Essais moraux et politiques (Hume)/Les Partis de la Grande-Bretagne

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ONZIÈME ESSAI.

Les Partis de la Grande-Bretagne.

Si l’on proposoit à un homme qui s’est formé l’esprit par de bonnes études ; si on lui proposoit, dis-je, le gouvernement Britannique comme on objet de spéculation, il y remarqueroit aussi-tôt une source de divisions & de partis qui ne sauroient manquer d’éclater, de quelque façon que ce gouvernement fût administré. La juste balance entre la partie monarchique & républicaine de notre constitution, est, en-vérité, par elle même une chose si délicate & sujette à tant d’incertitude, que pour peu que les préjugés & les passions s’en mêlent, la différence des opinions est inévitable : les meilleurs esprits ne pourront s’accorder sur ce point. Les humeurs douces, amies de l’ordre & de la paix, qui détestent la sédition & la guerre civile, penseront toujours plus favorablement au sujet de la monarchie, que les esprits hardis & entreprenans, qui se passionnent pour la liberté, & ne connoissent point de plus grand malheur que la sujettion & l’esclavage. Enfin, quoique tous les hommes raisonnables se déclarent pour le maintien de notre gouvernement mixte, ils cessent pourtant d’être du même avis, dès qu’on en vient à des détails. Les uns voudroient donner plus de pouvoir à la couronne ; ils voudroient rendre son influence plus efficace ; ils appréhendent moins de lui voir empiéter sur les prérogatives de la nation, tandis que l’apparence la plus éloignée de tyrannie & de despotisme, cause aux autres les allarmes les plus vives.

On peut voir par-là que cette espece de factions, que nous avons nommées factions par principe, est inséparable de la nature même de notre constitution. Les noms de parti de la cour[1] & de parti national, sont très-propres à les désigner & à les distinguer. La force & la violence de ces partis dépend, en grande partie, des maximes particulieres que suit chaque ministere. Lorsque l’administration est fort mauvaise, le grand nombre se jette, dans le parti opposé à la cour.

Lorsqu’au contraire elle est bonne, on voit le parti de la cour augmenté par un bon nombre de ceux même qui aiment la liberté avec le plus de passion. Mais quoi qu’il en soit de ce flux & reflux de la nation, les partis subsistent toujours, & subsisteront aussi long-tems que nous serons gouvernés par un monarque dont le pouvoir est limité.

Ce n’est pas uniquement par la diversité des principes, c’est sur-tout par la diversité des intérêts que ces partis sont fomentés & entretenus : ils ne seroient gueres violens, & leurs suites seroient rarement dangereuses, si l’intérêt ne s’en mêloit. Il est naturel que la cour mette toute sa confiance en ceux dont les principes, réels ou prétendus, favorisent le gouvernement monarchique, & qu’elle les avance préférablement aux autres ; & il est naturel encore que ces créatures de la cour soient tentées par-là à pousser les choses plus loin qu’ils n’auroient fait en se réglant uniquement sur leurs principes. Leurs antagonistes, d’un autre côté, se voyant frustrés dans leurs vues ambitieuses, embrassent les maximes du pgrti jaloux de la puissance royale ; & l’on peut croire qu’ils outreront ces maximes, en les étendant au-delà des bornes de la saine politique.

C’est ainsi que, le parti de la cour & le parti national sont des especes de partis mixtes : les principes & l’intérêt concourent à leur naissance, & les font éclorre du sein du gouvernement Britannique, dont ils sont la vraie progéniture : l’intérêt pour l’ ordinaire gouverne les chefs : les membres subalternes sont guidés par des principes. Il ne faut entendre ceci que de ceux à qui il faut des motifs pour se décider ; & en-vérité c’est là le plus petit nombre : la plupart s’engagent sans savoir pourquoi, par inclination, par oisiveté, par ennui. Cependant il faut bien qu’il y ait une source réelle de division, soit dans les principes, soit dans l’intérêt ; puisque autrement les personnes oisives ne trouveroient point de parti auquel elles pourroient s’associer.

Quant aux partis ecclésiastiques, on peut remarquer que, dans tous les âges du monde, les prêtres ont été les ennemis de la liberté[2]. Une conduite aussi constante doit nécessairement être fondée sur des raisons qui sont toujours & par-tout les-mêmes ; je veux dire sur l’intérêt & sur l’ambition. De tout tems la liberté de penser & de dire sa pensée a été fatale au pouvoir du clergé, & à ces fraudes pieuses dont ce pouvoir est communément appuyé ; par une conséquence infaillible, cette liberté, comme toutes les autres, ne peut avoir lieu que dans un gouvernement limité ; au moins n’y a-t-il point d’exemple qu’elle ait fleuri ailleurs. Voilà pourquoi dans un gouvernement tel que celui de la Grande-Bretagne, tant qu’il garde sa situation naturelle, le clergé de l’église dominante se rangera toujours du parti de la cour ; au-lieu que les non-conformistes de toute espece, qui ne peuvent se promettre la tolérance dont ils ont besoin que sous l’abri d’un gouvernement libre, se déclareront pour le parti national.

Tous les princes, qui ont visé aux despotisme ont senti combien il leur importoit de gagner le clergé de l’eglise dominante ; & le clergé, à son tour, s’est montré facile à entrer dans les vues de ces princes[3].

Gustave Vasa est peut-être le seul exemple d’un prince ambitieux qui ait opprimé l’église, dans le tems même qu’il opprimoit la liberté. Mais ce pouvoir exorbitant des évêques Suédois, qui pour lors surpassoit celui de la couronne, aussi-bien que leur attachement à une famille étrangere, est la vraie raison qui a fait embrasser à ce roi une politique si extraordinaire.

Ce que nous venons de dire du penchant des prêtres pour le monarchisme & pour le despotisme, ne regarde pas une seule secte. En Hollande les ecclésiastiques presbytériens & calvinistes ont constamment adhéré à la maison d’Orange, tandis que les Arminiens, qui passent pour des hérétiques, se sont attachés à la faction de Louvestein, & ont signalé leur zele pour la cause de la liberté. Cependant on voit aisément qu’un prince, si le choix est en son pouvoir, préférera toujours l’épiscopat au presbystérianisme, tant parce qu’il est plus voisin de la monarchie, que parce qu’il fournit au monarque un moyen plus facile de gouverner le clergé par la voie de ses supérieurs spirituels[4].

Si nous remontons au tems de nos guerres civiles pour y chercher la premiere origine des factions qui se sont élevées en Anglegleterre, nous verrons que conformément à notre théorie, ces factions ont été des suites régulieres & nécessaires de l’espece de gouvernement sous lequel nous vivons. Avant cette époque, notre constitution n’étoit pas encore bien débrouillée : les sujets jouissoient de plusieurs beaux priviléges, & quoique ces priviléges ne fussent ni exactement déterminés ni garantis par les loix, une longue possession les faisoit généralement regarder comme autant de droits de naissance. Un prince ambitieux, ou plutôt un prince ignorant & mal avisé monta sur le trône : nos prérogatives ne furent à ses yeux que des grâces accordées par des prédecesseurs : il s’imagina qu’il ne dépendoit que de sa volonté de les conserver ou de les abolir, & se réglant sur ces maximes, il donna, pendant le cours de plusieurs années, les atteintes les plus manifestes à la liberté. Enfin, il se vit dans la nécessité de convoquer un parlement. L’esprit de liberté se réveilla, & fit de rapides progrès. Le roi, se trouvant sans appui, fut obligé de souscrire à tout ce qu’on exigeoit ; & ses ennemis jaloux & implacables ne mirent point de bornes à leurs prétentions. C’est ici le commencement des querelles & des schismes politiques de l’Angleterre.

On ne s’étonnera pas de voir la nation divisée dans ces tems-là, si l’on considere qu’aujdurd’hui même les personnes les plus impartiales sont embarrassées à décider de quel côté étoit le bon droit. Si l’on accordoit au parlement ses prétentions, notre constitution perdoit son équilibre, & l’ Angleterre devenoit, à peu de chose près, un état républicain. Si on ne les accordoit pas, on risquoit d’être subjugué par le despotisme. On avoit tout à craindre des anciennes maximes & des habitudes invétérées d’un prince, qui, dans les concessions mêmes que le parlement lui extorqua en faveur de son peuple, ne savoit pas les cacher. Dans un cas si délicat & si ambigu, il étoit naturel que chacun prit le parti le plus conforme à ses principes habituels. Les partisans les plus zélés de la monarchie se déclarerent pour le roi, les amateurs de la liberté pour le parlement. Comme l’espérance de succès étoit à peu près égal de part d’autre, l’intérêt n’entroit pas pour beaucoup dans le gros de ces démêlés. C’est uniquement la différence des principes qui fit naître les deux partis connus sous les noms de Tête ronde & de Cavaliers. Il ne faut pas croire que l’un de ces partis ait été entiérement républicain & l’autre entiérement royaliste : ils vouloient tous deux conserver la liberté conjointement avec la monarchie, mais les premiers étoient plus affectionnés à cette partie de notre gouvernement qui est république, les seconde à celle qui est monarchie, & à cet égard ils étoient ce que sont actuellement le parti de la cour & le parti national, à la guerre civile près, où une complication de circonstances malheureuses, & l’esprit turbulent du siecle les entraîna. Il est vrai qu’il y eut dans ces deux partis des partisans, d’un côté d’une liberté absolue, & de l’autre d’un absolu despotisme ; mais ils se tinrent cachés, & leur nombre n’étoit que peu considérable.

Le clergé, dans cette occasion, ne s’écarta point de ses maximes ordinaires ; il seconda d’une maniere honteuse les desseins du roi, qui tendoient au pouvoir arbitraire ; & par reconnoissance, il eut la permission de persécuter les hérétiques & les schismatiques ; car ce sont les noms qu’il donnoit à ses ennemis. L’église épiscopale étoit la dominante ; les presbytériens étoient des non-conformistes ; tout concouroit à faire embrasser à la premiere le parti du roi sans réserve, & aux seconde celui du parlement. Les prélats de la haute église ne pouvoient donc pas manquer de s’unir aux Cavaliers qui faisoient le parti de la cour, & le clergé presbytérien aux Têtes-rondes qui composoient le parti national de ce tems-là. Cette union étoit si naturelle & si conforme aux principes généraux de la politique, qu’il eût fallu des circonstances tout-à-fait extraordinaires pour la prévenir ou pour la rompre.

Les événemens que cette querelle a fait naître, sont connus de tout le monde : elle fut d’abord fatale au roi, ensuite au parlement. Après des troubles & des révolutions sans nombre, la famille royale fut rétablie, & le gouvernement remis sur l’ancien pied. La catastrophe sanglante du pere ne corrigea point le fils : Charles II suivit le plan de Charles I ; mais il s’y prit dans les commencemens avec plus de secret & plus de circonspection. C’est alors que s’élevèrent les Whigs & les Torys, deux nouvelles factions, qui depuis ce tems n’ont jamais cessé de brouiller & de déchirer notre état.

Quelle est la nature & le caractere distinctif de ces deux partis ? Il n’y a peut-être point de question plus difficile à décider : elle nous montre que l’histoire a des problèmes aussi embarrassés qu’en ont les sciences les plus abstraites. On a pu suivre la conduite de ces deux partis durant le cours de soixante-dix années : on a pu les observer pendant la paix & pendant la guerre sous une variété infinie de situations, tantôt au haut, tantôt au bas de la roue. : il n’y a point d’heure que nous n’entendions quelqu’un déclarer pour l’une ou l’autre de ces factions ; il n’y a ni compagnie sérieuse, ni partie de plaisir où il n’en soit fait mention : il n’y a personne parmi nous qui ne soit, en quelque façon, contraint de se ranger de côté ou d’autre. Et cependant, si l’on nous demande qu’elles sont la nature, les prétentions & les différens principes des deux partis, nous ne savons que répondre. Les préventions & la violence des esprits factieux ont embrouillé encore d’avantage ce problème, déjà assez difficile par lui-même.

Si nous comparons les Whigs, & les Torys aux Têtes-Rondes & aux Cavaliers, la premiere différence qui se présente, roule sur les principes de l’obéissance passive, & du droit inviolable. Ces principes, peu connus des Cavaliers,sont devenus la doctrine universelle, & selon l’opinion commune la doctrine caractéristique des Torys. Une renonciation formelle à toutes nos libertés, & une soumission totale au pouvoir absolu, paroissent en être les conséquences immédiates. Rien en effet ne seroit plus absurde qu’un pouvoir limité, auquel cependant on n’oseroit s’opposer, lors même qu’il passe les bornes qui lui sont prescrites. Cependant si les principes les plus raisonnables ne sont souvent que de foibles barrières pour nos passions, faut-il s’étonner que des principes aussi absurdes, des principes, qui, suivant un célebre écrivain[5], choqueroient le sens-commun d’un Hottentot, ou d’un Samojede, soient obligés de plier devant elles ? Comme hommes, & plus encore comme Anglois, les Torys furent ennemis de l’oppression & du despotisme : leur zele pour la liberté pouvoit être moins ardent que celui de leurs antagonistes ; mais il suffisoit pour leur faire oublier les principes de leur parti, toutes les fois qu’ils voyoient notre ancienne constitution menacée d’une ruine manifeste. Ce sont ces sentimens qui ont produit la révolution, événement de la plus grande importance, & qui est devenu la base la plus solide de la liberté Britannique. La conduite des Torys pendant & après la révolution est propre à nous donner de justes idées de cette faction.

Premiérement, les Torys me paroissent avoir eu pour la liberté les sentimens de tous les vrais Bretons, résolus de ne la sacrifier ni à des principes abstraits, ni aux droits imaginaires des princes. J’avoue qu’avant la révolution on avoit raison de douter que ce fût-là leur caractere ; les conséquences immédiates des principes qu’ils professoient, & leur excessive complaisance pour une cour qui ne faisoit pas mystere de ses vues despotiques, étoient propres à les faire soupçonner du contraire. Mais on a n’étoient qu’un véritable parti de cour, comme il y en aura toujours sous le gouvernement Britannique, je veux dire qu’ils étoient amis de la liberté, mais plus attachés à la monarchie. On ne sauroit pourtant nier que dans la pratique même ils n’aient outré leurs maximes monarchiques, & que dans la théorie ils ne les aient portées à un degré qui est absolument incompatible avec notre gouvernement limité.

En second lieu, le nouvel établissement qui suivit la révolution, & les changemens qui y furent faits dans la suite, n’étoient ni conformes aux principes des Torys, ni entiérement de leur goût. Ce caractere paroîtra contredire le précédent ; car, dans la situation où l’Angleterre se trouvoit alors, il n’y avoit point d’autre constitution à imaginer qui ne fût dangereuse pour la liberté, ou plutôt qui ne lui fût funeste. Mais le cœur de l’homme n’est-il pas fait pour concilier les contradictions ? Et les Torys n’en avoient-ils pas déjà concilié une plus grande ? Je parle de celle qui est entre l’obéissance passive, & entre la résistance qu’ils avoient opposée dans la révolution. Voici donc comment depuis la révolution on peut définir en peu de mots les Torys & les Whigs. Le Tory est un homme qui s’attache à la monarchie sans abandonner la liberté, & un partisan de la maison de Stuart. Le Whig est un homme qui aime la liberté sans renoncer à la monarchie, & qui s’affectionne pour la succession dans la ligne protestante[6]. Les Torys & les Whigs sont donc les mêmes que ces vieux partis, les seuls essentiels au gouvernement Britannique ; je veux dire qu’ils sont le parti de la cour & le parti national, chargés de quelques additions, que des accidens très-naturels y ont introduites. Nous avons vu que ces additions regardoient la différence des sentimens, par rapport au droit de remplir le trône. Tout changement de succession déplaît à un amateur passionné de la monarchie, de pareils changemens lui semblent trop tenir de la république. D’un autre côté, un homme enthousiasmé pour la liberté voudroit y subordonner toutes les parties du gouvernement. Mais quoique le principe qui anima les Whigs, & celui qui anima les Torys, fussent l’un & & l’autre d’une nature composée, il est cependant à remarquer que les ingrédiens qui dominoient dans ces deux compositions, ne correspondoient point. Le Tory aimoit le gouvernement monarchique & la maison de Stuart, mais cette derniere affection étoit la plus forte. Le Whig chérissoit la liberté, & s’attachoit à la maison protestante, mais la premiere inclination l’emportoit de beaucoup sur la seconde. La vengeance ou la politique a souvent engagé les Torys à agir en républicains ; & il n’y en avoit pas un seul d’entr’eux, qui, en supposant que la couronne ne tombât point selon ses desirs, n’eût voulu imposer les limitations les plus séveres à la puissance royale, & rapprocher le plus qu’il fût possible notre état de la forme d’une république ; le tout dans l’intention de rabaisser la famille qui, selon ses idées, n’avoit point de titre légitime pour succéder. Il est vrai que les Whigs, sous prétexte de vouloir assurer la succession à la famille qu’ils favorisoient, ont souvent fait, des démarches qui pouvoient devenir dangereuses pour la liberté ; mais ce n’est que par ignorance, par foiblesse, ou parce qu’ils se livroient à des guides qui agissoient par des intérêts particuliers. Ce parti en corps ne s’affectionnoit à la maison protestante qu’autant qu’il la regardoit comme un moyen de maintenir la liberté.

L’article de la succession étoit donc celui qui intriguoit le plus les Torys, au-lieu que les Whigs faisoient leur affaire capitale de la conservation de la liberté. Cette irrégularité apparente s’explique fort bien par notre théorie. Le parti de la cour & le parti national sont le germe des Torys & des Whigs. Il étoit presque nécessaire que l’attachement que les partisans de la cour ont pour la monarchie, dégénérât en affection pour la personne du monarque : ces deux objets sont dans une relation fort étroite, & le dernier d’ailleurs est un objet plus naturel & plus sensible. Le culte de la divinité dégénere aisément en idolâtrie. Il n’y a pas tant de liaison entre la divinité du vieux parti national ou des Whigs, je veux dire entre la liberté & la personne ou la famille d’un souverain, & par conséquent il seroit déraisonnable de croire que l’adoration pût facilement passer de l’une à l’autre. Cependant en ceci même il n’y auroit pas grand miracle. S’il est difficile de pénétrer les opinions d’un particulier, il est presque impossible de distinguer celles d’un parti entier, où souvent il ne se trouve pas deux personnes guidées par des maximes qui soient exactement les mêmes. Je hasarderai pourtant de dire que ce n’étoit pas tant par principe ou par l’opinion d’un droit inviolable, que par affection ou par estime personnelle que les Torys s’attachoient à l’ancienne famille royale. C’est pour une raison semblable que l’Angleterre se partagea autrefois entre les maisons de Yorck & de Lancastre, & l’Écosse entre celles de Bruce & de Baliol. Dans ces tems-là les disputes politiques étoient fort peu à la mode, & par conséquent les principes politiques devoient n’avoir qu’une influence très-médiocre sur les esprits.

La doctrine de l’obéissance passive est si absurde en elle-même, & si contraire à toutes nos libertés, qu’elle paroît avoir été abandonnée aux déclamations de la chaire, & au commun peuple séduit par ces déclamations. Les gens plus sensés devinrent Torys par affection ; pour ce qui est des chefs de ce parti, il est probable que l’intérêt fut leur principal motif, & que leur conduite n’étoit pas toujours aussi conforme à leurs véritables sentimens que celle des chefs du parti opposé. Quoiqu’il ne soit gueres possible d’embrasser avec zele les droits d’un prince ou ceux d’une famille, sans se prendre de bienveillance pour eux, & sans changer le principe en affection, cela est pour-tant moins ordinaire aux personnes d’un rang élevé & qui ont reçu une bonne éducation. Ces personnes, à portée de remarquer les foiblesses, les égaremens & l’orgueil des monarques, ont pu s’appercevoir de plus près que loin d’être supérieurs en rien, ils étoient souvent inférieurs au reste des hommes. Il faut donc que l’intérêt qu’ils trouvoient à se voir à la tête d’un parti, leur ait tenu lieu de principe ou d’affection.

Il y en a, qui n’osant assurer que la différence réelle entre Whig & Tory se soit perdue dans la révolution, sont pourtant portés à croire qu’elle ne subsiste plus de nos jours, & que les choses sont rentrées dans leur état naturel, au point qu’il ne reste que deux partis parmi nous, celui de la cour & le parti national, tous deux composés d’hommes qui, soit par intérêt, soit par principe, s’attachent à la monarchie ou à la liberté. Il faut convenir en effet que dans ces derniers tems, le nombre des Torys semble être considérablement fondu ; leur zele a encore plus diminué que leur nombre, mais ils sont sur-tout déchus en crédit & en autorité. Depuis que M. Locke a écrit, il y a peu de gens lettrés, peu de philosophes au moins, qui n’auroient honte de passer pour Torys ; & dans la plupart des compagnies, le nom de vieux Whig est devenu un titre d’honneur. Les ennemis du ministere pensent ne pouvoir faire de reproche plus sanglant aux courtisans, qu’en les nommant de vrais Torys, & ne pouvoir honorer d’avantage le parti opposé qu’en le décorant du nom de vrais Whigs. Les Torys mêmes sont obligés, depuis si long-tems, de s’exprimer dans le style républicain, qu’ils semblent s’être convertis à force d’hypocrisie, & avoir embrassé les sentimens de leurs adversaires, aussi-bien que leur langage. Tout cela n’empêche point qu’il n’y ait en Angleterre des résidus considérables de ce parti, imbus de tous les vieux préjugés : une preuve claire que le parti de la cour & le parti national ne sont pas les seuls qui restent, c’est que presque tous les non-conformistes se rangent du côté de la cour, tandis que tout le bas clergé, celui au moins de l’église Anglicane, lui est opposé. Par-là nous pouvons nous convaincre qu’il doit y avoir encore quelque poids ou quelque force externe qui détourne notre constitution de son état naturel, & qui met de la confusion dans ses différentes parties.

Je finirai par une derniere observation. Nous n’avons jamais eu en Écosse de Torys, à prendre ce mot dans sa signification propre ; les partis de ce royaume doivent être divisés en Whigs & en Jacobites. Le Jacobite semble être un Tory qui n’a aucun égard pour la constitution, partisan zélé de pouvoir monarchique, ou du moins toujours prêt à sacrifier nos libertés à la succession de la famille à laquelle il s’est dévoué. Cette différence entre l’Angleterre & l’Écosse peut, je crois, être expliquée par la raison suivante. Depuis la révolution, les divisions politiques & religieuses de l’Écosse se sont tenu fidelle compagnie. Tous les presbytériens, sans exception, ont été des Whigs, & les favoris de l’épiscopat du parti contraire. Le clergé épiscopal ayant perdu ses églises par la révolution, cette secte n’eut plus de motif de flatter le gouvernement ni dans ses sermons ni dans ses formules de prieres : il poussa donc les principes de son parti à toute outrance. De-là vint que ses sectateurs parurent plus à découvert, & furent plus violens que leurs freres, les Torys de l’Angleterre.

  1. Ces expressions étant autorisées par l’usage, je les employerai, mais sans intention d’approuver ni de blâmer universellement les partis qu’ils désignent. Il se peut sans doute que dans certaines occasions le parti de la cour agisse pour le bien de pays, tandis que le parti national s’y oppose. Les optimates & les populares parmi les Romains, faisoient deux partis assez semblables aux nôtres. Cicéron, en vrai zélateur de son parti, définit les premiers ceux qui, dans toutes leurs actions publiques, se reglent sur les sentimens des plus honnêtes gens, & des plus dignes citoyens de Rome. Pro Sextio, cap. 4. On pourroit tirer de l’étymologie du terme de parti national une définition favorable du même genre, nais il y auroit de la folie d’en tirer aucune conclusion ; aussi n’est-ce pas dans ce sens que je me sers de ce terme.
  2. Il est vrai que dans les premiers tems du gouvernement Anglois, le clergé faisoit le parti le peut fort & le plus animé contre la couronne, mais cela n’ôte rien à la vérité de notre proposition. C’est qu’alors le clergé, possédant des biens immenses, comprenoit une partie considérable des propriétaires d'Angleterre. De-là vint que dans plusieurs contestations en pouvoit regarder les ecclésiastique comme les rivaux de la couronne.
  3. Judæi sibi ipsi reges imposuere, qui mobilitate vulgi expulsi, resumptâ per arma dominatione, fugas civium, urbium eversiones, fratrum, conjugum, parentum neces, aliaque solita regibus ausi, superstistionem fovebant ; quia honor sacerdotii firmamentum potentiæ assumebatur. Tac. Hist. L. V.
  4. Populi imperium juxta libertatem paucorum dominæ regiæ libidini proprior est. Tacit. Ann. Lib. 6.
  5. Dissertation sur les partis, L. II.
  6. L’auteur que nous avons cité tantôt, prétend que depuis la révolution il n’y a plus de distinction réelle entre Whig & Tory, & que ce ne sont plus que des partis personnels, comme l’étoient les Guelphes & les Gibellins, lorsque les empereurs eurent perdu leur autorité en Italie. Si cette opinion étoit reçue, toute notre histoire deviendroit une énigme.
    Je tâcherai de prouver qu’il y a une différence réelle entre ces deux partis, & pour premiere preuve j’en appelle à ce que chacun d’entre nous peut avoir vu ou entendu touchant la conduite ou les discours des amis, ou des personnes de connoissance qu’il a parmi les Whigs & les Torys. Les Torys ne se sont-ils pas toujours ouvertement déclarés pour la famille de Stuart ? Et leurs adversaires ne se sont-ils pas toujours vigoureusement opposés à la succession de cette famille ?
    Personne ne doute que les maximes des Torys ne soient favorables au pouvoir monarchique. Cependant depuis 50 ans on a presque toujours vu les Torys contraires à la cour ; lors même que le roi Guillaume les employa ; ils ne le servirent jamais avec affection. On ne sauroit supposer que le trône leur ait déplû ; il faut donc que ç’ait été la personne qui l’occupoit.
    Dans les quatre dernieres années de la reine Anne, ils furent fortement attachés à la cour, mais qui est-ce qui en ignore la raison ?
    Pour peu que l’on prenne intérêt au bien public, la succession à la couronne d’Angleterre est une chose trop importante pour pouvoir être regardée d’un œil indifférent. Il seroit encore bien plus absurde de supposer ce stoïcisme aux Torys, qui ne sont rien moins que renommés pour leur modération. Mais vit-on jamais éclater leur zele pour la maison d’Hanovre ? Ou plutôt si tant est qu’on n’ait pas vu le contraire, faut-il attribuer leur retenue à autre chose qu’à un sentiment de sagesse & de décence ?
    Il est monstrueux de voir le clergé de l’église épiscopale s’opposer à la cour, tandis qu’un clergé non conformiste agit de concert avec elle. D’où pouvoit venir une conduite si peu naturelle de côté & d’autre ? C’est que les épiscopaux portoient leurs maximes monarchiques beaucoup au-delà de ce que notre constitution, fondée sur des maximes de liberté, pouvoit admettre. Les presbytériens, au contraire, qui ne craignoient rien si fort que de voir triompher les maximes épiscopales, se rangèrent du parti donc ils se promettoient le maintien de la liberté & de la tolérance.
    La conduite que ces deux partis ont tenue par rapport aux affaires étrangeres, prouve la même chose. Les Whigs ont toujours été pour la Hollande, & les Torys pour la France. En un mot, ces preuves sont si évidentes, que c’est presque un hors-d’œuvre d’y insister.