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Essais moraux et politiques (Hume)/La liberté de la presse

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SECOND ESSAI.

La liberté de la Presse.

Rien ne cause plus d’étonnement à un étranger qui aborde dans cette isle, que cette grande liberté dont nous jouissons de communiquer tout ce que bon nous semble au public par la voie de l’impression, jusqu’à censurer ouvertement toutes les mesures que le roi & ses ministres jugent à propos de prendre. Si le ministere se décide pour la guerre, aussi-tôt nous l’accusons ou de négliger les intérêts de la nation, ou de les méconnoître : l’état présent des affaires, disons-nous, exigeoit manifestement la continuation de la paix. Si au contraire le gouvernement incline pour la paix, nos politiques ne respirent que carnage & désolation : alors les sentimens pacifiques, selon eux, ne procedent que d’une bassesse & d’une lâcheté impardonnable. Cette liberté de tout dire, qui regne parmi nous, n’étant admise sous aucun autre gouvernement, soit monarchique, soit républicain, & n’étant pas plus tolérée en Hollande & à Venise qu’en France & en Espagne, elle fait naturellement naître ces deux questions. 1. D’où vient à la Grande-Bretagne un aussi singulier privilége ? 2. L’usage illimité que nous en faisons est-il avantageux ou préjudiciable au bien public ?

La forme mixte de notre gouvernement, qui fait que nous ne sommes ni monarchie ni république, mais quelque chose entre deux, peut, si je ne me trompe, fournir une réponse solide à la premiere de ces questions. Les politiques ont fait deux observations fort justes : la premiere, c’est que la liberté & l’esclavage, qui paroissent deux extrémités diamétralement opposées, sont plus voisines qu’on ne pense, & même se touchent de bien près : la seconde, c’est qu’en mêlant beaucoup de liberté avec un peu de monarchie, celle-ci y gagne & devient plus puissante ; au-lieu qu’en mettant dans un état monarchique une petite dose de liberté, le joug s’appesantit & devient plus insupportable. Je m’explique.

Dans un gouvernement absolu comme est celui de la France, où les coutumes ? les loix & la religion concourent pour rendre le peuple soumis, & même pour lui faire chérir la soumission, dans un tel gouvernement, dis-je, le monarque ne peut concevoir aucun ombrage de ses sujets, & par conséquent il n’a besoin de gêner ni leurs discours, ni leurs actions. D’un autre côté, dans un état purement républicain, en Hollande, par exemple, le magistrat n’étant jamais assez élevé en rang pour donner de la jalousie au peuple, on peut, en toute sûreté, lui confier un pouvoir très-étendu : mais si ce pouvoir est propre à maintenir l’ordre & le repos public, il contraint par-là même les actions des particuliers, & les retient dans les bornes du respect envers leurs supérieurs. C’est ainsi que les monarchies & les républiques se ressemblent dans les circonstances les plus essentielles. Dans les premieres, la suprême puissance ne se défie point du sujet : dans les dernieres le peuple n’est point jaloux de son magistrat : dans les unes & les autres, tout ombrage étant également banni, il naît une confiance réciproque entre ceux qui gouvernent & ceux qui sont gouvernés. De cette façon on voit régner une espece de liberté dans les états monarchiques, & une espece de pouvoir arbitraire dans les états républicains.

Je vais prouver ma seconde these : c’est-à-dire, que les formes moyennes de gouvernement, pour peu qu’elles different ; produisent les effets les plus opposés ; qu’un mélange de monarchie & de république, rend toujours la sujétion plus ou moins grande, & la domination plus ou moins pesante. Je produirai d’abord une remarque de Tacite concernant les Romains qui vivoient du tems des empereurs[1]. Ils ne s’accommodent, dit-il, ni d’une entiere liberté, ni d’un entier esclavage. Un poëte célebre applique cette même pensée à la nation angloise, dans ce beau tableau qu’il trace du regne d’Elizabeth.

… elle, dont la puissance

De l’Europe, à son choix, fit pencher la balance, Et fit aimer son joug à l’Anglois indompté,

Qui ne peut ni servir ni vivre en liberté[2],

En suivant ces idées, nous voyons, dans le gouvernement des empereurs romains, un mélange où le despotisme prévaut sur la liberté, & dans le nôtre un mélange où la liberté prévaut sur le despotisme. Les suites, de part & d’autre, sont, ainsi qu’on devoit s’y attendre, exactement conformes à la proposition que je veux établir. C’est le propre des formes mixtes de produire une jalousie réciproque entre le souverain & les sujets. Plusieurs des empereurs de Rome étoient des tyrans affreux, l’horreur de la nature & l’opprobre du genre humain : mais les motifs qui les portèrent à ces détestables cruautés, ne sont point inconnus, ils savoient fort bien que tous les patrices romains voyoient de mauvais œil l’empire entre les mains d’une famille qui, peu de tems auparavant, avoit été, tout au plus, leur égale ; & c’est ce qui excitoit & nourrissoit leurs jalouses fureurs. Si de-là nous tournons nos regards sur l’Angleterre, qui est plus république que monarchie, nous verrons que le parti républicain ne sauroit veiller à sa conservation, sans observer continuellement d’un œil jaloux ceux qui sont à la tête des affaires, sans s’élever contre tout ce qui sent le pouvoir absolu, & sans maintenir rigoureusement ces loix générales & inflexibles dont dépend la sûreté de nos biens & de nos vies. Chez nous une action ne doit passer pour criminelle, à moins que le législateur l’ait déclarée en termes exprès : on ne doit imputer un crime à personne, sans pouvoir en exhiber des preuves légales : le juge doit être concitoyen de l’accusé & sujet du même maître, afin que son propre intérêt l’engage à tenir ferme sur les loix, & à s’opposer aux usurpations & aux violences de la part du ministere. Il regne à-peu-près autant de liberté & même de licence parmi nous, qu’il y avoit d’esclavage & de tyrannie dans l’ancienne Rome ; & je viens d’en indiquer la véritable raison.

Ce sont donc là les principes sur lesquels est fondée la grande liberté dont la presse jouit en Angleterre. Personne ne doute que le pouvoir despotique ne se glissât insensiblement parmi nous, si nous n’étions continuellement sur nos gardes, attentifs à tous ses progrès. Dans cette supposition, il nous faut un moyen commode de sonner le tocsin, & de communiquer l’allarme aux deux bouts du royaume. L’esprit du peuple doit être excité, de tems à autre, contre les vues ambitieuses de la cour, & l’ambition de la cour doit être réfrénée par la crainte d’aigrir la nation. Rien ne répond mieux à cette fin que la voie de l’impression : c’est elle qui nous met en état d’employer tout notre savoir, tout notre esprit, tout notre génie pour la défense de la liberté, & d’inspirer le même zele à tous nos compatriotes. Nous ne saurions donc veiller trop scrupuleusement à la conservation d’un privilége d’où dépend la durée de notre république : & lorsque les Anglois se relâcheront sur ce point, soyons sûrs que leur état républicain va expirer, &. qu’il est prêt à être englouti par le pouvoir monarchique. Si la liberté de la presse est essentielle à notre constitution, on ne peut plus demander si elle est utile ou pernicieuse, & notre seconde question est décidée en même tems que la premiere ; car que peut-il y avoir de plus important pour un état libre que le maintien de son ancienne forme ? Mais je vais plus loin ; outre que cette liberté paroît un privilége commun que tout le genre-humain est en droit de réclamer, les inconvéniens qu’elle entraîne sont en si petit nombre & si peu considérables, qu’il me semble qu’il n’y a point de gouvernement qui ne dût la tolérer : j’excepte pourtant le gouvernement ecclésiastique, à qui, en effet, elle pourroit devenir funeste. Au reste, on se tromperoit fort, si l’on en appréhendoit ici les mêmes suites qui résulterent autrefois des harangues des orateurs d’Athenes, ou de celles des tribuns de Rome ; il n’y a point de comparaison à faire entre ces deux cas. En lisant un livre ou une brochure qui roule sur les affaires du tems, nous sommes seuls, & rien ne trouble le calme de notre esprit : les passions que cette lecture peut faire naître, ne sauroient devenir contagieuses : personne n’est-là pour les enflammer, ou à qui nous puissions les communiquer : il n’y a point-là de ton ni de geste, point d’appareil oratoire, propre à nous séduire : & supposé que notre esprit soit naturellement porté à la sédition, il n’en peut pourtant arriver aucun mal, dès que nous n’avons point d’objet devant nous contre lequel nous pouvons éclater dans les premiers momens. Ainsi, quelque abus que l’on puisse faire de la liberté de la presse, je doute fort qu’elle puisse jamais occasionner des tumultes ou des rebellions. Les murmures & les mécontentemens qu’elle occasionne, s’évaporent en paroles : par-là le magistrat en est informé à tems ; & cela ne vaut-il pas mieux que s’ils ne parvenoient à sa connoissance, que lorsqu’il est trop tard, pour prendre des mesures pour y remédier ? Les hommes, il est vrai, sont toujours plus enclins à croire le mal que le bien qu’on dit de leur supérieur ; mais qu’on le leur imprime ou non, ils n’en croiront ni plus ni moins. Un bruit lourd qu’on se répete à l’oreille, fait souvent autant de chemin, devient aussi dangereux que si on le confioit au papier. Que dis-je ? Le danger sera d’autant plus grand, que la liberté de penser sera plus gênée, qu’on sera moins en état de poser le pour & le contre, & de distinguer le vrai du faux.

Plus on acquiert d’expérience, plus on le détrompe de cette idée qui représente le peuple comme une hydre formidable, comme un monstre furieux qu’il faut enchaîner. On apprend qu’à tous égards on gagne plus sur les hommes en les guidant par la raison, qu’en les traînant ou en les poussant comme des bêtes. On croyoit autrefois que la tolérance étoit tout-à-fait incompatible avec les maximes du gouvernement : on ne concevoit pas que différentes sectes pussent vivre ensemble en paix, s’aimer les unes les autres, & avoir toutes la même affection pour leur patrie commune : les Provinces-unies, en admettant la liberté religieuse, ont fait revenir le monde de cette erreur : l’Angleterre a donné un exemple pareil par rapport à la liberté civile, & n’a pas eu jusqu’ici sujet de s’en repentir ; car je ne compte pour rien cette légere fermentation qui paroit s’être emparée actuellement des esprits. Il est plutôt à espérer qu’à mesure que nous nous accoutumerons d’avantage à voir discuter librement les affaires de l’état ; nous apprendrons à en juger avec plus de solidité, & serons d’autant moins séduits par les bruits vagues & par les rumeurs populaires.

N’est-ce pas une pensée consolante, pour tous ceux qui aiment la liberté, que le privilége de la presse ne sauroit gueres nous être enlevé, sans qu’on nous enleve en même tems notre état républicain & notre indépendance. Il est rare que la liberté, de quelque espece qu’elle soit, ait été détruire d’un seul coup. Des hommes nés libres, ont de l’horreur pour le seul nom d’esclavage : il ne peut donc s’insinuer que par degrés ; & il faut qu’il essaie mille formes différentes, avant d’en trouver une qui le fasse recevoir. Mais si la liberté de la presse devoit périr parmi nous, elle devroit périr tout-à-la-fois : sa chûte, pour ainsi dire devroit être instantanée, & voici pourquoi. Nos loix générales contre les séditions & contre les libelles sont à un point à ne pouvoir être renforcées. Il ne reste donc que deux moyens de nous borner d’avantage à ces égards. Le premier, ce seroit de soumettre tout ce qui s’imprime à la censure : le second, de confier à la cour le pouvoir arbitraire de châtier les auteurs de tous les écrits qui lui déplaisent. Or l’un & l’autre de ces moyens seroit une infraction si criante de tous nos priviléges, que probablement ce ne pourront être-là que les derniers abus d’un gouvernement despotique : de sorte que lorsque nous verrons réussir de pareilles entreprises, nous pourrons hardiment conclure que c’en est fait pour toujours de la liberté de la Grande-Bretagne.

  1. Nec totam libertatem, nec totam servitutem pari possunt.
  2. Henriade, liv. I.