Essais et Notices - Jean, sire de Joinville

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Essais et Notices - Jean, sire de Joinville
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 1 (p. 955-958).

politiques et financiers dans son discours de Buckingham ; il s’est occupé surtout d’une question certes des plus graves pour l’Angleterre, de la famine qui s’est abattue sur l’Inde et des devoirs qui en résultent pour le gouvernement.

Quel rôle ont joué dans ces élections les considérations de politique extérieure, et quelle influence le résultat exercera-t-il sur l’action de l’Angleterre dans le monde, surtout en Europe ? En apparence, ces questions ont été à peu près laissées de côté dans la lutte. La guerre contre les Achantis, qui d’ailleurs semble avoir l’issue la plus favorable, ne peut compter sérieusement malgré les cours de géographie qui ont été faite sur le détroit de Malacca. Si l’on n’a rien dit de la politique extérieure, on ne peut douter cependant que les Anglais n’aient sur le cœur le rôle effacé que M. Gladstone a fait à l’Angleterre depuis cinq ans, l’abrogation du traité de 1856 sur la Mer-Noire, l’affaire de l’Alabama avec les États-Unis. C’est là ce que ne peuvent compenser tous les excédans financiers, ce que supporte difficilement la fierté d’une nation qui a eu si souvent une action prépondérante sur le continent et qui se trouve aujourd’hui à peu près en dehors de toutes les questions d’intérêt européen ; mais les Anglais sont un peuple très politique : ils ne renversent guère un cabinet sur des questions extérieures. Les déboires que l’Angleterre a dévorés depuis quelques années comptent sans doute pour une bonne part dans l’échec de M. Gladstone ; ils n’ont point été le prétexte ostensible du vote qui vient d’atteindre le cabinet libéral. Il est bien certain que sous ce rapport M. Gladstone laisse un héritage peu brillant à ses successeurs. Le ministère conservateur qui va se former se décidera-t-il à suivre une politique moins effacée ? Cherchera-t-il à renouer dans une certaine mesure les traditions anglaises ? C’est là une question dont la solution dépend sans doute de bien des circonstances de bien des événemens qui peuvent se produire en Europe, et d’abord de l’existence même de ce ministère qui en est encore à se constituer.

ch. de mazade.


ESSAIS ET NOTICES.

Jean, sire de Joinville, texte original accompagné d’une traduction par M. Natalis de Wailly, membre de l’Institut. Paris, 1873. Firmin Didot.

Depuis longtemps, W. de Wailly paraît avoir fait son domaine propre de l’histoire du sire de Joinville. Il en a publié en quelques années plusieurs éditions, successives qu’il a rendues à chaque fois plus parfaites. Celle que nous avons sous les yeux semble devoir être la dernière, car on ne voit pas ce qu’on y pourrait ajouter ; il n’est guère possible d’y désirer rien de plus, et l’on sort de cette lecture avec ce contentement d’esprit que laissent les œuvres achevées.

Le texte d’abord a reçu de grandes améliorations, ce qui était fort souhaitable et ne paraissait pas très facile. Jusqu’à M. de Wailly, on se servait presque uniquement pour l’établir d’un manuscrit important, postérieur à peine d’un demi-siècle à l’époque où le sénéchal de Champagne écrivit l’histoire de son maître. Il semblait que ce manuscrit, qui était si ancien, si rapproché du temps de Joinville, devait reproduire non-seulement la pensée, mais le style et les expressions mêmes de l’auteur. Il n’en était rien pourtant : en cinquante ans, la langue s’était modifiée ; pour être mieux compris et plus goûté, l’ouvrage du pieux ami de saint Louis avait dû subir beaucoup de ces altérations de détails, qui, prises isolément, ne sont pas graves, mais finissent par dénaturer tout à fait l’ensemble. Partout on l’avait poli et mis à la mode du jour. Le mal était grand, M. de Wailly n’a pas pensé qu’il fût sans remède. Il s’est souvenu que souvent les mauvaises copies permettent de corriger la bonne, et il a consulté deux manuscrits plus récens auxquels on n’avait pas encore attaché assez d’importance. Les gens qui en 1350 transcrivaient le texte de Joinville le comprenaient encore ; lorsqu’ils trouvaient un mot ou un tour de phrase qui ne s’employait plus de leur temps, ils le modifiaient sans en altérer le sens. Au contraire, quand au XVIe siècle on copia l’histoire de saint Louis par l’ordre d’Antoinette de Bourbon, duchesse de Guise, l’intelligence de cette vieille langue s’était fort obscurcie. Les copistes rencontraient à chaque pas des expressions qu’ils interprétaient mal ou qu’ils paraphrasaient, faute de pouvoir les comprendre. Ces contre-sens nous rendent un grand service en nous mettant sur la voie du texte véritable. M. de Wailly en cite beaucoup d’exemples curieux ; j’en veux reproduire un ou deux pour faire connaître quelle est sa méthode ordinaire et par quelles déductions ingénieuses il parvient à retrouver les termes et le style de son auteur.

Au début du manuscrit du XIVe siècle, on lit ces mots : « à son bon seigneur Looys, Jehan, sire de Joinville, son séneschal de Champaigne. » Rien n’est plus simple et plus clair, c’est presque la langue dont nous nous servons. Cependant il est très douteux que Joinville se soit tout à fait exprimé ainsi ; on parlait autrement de son temps. Dans cette langue tout imprégnée de latin, l’adjectif possessif, quand il était sujet, se disait non pas mon, ton, son, mais mes, tes, ses (meus, tuus, suus). Il devait donc y avoir dans le texte primitif « ses sénéchaux ; » on n’en doute pas quand on lit dans les copies du XVIe siècle : « Jehan, sire de Joinville, des sénéchaux de Champaigne, » ce qui ne signifie rien, mais prouve que le copiste ignorant avait devant les yeux la véritable leçon. De même lorsque le manuscrit ancien porte : « Devant le roy servait le conte d’Artois, son frère, » nous pouvons être certains qu’au lieu de « son frère, » il y avait dans le texte primitif « ses frères, » qui est une forme ancienne du sujet au singulier. Le copiste le plus récent l’a prise naturellement pour un pluriel, et il a cru tout expliquer en disant : « Devant le roy servait le conte d’Artois, et ses frères. » Nous voilà donc bien avertis que le manuscrit ancien, qu’on avait jusqu’ici scrupuleusement reproduit, a besoin lui-même d’être corrigé. Les fautes commises par les copistes plus récens le prouvent et nous aident souvent à revenir au texte véritable ; mais les corrections qu’elles suggèrent ne sont pas suffisantes : pour les compléter, M. de Wailly a pensé qu’il fallait s’adresser ailleurs. Il a cherché à retrouver les termes mêmes et l’orthographe de Joinville où ils sont aujourd’hui pour nous, c’est-à-dire dans ses lettres missives, dans les actes divers qui nous restent de lui et qui portaient alors le nom de chartes. Nous en avons heureusement conservé un très grand nombre. « Ce recueil, dit M. de Wailly, en l’absence du manuscrit original, est un équivalent dont la critique la plus sévère ne peut mettre en doute l’autorité. C’est là que la langue de Joinville a pu se conserver exempte de toutes les altérations qu’y ont introduites des copistes d’un autre temps et d’un autre pays. » Que restait-il donc à faire, sinon de rapprocher autant que possible la langue de l’historien de Saint-Louis de celle de ses chartes ? M. de Wailly l’a fait, et c’est ainsi que, grâce à lui, nous possédons aujourd’hui un Joinville plus exact, plus fidèle, qu’on ne pouvait le lire à la cour de Charles V, cinquante ans à peine après sa mort. Nous pouvons nous flatter qu’à peu d’exceptions près, par un effort de science, nous avons reconquis le texte véritable de cet admirable ouvrage, tel que le vieux sénéchal de Champagne le fit mettre au net par ses copistes pour l’offrir au petit-fils du saint roi dont il avait été le compagnon et l’ami.

Après s’être donné beaucoup de peine pour satisfaire les savans, M. de Wailly a voulu s’occuper du public ordinaire. À côté de ce texte, qui reproduit aussi exactement que possible la langue du XIIIe siècle, il a placé une traduction en français moderne. Il s’est astreint, dans cette traduction, à changer le moins possible l’original. Il en conserve les termes quand il est sûr qu’on pourra les comprendre ; il ne touche pas aux tours de phrase lorsqu’il peut le faire sans trop heurter nos habitudes. La version qu’il nous donne ainsi n’est pas seulement fidèle par l’extérieur et les expressions, elle semble avoir gardé quelque chose de la vie même et de l’âme de Joinville. C’est la louer suffisamment que de dire qu’on y retrouve cette impression de simplicité et de sincérité que laisse le texte original de l’auteur. Ce n’était pas assez encore d’avoir traduit aussi fidèlement l’histoire de saint Louis, M. de Wailly a voulu la commenter de façon à n’y plus rien laisser d’obscur. Les cent dernières pages de son livre sont occupées par des dissertations de toute sorte sur le pouvoir royal, sur les armes offensives et défensives, sur les vêtemens, sur le système monétaire, sur la domesticité féodale, etc. On y remarque surtout un long chapitre sur la langue de Joinville, qui est une véritable grammaire du français au moyen âge. M. de Wailly y montre une fois de plus que c’était non pas un jargon barbare sans principes et sans lois, comme on est par momens tenté de le croire, mais une langue bien ordonnée, plus riche et plus souple quelquefois que la nôtre et qui surtout possédait des règles précises et fixes. Ainsi, à propos de la déclinaison, qui avait conservé quelques-unes des flexions casuelles des idiomes antiques, il fait remarquer que les lois posées par les grammairiens étaient connues et respectées dans la chancellerie de Joinville. En étudiant ses chartes, il constate que les règles grammaticales y ont été observées plus de quatorze cents fois et que le nombre des fautes ne dépasse pas sept.

Le livre de M. de Wailly fait partie d’une « collection de chefs-d’œuvre historiques et littéraires du moyen âge » que nous annonce la librairie de M. Firmin Didot. On nous promet qu’à Ville-Hardouin et à Joinville s’ajouteront bientôt Commynes, Guillaume de Tyr, des extraits en prose et en vers des meilleurs écrivains français jusqu’à la renaissance. Ils seront publiés d’après le même système, c’est-à-dire avec un texte aussi parfait que possible et une traduction littérale. C’est là une entreprise utile et patriotique à laquelle il faut applaudir. Rappelons-nous avec quelle ardeur nos voisins d’Allemagne, humiliés par nos victoires, se jetèrent il y a cinquante ans dans l’étude du passé, quelle passion ils mirent à éclaircir leurs origines, à faire revivre leurs anciens historiens et leurs vieux poètes. Il leur semblait que leur pays, amoindri dans son prestige, mutilé dans son territoire, reprenait quelque chose de sa grandeur et de son étendue quand ils avaient ajouté quelques siècles à sa gloire littéraire. Nous avons été jusqu’ici trop peu soucieux de la nôtre. Les érudits seuls peuvent pénétrer dans ces époques obscures où se prépare et se forme la littérature de la France ; il est bien temps qu’on en ouvre l’accès à tout le monde, et que les chefs-d’œuvre de notre ancienne langue deviennent aussi populaires chez nous que le poème des Nibelungen et les chants des Minnesinger le sont en Allemagne.

Gaston Boissier.




Le directeur-gérant, C. Buloz.