Essais et Notices - Deux publications récentes
Je réunis ensemble deux ouvrages qui frapperont beaucoup plus le lecteur par leur diversité que par leur ressemblance : ils n’ont guère de commun entre eux que d’être publiés par deux femmes d’esprit et de nous entretenir de deux femmes du monde qui ont tenu une grande place dans la société de leur temps.
La duchesse de Liancourt était une des plus grandes dames de la cour de Louis XIII et de Louis XIV. Elle y jouissait d’une réputation méritée de sagesse et de vertu. Quand elle maria sa petite-fille, qu’elle aimait tendrement, au prince de Marcillac, elle eut l’idée de composer un petit traité en quelques chapitres pour l’instruire de ses nouveaux devoirs. Ce livre sans prétention n’était pas fait pour le monde, mais on pensa que le monde en pouvait tirer quelque profit, et on le donna au public, sans nom d’auteur, vingt ans après la mort de la duchesse. Il n’y a pas de doute que lorsqu’il parut, au moment de la ferveur janséniste, il n’ait édifié les âmes pieuses; mais les temps changèrent vite, ce grand élan de dévotion ne dura pas, et le livre de Mme de Liancourt fut bientôt oublié. Qui en connaissait aujourd’hui l’existence? Mme la marquise de Forbin d’Oppède a pensé qu’il était bon de le publier de nouveau[1], et elle l’a fait précéder d’une excellente notice où tous les conflits religieux auxquels le duc et la duchesse de Liancourt ont pris une si grande part sont appréciés avec une élévation et une fermeté remarquables. Le lecteur y trouvera surtout un ton d’impartialité, une modération de langage, qui lui causera sans doute autant de surprise que de plaisir. L’auteur, quoique ayant des opinions très arrêtées, ne croit pas qu’il soit nécessaire d’être violent pour paraître convaincu et qu’on doive cet hommage à ses croyances d’insulter en leur nom celles des autres. C’est une qualité qui n’est pas commune au temps où nous sommes et dans les questions de ce genre. Il faut savoir beaucoup de gré à Mme de Forbin d’Oppède de nous parler des jansénistes et des jésuites sans être tentée de rien mettre de nos discussions d’aujourd’hui dans le récit des querelles d’autrefois.
Quant au livre lui-même, je viens de le relire avec soin, et non sans plaisir, mais il faut avouer qu’il est bien loin de nous. C’est un de ces ouvrages dont l’utilité consiste surtout à nous faire mesurer le chemin que nous avons fait. Sans doute il y règne une élévation morale dont on est touché et, suivant le mot de Mme de Sévigné, la lecture en est bonne « pour se soutenir le cœur ; » mais quand on arrive au détail des préceptes, on en trouve beaucoup qui ne pourraient plus s’appliquer aujourd’hui. Je ne veux pas seulement parler de ceux qui concernent les grandes dames en leur qualité de suzeraines et dans leurs rapports avec leurs vassaux: les femmes n’ont plus aujourd’hui à rendre la justice à leurs sujets et à nommer des abbés ou des curés sur leurs terres; mais même pour les devoirs ordinaires de la vie, qui n’ont pas changé, il y a, dans le livre de Mme de Liancourt, un luxe de sévérités, des excès de scrupules, une crainte du monde qui nous surprennent un peu. C’est un crime irrémissible d’aller à la comédie; c’est un mortel danger de lire des romans, et il n’y a pas d’autre moyen d’échapper à la médisance que de prendre la résolution de ne jamais recevoir chez soi un homme tout seul. « S’il en vient durant que vous n’aurez point d’autre compagnie, ne faites aucune difficulté de faire mettre vos chevaux au carrosse, et de les quitter en faisant excuse de ce que vous avez affaire à sortir. » Je ne sais si nous sommes devenus plus sages, ou seulement plus présomptueux, mais la vertu ne nous paraît plus aussi fragile, et nous avons pris, peut-être à tort, un peu plus de confiance en elle. Nous trouvons moins de péril dans les comédies, moins de venin dans les romans, et nous ne faisons pas un devoir aux femmes quand elles reçoivent la visite « d’hommes qui sont d’âge ou de sorte à pouvoir être suspects» d’appeler leurs gens ou de faire atteler les chevaux à leur voiture.
Il y a pourtant beaucoup de réflexions justes et fines dans ce petit livre de Mme de Liancourt et des passages qu’on aura grand plaisir à lire. Ce sont ceux en général où l’on saisit quelque allusion discrète aux incidens de sa vie. Le souvenir de ses joies ou de ses tristesses arrive à colorer quelquefois ces pages sérieuses et nues. Ainsi, quand elle disait à sa petite-fille : « Ne mariez jamais vos filles pour suivre seulement leur inclination, mais aussi ne les forcez jamais d’épouser personne pour qui elles aient une aversion invincible, quand même on n’y verrait pas de sujet bien raisonnable, » il n’y a pas de doute qu’elle ne songeât à ce qui lui était arrivé à elle-même. Cette personne si dévote, si rigide, qui le croirait? avait divorcé. Mariée contre son gré par le maréchal de Schomberg, son père, un soldat qui entendait être le maître absolu chez lui, au comte de Brissac, dont Tallemant dit qu’il était « stupide et mal fait,» elle parvint, après deux ans, à faire rompre son mariage par l’officialité. On divorçait donc quelquefois au XVIIe siècle ! L’église n’y mettait pas des obstacles insurmontables quand on était d’un certain rang, et l’exemple de Mme de Liancourt, si estimée, si respectée, prouve que le monde n’en était pas trop scandalisé. Devenue libre, non sans peine, Mlle de Schomberg s’empressa d’épouser M. de Liancourt, qu’elle avait remarqué depuis longtemps. Mais ce nouveau mariage, si ardemment désiré, payé si cher, ne fut pas au début aussi heureux qu’il aurait dû l’être. M. de Liancourt était un époux très volage. Ses galanteries, qu’il ne cachait pas, affligèrent beaucoup sa jeune femme, qui s’étudia pourtant à ne jamais fatiguer ou blesser son mari par ses reproches. Elle avait donc eu l’occasion de réfléchir sur la conduite qu’il faut tenir dans ces circonstances : aussi tout ce qu’elle dit à ce sujet à sa petite-fille est-il plein de délicatesse et d’esprit. Elle veut qu’une femme qui se sait outragée ne paraisse pas trop en colère; elle lui conseille, si son mari lui fait l’aveu de ses fautes, de le recevoir avec douceur, « en essayant seulement de le porter, par toutes les voies raisonnables, à n’y retourner plus. » — « A mon avis, dit-elle, ce n’est pas une bonne méthode de paraître ignorante ou indifférente sur ces choses-là, car cela semblerait venir de peu d’esprit, ou de peu d’amitié, ou de quelque attache ailleurs : mais quand la tristesse que l’on en peut avoir est douce et sans murmure, il n’est point mauvais qu’un mari voie qu’on est aussi sensible que patiente là-dessus. « Il est clair que cette façon d’agir lui avait réussi et qu’elle avait fait par sa douceur la conquête de son mari. Mais ce ne fut pas l’œuvre d’un jour. Ce bon M. de Liancourt, même quand le monde le croyait tout à fait gagné par l’affection de sa femme, était sujet à d’étranges distractions. On raconte que, dans une grande maladie que fit Mme de Liancourt et où l’on crut un moment son état désespéré, beaucoup de dames de la cour et, parmi elles, la belle Mlle de Hautefort, étaient venues consoler le mari, qui paraissait être dans une affliction profonde. « Après qu’elles lui eurent fait leurs complimens, dit un auteur contemporain, Mlle de Hautefort lui fit aussi le sien ; mais elle fut bien étonnée qu’au lieu de lui répondre par des larmes, il lui dit qu’avec la plus grande douleur qu’il avait jamais ressentie, il voyait pourtant une chose dans l’avenir qui était la seule qui pouvait le consoler, et que, sans cette espérance, il serait au désespoir. Mlle de Hautefort fut dans une surprise si grande qu’elle se retira sans lui rien dire. » Voilà certainement un homme bien avisé, qui craint d’être pris au dépourvu et qui prend ses précautions d’avance. Il devint pourtant avec le temps, grâce aux exhortations de sa femme, non-seulement un mari très fidèle, mais un dévot fort scrupuleux. On sait qu’il allait faire de fréquentes retraites chez MM. de Port-Royal et qu’il finit par être tellement suspect de partager leurs opinions qu’un prêtre de Saint-Sulpice, l’abbé Picoté, ami des jésuites, refusa d’entendre sa confession. Ce fut le commencement de la grande querelle qui ameuta la Sorbonne et donna l’occasion à Pascal d’écrire ses Provinciales. Le jour où les petites lettres commencèrent à courir Paris, M. de Liancourt dut se trouver terriblement vengé de l’affront qu’on lui avait fait. Il faut avouer que les jésuites, en inspirant les sévérités de l’abbé Picoté, n’étaient pas dans les conseils de la Providence, qu’ils ne se doutaient pas de l’orage qu’ils attiraient imprudemment sur eux, et qu’ils se seraient épargné un grand chagrin s’ils s’étaient montrés ce jour-là plus accommodans.
Nous sommes bien loin de Port-Royal et de Mme de Liancourt avec les Lettres de Benjamin Constant à Mme Récamier. Ces lettres ont eu le privilège de beaucoup occuper l’opinion publique avant de paraître. Je ne veux pas seulement parler des procès retentissans qu’elles soulevèrent il y a quelque vingt ans ; mais, comme on en connaissait très bien l’existence, on s’en faisait une idée d’après la personne qui les avait écrites, et l’on croyait pouvoir les juger sans les avoir vues. Sainte-Beuve, qui avait tracé de Benjamin Constant un portrait peu flatté et qui lui refusait surtout la sensibilité du cœur, affirmait d’avance que la publication des Lettres à Mme Récamier ne changerait rien à l’opinion qu’il voulait donner de l’auteur d’Adolphe, qu’on y trouverait sans doute « mille choses vives, spirituelles et en apparence passionnées, » qu’on le verrait « prodiguer les larmes, les soupirs, faire jouer les feux follets de l’imagination et même les légères vapeurs du mysticisme, car tout est bon pour s’insinuer, mais que tout cela ne prouvait rien et que ce n’étaient que semblans de tendresse et déclamations sentimentales dont on n’est dupe que quand on le veut. » Nous avons enfin les lettres, et je crois que nous serons forcés de reconnaître, après les avoir lues, qu’il n’y a là ni déclamation ni mensonge et que cette fois Sainte-Beuve s’est trompé.
[2] Voici d’abord ce qui donna l’occasion de les écrire. Il y avait quatorze ans que Benjamin Constant connaissait Mme Récamier, sans que jamais elle eût été autre chose pour lui qu’une jolie femme qu’il avait plaisir à voir et une personne aimable avec laquelle il s’entretenait volontiers. Il lui écrivait des lettres d’une politesse spirituelle dont le ton montre qu’il était tout à fait maître de lui en écrivant. Tout d’un coup, le caractère de leurs relations changea. On a fait remarquer que les grandes passions, celles qui font dans les âmes le plus de ravages, naissent souvent d’une manière brusque. Mais ces surprises du cœur, qui le prennent tout entier, n’ont lieu d’ordinaire que lorsqu’on aperçoit une personne pour la première fois; il est rare que les mêmes effets se produisent quand on la connaît depuis longtemps et qu’on est accoutumé à la voir. S’il est assez naturel que l’amour, quand il se refroidit, amène à l’amitié, il l’est beaucoup moins qu’on passe avec cette violence d’une amitié calme à l’amour le plus passionné. C’est pourtant ce qui arriva à Benjamin Constant, et il a noté plus tard sur ce Carnet où il traçait pour lui seul le canevas de ses Mémoires, comment la chose se fit. Je cite, d’après Sainte-Beuve, ses expressions textuelles : « Mme Récamier se met en tête de me rendre amoureux d’elle. J’avais quarante-sept ans. Rendez-vous qu’elle me donne sous prétexte d’une affaire relative à Murat[3], 31 août. Sa manière d’être dans cette soirée : Osez, me dit-elle. Je sors de chez elle amoureux fou. Vie toute bouleversée. Coquetterie et dureté de Mme Récamier. Je suis le plus malheureux des hommes. » Il était donc amoureux fou, comme il le dit, et cet amour, qu’une soirée fit naître et qui ne fut guère encouragé, dura dix-huit mois avec la même violence. « Vous ne me connaissez pas, écrivait-il à Mme Récamier; il y a en moi un point mystérieux. Tant qu’il n’est pas atteint, mon âme est immobile. Si on le touche, tout est décidé. » Le point fut touché; aussitôt il se jeta dans cette passion nouvelle avec une ardeur de jeunesse dont, il était lui-même surpris. « Aimer, disait-il, c’est souffrir; mais aussi, c’est vivre, et depuis si longtemps je ne vivais plus! Peut-être n’ai-je jamais vécu d’une telle vie. » Dès lors tout disparaît pour lui; il n’a plus qu’une pensée, revoir celle qu’il aime. A Paris, il assiège sa porte, il passe les nuits à lui écrire et les jours à la chercher. Il la suit à la campagne; il s’enferme dans une chambre d’auberge, quand il n’ose pas pénétrer jusqu’à elle, pour recevoir plus vite ses réponses. Il est tour à tour tendre et irrité, humble et menaçant, timide et jaloux, jaloux de Ballanche et de Forbin, jaloux des esprits médiocres, des âmes tranquilles qu’on reçoit sans précaution parce qu’on les reçoit sans danger, demandant peu, désirant tout, protestant sans cesse que c’est la dernière fois qu’il écrit, et recommençant le lendemain à demander ce qu’on lui a refusé la veille.
Il serait fort aisé, en faisant quelques extraits des lettres qu’on vient de publier, de montrer à quel point l’amour de Benjamin Constant était sincère et profond. L’embarras est de choisir : que prendre et que laisser ? L’accent est le même partout; tout y est presque également violent et emporté. Voici pourtant quelques lignes que je cite volontiers parce qu’elles font voir combien Benjamin Constant se connaissait lui-même et le sentiment qu’il avait des incertitudes de sa vie. « Guidez-moi, disait-il à Mme Récamier, tandis que mes forces sont entières et que le temps s’ouvre devant moi, pour que je fasse quelque chose de beau et de bon. Vous savez comme ma vie a été dévastée par des orages venus de moi et des autres, et, malgré cela, malgré tant de jours, de mois, d’années prodigués, j’ai acquis un peu de réputation. Né loin de Paris, j’étais parvenu à y occuper une place importante. Aujourd’hui même, je ne puis me le cacher, les yeux sont tournés vers moi, quand on a besoin d’une voix qui rappelle les idées généreuses. Je n’ai su tirer aucun parti de mes facultés, qu’on reconnaît plus que je ne les sens moi-même, parce que je n’ai aucune raison. Emparez-vous de mes facultés, profitez de mon dévoûment pour votre pays et pour ma gloire. Vous dites que votre vie est inutile, et la Providence remet entre vos mains un instrument qui a quelque valeur si vous daignez vous en servir ! Laissons de côté ces luttes sur des mots qui ne changent rien aux choses. Soyez mon ange tutélaire, mon bon génie, le Dieu qui ordonnera le chaos dans ma tête et dans mon cœur. » Pour satisfaire l’ardent désir qu’il éprouve d’être relevé et régénéré par l’amour, il se livre tout entier lui-même à la personne qu’il aime. Il lui abandonne sans réserve le gouvernement de son esprit, la direction de son âme : « Jamais je n’ai aimé, jamais personne n’a aimé comme je vous aime, je vous l’ai dit ce soir. Il est trop vrai, je ne suis plus moi, je ne puis plus répondre de moi. Crime, vertu, héroïsme, lâcheté, délire, désespoir, activité, anéantissement, tout dépend de vous. Dieu m’a remis entre vos mains. Tout le bien que je puis faire vous sera compté, tout ce que je n’aurai pas fait, vous en rendrez compte. Prenez-moi donc tout entier, prenez-moi sans vous donner; mais dites-vous bien que je suis à vous comme un instrument aveugle, comme un être que vous seule animez, qui ne peut plus avoir d’âme que la vôtre. »
Malheureusement, ce ne sont pas là de vaines phrases. Il s’était trop livré, et sa conduite politique, pendant cette fatale année, en a porté la marque. On ne peut douter que, pour plaire à Mme Récamier, il ne se soit engagé dans la défense des Bourbons un peu plus loin qu’il ne l’aurait fait de lui-même. Assurément, ses convictions le portaient vers le régime représentatif que Louis XVIII avait donné à la France, mais ce fut son amour qui le décida à écrire ces articles imprudens qu’on lui a tant reprochés et qu’il devait si vite démentir. Ses lettres montrent que, lorsqu’on apprit que Napoléon revenait de l’île d’Elbe, il n’en fut pas aussi consterné qu’il aurait dû l’être. Il savait à quel point l’empereur était irrité contre lui, il ne s’abusait pas sur les périls qu’il pouvait courir, mais il était heureux de s’être exposé pour servir une cause qui avait les sympathies de Mme Récamier. « Quand vous aurez à m’affliger, lui disait-il, consolez-moi en m’indiquant un dévoûment, un danger, une peine à supporter pour vous. « Il fut très difficile de le déterminer au dernier moment à quitter Paris. Il partit le 23 mars; mais à peine s’est-il éloigné de celle vers laquelle le ramènent toutes ses pensées, qu’il ne peut se faire à l’idée de ne plus la revoir. La passion l’emporte, et il rentre à Paris, cinq jours après qu’il en est sorti. Il revient s’offrir à la prison, à la mort peut-être, dans l’espoir que ce sacrifice, si courageusement accepté, le rendra plus cher et que son amour en tirera quelque avantage. On sait ce qui arriva : dès son retour, il fut conduit à Napoléon, qui s’essayait à son rôle nouveau de souverain constitutionnel, et, gagné par ses promesses, il consentit à rédiger l’Acte additionnel aux constitutions de l’empire: cet ardent ennemi de l’empereur était nommé, le 17 avril, conseiller d’état par l’empereur. L’amour, qui devait mettre de l’unité dans sa vie, n’avait fait qu’y introduire une incohérence de plus.
On a vu plus haut que Sainte-Beuve, parlant des Lettres à Mme Récamier, semblait annoncer d’avance « qu’elles contenaient mille choses vives et spirituelles. » Ces mots n’en donnent pas une idée juste : on y trouve sans doute beaucoup de vivacité, mais assez peu d’esprit. Benjamin Constant en avait assurément plus que personne[4]; mais ici il n’est pas assez calme, assez maître de lui pour le montrer. Il appartient tout entier à un seul sentiment qui étouffe et éteint le reste. Le reproche le plus grave qu’on puisse faire à ses lettres, c’est qu’elles sont monotones : les mêmes idées y reviennent sans cesse, et quelquefois les mêmes expressions. La situation n’ayant pas changé pendant dix-huit mois, le ton non plus ne change guère; le découragement et l’espérance, la violence et la douceur s’y succèdent avec une régularité qui ôte beaucoup à l’imprévu et à l’intérêt de la lecture. Mais c’est précisément cette monotonie qui prouve la parfaite sincérité de l’auteur. Une affection moins occupée d’elle seule et moins exclusive se serait exprimée avec plus de variété. Elle aurait regardé davantage autour d’elle et tiré des événemens dramatiques qui se passaient alors quelques tableaux piquans, quelques récits curieux; mais il n’a les yeux fixés que sur celle qu’il aime; comme il le répète sans cesse, elle existe seule pour lui, et tout n’existe que par elle. On peut dire que, dans ses lettres, l’esprit ne commence à se montrer que quand l’amour déménage. Il est déjà fort refroidi lorsque, reprenant ce ton de persiflage qui lui était habituel, il écrit à Mme Récamier « qu’il tuera tous les hommes au-dessous de cinquante ans qui approcheront de la rue Basse-du-Rempart, d’un côté du no 10 et, de l’autre, du no 60. » Il était tout à fait guéri quand il lui disait, en lui rappelant les visites qu’ils faisaient ensemble à Mme de Krüdner et leur période commune de mysticité : « Où en êtes-vous avec le ciel? J’ai fait ce que j’ai pu pour vous y pousser, faute de mieux. Vous êtes si entourée que ce n’est que là que je pouvais espérer un tête-à-tête. »
N’est-il pas naturel qu’à ce moment, quand il eut recouvré toute sa raison et tout son esprit, il n’ait pas tout à fait parlé de Mme Récamier comme il faisait quelques mois avant, pendant la fièvre? J’ai grand’ peine à comprendre que ces différences aient autant choqué Sainte-Beuve et qu’un homme qui connaissait si bien le cœur humain paraisse si étonné « qu’on ne soit pas le même avant qu’après, quand on désire et quand on a cessé d’espérer. » Ces grandes passions, surtout lorsqu’elles n’ont pas été tout à fait satisfaites, ont quelquefois des lendemains amers. La rancune remplace l’illusion ; on est aveugle avant, on devient injuste après : c’est la règle. Benjamin Constant a fait comme les autres; faut-il en être surpris? Il écrivait à Mme Récamier, au début de leur liaison : « N’êtes-vous pas ce que la nature a créé de plus beau, de plus séduisant, de plus enchanteur dans chaque regard, dans chaque mot que vous dites? Y a-t-il une femme qui réunisse à tant de charmes cet esprit si fin, cette gaîté si naïve et si piquante, cet instinct admirable de tout ce qui est noble et pur? Vous planez au milieu de tout ce qui vous entoure, modèle de grâce et de délicatesse, et d’une raison qui étonne par sa justesse et qui captive par la bonté qui l’adoucit. » Ce sont là des propos d’amoureux; évidemment ce ton lyrique ne pouvait pas se soutenir jusqu’à la fin. Il n’y a que la beauté de Mme Récamier, « cette beauté d’ange et de pensionnaire, » qui ait toujours fait sur lui les mêmes impressions; il n’a jamais cessé d’en parler avec enthousiasme. Au mois de septembre 1815, quand tout était presque fini entre eux, il lui écrivait : « Je m’acquitte avec un peu d’embarras d’une commission que Mme de Krüdner vient de me donner. Elle vous supplie de venir la moins belle que vous pourrez. Elle dit que vous éblouissez tout le monde, et que, par là, toutes les âmes sont troublées et toutes les attentions impossibles. Vous ne pouvez pas déposer votre charme, mais ne le rehaussez pas. » Mais on voit qu’au même moment il rabat beaucoup des autres éloges qu’il avait d’abord faits d’elle. Il lui arrive de lui parler avec une rudesse singulière : « Savez-vous que, quand je considère le profit qu’ont retiré plusieurs personnes de m’avoir aimé, je trouve que vous avez fort bien fait de n’en pas vouloir. Je vous en féliciterais davantage si cela vous avait plus coûté. Le seul tort que vous avez, c’est d’avoir voulu vous faire aimer de moi par je ne sais quelle lubie qui ne vous a duré que cinq jours. Je vous en parle sans rancune, parce que la douleur du cœur, la seule que je redoute, est passée. Mais vous m’avez fait un mal véritable et sans remède. » Quand le charme est rompu, il voit avec une perspicacité cruelle ce qui manquait de bonheur solide à la vie si enviée, si heureuse en apparence de Mme Récamier, et lui prédit durement la tristesse de ses dernières années : « Vous sentez le vide, lui dit-il, et il ne se remplira pas. Tout ce que les jouissances de l’amour-propre, l’empressement des hommages, le plaisir d’être entourée, l’amusement de la société, le sentiment d’être une femme à part, l’égale de tous les rangs, la première de tous les cercles où votre présence est une faveur, tout ce que tout cela peut donner, et, plus encore, le langage de l’amour qu’on vous prodigue, le charme des émotions passagères que ce langage vous cause, cette espèce de sensation agréable que vous éprouvez en vous approchant sans vouloir y céder, ce qui constitue l’irrésistible séduction de ce qu’on appelle votre coquetterie ; toutes ces choses vous sont connues, elles sont épuisées pour vous; elles ne remplissent ni votre cœur ni votre vie. Vous en êtes fatiguée, et, quand vous voulez vous y borner, vous êtes fatiguée de vous-même. » Et ailleurs : « Je ne vous verrai probablement que quand le temps vous aura désarmée, et ce sera long. Mais je ferai toujours des vœux pour votre bonheur. Dans la ligne que vous suivez, vous n’en goûterez guère : on ne trouve que ce qu’on donne. » Cette amertume finit pourtant par s’adoucir. Tout s’éteint et s’use dans la vie, la colère comme l’amour, et il lui disait un mois avant de mourir : « En vous écrivant, ma vie s’embellit de souvenirs plus doux, et je vous dois de répandre sur mes derniers jours une teinte moins terne. »
En somme, la lecture de cette correspondance laisse une impression favorable à Benjamin Constant; il y paraît plus susceptible qu’on ne le croit d’ordinaire d’un sentiment profond et vrai. On s’attache à lui, on lui devient plus sympathique, on est porté à juger moins sévèrement sa conduite politique en voyant combien il a souffert. La publication de ses Lettres à Mme Récamier est donc un service véritable qu’on a rendu à sa mémoire.
GASTON BOISSIER.
- ↑ Règlement donné par la duchesse de Liancourt à la princesse de Marcillac, avec une notice par la marquise de Forbin d’Oppède ; Paris, 1881, Plon.
- ↑ Lettres de Benjamin Constant à Mme Récamier, 1807-1830, publiées par l’auteur des Souvenirs de Mme Récamier ; Paris, 1881, Calmann Lévy.
- ↑ Mme Récamier, qui, en 1813, quand elle était exilée, avait reçu à la cour de Naples l’accueil le plus empressé, voulait engager Benjamin Constant à plaider, dans une brochure, la cause de Murat.
- ↑ « On a souvent dit de Benjamin Constant que c’était peut-être l’homme qui avait eu le plus d’esprit depuis Voltaire. » (Sainte-Beuve.)