Essais et Notices - Les souvenirs d’un journaliste parisien

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R. D.
Essais et Notices - Les souvenirs d’un journaliste parisien
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 461-465).
ESSAIS ET NOTICES

LES SOUVENIRS D’UN JOURNALISTE PARISIEN

Cette année a vu éclore beaucoup de Souvenirs. Quarante ans se sont passés depuis que notre sol a été envahi et la patrie démembrée. Ceux qui ont vécu l’année terrible ont voulu mettre sous les yeux des générations nouvelles les spectacles qui n’ont cessé de les hanter, comme un cauchemar dont ils ne se sont plus éveillés. Ils ont eu grandement raison. Une nation qui oublie, c’est une nation qui renonce à elle-même. Et il est des choses dont il ne suffit pas d’avoir la connaissance historique, la notion abstraite et verbale : il faut en garder en soi l’impression douloureuse, en souffrir physiquement. Les récits de ceux qui ont vu servent à prolonger en nous cette sensation de blessure toujours saignante. Mais on glisse sur la pente des souvenirs, comme sur la pente de la rêverie, et l’un nous menant à l’autre, c’est bientôt tout notre passé qui s’évoque et tout le peuple des ombres qui reprend figure et couleur. Ainsi vient-il d’arriver à M. Arthur Meyer. N’ayant voulu d’abord que joindre à d’autres sa déposition de témoin, dans une année de commémoration, les événemens d’hier l’ont conduit à ceux d’aujourd’hui par un insensible et perfide enchaînement ; après quoi, s’étant aperçu qu’il venait d’écrire ses mémoires, et tout effrayé de sa propre audace, il plaide du moins les circonstances atténuantes et écarte la préméditation.

Ces mémoires que, pour en limiter exactement la portée, il intitule Ce que mes yeux ont vu[1] plairont au public, car ce sont les mémoires d’un homme heureux. Ce titre, sous lequel Brunetière étudiait naguère ici même les souvenirs de Marmontel, conviendrait aussi bien à ceux du directeur du Gaulois. Lui aussi eut des débuts pénibles et dut s’évertuer. Mais c’est la fin qui décide de tout. Le bonheur rend cruel ou bienveillant : l’auteur de Ce que mes yeux ont vu est d’une bienveillance universelle. Ceux qui furent ses adversaires, il leur a pardonné ; ceux dont il fut l’adversaire, il s’est réconcilié avec eux. Ceux dont il ne partage pas les idées, il se défend de haïr leur personne ; ceux dont la personne lui est médiocrement sympathique, il leur est indulgent pour la sincérité de leurs convictions et pour toute sorte de mérites qu’il leur découvre. L’index des noms cités, qu’il a eu le soin de mettre à la fin du volume pour faciliter les recherches, est un index de noms cités avec éloge : c’est un répertoire et c’est un palmarès. Parmi tant d’hommes qui furent mêlés à la politique, aux finances, aux affaires, à la vie élégante, artistique, sportive et littéraire, on admire qu’il y ait eu non seulement tant de beaux talens, mais tant de braves gens, et précisément dans des milieux où on ne va pas toujours les chercher. On s’en réjouit. L’optimisme vous gagne. On se sent devenir fier de ses contemporains. On se sait gré de l’esprit qu’on a eu de naître dans une époque aussi évidemment privilégiée.

Cette impression agréable vient ici du tour qui est aimable, de la qualité du récit qui est volontairement léger et anecdotique. En fait, quelles réalités habille cette forme pimpante ! Que de tristesses pendant ces quarante années, et sans relâche comme sans compensations ! Quel portique à une période d’histoire, que l’invasion étrangère suivie de la guerre civile ! Pour ceux qui arrivaient alors à l’âge d’homme, ayant grandi dans cette illusion que la France était la première nation de l’Europe et que ses armes étaient invincibles, quel effondrement ! Ils ne s’en sont pas relevés. Ils ont continué de porter en eux une âme de vaincu. Le pays pareillement. Toutes les convulsions qui ont suivi ont été des phases d’un même mal, les conséquences d’une même détresse initiale. De quelque nom qu’elles se soient appelées, boulangisme, panamisme, antisémitisme, elles ont attesté le malaise d’un pays mécontent de soi, qui se retourne contre lui-même et s’épuise en luttes intestines.

De ces mouvemens de l’opinion M. Arthur Meyer ne prétend pas rendre compte en philosophe. Il est journaliste. Il l’a toujours été. Quand il fait à tel ou tel l’honneur de lui avoir appris son métier, c’est de sa part coquetterie toute pure. Au lieu d’avoir à apprendre le métier, il l’aurait plutôt inventé. Il était né journaliste. Il avait naturellement cette forme d’esprit qui travaille au jour le jour, fuit comme la peste les considérations générales et les développemens d’ensemble, et va droit aux faits qui doivent être pour le moins curieux, imprévus, amusans, à défaut d’être sensationnels. Il abonde en menus détails. Une rencontre, un déjeuner au restaurant, une poignée de main au club, un mot lancé au hasard, une plaisanterie retombée à l’aventure ont décidé de crises auxquelles les Montesquieu et les Guizot de l’avenir chercheront des explications plus lointaines, plus savantes, et moins divertissantes. C’est la théorie des petites causes engendrant de grands effets. Scribe en avait déjà tiré le parti que l’on sait. A qui ne l’applique pas d’instinct, les dieux ont refusé le don qui fait aussi bien l’homme de théâtre, le romancier et le journaliste.

Les chapitres intitulés Paris autrefois et aujourd’hui, Sa Majesté l’Argent, Son Altesse la Presse, me semblent bien n’avoir pas dû faire partie du dessein primitif de l’auteur. Comme il arrive souvent, c’est à ceux-là que le public ira de préférence. Ce qu’on demande surtout à un écrivain de souvenirs, c’est un témoignage sur ce qu’il a vu, et qu’il a été en situation de voir mieux que d’autres. Mieux que personne autre, par sa situation de journaliste parisien, M. Arthur Meyer a été à même de connaître Paris et, dans Paris, Tout-Paris. Fréquenter ces trois cents personnes, devenir leur historiographe, arriver à faire partie de leur bataillon sacré, ce fut de bonne heure son désir, son rêve, son âpre ambition. Il nous confie, de la meilleure foi du monde, l’ardeur et la naïveté de son zèle et comment il s’astreignait chaque jour à mourir de faim chez Bignon pour l’honneur de contempler ceux qui déjeunaient plantureusement aux tables voisines. Mais peu à peu il se rapprochait de la fameuse « table des célébrités. » Mais finalement il était admis à s’y asseoir. Enfin il pouvait dire à Aurélien Scholl : « mon cher ! » Nous sommes quelques-uns qui n’arriverons jamais à nous figurer ce que représentait comme satisfaction d’amour-propre ce « mon cher ! » dit à Aurélien Scholl. Aussi nous pouvons bien être des bourgeois de Paris, nous ne serons jamais des Parisiens.

Il y a pour chacun de nous un moment de la vie où se forme, se précise et se fixe notre idéal. L’idéal de M. Arthur Meyer s’est formé dans les dernières années du second Empire, et il s’y est arrêté. Vous vous rappelez certainement, dans la Bertrade de M. Jules Lemaître, ce bout de dialogue délicieux où un vieux gentilhomme et une amie retrouvée évoquent ces temps disparus de leur jeunesse. Les souvenirs de l’un font écho aux souvenirs de l’autre qui achève machinalement les phrases du premier. C’est ce Paris-là que l’auteur de Ce que mes yeux ont vu, l’ayant vu de ses yeux de jeune homme, garde dans sa mémoire comme un Paris enchanté, merveilleux et pourtant réel. Songez donc ! Il y avait alors le boulevard, et le boulevard s’étendait exactement de la rue Drouot à la Chaussée-d’Antin, de sorte qu’en deçà et au-delà c’étaient pour le vrai Parisien les terrains vagues et les terres inconnues. Sur le boulevard, toute la journée défilé de célébrités, assaut d’élégances et d’esprit ; le soir une activité nouvelle succédait à celle du jour, et les magasins brillamment éclairés commençaient de resplendir. Il y avait les premières représentations. Oh ! les premières représentations, avant 1870, quand on ne connaissait ni répétitions générales, ni avant-générales, ni répétitions des couturières ! Quelle gloire d’en être ! Il y avait la sortie des Italiens, sous le péristyle de la place Ventadour, où se pressaient tant de jolies femmes : c’était comme une corbeille de fleurs. Il y avait le Bois, le tour du lac, les daumonts attelées à quatre ; et il n’y avait pas d’automobiles ! Il y avait les courses, et, en ce temps-là, « l’enceinte du pesage était fermée au demi-monde. » J’aime beaucoup cette petite phrase : elle me remplit de considération pour une époque si respectable. Nous avons bien dégénéré. Mais où sont les élégances d’antan ?

Chaque fois que j’entends les survivans du Second Empire célébrer ces élégances de leur temps, je n’ai garde de douter. Ils y étaient ; ils ont vu. Leurs traditions n’étaient pas très anciennes ; ils se regardaient un peu trop passer dans la rue ; car, soit dit sans l’offenser, le boulevard, même par un grand B, c’est encore la rue. On les rencontrait trop souvent du perron de Tortoni au perron des Variétés. Ils étaient trop gais ; cela devait mal finir. Sans doute. Mais comme on comprend la partialité et la nostalgie de ces mémorialistes, quand ils comparent la société de leur temps à la nôtre ! C’est de cette comparaison que bénéficie la société du Second Empire. Paris était alors plus petit et on commençait seulement à « l’embellir. » Il est incontestable que depuis quarante ans le goût s’est épaissi, les mœurs se sont vulgarisées et que, devant l’actuelle Cosmopolis, les Parisiens du défunt boulevard sont bien venus à regretter ce qui fut Paris.

De même pour la presse. Et c’est ici que le témoignage d’un journaliste consommé est d’un grand prix. Que pense-t-il de la presse, passée, présente et à venir, de ses variations et de ses transformations ? Il est hors de doute que M. Arthur Meyer garde toutes ses préférences pour le type de journal qui avait la vogue parmi les Parisiens d’hier. La chronique en était le clou d’or, la parure et l’orgueil. Ici encore, nous avons besoin d’un peu de complaisance pour le suivre. Elles sont devenues illisibles les chroniques éblouissantes des journaux d’alors ; mais il est de toute évidence qu’elles n’ont pas été écrites pour être lues par nous : il suffit qu’elles aient ébloui les contemporains. Aujourd’hui la chronique est morte, le ténor est sans voix et la presse parisienne, dûment américanisée, est devenue le domaine de l’énorme, du colossal, du monstrueux. Il y a un type Dreadnought pour les journaux comme pour les cuirassés. L’un emploie douze linotypes pour la composition, dix-sept machines pour le tirage, reçoit trois mille lettres par jour, occupe huit cents employés, a vingt mille dépositaires, quinze inspecteurs, six lignes téléphoniques. Un autre possède cinq immeubles qui couvrent une superficie de trois mille quatre cents mètres carrés et trois grandes machines américaines qui débitent cent mille numéros à l’heure. Et ainsi de suite. C’est le moderne Léviathan. Aux journaux quotidiens, aux Revues, aux Magazines, joignez les publications illustrées, les journaux de finances, les journaux de théâtre, les journaux de sport. Quel est le résultat de cette multiplication du papier imprimé ? A quoi sert à la presse d’avoir entassé Pélion sur. Ossa ? Le résultat, c’est qu’elle était une puissance autrefois ; elle n’est plus maintenant qu’un bruit et un bluff. M. Arthur Meyer l’a très bien dit, et il a eu du courage à le dire. Snobisme et cabotinage, voilà les bienfaits actuels du « quatrième pouvoir. » Beau succès pour une époque où je me suis laissé dire que fonctionne une « École du journalisme ! »

À ces futurs confrères soucieux d’apprendre leur métier par l’exemple, qui vaut mieux que toutes les démonstrations, je recommande la lecture de ces Souvenirs. Ils y verront se dessiner entre les pages, entre les lignes, une silhouette de parfait journaliste, tel que M. Emile Faguet le dépeint dans sa Préface, « infiniment curieux de toute nouveauté et d’œil et d’oreille ouverts à tous les spectacles et à tous les bruits de ce monde. » Pareillement les futurs historiens de notre société qui voudront, comme les Goncourt, en tout connaître, jusqu’à un menu de diner et jusqu’à un patron de robe, auront beaucoup à glaner dans ces notes du témoin le plus indulgent, — et le moins dupe.


R. D.

  1. Ce que mes yeux ont vu, par M. Arthur Meyer, 1 vol. in-16, Plon.