Essais moraux et politiques (Hume)/L’Étude de l’Histoire

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SEPTIÈME ESSAI.

l’Étude de l’Histoire.

L’Étude de l’histoire est le genre d’occupation que je crois devoir recommander avec le plus de soin aux dames qui liront cet ouvrage. Elle est la plus convenable à leur sexe & à leur éducation, infiniment plus instructive que ne le sont tous ces livres frivoles qui servent d’ordinaire à leur amusement, & plus agréables en même tems que, tous ces ouvrages sérieux qu’on ne manque gueres de trouver dans leurs cabinets.

Parmi plusieurs vérités importantes qu’elles pourroient puiser dans cette étude, il en est deux sur-tout qui contribueroient peut-être à leur repos & à leur tranquillité. La premiere, c’est que notre sexe, ainsi que le leur, est très-éloigné de ce degré de perfection qu’elles sont si portées à lui supposer. La seconde, que l’amour n’est pas la seule passion qui nous domine : qu’au contraire l’avarice, l’ambition, la vanité & mille autres passions prennent souvent le dessus dans notre cœur.

Je ne sais si c’est aux fausses idées dont le beau-sexe est imbu à ces deux égards, qu’il faut attribuer son penchant pour les contes & pour les fictions. Mais j’avoue que je ne saurois lui voir, sans chagrin, un goût si décidé pour le faux, & une aversion si forte pour la réalité. Il y a quelque tems qu’une jeune beauté qui m’avoit inspiré une sorte de passion, me pria de lui envoyer des romans pour s’amuser à la campagne. C’étoit une occasion favorable de me servir contre elle d’armes empoisonnées ; mais trop généreux pour en profiter, je lui envoyai les vies de Plutarque, en l’assurant qu’elles ne contenoient que des récits entiérement fabuleux. Elle lut fort attentivement jusqu’aux vies d’Alexandre & de César, sans s’appercevoir de ma tromperie. Mais ces deux noms, que par hasard elle connoissoit, la lui ayant découverte, elle me renvoya aussi-tôt mon livre, en se plaignant amèrement du tour que je lui avois joué.

On m’objectera peut-être que le beau-sexe n’a point pour l’histoire l’aversion dont je l’accuse, pourvu que ce soit quelque histoire secrette qui contienne des aventures remarquables & propres à piquer sa curiosité.

Mais comme je ne trouve point que la vérité, qui est le fondement de l’histoire, soit, en aucune façon, respectée dans ces anecdotes, je ne vois point non plus que la passion pour cette étude puisse être prouvée par le goût que l’on a pour ces sortes d’ouvrages. Quoiqu’il en soit, je ne conçois pas pourquoi cette même curiosité, qui porte les dames à s’instruire des aventures de leurs contemporains, ne pourroit pas, étant mieux dirigée, s’étendre aux personnes qui vivoient dans les siecles passés. Qu’importe à Cléore que Fulvie ait ou n’ait pas un commerce secret avec Philandre ; Ne s’amuseroit-elle pas autant en apprenant ce que quelques historiens nous font entendre d’une amourette clandestine entre César & la sœur de Caton, & comme quoi elle fit passer pour fils de son mari, Marcus Brutus, qui en effet étoit fils de son amant ? Ne trouveroit-on pas, dans les amours de Messaline & dans ceux de Julie, des sujets de conversation aussi intéressans que dans les plus célebres intrigues que la ville puisse fournir[1] ?

Mais comment me suis-je laissé entraîner dans une espece de raillerie sur le chapitre des dames ? Ne seroit-ce pas par la même raison qui fait qu’on plaisante le plus volontiers sur la personne qui fait les délices d’une compagnie, dans l’idée que là persuasion où elle est d’une estime & d’une affection générale, l’empêchera de s’en offenser ? Je vais traiter à présent mon sujet d’un ton plus sérieux, en mettant dans tout leur jour les avantages sans nombre qui découlent de l’étude de l’histoire ; en montrant combien cette étude est utile & convenable à tout en général, & en particulier aux personnes à qui une complexion trop délicate, ou une éducation trop foible interdisant des études plus sérieuses & plus difficiles.

Les avantages que l’on recueille de l’histoire me semblent se réduire à trois chefs ; elle charme l’esprit ; elle perfectionne le jugement ; elle nourrit la vertu.

Y a-t-il en effet rien de plus amusant pour l’esprit, que de transporter dans les siecles les plus reculés, afin d’y contempler la société humaine dans son enfance, faisant de foibles essais de ses forces, & s’élevant avec lenteur aux arts & aux sciences ; de voir la politique, la conversation & tout ce qui contribue à l’ornement & à la douceur de la vie, se rafiner par degrés & tendre à la perfection ; d’observer la naissance, les progrès, la décadence, & la chûte des plus florissans empires, les vertus qui les ont aggrandis & les vices qui les ont conduits à leur période fatale ; de voir en un mot, tous les hommes qui ont vécu depuis l’origine des tems, passer sous nos yeux, revêtus de leurs couleurs naturelles, & dépouilles de ce fard & de ces déguisemens, qui pendant leur vie mettoient en défaut le jugement & la pénétration des meilleurs observateurs ? Où trouver ailleurs un spectacle aussi magnifique, aussi varié, aussi intéressant ? Où trouver un plaisir sensible ou un plaisir d’imagination comparable à celui-ci ? Lui préférerons-nous, jugerons-nous plus dignes de l’homme ces amusemens frivoles qui consument une partie si considérable de son tems ? Quelle ne doit pas être la perversité du goût d’un homme capable d’un aussi mauvais choix ?

Mais l’histoire n’est pas moins fertile en instructions qu’en amusemens : elle est même la plus instructive de toutes nos connoissances. Une grande partie de ce qui porte communément le nom d’érudition, & que nous estimons si fort, n’est autre chose qu’une connoissance historique. Une étude approfondie de cette nature convient à l’homme de lettres ; mais il me paroît impardonnable, de quelque sexe & de quelque condition que l’on soit, d’ignorer l’histoire de sa patrie, & celle de l’ancienne Grece & de Rome. Une femme peut avoir naturellement des bonnes manieres & de la vivacité, mais si son esprit est si dénué, il est impossible que sa conversation plaise long-tems à des personnes sensées, qui aiment à réfléchir.

J’ajoute que l’hissoire non seulement est une partie très-estimable de nos connoissances, mais encore qu’elle ouvre l’entrée à plusieurs autres, & fournit des matériaux à la plupart des sciences. En effet, si nous considérons la briéveté de la vie, & combien nous connoissons peu, même ce qui arrive de nos jours, nous ferons convaincus que sans l’admirable invention qui étend notre expérience à tous les siecles passes, & fait servir les nations les plus éloignées à perfectionner notre jugement, comme si elles étoient présentes & soumises à notre examen immédiat ; que sans cette invention, dis-je, la raison humaine ne seroit gueres plus formée dans l’âge mur qu’elle ne l’est ordinairement dans l’enfance. Un homme versé dans l’histoire peut-être regardé comme ayant vécu depuis le commencement du monde, & comme ayant fait dans chaque siecle des additions continuelles à ses connoissances. Il y a, outre cela, dans les lumieres que donne l’étude de l’histoire, un avantage qui ne se trouve point dans l’expérience acquise par le commerce du monde. C’est qu’elle nous instruit de train des affaires de la vie, sans rien diminuer des sentimens que la vertu la plus délicate inspire. J’avoue que je ne connois aucun genre d’étude, aucune occupation aussi irréprochable à cet égard.

Les poetes savent peindre la vertu des couleurs les plus agréables ; mais comme pour l’ordinaire ils ne parlent qu’aux passions, ils deviennent souvent les avocats du vice. Les philosophes même sont sujets à s’embarrasser dans la subtilité de leurs spéculations, & nous avons vu quelques-uns s’égarer au point de nier toute moralité. Mais voici une remarque bien digne de l’attention d’un lecteur judicieux. C’est que les historiens ont été presque tous amis de la vertu, & l’ont toujours représentée sous ses véritables traits, lors même qu’ils se sont trompés dans leurs jugemens à l’égard des personnes particulieres. Machiavel lui-même paroit en avoir de vrais sentimens dans son histoire de Florence. Ce n’est que parlant en politique, & dans des raisonnemens généraux qu’il considere l’empoisonnement, l’assassinat, & le parjure comme des actions que le pouvoir souverain rend légitimes. Mais voyez-le dans les narrations particulieres où il parle en historien, il y montre une si vive indignation contre le vice & un zele si ardent pour la vertu, qu’on ne sauroit s’empêcher de lui appliquer le passage d’Horace[2] : on a beau chasser la nature, elle revient toujours.

Pour trouver la raison de ce concours des historiens en faveur de la vertu, il n’y a qu’à considérer qu’un homme impliqué dans la vie active se sent toujours plus disposé à juger des autres sur les diverses relations qu’ils ont avec lui, que sur ce qu’ils sont effectivement : c’est pourquoi son jugement peut aisément être séduit & troublé par la violence de ses passions. D’un autre côté, lorsque le philosophe contemple les mœurs & les caracteres du fond tranquille de son cabinet, la vue générale & abstraite des objets laisse son ame dans une situation si froide & si inanimée, que les sentimens naturels n’y sauroient trouver place, & qu’il apperçoit à peine la différence qui est entre le vice & la vertu. L’histoire garde un juste milieu entre ces deux extrémités, en plaçant les objets dans leur vrai point de vue. L’historien & le lecteur sont suffisamment intéressés dans les caracteres & dans les événemens pour sentir avec vivacité ce qui mérite le blâme ou la louange ; cependant ils n’y prennent pas un intérêt assez particulier pour que leur jugement en puisse être perverti[3].

  1. Ceci est contraire à la philosaphie même de M. Hume. Voyez ce qu’il dit de l’influence du rapport de contiguité, dans ses Essais sur l’Entendement Humain, Ess. 3. & 5. On pourroit lui demander si le combat d’Actium l’intéresse autant que celui de la Baye de Quiberon, & la prise de Jérusalem autant que celle de Quebec ? S’il n’a voulu que plaisanter, je crains qu’il n’ait pas réussi.
  2. Naturam expellas furcâ, tamen usque recurrit…
  3. Vera votes cum demùm pectore ab imo elliciuntur. Lucret.