hippolytus and his age, ce n’est pas moins que saint Hippolyte, évêque de Porto, docteur et martyr. Voilà donc un pape, saint et martyr lui aussi, qui serait accusé dans les termes les plus violens par un saint d’une vertu incontestable et revêtu d’une grande autorité en théologie ! Quelle arme redoutable contre la papauté ! Quelle protestation accablante contre l’église de Rome ! Malheureusement il n’y a pas plus de raison d’attribuer l’ouvrage à saint Hippolyte qu’à tout autre docteur, surtout si l’on prend pour guide le bibliographe universel Photius, qui a eu toutes les œuvres de saint Hippolyte entre les mains. M. de Bunsen a fait un raisonnement qu’on fait souvent : Hippolyte est du IIe siècle et a écrit un traité contre les hérésies : ce livre est un traité contre les hérésies, et il est du IIe siècle ; donc Hippolyte est l’auteur de ce livre. L’ouvrage d’Hippolyte, d’après les indications qu’on possède, ne ressemblait pas tout à fait à celui-ci ; d’autres concluraient que ce n’est pas le même : M. de Bunsen en conclut que les dissemblances qui le gênent sont des changemens ou des interpolations. Ajoutez qu’Hippolyte aurait fait ici une profession de foi contraire à celles qu’il nous a laissées ailleurs, et qu’il est impossible de savoir si les circonstances qui se rapportent à l’auteur des Philosophumena peuvent lui convenir. La biographie de saint Hippolyte se réduit à si peu de chose, qu’on ignore même où était son diocèse. Ainsi ce qu’on sait, comme ce qu’on ne sait pas d’Hippolyte, empêche également de suivre l’opinion de M. de Bunsen. Cela n’empêche pas M. de Bunsen, le digne disciple de Niebuhr, d’avoir consacré à son système beaucoup d’érudition et de talent : il faut beaucoup de science pour se tromper ainsi.

M. de Bunsen a habité l’Angleterre pendant plus de vingt ans ; c’est pour les Anglais qu’il a écrit son livre. Il les invite à se joindre de cœur et d’esprit au mouvement théologique rationaliste qui entraîne les Allemands et les met à la tête de l’école protestante. Déjà quelques théologiens anglais donnent le signal et se lancent hardiment dans la carrière aventureuse de l’exégèse allemande. Ces tentatives, moins anglaises que germaniques, sont favorisées, dit-on, par le prince Albert ; mais elles ne sauraient plaire à l’église anglicane. Le livre de M. de Bunsen exhortait l’église à s’affranchir de la tutelle de ses évêques. Un chanoine de Westminster, M. Chr. Wordsworth, neveu du poète, a repoussé poliment ces conseils ; cependant il est d’accord avec M. de Bunsen pour attribuer les Philosophumena à saint Hippolyte. Il ne veut pas que les invectives contre l’évêque de Rome servent à ébranler l’autorité des évêques, mais il veut bien qu’elles soient tournées comme des machines de guerre contre le pape. Contre les évêques anglicans, le système de M. de Bunsen ne vaut rien ; contre le pape, il est excellent. M. Wordsworth n’a guère apporté d’argumens nouveaux ; il s’est contenté d’écarter ceux qui étaient trop faibles. En Allemagne, les théologiens se sont partagés entre saint Hippolyte et le prêtre Caïus, auteur de divers ouvrages, et qui est connu dans l’histoire ecclésiastique. Personne ne songe plus à mettre les Philosophumena sur le compte d’Origène, comme l’a fait M. Miller, quand il les publia pour la première fois en 1851. Si le prêtre Caïus en est l’auteur, les difficultés sérieuses disparaissent, il n’y a plus de questions de parti. Quoi qu’il en soit, il y a trop de gens intéressés à en faire honneur à Hippolyte ; Hippolyte, malgré la logique et la vraisemblance, demeure pour beaucoup de personnes l’interprète et le champion du parti protestant. Au reste, il y a des catholiques qui tiennent pour saint Hippolyte. Le docteur Dollinger, professeur à l’université catholique de Munich, connu par ses travaux sur l’histoire ecclésiastique, a prétendu retrouver dans Hippolyte l’auteur des Philosophumena ; mais il distingue dans Hippolyte deux personnages, le partisan des idées novatiennes, sectaire, schismatique et premier anti-pape, et le saint docteur qui, à la fin de sa carrière, a déploré ses erreurs et a tout effacé par le martyre. Ce parti moyen est aussi difficile à soutenir que le parti extrême, et nous savons trop peu de chose d’Hippolyte pour décider s’il y en a un ou deux. À quoi bon d’ailleurs ces expédiens pour écarter les périls d’un système qui n’est qu’une hypothèse ? Quand on aura prouvé qu’on a Hippolyte pour soi, il sera temps d’examiner si Hippolyte a pu se tromper. En attendant, ce qu’il y a de plus certain sur la question, c’est qu’on ne sait pas quel est l’auteur des Philosophumena, et il n’y a que ceux qui veulent se passionner qui prétendent le savoir.

Il restait un bon parti à prendre, c’était de profiter des nouveaux renseignemens contenus dans le manuscrit du mont Athos, et d’ajouter à l’histoire de l’église au IIe et au IIIe siècle les faits restés inconnus. C’est ce que vient de faire M. Cruice dans son Histoire de l’Église de Rome. Détails nouveaux sur les opinions, les mœurs, la vie du temps, une notice curieuse, quoique animée d’un mauvais esprit, sur le pape Calliste, une quantité de

faits sur les sectaires, les philosophes, sur l’église et sur l’état de la société, voilà en définitive les élémens acquis à l’histoire, et qu’il s’agissait de mettre en œuvre. On ajoutera désormais à certains passages connus de Lucien l’article du livre des Philosophumena sur les fourberies que les magiciens employaient pour tromper le peuple. On y verra comment, sans se brûler, ils mettaient la main dans la poix bouillante ou marchaient sur des charbons

ardens ; on y connaîtra les formules singulières des enchantemens, les évocations des morts, ombres habilement représentées qui passent à travers quelques lumières disposées avec art. Ces artifices, dont on abuse, sont les symptômes de la décadence ; cependant l’avenir se prépare, et des changemens radicaux s’accomplissent sourdement dans la société. Le christianisme fait son chemin par les petits et les faibles, les femmes, les esclaves, les pauvres. Il s’insinue dans les grandes familles, grâce aux filles des patriciens. Les petites nièces des fondateurs de la puissance romaine reçoivent le joug du Christ. Devenues chrétiennes, une barrière presque insurmontable s’élève entre elles et le mariage auquel elles étaient destinées. Il faut voir dans Tertullien, Ad uxorem, combien il était malaisé à une femme chrétienne de vivre en paix avec un mari païen. Voulait-elle se rendre à l’église, son mari lui donnait rendez-vous au bain plus tôt qu’à l’ordinaire. Les jours de jeûne, il commandait un festin. S’il s’agissait de visiter les chrétiens malades, les esclaves occupés ne pouvaient l’accompagner ; d’ailleurs quelle source de dégoûts et de soupçons pour le mari ! Que sera-ce si elle veut sortir la nuit pour assister aux assemblées des chrétiens, si elle veut découcher, comme cela est nécessaire à la solennité pascale, si elle assiste au banquet mystérieux si décrié parmi les païens ! Le moyen qu’elle se glisse en silence dans les cachots pour honorer les confesseurs de la foi, pour baiser les chaînes des martyrs, pour laver les pieds des saints, qu’elle partage le pain et le vin dans les agapes, qu’elle passe les journées dans la prière, qu’elle exerce l’hospitalité envers ses frères ! Qui ouvrira le grenier ou le cellier ? Si elles demeurent vierges ou veuves, quelle perturbation dans les mœurs romaines ! Si elles épousent des chrétiens, la plupart d’une humble naissance, souvent de simples affranchis, quelles mutations plus grandes encore ! C’est pourtant ce qui arrive le plus souvent : malgré les lois Julia et Papia, les femmes des familles sénatoriales épousent des hommes obscurs et méprisés.

À la suppression des classes dans le mariage il faut joindre l’égalité absolue entre les hommes. Cette égalité, fruit divin de l’Évangile, ne me paraît pas avoir été bien comprise, surtout de nos jours. Ce n’est pas l’égalité du Contrat social, qui est beaucoup plus moderne, et à laquelle je suis sûr que les chrétiens n’ont pas songé. Trajan demandait à Ignace d’Antioche quel était son nom : « Je me nomme Théophore, » répondit-il. Le centurion chargé d’interroger les quarante soldats chrétiens dont saint Basile a fait le panégyrique leur demanda successivement leur nom ; chacun des quarante répondit : « Je me nomme Chrétien. » Théophore, christophore, chrétien (christianos), ce n’était pas une épithète, c’était un nom commun que portaient les chrétiens dans les deux premiers siècles : celui de chrétien prévalut. Tel était le nom par lequel ils se désignaient quand ils paraissaient en justice. « Que veut dire ce nom de Théophore ? reprit Trajan. — Il désigne celui qui porte le Christ dans son cœur, répondit Ignace d’Antioche. — Prétends-tu porter en toi celui qui a été crucifié ? — Oui, je le porte, car il est écrit : « Je vivrai en eux et je marcherai avec eux. » Bien plus, les chrétiens croyaient qu’ils avaient cessé d’être ce qu’ils étaient jusque-là, et saint Paul avait dit qu’ils étaient les membres de Jésus-Christ, que tout ce qui était terrestre en eux devait être absorbé et remplacé par la vie divine, qu’ils ne devaient plus vivre, mais que Jésus-Christ devait vivre en eux[1]. Quelle distinction pouvait subsister encore entre des hommes qui portaient tous également leur Dieu en eux-mêmes ? Que signifiaient désormais, au point de vue religieux, les noms de patriciens et de plébéiens, de nobles et d’esclaves, de Romains et de Barbares, de Juifs et de Grecs ? Mais remarquez la conséquence rigoureuse de cette égalité : la personnalité du Christ n’absorbait que leur vie morale et religieuse. Pour le reste, ils se nommaient toujours Ignace, Victor, Zéphyrin, Calliste ; ils ne se donnaient le nom de chrétiens que devant les autels, quand on les sommait de brûler de l’encens pour l’empereur. Comme Ignace et Victor, ils obéissaient et appartenaient à l’empereur. Comme chrétiens, ils ne lui appartenaient plus, et c’est pourquoi ils répondaient « chrétiens, » quand on leur demandait leur nom. C’est dans ce dernier sens qu’ils échappaient aux lois romaines, et qu’ils avaient un code particulier où l’égalité était inscrite. Ce dernier mot dit tout : ils étaient égaux non comme hommes, mais comme christophores, c’est-à-dire comme chrétiens.

À côté des changemens qui se font dans la vie romaine, on suit avec intérêt les progrès de la société chrétienne. Tant que celle-ci est à l’état de minorité, des traits particuliers la distinguent de ce qu’elle sera plus tard. Aucun signe extérieur ne désigne le prêtre ; quelques-uns seulement, sortis des écoles du Portique ou de l’Académie, conservent le manteau de philosophe. Plus exposés que les autres à la haine des païens, ils vivent en général dans l’attente du martyre, et mènent une vie ascétique pour quitter la terre plus aisément. C’est le trésor de l’église qui pourvoit à leur subsistance ; des distributions mensuelles d’argent leur permettent d’acheter les légumes et les viandes sèches dont ils se nourrissent habituellement. Quelquefois on ne leur distribue que des vivres. Ils vivaient comme une famille autour de l’évêque qui en était le chef. On donnait à celui-ci le nom de père, qui est resté au pape.

Les catacombes de Rome sont étroitement liées à l’histoire des chrétiens de ce temps. Elles servaient à la fois de retraites et de cimetières. Comme retraites, elles étaient imitées de ces arénaires ou carrières de sable d’où l’on tirait la pouzzolane. Par un respect pour leur campagne que nous ne partageons pas, les Romains ne faisaient pas de ces grands trous qu’on trouve à chaque pas dans les environs de nos villes. Ils faisaient des puits par lesquels ils pénétraient en tous sens dans les entrailles de la terre, et multipliaient ainsi la peine, la main-d’œuvre et même les périls, plutôt que de gâter leurs domaines. C’est là que se cachaient les criminels, les assassins, les esclaves fugitifs. Cicéron parle d’un certain Asinius qui fut traîtreusement attiré dans les jardins des faubourgs de Rome, et, entraîné dans les arénaires hors de la porte Esquiline, y reçut la mort. Lorsque Néron s’enfuit de Rome, où tout l’abandonnait, Phaon, son affranchi, engagea son maître à chercher un asile dans une de ces vastes sablonnières ; « mais il refusa, dit Suétone, de s’ensevelir tout vivant. » Ainsi nous voyons le christianisme vivre dans le monde des esclaves, les suivre pour ainsi dire à la trace, d’abord sur la croix, dont ils ont le privilège, et qui fournit un si grand nombre de tristes plaisanteries aux auteurs de comédies, puis dans les arénaires et les mines, qui sont le théâtre de leurs supplices et de leurs fatigues. Par un admirable contraste, les ouvriers de ces nouveaux arénaires deviennent des personnages respectés et comme des dignitaires ; le misérable emploi de creuser ces souterrains est désormais un sacerdoce. Le titre de fossor, mineur ou fossoyeur, figure sur leur tombe comme un titre d’honneur. Dans une des cryptes de la catacombe de Calliste, on voit même l’image d’un de ces ouvriers pontifes. L’inscription de sa tombe porte ces mots : Diogenes fassor in pace depositus. De chaque côté de l’épitaphe est une colombe, emblème de la résurrection. Diogène est représenté debout ; on croirait qu’une toison est suspendue à son épaule gauche : c’est peut-être un coussinet pour le transport des fardeaux. Quelques archéologues ont prétendu reconnaître l’amphibalum, espèce de capuchon dont les ouvriers se couvraient la tête. L’épaule droite porte un pic de carrier ; il tient de la main gauche une lampe. Son vêtement est une tunique courte à manches étroites, sur laquelle trois croix sont gravées, deux à la partie inférieure et une autre sur le bras droit. Ces signes rappellent que l’état du fossoyeur était un des degrés de la hiérarchie ecclésiastique.

Comme cimetières, les catacombes furent une innovation. Ne doutant pas de la résurrection de la chair, les chrétiens avaient pour les corps un respect qui ne pouvait leur permettre de les brûler. La sépulture du Christ leur marquait d’ailleurs trop nettement leur devoir. Les ensevelir à la surface du sol était trop contraire aux mœurs, et il fallait une révolution religieuse complète pour assurer aux chrétiens le droit d’inhumation. Ils imaginèrent de creuser des lits dans ces souterrains qui étaient leur royaume, et de les fermer avec une pierre comme avait fait Joseph d’Arimathie. Sur ces lits, leurs morts dormaient en attendant le jugement suprême, et ces galeries funèbres s’appelèrent cœmeterium, mot grec qui signifie « dortoir, lieu de repos. » Les cimetières des nations modernes sont tout simplement des imitations des catacombes. Dans ces vastes nécropoles, les vivans étaient en relation continue avec les morts : on y célébrait les mystères, et tous les jours on y rappelait les chrétiens qui étaient morts à la même date de l’année : de là vient que les épitaphes portent le jour de la mort et ne font aucune mention de l’année. Quand les chrétiens ne furent plus contraints de se cacher, les catacombes, si ce n’est dans des cas exceptionnels, cessèrent aussi bien d’être un cimetière qu’une retraite ; elles ne furent plus que la sépulture vénérée des martyrs. C’est ce qui avait lieu dès le temps de l’enfance de saint Jérôme. — Dans mon enfance, dit-il, pendant que je demeurais à Rome, où je recevais une instruction littéraire, j’avais coutume de visiter chaque dimanche, avec des condisciples de mon âge, les sépultures des apôtres et des martyrs. Nous entrions souvent dans les cryptes creusées dans les profondeurs de la terre, et dont les murs sont garnis de sépultures à droite et à gauche. L’obscurité est si grande qu’elle semble impénétrable, et qu’on pourrait s’appliquer à soi-même le mot du prophète : Ils descendent tout vivans dans les abîmes. De temps en temps, un peu de jour qui tombe d’en haut y tempère l’horreur des ténèbres. Vous ne pouvez pas dire que vous voyez des fenêtres : ce sont plutôt des trous à lumière. On avance pas à pas dans la nuit profonde qui vous entoure ; vous vous rappelez ce vers de Virgile :

Horror ubique animos, simul ipsa silentia terrent.

La plus vaste et la plus merveilleuse de ces catacombes est celle de Calliste, et nous apprenons par un passage des Philosophumena qu’il en fut chargé par le pape Zéphyrin. Calliste est l’un des papes qui ont gouverné l’église durant l’époque dont M. Cruice a raconté l’histoire. C’est une heureuse idée d’avoir rattaché au nom de Calliste et au souvenir de ses travaux dans les souterrains les détails les plus intéressans que fournit l’archéologie sur les catacombes.

Les disputes, les hérésies, les combats d’opinions, forment une grande partie de la vie morale des chrétiens de ce temps. Leur grand nombre favorise déjà les divisions : devant cette multitude à conduire, les uns pratiquent une douceur prudente, les autres affichent une ambitieuse austérité. Une querelle bien ancienne et bien moderne, presque aussi vieille que le christianisme, la querelle de la voie large et de la voie étroite, s’élève au milieu même du combat contre l’ennemi commun, et, pour ainsi dire, entre deux persécutions. De même le jansénisme, dont l’esprit rappelle d’une manière frappante les idées de Montanus et de Tertullien, se produisait dans l’église au moment même où l’on combattait le protestantisme et cet ennemi bien plus redoutable, ou plutôt le véritable ennemi, le scepticisme, que tous les grands esprits du XVIIe siècle, Pascal, Bossuet, Fénelon, ont si clairement aperçu. Arnauld défendait Port-Royal tout en se mesurant contre les réformés, de même que Tertullien écrivait son Apologétique tandis qu’il invectivait contre ceux qui n’étaient pas comme lui partisans outrés du jeûne et des rigueurs. Plus il était brave et hardi contre ceux du dehors, plus il était injuste au dedans contre ses frères moins violens que lui. C’est un rôle qui a souvent des imitateurs ; mais il y a peu de grands Tertulliens et il y en a beaucoup de petits. Moins savans et moins éloquens, les petits Tertulliens sont plus habiles : ce sont des défenseurs incommodes, mais ils se chargent de ce que Balzac appelle la vilaine besogne.

Il faut rattacher au même mouvement d’idées la dispute qui s’éleva au sujet des lettres païennes. On pensait alors que la plupart des hérésies étaient nées de la philosophie et de la littérature des anciens. On a tout dit, depuis quelques années, sur cette question fort vieille, comme on le voit ; mais une observation se présente naturellement, quand on rapproche Tertullien de ceux qui ont défendu naguère des opinions analogues. Tertullien voulait qu’on cherchât dans les auteurs profanes des secours pour défendre la bonne cause ; il permettait aux chrétiens l’étude des lettres païennes, mais il leur en interdisait l’enseignement. Ne pourrait-on pas soupçonner que les ennemis de ces mêmes lettres aujourd’hui ne voulaient pas les enseigner, pour n’avoir pas à les étudier ?

Des sectes moins respectables que celle de Montanus complètent le tableau du IIe siècle. Telle est celle d’un certain Marcus, connu par un passage de saint Irénée, et sur lequel les Philosophumena contiennent des détails curieux. Quand cet hérétique charlatan prononçait sur le calice les paroles de la consécration, le liquide prenait une teinte rougeâtre, comme par l’effet de ces paroles. Il avait le soin de verser subtilement dans la coupe une poudre légère d’où venait cette couleur de sang. Par un semblable artifice, il montrait aux yeux comment l’humanité tout entière du Sauveur pouvait se renfermer sous les plus petites espèces. Il versait le liquide du calice dans une coupe plus grande où il avait déposé une substance propre à le dilater. À mesure que Marcus prononçait ces paroles : « que l’Être infini remplisse votre être intérieur ; que, semant en vous comme dans un sol fécond le grain de sénevé, il multiplie votre intelligence, » on voyait le liquide croître prodigieusement, mousser et déborder de la coupe. Ce trait a sa valeur pour l’appréciation morale du temps, mais il prouve encore parfaitement la croyance générale à la transsubstantiation.

Mais rien ne fait mieux connaître l’époque, l’état précaire encore des chrétiens, leurs divisions, les difficultés extérieures et intérieures au milieu desquelles l’église devait trouver sa voie, que la notice donnée sur Calliste par l’auteur des Philosophumena. Un autre intérêt s’attache à cette biographie injurieuse : c’est elle qui a fait de l’authenticité de ce livre une question de parti ; c’est elle qui fait le triomphe des uns ou le scandale des autres. Nous en donnons un extrait.

« Calliste était esclave d’un chrétien nommé Carpophore, qui faisait partie de la maison de l’empereur. Comme il professait la même foi que son maître, celui-ci lui confia une somme considérable pour la faire valoir par des opérations de banque. Calliste établit son comptoir dans un lieu qu’on appelait la Piscina publica, et, en qualité de chargé d’affaires de Carpophore, il reçut d’un certain nombre de veuves et de fidèles des dépôts importans. Il perdit tout et tomba dans le plus grand embarras. Il se trouva des gens qui avertirent son maître du désordre de ses affaires, et Carpophore annonça l’intention de demander des comptes. À cette nouvelle, Calliste, effrayé du danger qui le menaçait, prit la fuite vers la mer. Il trouva à Ostie un vaisseau prêt à partir et s’y embarqua ; mais cela ne put se faire si secrètement que Carpophore n’apprît tout ce qui s’était passé. Ce dernier, d’après les indications qu’il avait reçues, se dirigea vers le port, prit des dispositions pour monter aussi sur le navire qui stationnait encore au milieu de la rade. La lenteur du pilote fit que Calliste, qui était dans le bâtiment, aperçut de loin son maître. Voyant qu’il allait être pris, et faisant peu de cas de la vie dans cette fâcheuse extrémité, il se jeta à la mer ; mais les matelots, sautant dans les barques, le sauvèrent malgré lui, et, au milieu des clameurs que poussaient ceux qui étaient sur le rivage, le livrèrent à son maître, qui le ramena et lui fit tourner la meule. Au bout de quelque temps, comme il arrive d’ordinaire, des chrétiens vinrent trouver Carpophore pour le prier de pardonner à son esclave… Carpophore, se laissant persuader, ordonna de le délivrer ; mais celui-ci, qui n’avait rien à rendre et qui se trouvait dans l’impossibilité de s’enfuir de nouveau parce qu’il était surveillé, imagina un moyen de s’exposer à la mort. Un samedi, feignant d’aller trouver des débiteurs, il se rendit à la synagogue où les Juifs étaient assemblés, et chercha à exciter du trouble dans leur réunion. Les Juifs, s’étant soulevés contre lui, l’insultèrent et le chargèrent de coups, puis ils le traînèrent devant Fuscien, préfet de la ville, et déposèrent contre lui en ces termes : « Les Romains nous ont permis d’exercer publiquement le culte de nos pères, et voici un homme qui veut nous en empêcher, et qui trouble nos cérémonies en disant qu’il est chrétien. » Tandis que Fuscien était à son tribunal et s’indignait de la conduite que les Juifs reprochaient à Calliste, on annonça à Carpophore ce qui se passait. Celui-ci se hâta d’aller trouver le préfet et lui dit : « Je vous prie, seigneur Fuscien, ne croyez pas cet homme ; il n’est pas chrétien, mais il cherche une occasion de mourir parce qu’il m’a dissipé de fortes sommes d’argent, comme je le prouverai. » Les Juifs, croyant voir en cela un subterfuge employé par Carpophore pour délivrer son serviteur, n’en réclamèrent que plus instamment la sentence du préfet. Il céda à leurs sollicitations, fit fouetter Calliste et l’envoya aux mines de Sardaigne.

« Quelque temps après, comme d’autres martyrs étaient exilés dans cette île, la concubine de Commode, Marcia, qui avait des sentimens religieux, voulut faire une bonne action ; elle fit venir le bienheureux Victor, évêque de l’église à cette époque, et lui demanda quels étaient les martyrs de Sardaigne. Victor lui donna les noms de tous, excepté celui de Calliste, dont il connaissait la conduite coupable. Marcia, qui jouissait d’une grande faveur auprès de Commode, en obtint des lettres de délivrance qu’elle confia à un vieil eunuque nommé Hyacinthe. Celui-ci passa en Sardaigne, et, ayant remis l’ordre au gouverneur de ce pays, délivra les martyrs, à l’exception de Calliste. »

Après ces accusations dirigées contre l’homme viennent celles qui atteignent le chrétien : Calliste est rappelé à Rome, grâce à l’intervention de la concubine de Commode, Marcia. Le pontife Zéphyrin lui confie l’administration des affaires de l’église. L’auteur des Philosophumena ne voit en lui qu’un sectaire qui combat les vraies doctrines pour y substituer les siennes : ses hérésies s’étendent déjà dans le monde entier ; mais ses disciples ne sont que des callistiens, ce ne sont plus des chrétiens. Il accuse, il condamne tous ceux qui ne pensent pas, en matière de foi, comme lui. Ces disputes de théologiens, qui intéressent peut-être moins les lecteurs d’aujourd’hui, sont les vrais griefs de l’auteur, et il n’a souillé la vie privée de Calliste que pour l’attaquer plus avantageusement sur le dogme. C’est là précisément ce qui infirme son témoignage. Il nous apprend, sans y penser, qu’il est l’ennemi de Calliste, qu’il a été condamné par lui pour ses doctrines, qu’il a toute sorte de motifs pour le haïr, et nous en avons aussi pour ne pas ajouter foi à ses accusations. Il s’élève contre un pape élu au suffrage par l’église entière, un pape qui est mort martyr. Pour le calomnier, il s’attaque encore à Zéphyrin, pape également, sanctifié aussi par l’église, et cela parce que Zéphyrin donnait sa confiance à Calliste. Mais si les Philosophumena étaient de saint Hippolyte ? Nous avons vu que, suivant M. Dollinger, il y a deux Hippolyte, qui n’en font peut-être qu’un, hérétique d’abord, puis orthodoxe, martyr et sanctifié. À l’opposition de Tertullien, il aurait commencé par l’erreur pour finir ensuite par la vérité ; ce serait en quelque sorte Tertullien retourné. Pourquoi chercher ces explications subtiles ? Nous ne savons rien de la vie de saint Hippolyte, et de l’auteur du livre des Philosophumena nous ne savons qu’une chose, c’est qu’il est l’ennemi de celui qu’il accuse.

Nous ne prétendons pas réfuter le système de M. Bunsen, c’est une œuvre accomplie déjà par bien des savans, et en particulier par M. Cruice, soit dans son Histoire de l’Église romaine, soit dans un livre publié déjà depuis trois ans sur les Philosophumena[2]. En citant la notice sur Calliste, nous avons voulu mettre sous les yeux du lecteur un document curieux sur l’histoire de l’église. La critique dégage aisément la calomnie et le mensonge qui y sont mêlés ; mais des couleurs nouvelles viennent s’ajouter à un tableau un peu effacé par le temps. Une figure presque inconnue jusque-là nous est rendue, celle d’un esclave, qui, après toute sorte de misères, condamné pour dettes à tourner la meule, jeté en exil, rappelé ensuite malgré des inimitiés qui se trahissent elles-mêmes, s’élève jusqu’à l’amitié et à la confiance du souverain pontife, dirige les travaux dans ces souterrains immenses qui sont le refuge de l’église, parvient lui-même, quoique esclave ou tout au moins affranchi, au plus haut siège de la chrétienté, gouverne l’église avec vigueur, désobéit saintement à des lois honteuses pour l’humanité, pratique avec hardiesse l’égalité évangélique en mariant les femmes illustres à des hommes obscurs, et mérite par son courage comme par sa prudence et sa modération les accusations d’un fanatique et d’un sectaire. Nous ne croyons pouvoir mieux terminer qu’en félicitant M. Cruice d’avoir vu le premier ce que l’histoire pouvait gagner là où la critique et l’érudition ne trouvaient que des résultats négatifs.


L. Étienne.

  1. Saint Paul, II ad Cor., c. 5,4. — Ad Gal., c. 2,20.
  2. Études sur les Philosophumena. Paris, Périsse frères, 1853.