Essais moraux et politiques (Hume)/Le Contrat primitif

La bibliothèque libre.

VINGT-UNIÈME ESSAI.

Le Contrat Primitif.

Tous les systêmes politiques qui se forment dans le siecle où nous vivons, ont besoin de l’appui de la philosophie & de la spéculation. Aussi voyons-nous que les différens partis qui divisent cette nation, ont chacun son systême spéculatif où il se retranche, & qui lui sert à justifier son plan de conduite. Le peuple, étant peu versé dans cette architecture philosophique, & se laissant entraîner par un esprit factieux, on s’imagine bien que l’ordonnance de ses édifices ne fera pas fort réguliere, & que ces édifices porteront l’empreinte de la confusion dans laquelle ils ont été élevés.

Les uns prétendent que tout gouvernement est émané de Dieu : par-là il devient saint & inviolable : dans quelque désordre qu’il puisse tomber, c’est une pensée sacrilége que de croire qu’il soit permis de le réformer, & même d’y faire le plus léger changement. Les autres, qui pensent que le consentement du peuple est l’unique base du gouvernement, supposent une espece de contrat primitif, en vertu duquel les sujets se seroient réservé le privilége de s’opposer au souverain, lorsqu’il voudroit trop appesantir le joug, & abuser de cette autorité qui lui a été confiée dans de tout autres vues. Ce sont-là les principes spéculatifs de ces deux partis, & les conséquences pratiques qu’ils en tirent.

Je hasarderai de dire : 1°. Que ces deux systêmes sont également justes quant à la spéculation, quoique dans un sens différent de celui que les deux partis y attachent. 2°. Que de part & d’autre on en tire de très-sages conséquences quant à la pratique ; mais qu’elles cessent d’être sages, parce que pour l’ordinaire les deux partis les poussent trop loin.

Dès-lors qu’on admet une providence universelle, qui préside sur l’univers, qui suit un plan uniforme dans la direction des événemens, & qui les conduit à des fins dignes de sa sagesse, on ne sauroit nier que Dieu ne soit le premier instituteur de gouvernement. Le genre humain ne peut subsister sans gouvernement ; au-moins n’y a-t-il point de sécurité où il n’y a point de protection : il est donc indubitable que la souveraine bonté, qui veut le bien de toutes ses créatures, a voulu que les hommes fussent gouvernés : aussi le sont-ils, & l’ont-ils été dans tous les tems & dans tous les pays du monde : ce qui fait encore une preuve plus certaine des intentions de l’être tout sage, à qui aucun événement n’est caché, & à qui rien ne sauroit faire illusion. Cependant, comme Dieu n’y est point intervenu par une volonté particuliere, ou par des voies miraculeuses, & que cet établissement ne doit son origine qu’à cette influence secrete qui anime toute la nature, on ne sauroit, à proprement parler, appeller les souverains les vicaires du très-haut : ce nom ne peut leur convenir que dans le même sens qu’il convient à toute puissance, à toute force qui dérive de la divinité, & dont on pourroit dire également qu’elle a fait par sa commission. Tout ce qui arrive est compris dans le plan de la providence : le prince le plus puissant & le plus légime n’a donc aucun droit de prétendre que son autorité soit plus sacrée & plus inviolable que celle d’un magistrat subalterne, celle même d’un usurpateur, d’un brigand ou d’un pirate. Le même Dieu qui, pour des vues sages, fit monter les Elizabeth & les Henri IV sur les trônes d’Angleterre & de France, le même Dieu, dis-je, pour des vues qui sans doute sont tout aussi sages, quoiqu’elles nous soient inconnues, mit le pouvoir entre les mains des Borgias & dès Angrias. La puissance souveraine, & les jurisdictions les plus bornées, soumises à cette puissance, sont établies par les mêmes causes : un commissaire de quartier exerce les fonctions de sa charge par ordre de Dieu, aussi-bien que le monarque, & ses droits ne sont pas moins respectables.

Les hommes, si l’on met de côté l’education qu’ils reçoivent, sont à-peu-près tous égaux, tant pour la force du corps que pour les facultés de l’esprit ; pour peu que l’on réfléchisse, il faudra nécessairement convenir qu’il n’y a que leur libre consentement qui ait pu d’abord les rassembler en société, & les assujettir à un pouvoir quelconque. Si nous cherchons la premiere origine de gouvernement dans les forêts & dans les déserts, nous verrons que toute autorité & toute jurisdiction vient du peuple, nous verrons que c’est lui qui pour l’amour de l’ordre & de la paix a volontairement renoncé à sa liberté naturelle, & a reçu des loix de ses égaux & de ses compagnons. Les conditions auxquelles il s’est soumis, ont été ou expressément déclarées, ou si clairement sous-entendues, qu’il eût été superflu de les exprimer. Si c’est-là ce qu’on entend par contrat primitif, il est incontestable que dans son origine le gouvernement a été fondé sur un pareil contrat, & que c’est ce principe qui a porté les hommes des premiers tems à s’attrouper, & à former entre eux des sociétés encore grossieres, & qui se ressentoient de la barbarie. Il seroit inutile de nous renvoyer aux monumens de l’histoire, pour y chercher les patentes de notre liberté : elles n’ont point été écrites sur deu parchemin, ni même sur des feuilles ou des écorces d’arbres, elles sont antérieures en datte aux inventions de l’écriture, des arts & de la politesse mais nous les découvrons clairement dans la nature de l’homme, & dans cette égalité qui subsiste entre tous les individus de notre espece. La puissance dont nous sommes les sujets, & qui se fonde sur des flottes & des armées, n’est qu’un pouvoir politique, dépendant de L’autorité, qui est l’effet du gouvernement. La force naturelle de l’homme ne consiste que dans la vigueur du corps, & dans la fermeté du courage ; & cette force n’eût jamais pu soumettre la multitude des hommes à un seul homme. Cela n’a donc pu arriver que de leur consentement, & ils n’y ont consenti que dans la vue d’en retirer certains avantages.

Mais les philosophes qui ont embrassé un parti, (si tant est que les philosophes puissent en embrasser un), ne se contentent pas de ces concessions, il ne leur suffit pas que le gouvernement, dans sa naissance, dérive du consentement, ou des volontés combinées du peuple ; ils prétendent qu’aujourd’hui même, qu’il est parvenu à sa maturité, il n’a point d’autres fondemens. Tous les hommes, disent-ils, naissent libres ; sans rien devoir à aucun prince, ni à aucun gouvernement, à moins qu’ils ne soient censés s’obliger eux-mêmes, & se lier par là sanction d’une promesse. Or, comme personne ne voudroit résigner sa liberté naturelle, & s’assujettir à la volonté d’autrui, sans attendre quelque équivalent en retour de sa soumission, on ne peut supposer ici que des promesses conditionnelles, & qui ne sont obligatoires qu’autant que notre souverain nous rend bonne justice, & nous accorde de la protection. Ce sont-là des avantages qu’il nous a promis de son côté ; s’il manque de nous les procurer, il enfreint les articles du contrat, & par-là il nous dégage de toutes nos obligations. Telle est, selon ces philosophes, la source de l’autorité dans tous les gouvernemens, & tel est le droit de résistance appartenant aux sujets.

Mais que ces discoureurs ouvrent les yeux pour un moment, afin de voir ce qui se passe dans le monde. Y trouveront-ils rien qui réponde à leurs idées, rien qui serve à confirmer un systême aussi abstrait & aussi quintessencié ? Au contraire, ils verront partout des princes qui regardent leurs sujets comme des biens qu’ils possedent en propre, & qui réclament une souveraineté indépendante sur eux, soit par droit de conquête, soit par droit de succession. D’un autre côté, ils ne verront que des sujets qui reconnoissent ce droit dans leurs maîtres, & qui se croient autant nés sous l’obligation de leur obéir, qu’ils le sont avec le devoir de respecter ceux dont ils tiennent le jour. Dans tous les pays du monde, en Perse, à la Chine, en France, en Espagne, en Hollande même & en Angleterre, par-tout en un mot où la doctrine contraire n’est pas soigneusement inculquée, ces liaisons sont considérées comme indépendantes du consentement des particuliers. On se familiarise si fort avec l’obéissance & la sujettion, que la plupart des hommes ne s’informent pas d’avantage de son origine ou de sa cause, que des principes de la pesanteur, de l’inertie, ou des loix les plus générales de la nature : ou bien si jamais cette curiosité les prend, ils n’ont pas plutôt appris que pendant plusieurs générations, ou même depuis un tems immémorial, eux & leurs ancêtres ont été soumis à tel ou tel gouvernement, à telle ou telle famille, qu’ils y acquiescent immédiatement, & se rangent à leur devoir. Dans la plupart des contrées de la terre, si vous alliez prêcher que les relations publiques ne sont fondées que sur un consentement volontaire, ou sur une promesse réciproque, le magistrat vous feroit aussi-tôt emprisonner comme un séditieux, dont l’intention est de relâcher les nœuds de l’obéissance, à moins que vos amis ne le prévinssent, en vous faisant enfermer comme un fou qui débite des absurdités. Il seroit bien étrange qu’un acte de l’esprit, que l’on suppose que nous avons tous formé, & cela du plein usage de notre raison, parce qu’autrement il n’auroit point de valeur, qu’un pareil acte, dis-je, nous fût à tous si totalement inconnu, que sur toute la superficie du globe il en reste à peine la trace ou le souvenir.

Mais, dira-t-on, l’on voit par le nom même de contrat primitif, qu’il est de trop vieille datte pour pouvoir être connu de la génération présente. Si l’on entend cette convention faite entre des hommes sauvages, pour s’associer & pour combiner leurs forces, il est sûr que ce contrat a existé, mais il a si fort vieilli, il a été si souvent effacé par les révolutions arrivées dans les gouvernemens, & par le changement des monarques, que l’on ne peut plus lui supposer aucune valeur. Pour dire donc quelque chose de relatif à cette matiere, il faudroit plutôt soutenir que chaque gouvernement légitime, qui est en droit d’exiger de l’obéissance & de la fidélité de la part de ses sujets, est originairement fondé sur un accord ou sur un pacte volontaire. Mais outre que cela supposeroit que les pères peuvent s’engager pour leurs enfans, & même pour leur postérité la plus reculée, ce dont les auteurs républicains ne conviendront jamais ; outre cela, dis-je, ce fait n’a pour lui ni l’histoire, ni l’expérience, nous ne trouvons pas qu’il ait jamais eu lieu dans aucune contrée du monde. Presque tous les gouvernemens qui subsistent aujourd’hui, ou dont l’histoire nous a conservé le souvenir, sont fondés sur l’usurpation où sur la conquête, ou sur l’une & l’autre à la fois, sans que l’on puisse le moins du monde prétexter un consentement libre, ou une sujettion volontaire de la part du peuple. Lorsqu’un homme intrigant & téméraire est placé à la tête d’une armée ou d’une section, il trouve aisément les moyens, soit par violence, soit sous de faux prétextes, d’établir sa domination sur un peuple cent fois plus fort en nombre que ne le sont ses partisans. Il a soin d’empêcher que ses ennemis ne connoissent jamais leur force & leur nombre : il ne leur donne pas le loisir de s’assembler, il se peut que les instrumens même de son usurpation souhaitent sa chûte ; mais chacun ignore l’intention des autres, & cette ignorance, fait sa sûreté. C’est par ces sortes d’artifices que tous les gouvernemens ont été établis, & c’est-là le seul contrat primitif dont nous puissions nous glorifier.

La face de la terre éprouve un changement continuel : ici un petit royaume devient un grand empire ; là, un grand empire se résout en des petits états : on forme de nouvelles colonies : des tribus entieres quittent leur pays natal pour en peupler un autre. Dans tous ces changemens voit-on autre chose que de la force & de la violence ? & où demeure ce consentement, cette association volontaire dont on fait tant de bruit ?

Les mariages & les cessions sont les voies les plus douces par lesquelles un peuple puisse recevoir un maître étranger, mais elles ne sont pas fort honorables ; elles supposent que l’on puisse disposer d’une nation comme d’un douaire ou comme d’un legs, selon le bon plaisir ou selon les intérêts du prince.

On pourroit croire que dans les royaumes électifs, la force ne s’en mêle pas, mais qu’est-ce que cette élection tant vantée ? C’est ou un accord fait entre les grands, qui décident pour toute la nation, & dont la volonté ne souffre point d’opposition : ou bien c’est le tumulte d’une populace qui suit un chef de sédition, à peine connu d’une douzaine d’entr’eux, qui doit son élévation à son impudence, ou au caprice momentané de ses camarades. Des élections aussi irrégulieres, qui encore sont fort rares, seroient-elles d’un assez grand poids pour devenir la base solide du gouvernement & de la soumission des peuples ?

À dire vrai, rien n’est plus terrible qu’une dissolution totale du gouvernement, qui déchaîne, pour ainsi dire, la multitude, & fait dépendre le choix d’un nouvel établissement d’un nombre approchant de celui du peuple en corps ; car ce n’est pourtant jamais tout le peuple qui s’en mêle. Alors il n’y a point d’homme sage qui ne souhaite de voir à la tête d’une armée puissante & affectionnée un général qui se saisisse immédiatement de la proie, & qui donne un maître au peuple qui est si peu en état de s’en choisir un. On peut voir par-là combien la réalité du fait differe de ces nations philosophiques.

Que l’établissement qui a suivi la révolution ne nous en impose pas au point de nous rendre amoureux de cette origine philosophique du gouvernement, & de nous faire rejeter toute autre comme monstrueuse & irréguliere. Cet événement même étoit bien éloigné de ces idées si rafinées. Le changement qui se fit alors ne regardoit que la succession dans la partie monarchique du gouvernement ; & sept cents personnes décidèrent du sort de près de dix millions. Ce n’est pas que je doute que les dix millions n’aient acquiescé à cette décision, mais les a-t-on seulement consultées ? N’a-t-on pas dès-lors regardé avec raison cette affaire comme terminée, & puni tous ceux qui réfusoient de reconnoître le nouveau souverain ? Comment sans cela eût-on jamais pu voir la fin de cette discussion.

La république d’Athenes est, si je ne me trompe, la démocratie la plus étendue dont l’histoire fasse mention : cependant, si nous en exceptons les femmes, les esclaves & les étrangers, sans parler même des isles & des domaines que les Athéniens possédoient par droit de conquête, nous trouverons que cette forme n’a pas été établie, ni aucune loi faite par la dixième partie de ceux qui étoient obligés de s’y soumettre. On sait combien de licence & de désordre a régné dans leurs assemblées populaires malgré les réglemens destinés à les prévenir.

Le désordre doit être bien plus grand lorsque ces assemblées ne font pas partie de la constitution, & ne se tiennent qu’en tumulte après la dissolution de l’ancien gouvernement, & dans la vue d’en établir un nouveau. Dans de pareilles circonstances, il n’y a qu’un esprit chimérique qui puisse parler de choix ou d’élection.

La démocratie des Achéens étoit la plus libre & la plus parfaite de toutes celles dont l’antiquité nous a transmis le souvenir ; cependant Polybe nous dit qu’ils userent de force pour obliger quelques cités d’entrer dans leur ligue[1].

Henri IV & Henri VII d’Angleterre n’avoient en effet d’autre droit à la couronne que celui que leur donnoit l’élection du parlement, cependant ils ne voulurent jamais en convenir, de peur d’affoiblir leur autorité par cet aveu. Conduite bien étrange, si toute autorité est fondée sur un consentement ou sur une promesse.

Ce seroit en vain que l’on diroit que les gouvernemens ont, ou du moins devroient avoir pour base le consentement du peuple, autant que l’ordre des choses humaines le permet. Cela fait pour moi. Je soutiens que la nature des choses humaines n’admet jamais ce consentement, & n’en admet l’apparence que fort rarement. Je dis que les conquêtes & les usurpations, ou pour parler net, la force a produit tous les nouveaux gouvernemens qui se soient jamais formés des débris des anciens. Je dis enfin, que dans ces cas rares où le consentement semble avoir eu lieu, il a été si irrégulier, si restreint, si entremêlé de fraude ou de violence, que l’on n’y peut absolument faire aucun fonds.

Ce n’est pas que je prétende que le consentement du peuple, s’il existoit, ne fût un titre légitime au gouvernement : ce seroit sans doute le meilleur & le plus sacré de tous. Je dis seulement qu’il existe très-rarement, même dans un moindre degré qu’il n’a jamais existé en entier, & que par consentement il faut chercher une autre source du gouvernement.

Si tous les hommes étoient rigides observateurs de la justice, en sorte qu’il ne leur vînt jamais dans l’esprit de s’approprier les biens d’autrui, ils seroient toujours restés dans un état de liberté parfaite ; on ne sauroit ce que c’est que des magistrats, & la société civile seroit encore à naître. Mais c’est-là une perfection dont on a raison de croire la nature humaine incapable. Si tous les hommes avoient l’entendement assez éclairé pour jamais méconnoître leurs véritables intérêts, on ne se fût soumis qu’à des formes de gouvernement examinées & approuvées par chaque membre de la société. Mais cette perfection est encore au-dessus de l’homme. La raison, l’histoire, & l’expérience nous apprennent également qu’aucune société politique n’a eu une origine aussi réguliere & aussi exactement calquée : si l’on vouloit recueillir les époques où le consentement du peuple a le moins influé dans les affaires publiques, il trouveroit que ce sont précisément les époques de la fondation des nouveaux gouvernemens. Dans un état dont la constitution est fixée, on défere souvent aux inclinations du peuple ; mais durant la fureur des révolutions, de la guerre, & des convulsions publiques, ce sont communément ou le tranchant de l’épée, ou les prestiges de la politique qui décident la controverse.

Les peuples, pour l’ordinaire, sont malsatisfaits des gouvernemens nouvellement établis, & s’ils obéissent, c’est plutôt par crainte & par nécessité que par un sentiment de devoir & d’obligation morale. Le prince est toujours sur ses gardes, & observe d’un œil jaloux toutes les démarches qui semblent tendre à la révolte. Peu-à-peu le tems surmonte ces obstacles,& accoutume la nation à regarder comme son souverain légitime celui qu’elle avoit d’abord pris pour un étranger & pour un usurpateur : pour l’y engager on ne fait valoir ni sa promesse ni son consentement volontaire, parce que l’on sait bien que rien de semblable ne fût jamais ni exigé ni attendu : violence d’une part, nécessité de l’autre : telle est d’origine de cet établissement. L’administration suivante est encore maintenue par force : & si le peuple y acquiesce, ce n’est pas librement, c’est parce qu’il le faut bien ; il ne s’imagine pas même que son consentement puisse donner un droit au souverain : cependant il consent, parce qu’il pense qu’une longue possessiona acquis au prince ce droit tout-à-fait indépendant du choix & de la volonté des sujets.

On dira peut-être qu’en vivant dans les états d’un souverain, qu’on est libre de quitter, on s’engage tacitement à respecter son autorité & ses loix. Je réponds que ce consentement implicite ne peut avoir lieu que lorsque nous nous croyons en effet avoir la liberté de choisir. Mais lorsque nous pensons, comme le pensent tous les hommes nés sous un gouvernement établi, que notre naissance même nous oblige à nous soumettre à ce gouvernement, i| seroit absurde de parler d’un choix ou d’un consentement auquel nous renonçons en termes exprès, & que nous abjurons, pour ainsi dire, dans notre serment de fidélité.

Peut-on affirmer sérieusement qu’un pauvre paysan, qu’un artisan qui ne connoît ni les langues ni les mœurs des pays étrangers, & qui vit au jour la journée de ce qu’il gagne par son travail, peut-on dire qu’un tel homme soit libre de quitter son pays natal ? J’aimerois autant dire qu’un homme que l’on a embarqué pendant qu’il dormoit, reconnoît volontairement l’autorité du capitaine du vaisseau ; & pourquoi non, n’a-t-il pas la liberté de sauter dans la mer, & de se noyer ?

Mais que sera-ce si le souverain défend aux sujets de quitter ses états ? Dans les tems de Tibere on fit un crime à un chevalier Romain d’avoir voulu se sauver chez les Parthes, pour se soustraire à la tyrannie de cet empereur[2]. Chez les anciens Moscovites il étoit défendu sous peine de mort de voyager ; & si un prince remarquoit qu’un grand nombre de ses sujets prît la fantaisie de sortir du pays, & de se transplanter ailleurs, la raison & la justice même demanderoit qu’il y mît ordre, & qu’il empêchât ses états de se dépeupler. Est ce qu’une loi aussi raisonnable & aussi sage dispenseroit les sujets de l’obéissance ? & cependant il est sûr que cette loi leur ôteroit la liberté de choisir.

Une société d’hommes, qui abandonneroient leur pays natal, pour peupler quelque région déserte, pourroit s’imaginer avoir recouvré la liberté naturelle, mais ce ne seroit qu’un beau rêve : ils se verroient bientôt réclamés par leur souverain, & traités de sujets jusques dans leur nouvelle habitation ; & en ceci le souverain n’agiroit que conformément aux notions les plus communes.

Le consentement tacite le plus valide que l’on puisse se figurer, c’est celui d’un étranger qui vient s’établir dans un pays dont il connoît d’avance le souverain, le gouvernement & les loix ; & cette sujettion, quelque volontaire qu’elle soit, a pourtant moins de force que celle d’un sujet né. Bien au contraire, son souverain naturel réclame toujours le droit qu’il a sur lui, & si, en cas qu’on le saisisse en tems de guerre chargé de quelque commission de son nouveau prince, il n’est pas puni comme un traître, il ne faut point attribuer cette indulgence à la douceur des loix municipales, qui dans tous les pays du monde le condamneroient ; mais à de certains ménagemens dont les monarques sont convenus entr’eux, afin d’empêcher que l’on n’use de représailles.

Supposons un usurpateur qui, ayant détrôné son souverain légitime, & banni la famille royale, gouverneroit le pays pendant dix ou douze années, & sauroit si bien maintenir la discipline militaire, si bien garnir les places fortes qu’il n’y eût jamais de soulévement, & que son administration n’excitât pas le moindre murmure. Peut-on dire que le peuple, qui dans le fond du cœur abhorre cette trahison, ait tacitement souscrit à son autorité, & lui ait rendu hommage, uniquement parce qu’une nécessité inévitable le retient sous sa domination ? Supposons de plus que le roi légitime, par le moyen d’une armée qu’il assemble hors du pays, parvienne à se rétablir, il est reçu avec des transports de joie qui font connoître clairement avec combien de répugnance la nation avoit porté un joug étranger. À présent je demande sur quoi est fondé le droit de ce prince. Ce n’est certainement pas sur le consentement du peuple : quoique le peuple reconnoisse avec plaisir l’autorité de son maître, il ne s’imagine pas qu’il la tienne de son consentement ; si le peuple consent, ce n’est que parce qu’il croit déjà que c’est-là, par droit de naissance, son légitime souverain. Et quant à ce consentement tacite, qui consiste à vivre sous la domination d’un souverain, il a été accordé à l’usurpateur & au tyran, comme il l’est à celui-ci.

En disant que le droit de gouverner dérive du peuple, nous lui faisons assurément plus d’honneur qu’il n’en mérite, & même qu’il n’en prétend. Lorsque l’empire Romain fut devenu, pour ainsi dire, une masse trop lourde pour le gouvernement républicain, toutes les nations de la terre alors connue, furent bon gré à Auguste de s’être rendu absolu, & se fournirent avec la même docilité au successeur qu’il avoit nommé dans son testament. Ce fût ensuite un malheur pour les Romains que la succession ne se soutînt jamais long-tems dans la même famille, & que la tige impériale souffrît de fréquentes catastrophes, soit par des assassinats, soit par des rébellions. Une famille n’étoit pas plutôt éteinte que la cohorte prétorienne élisoit un nouvel empereur, les légions de l’Orient un autre, & quelquefois celles de la Germanie un troisieme, & le différend se vuidoit à coups de sabre. Si le sort du peuple de cette puissante monarchie étoit déplorable, cela ne venoit point de ce qu’il ne choisissoit pas lui-même son empereur, ce qui eût été impossible, mais de ce qu’il n’y avoit point de suite d’empereurs qui se succédassent réguliérement. Pour ce qui est des violences, des guerres, & de l’effusion de sang que l’on vit à chaque vacance du trône impérial, on ne sauroit les blâmer, parce qu’elles étoient inévitables.

La maison de Lancastre a occupé le trône d’Angleterre durant près de soixante ans, & cependant les partisans de la Rose blanche sembloient journellement se multiplier. L’ établissement présent subsiste, ou peu s’en faut, depuis le même nombre d’années ; mais quoique peu de personnes aujourd’hui vivantes fussent parvenues à l’âge de raison, lorsque notre ancienne famille royale fut expulsée, & que par conséquent peu d’entre nous eussent pu reconnoître sa domination, & lui promettre de l’obéissance, c’est toujours une question de savoir si les droits de cette famille sont absolument annullés. Cela montre évidemment qu’elle est l’opinion générale du genre-humain sur ce sujet. Nous ne blâmons point les adhérens de la maison de Stuard, parce qu’ils conservent, pendant si long-tems, leur fidélité imaginaire : nous les blâmons, parce qu’ils s’attachent à une famille que nous prétendons avoir été justement détrônée, & qui depuis le nouvel établissement a perdu tous ses droits à la royauté.

Si l’on demande une réfutation plus réguliere, ou du moins plus philosophique du principe du contrat primitif, ou du consentement populaire, peut-être que les observations suivantes pourront suffire.

Nos devoirs moraux sont de deux especes. La premiere comprend ceux où nous sommes portés par un instinct naturel, par un penchant immédiat, qui agit, en nous indépendamment de toute idée d’obligation, de toute vue relative, soit au bien public, soit au bien particulier. De cette sorte sont l’amour pour nos enfans, la reconnoissance envers nos bienfaiteurs, la compassion pour les infortunés. En réfléchissant aux avantages que la société retire de ces instincts, nous leur payons le juste tribut de l’approbation & de l’estime morale ; mais celui qui en est animé, sent leur pouvoir & leur influence antécédemment à toute réflexion.

Les devoirs renfermés sous la seconde espece ne sont point fondés sur cet instinct originaire ; nous nous reconnoissons obligés de les pratiquer, après avoir considéré les besoins de la société humaine, & combien il est impossible qu’elle subsiste lorsque ces devoirs sont négligés. C’est ainsi que la justice, qui consiste à s’abstenir du bien d’autrui, & la fidélité, qui consiste à tenir ses promesses, deviennent obligatoires & prennent de l’autorité sur nous. Comme chacun d’entre nous a plus d’amour-propre que d’amour pour ses semblables, nous sommes tous naturellement portés à faire autant d’acquisitions qu’il nous est possible ; il n’y a que l’expérience & la réflexion qui puissent nous arrêter, en nous montrant les pernicieux effets de cette licence, & la société prête à se dissoudre, si elle n’est pas réprimée. Ici donc le penchant naturel est refréné par le jugement & par la réflexion.

Il en est de même du devoir politique ou civil de soumission, que des devoirs naturels de justice & de fidélité. Nos instincts primitifs nous portent toujours ou à nous permettre une liberté sans bornes, ou à subjuguer les autres : il n’y a que la réflexion qui nous engage à sacrifier des passions aussi fortes à l’amour de l’ordre & de la paix. Il ne faut qu’un peu d’expérience pour apprendre que la société ne sauroit se maintenir sans l’autorité d’un magistrat, & que cette autorité sera bientôt vilipendée, si l’on manque à l’exacte obéissance. L’observation de ces intérêts communs, observation qui est à la portée de tout le monde, est la source de toute soumission, & de l’obligation morale que nous y avons attachée.

Quelle nécessité y a-t-il donc à fonder le devoir de la soumission ou de l’obéissance due aux magistrats sur la fidélité à tenir sa promesse, & à supposer que c’est notre propre consentement qui nous assujettit aux loix de l’état ; pendant qu’il est évident que cette soumission & cette fidélité sont également fondées sur la considération des intérêts & des besoins de la société ? Nous devons obéir, dit-on, à notre souverain, parce que nous l’avons tacitement promis, mais pourquoi sommes-nous obligés de garder nos promesses ? Ce ne peut être que parce que le commerce avec nos semblables, dont nous retirons de si grands avantages, n’a aucune sûreté dès que l’on peut manquer à ses engagemens. Mais il est tout aussi vrai que les hommes ne pourroient vivre en société sans loix, sans magistrats & sans juges qui empêchassent le fort d’opprimer le foible, & la violence de triompher de la justice & de l’équité. Le devoir de la soumission n’ayant donc pas plus de force ni plus de poids que le devoir de la fidélité, que gagnons-nous à expliquer l’un par l’autre ? Ils découlent tous deux de l’intérêt & des besoins de la société.

Si l’on veut savoir pourquoi nous sommes obligés d’obéir au gouvernement, je réponds immédiatement, parce que sans cette obéissance la société ne sauroit subsister ; & cette réponse il n’y a personne qui ne la comprenne. Vous dites que c’est parce qu’il faut tenir sa parole ; mais outre que cette raison ne sauroit être ni comprise, ni goûtée que par des personnes versées dans ces systêmes philosophiques, outre cela, dis-je, on peut vous embarrasser, en demandant, qu’est-ce qui nous oblige à garder notre parole ? Ici il ne vous reste qu’une réponse qui auroit expliqué d’abord sans aucune périphrase, pourquoi nous sommes obligés de nous soumettre & d’obéir.

Mais à qui sommes-nous obligés de nous soumettre, & quels sont nos légitimes souverains ? Cette question est souvent la plus difficile de toutes, & les discussions qu’elle souffre vont à l’infini. Lorsqu’un peuple est assez heureux pour pouvoir répondre, nous devons l’obéissance au prince qui est sur le trône, & qui descend en droite ligne d’une suite d’ancêtres, qui depuis plusieurs siecles ont régné sur nous, cette réponse ne souffre point de réplique : & c’est en vain que les historiens, en remontant jusqu’à l’antiquité la plus reculée, pour y chercher l’origine de la famille royale, nous objecteroient que le pouvoir a passé dans cette famille par usurpation & par violence. Ce n’est pas que pour l’ordinaire cela ne soit vrai, mais cela ne change rien à la these. On sait de reste que la justice particuliere, ou l’abstinence du bien d’autrui est une des vertus cardinales ; mais la raison & l’examen nous apprennent que toute possession de choses durables qui passent d’un propriétaire à l’autre, comme sont les maisons & les terres, a été dans un certain tems fondée sur la fraude & sur l’injustice. Ni la vie privée, ni la vie sociale ne permettent des recherches aussi exactes : & il n’y a aucune vertu, aucun devoir, qui, étant mis au creuset de cette fausse philosophie, & de cette logique captieuse, ne s’en allât également en fumée. La jurisprudence & la philosophie se sont beaucoup exercées sur les questions qui ont les possessions particulieres pour objets : si l’on veut compter les commentaires aussi-bien que les textes, les volumes écrits sur cette matiere sont innombrables ; cependant plusieurs des regles que nous y trouvons, sont incertaines, ambigues & arbitraires. Il en est de même des sentimens qui regardent les successions, les droits des princes, & les formes de gouvernement. Dans les premieres années d’un gouvernement sur-tout, il y a bien des cas qui ne sauroient être décidés par les loix de la justice & de l’équité. Rapin, qui a écrit notre histoire, convient que la dispute entre Edouard III & Philippe de Valois, étoit de cette nature, & ne pouvoit être terminée que par un appel au ciel, c’est-à-dire par les armes.

Qui me dira lequel des deux, de Germanicus ou de Drusus, étoit le successeur légitime de Tibere, en supposant que cet empereur fût mort de leur vivant, & sans désigner l’héritier de L’empire ? Le droit d’adoption doit-il égaler le droit du sang, dans une nation sur-tout où ce droit étoit valide dans les familles privées, & l’avoit même été deux fois dans la famille impériale ? Germanicus devoit il passer pour le fils aîné, parce qu’il étoit né avant Drusus ? ou pour le cadet, parce qu’il fut adopté après la naissance de son frere ? Le droit d’aînesse devoit-il être considéré dans un pays où aucune prérogative n’y étoit attachée ? Deux exemples suffisoient-ils pour rendre l’empire Romain héréditaire ? ou bien, comme il étoit fondé sur une usurpation encore très-récente, devoit il être regardé, dans ces tems-là, comme le partage du premier occupant ou du plus fort ?

Commode succéda à une suite longue d’excellens empereurs, qui n’avoient tenu leur droit de souveraineté ni de leur naissance, ni de l’élection du peuple, mais du rite de l’adoption. Ce débauché sanguinaire ayant été assassiné par une conspiration subitement formée entre une femme prostituée qui étoit sa maîtresse, & le préfet du prétoire, ou le chef de la garde, qui étoit le galant de cette femme, ces deux personnages résolurent immédiatement de donner, un nouveau maître au genre-humain, pour parler le langage de ces tems-là, & jeterent les yeux sur Pertinax avant que la mort du tyran eût éclaté ; le préfet se rendit en secret chez ce sénateur, qui, à la vue des soldats, s’imagina que Commode avoit ordonné son exécution, Aussi-tôt l’officier, & ceux qui le suivoient, le saluerent du nom d’empereur ; la canaille le proclama avec des cris de joye : la garde le reçut contre son gré : il fut reconnu formellement par le sénat, & passivement par les provinces & les armées de l’empire.

Le mécontentement de la cohorte prétorienne devint bientôt une sédition, suivie du meurtre de ce bon prince. Alors le monde étant sans maître, la garde jugea à propos de mettre l’empire en vente publique. Julien, un des aspirans, parvint à se faire proclamer des soldats : le sénat le reconnut, le peuple se soumit, & les provinces se fussent déclarées pour lui, si la jalousie des légions n’y avoit mis obstacle. Pescennius Niger, ayant obtenu le suffrage tumultueux de l’armée de Syrie, se créa empereur luimême, & fut secrétement favorisé du sénat & du peuple de Rome. Albin, qui commandoit en Britannie, forma de son côté des prétentions ; mais à la fin Sévere, qui gouvernoit la Pannonie, emporta la couronne. Aussi grand politique que grand guerrier, & craignant que sa naissance & son emploi ne fissent du tort à ses prétentions au trône, il commença par déguiser ses desseins sous le prétexte de venger la mort de Pertinax, il marcha en Italie comme général : il défit Julien : & sans que l’on puisse fixer l’époque du consentement des soldats, le sénat & le peuple se virent obligés de lui conférer la dignité impériale : enfin, après avoir vaincu Niger & Albin, il demeura le seul maître d’un empire qu’il avoit conquis par la force des armes[3].

Inter hæc Gordianus Cæsar, dit Capitolin, en parlant d’un autre période de tems, sublatus à militibus, imperator est appellatus, quia non erat alius in præsenti. Il faut noter que Gordien étoit un petit garçon, âgé de quatorze ans.

Ces sortes d’exemples ne sont pas rares : l’histoire des empereurs, celle des successeurs d’Alexandre, & celle des autres nations en fourmillent. En un mot, un gouvernement despotique où il n’y a point de succession réguliere, & où à chaque vacance il faut recourir à la force ou à l’élection, un tel gouvernement, dis-je, est le plus grand des malheurs. Dans les états libres on a souvent besoin des mêmes ressources, mais elles y sont moins pernicieuses : le peuple est souvent obligé de changer l’ordre de la succession, pour maintenir sa liberté ; mais lorsque la constitution est mixte & composée de plusieurs formes de gouvernement, elle conserve sa stabilité. S’il arrive de tems en tems du changement dans une de ces formes, ce n’est que pour la remettre de niveau avec les autres ; & lorsque la partie monarchique vient à être ébranlée, la constitution se repose sur les parties républicaines, sur l’aristocratie ou sur la démocratie. Dans les gouvernemens absolus, lorsqu’il n’y a plus de successeur légitime, on peut dire hardiment que le trône appartient au premier occupant. Nous n’en trouvons que trop d’exemples, sur-tout dans les monarchies de l’Orient. Lorsqu’une race royale vient à manquer, la volonté ou la destination du dernier de cette race est regardée comme un titre suffisant. C’est ainsi que l’édit de Louis XIV, qui en cas d’extinction des princes de sa maison, appelle ses enfans naturels à la couronne, donneroit en effet quelque droit[4]. La cession des propriétaires passe encore pour un très-bon titre, sur-tout lorsqu’elle est renforcée par le droit de conquête. Le besoin & l’intérêt de la société sont les principaux liens qui nous attachent au gouvernement ; & ce sont des liens très-sacrés : la personne individuelle du monarque & la forme de l’état sont plus sujettes au doute & à l’incertitude. Ce qu’il y a de sûr, c’est que dans tous ces cas la possession actuelle est d’un plus grand poids, que lorsqu’il s’agit des biens des particuliers, à cause des désordres qui accompagnent toutes les révolutions & tous les changemens qui arrivent dans les états[5]. Je finirai par la remarque suivante. C’est que si dans les sciences spéculatives, comme en métaphysique, en philosophie naturelle, en astronomie, l’universalité d’une opinion ne prouve rien en sa faveur, il en est tout autrement en morale & en critique, où cette universalité est la seule regle décisive ; où toute théorie est censée fausse, dès qu’elle conduit à des paradoxes contraires aux sentimens communs du genre humain, & qui répugnent aux opinions & aux usages reçus dans tous les tems & chez toutes les nations. Telle est manifestement la doctrine qui fonde le gouvernement sur le contrat primitif & sur le consentement du peuple. On le voit aux conséquences que les partisans les plus zélés de cette doctrine en ont tirées : ils ont été réduits à soutenir que la monarchie absolue est incompatible avec la société civile, & par conséquent ne sauroit entrer dans la forme d’un gouvernement civil[6]. Ils ont dit encore que le pouvoir souverain d’un état ne peut ôter à aucun particulier une partie de ses biens par le moyen des taxes & des impôts, à moins que ce particulier n’y consente ou par lui-même ou par ses représentans[7]. Il est facile de juger de quel poids doit être un raisonnement moral dont les conséquences heurtent de front des usages pratiqués par tout le monde, à l’exception du seul royaume d’Angleterre[8].

  1. Lib. II, cap, 32.
  2. Tacit. Ann. VI, cap. 14.
  3. Herodianus. Lib, II.
  4. Il est remarquable que dans la remontrance présentée contre cet édit par le duc de Bourbon, & les autres princes légitimes, on insiste sur la doctrine du contrat primitif ; ce qui paroît fort déplacé sous un gouvernement aussi absolu. La nation Françoise, dit-on, en choisissant Hugues Capet, & ses descendans pour ses rois, & ceux de sa postérité, s’est tacitement réservé le droit de transférer la couronne dans une autre maison, lorsque celle de Capet viendroit à s’éteindre ; & ce droit est envahi par l’édit qui appelle les princes légitimes au trône, sans le contentement de la nation. Mais le comte de Boulainvilliers, qui plaidoit la cause de ces princes, tourne la notion de contrat primitif en ridicule, & sur-tout l’application qu’on en faisoit à Hugues Capet. Ce roi, dit-il parvint à la royauté par les mêmes artifices, qui en ont toujours frayé le chemnin aux conquérans & aux usurpateurs : il est vrai qu’après s’en être mis en possession, il se fit reconnoître des états du royaume ; mais peut-on appeller cela un choix ou un contrat ? Le comte de Boulainvilliers avoit l’esprit républicain ; mais étant habile homme, & très-versé dans l’histoire, il savoit que dans les révolutions des états, & dans les nouveaux établissemens qui s’ensuivent, le peuple n’est gueres consulté ; & que le tems seul peut convertir en droit & en autorité ce qui d’abord n’étoit que force & violence. V. État de la France. Volume III.
  5. Les anciens désignoient le crime de la rébellion par le mot de νεωτερίζειν, novas res moliri.
  6. V. Locke, Traité du Gouvernement, chap. 7, §. 90.
  7. V. Locke, ch. II. §. 138, 139, 140.
  8. Dans toute l’antiquité je ne sache qu’un passage où le devoir de l’obéissance ou de la sourmission au gouvernement soit attribué à une promesse : ce passage se trouve dans un dialogue de Platon (*), où Socrate refuse de se sauver de la prison, parce qu’il a tacitement promis d’obéir aux loix. C’est ainsi qu’il déduit une maxime de Tory, je veux dire l’obéissance passive, d’un principe de Whig, savoir du contrat primitif.
    On ne sauroit s’attendre à voir de nouvelles découvertes dans ces sortes de sujets. On ne s’est avisé que fort tard de fonder le gouvernement sur un contrat, & cela même démontre qu’il n’y est point fondé. (*) In Crizone.