Essais poétiques (LeMay)/Évangéline

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G. E. Desbarats (p. 1-107).

ÉVANGÉLINE


Salut, vieille forêt ! Noyés dans la pénombre,
Et drapés fièrement dans leur feuillage sombre
Tes sapins résineux et tes cèdres altiers
Qui se bercent au vent sur le bord des sentiers,
Jetant, à chaque brise, une plainte sauvage,
Ressemblent aux chanteurs qu’entendit un autre âge,
Aux Druides anciens dont la lugubre voix
S’élevait prophétique au fond d’immenses bois !
Et l’océan plaintif, vers ses rives brumeuses
S’avance en agitant ses vagues écumeuses,
Et de profonds soupirs s’élèvent de ses flots,
Pour répondre, ô forêt, à tes tristes sanglots !

Vieille forêt, salut ! Mais tous ces cœurs candides
Qu’on voyait tressaillir comme les daims timides

Que le cor du chasseur a réveillés soudain,
Que sont-ils devenus ? Je les appelle en vain !…
Et le joli village avec ses toits de chaume ?
Et la petite église avec son léger dôme ?
Et l’heureux Acadien qui voyait ses beaux jours
Couler comme un ruisseau dont le paisible cours
Traverse des forêts qui le voilent d’ombrage ?
L’onde est sombre et le ciel y mire son nuage.
Aujourd’hui sont déserts les foyers et les champs !
On ne rencontre plus les joyeux habitants !
Ils ont été chassés comme sur une grève
Les sables que le vent de l’automne soulève,
Fait pendant un moment tourbillonner dans l’air,
Et vient éparpiller sur les flots de la mer !
Le hameau de Grand Pré n’est qu’une souvenance ;
Le saule y croît, le merle y siffle sa romance.


Ô vous tous qui croyez à cette affection
Qui s’enflamme et grandit avec l’affliction ;
Ô vous tous qui croyez au bon cœur de la femme,
À la force, au courage, à la foi de son âme,
Écoutez un récit que les bois d’alentour
Et l’océan plaintif redisent tour à tour ;
Écoutez une histoire aussi belle qu’ancienne,
Une histoire d’amour de la terre Acadienne !

PREMIÈRE PARTIE

I



Sous le ciel d’Acadie, au fond d’un joli val,
Et non loin des bosquets qui bordent le cristal
Que déroule, tantôt sous les froides bruines,
Tantôt sous le soleil, le grand Bassin des Mines,
On aperçoit encor, paisible, retiré,
Et loin de ce qu’il fut le hameau de Grand Pré.
Du côté du levant de beaux champs de verdure
Offraient à cent troupeaux une grasse pâture
Et donnèrent jadis au village son nom.
Pour arrêter les flots, le vigilant colon,
À force de travail et de rudes fatigues,
Éleva de ses mains de gigantesques digues ;
Puis, à des temps marqués, on voyait s’entr’ouvrir
Des portes où la mer s’élançait pour courir
Sur le duvet des prés devenus son domaine.
Au couchant, au midi, jusqu’au loin dans la plaine

S’étendaient des vergers et des bouquets d’ormeaux
Le lin vert balançait ses frêles chalumeaux,
Et le blé jaunissant, ses tiges plus robustes ;
Vers le nord surgissaient mille sortes d’arbustes,
Des bois mystérieux et de sombres halliers ;
Et, sur les hauts sommets des monts irréguliers,
De magiques brouillards, des brumes éclatantes,
Se paraient au soleil de couleurs inconstantes
Et semblaient admirer le vallon dans la paix
Sans oser cependant y descendre jamais.

C’est là qu’apparaissaient, charmantes et coquettes,
Les maisons du hameau qui toutes étaient faites
Avec du bois de chêne, ou d’orme ou de noyer,
Comme le paysan bâtissait son foyer,
Dans la terre Normande, alors que sur le trône
S’asseyaient les Henri. Un chaume frais et jaune,
Arrangé par faisceaux, recouvrait tous les toits ;
Des lucarnes laissaient, par les châssis étroits,
Pénétrer le soleil jusqu’au fond des mansardes.
Lorsque tournant au vent, les girouettes criardes
S’illuminaient des feux d’un beau soleil couchant ;
Dans les beaux soirs d’été, lorsque l’herbe du champ
Exhalait son arôme et tremblait à la brise,
Sur le seuil de la porte avec sa jupe grise,
Et sa câline blanche et son mantelet noir,
La femme du hameau venait gaîment s’asseoir,
Et filait sa quenouille ; et les jeunes fillettes
Unissaient leurs chansons, au bruit clair des navettes

Tournant sur les métiers leurs essieux de roseau,
Au joyeux ronflement du rapide fuseau.
Le pasteur du village, humble et vénéré prêtre,
Alors ne tardait pas d’ordinaire à paraître.
En le voyant venir d’un pas majestueux,
Tous les petits enfants cessaient leurs bruyants jeux,
Leurs courses dans les prés, leurs cris de toutes sortes,
Et retournaient s’asseoir en rang devant les portes.
Arrêtant leurs fuseaux, les femmes se levaient,
Et, par des mots polis, toutes le saluaient.
Bientôt les laboureurs revenant de l’ouvrage
À l’étable menaient leur pesant attelage :
Le soleil émaillait la pente du coteau :
Et ses derniers rayons, comme des filets d’eau,
Jusques au fond du val, glissaient de roche en roche.
De sa voix argentine au même instant la cloche
Annonçait l’angelus et le déclin du jour.
Et, par-dessus les toits et les monts d’alentour,
On voyait la fumée en colonnes bleuâtres,
Comme des flots d’encens, s’échapper de ces âtres
Où l’on goûtait la paix, le plus divin des biens.
Ainsi vivaient alors les simples Acadiens :
Leurs jours étaient nombreux et leur mort était sainte.
Libres de tout souci comme de toute crainte,
Leurs portes n’avaient point de clef ni de loquet ;
Car dans l’ombre des nuits nul n’était inquiet :
Et, chez ces bonnes gens, on trouvait la demeure
Ouverte comme l’âme, à chacun, à toute heure.
Là le riche vivait avec frugalité,
Le pauvre n’avait point de nuits d’anxiété.

Sur une grande ferme attachée au village,
Et tout près du bassin, au milieu du feuillage,
On voyait, autrefois, une belle maison
À l’air un peu coquet avec son blanc pignon :
C’est là qu’habitait Benoît Bellefontaine.
Il avait avec lui, dans ce joli domaine,
La jeune Évangéline, une suave fleur.
Tous deux vivaient heureux. Benoît avait du cœur,
Une haute stature, un bras fort, un front hâve,
Un œil intelligent mais peut-être un peu cave,
Une démarche ferme et soixante-et-dix ans.
Avec son teint de bronze et ses longs cheveux blancs
Il était comme un chêne au milieu d’une lande,
Un chêne que la neige orne d’une guirlande.
Et cette jeune fille, elle était belle à voir,
Avec ses dix-sept ans, son front pur, son œil noir
Qu’ombrageait une épaisse et longue chevelure ;
Comme au bord de la route une discrète mûre
Dérobée à demi par un épais buisson !
Elle était belle à voir, au temps de la moisson,
Lorsqu’elle s’en allait à travers la prairie,
Avec son corset rouge et sa jupe fleurie,
Porter aux moissonneurs assis sur les guérets,
Chaque jour, un flacon tout plein de cidre frais !
Mais les jours de dimanche elle était bien plus belle !
Quand la cloche sonnait dans la haute tourelle,
Que le prêtre, en surplis, bénissait, au saint lieu,
Le peuple rassemblé pour rendre hommage à Dieu ;
On la voyait venir le long de la bruyère,
Tenant dans sa main blanche un livre de prière
Ou les grains vénérés d’un humble chapelet.
Elle portait alors élégant mantelet,

Jupon blanc, souliers fins, chapeau de Normandie,
Et brillants anneaux d’or qu’aux rives d’Acadie
Une aïeule de France autrefois apporta ;
Que la mère, en mourant, à sa fille quitta
Comme un gage sacré, comme un saint héritage.
Mais un éclat plus doux inondait son visage
Quand elle revenait de confesse le soir,
Passait les yeux baissés sur le bord du trottoir
Adorant dans son cœur Dieu qui l’avait bénie.
On aurait dit alors qu’une pure harmonie
Comme un accord qui meurt sur ses pas s’élevait.
La rustique maison du fermier se trouvait
Sur un charmant coteau dont la pente riante
S’inclinait, par degrés, vers la rive bruyante.
Le sentier pour s’y rendre était bordé d’ormeaux ;
Un sycomore altier, de ses vastes rameaux,
En ombrageait la porte et la sombre toiture.
À travers la prairie un sentier de verdure
Conduisait au verger tout en fleurs le printemps,
L’automne, tout en fruits. De ses bras palpitants
Une vigne enchaînait l’antique sycomore
Et protégeait l’essaim d’une ruche sonore.
Et plus bas se trouvaient, sur le flanc du coteau,
Le puits au bord mousseux, et tout auprès, un sceau
Et l’auge où s’abreuvaient les bœufs et les génisses.
Puis du côté du nord plusieurs autres bâtisses,
Les granges, les hangars protégeaient la maison
Contre les ouragans poussés par l’aquilon.
C’était là qu’on voyait les voitures diverses :
Les pesants chariots, la charrue et les herses,
La vaste bergerie où bêlaient les moutons,
Et le brillant sérail où criaient les dindons.

Où le coq orgueilleux chantait d’une voix fière,
Comme aux jours où son chant troubla l’âme de Pierre.
Les granges jusqu’au faîte étaient pleines de foin ;
Elles seules semblaient un village de loin :
Leurs toits proéminents étaient couverts en chaume,
Et le treffle fané remplissait de son baume
Le fenil où montait un solide escalier.
Là se trouvait encor le joyeux colombier
Avec ses nids moelleux, ses tendres créatures,
Ses doux roucoulements, ses amoureux murmures ;
Puis, au-dessus des toits, c’étaient les cris stridents
Des girouettes de tôle allant à tous les vents.

C’est ainsi que vivait en paix avec le monde,
En paix avec son Dieu, dans sa terre féconde,
Le fermier de Grand Pré. Sa joie et son appui,
Toujours Évangéline était auprès de lui,
Et gouvernait déjà sagement le ménage.
Plus d’un jeune amoureux à peu près de son âge,
La suivait à l’église, et priait à genoux
En reposant sur elle un œil tendre et jaloux,
Comme si cette femme avait été la sainte
Qu’il venait vénérer dans la pieuse enceinte.
Bien heureux qui pouvait, toucher sa blanche main !
Marcher à ses côtés sur le bord du chemin !
Quelques-uns osaient-ils à sa porte se rendre,
Pendant qu’ils l’écoutaient sur l’escalier descendre,
Ils se seraient ceux-là demandé bien en vain
Lequel battait plus fort, ou du marteau d’airain,

Ou de leur cœur rempli d’espérance et d’angoisse.
Aux fêtes du Patron qu’invoquait la paroisse,
Vers le soir, la jeunesse assemblée au canton,
Dansait joyeusement au son du violon,
Et les garçons alors, remplis de hardiesse,
Lui répétaient tout bas quelques mots de tendresse ;
Mais inutilement, car de ces amoureux
Le jeune Gabriel était le seul heureux :
Gabriel Lajeunesse enfant du Gros Basile,
Un forgeron du bourg reconnu pour habile
Parmi les villageois qui l’estimaient surtout,
Car le peuple a jugé, de tout temps et partout,
L’état de forgeron métier honorable.
Les célestes liens d’une amitié durable
Unissaient le fermier et le vieux forgeron,
Et leurs petits enfants, l’espoir de leur maison,
Avaient grandi tous deux, charmants, pieux et sages,
Semblables à deux fleurs sous les mêmes feuillages.
Le curé du canton, homme aux nobles désirs,
Qui méprisait la terre et dont tous les loisirs
Étaient donnés au soin de sa chère jeunesse,
Leur avait enseigné l’amour de la sagesse
En leur montrant à lire. Enfants naïfs alors
Ils se livraient ensemble, en paix et sans remords,
Aux plaisirs innocents de l’innocente enfance.
Leur leçon récitée avec obéissance,
Ils couraient à la forge où Basile, le soir,
Bien souvent, les bras nus, le visage tout noir,
Un tablier de cuir autour de la ceinture,
Sans crainte soulevait, avec une main sûre,
D’un cheval hennissant le vigoureux sabot ;
Pendant qu’auprès de lui, dans un feu de fagot

Rougissait lentement un grand cercle de roue,
Comme un serpent de feu qui se tortille et joue
Dans un brasier ardent allumé sous les bois.
À l’approche des nuits, l’automne, bien des fois,
Quand le ciel était noir, et que la forge sombre
Semblait vomir dehors des flammèches sans nombre,
Par les carreaux de terre et les ais du lambris,
Ils venaient regarder avec des yeux surpris,
Le soufflet haletant qui ranimait la braise,
Et réchauffer leurs doigts en causant à leur aise.
Quand on n’entendait plus le soufflet bourdonner,
Ni sous le dur marteau l’enclume résonner,
Et que sous les chardons dormait la pâle flamme
En laissant l’atelier, sans malice dans l’âme,
Ils se disaient pareils aux prêtres du Seigneur
Qui viennent de chanter les matines au chœur.
Souvent pendant l’hiver, tout palpitants de joie,
Rapides comme l’aigle acharné sur sa proie,
L’un et l’autre ils glissaient dans un léger traîneau,
Sur la neige argentant la pente du coteau ;
Souvent sur les chevrons ou le toit de la grange
Ils montaient hardiment, cherchant la pierre étrange
Que l’hirondelle apporte à son nid, tous les ans,
Quand elle l’a trouvée au bord des océans,
Pour de ses chers petits dessiller la paupière.
Heureux qui la trouvait cette étonnante pierre !
Ainsi leurs premiers jours sans pleurs et sans ennuis,
Comme un songe doré s’étaient bien vite enfuis !

« Sans armes nous goûtons un plus profond repos,
« Au milieu de nos champs et de nos gras troupeaux ;
« Nous sommes mieux encor par derrière nos digues
« Que n’étaient autrefois nos ancêtres prodigues
« Dans leurs murs qu’ébréchaient les canons ennemis.
« D’ailleurs dans l’infortune il faut être soumis.
« J’espère cependant que ce soir la tristesse
« Fuira loin de ce toit où va régner l’ivresse,
« Car le contrat, ce soir, doit se conclure enfin,
« Les jeunes gens, ensemble et d’une habile main,
« Ont bâti la maison et la grange au village.
« Le fenil est rempli de grain et de fourrage ;
« Pour un an leur foyer est pourvu d’aliments.
« Attends, mon cher Basile, encore quelques moments
« Et Leblanc va venir avec sa plume d’oie ;
« De nos heureux enfants partageons donc la joie. »


Cependant à l’écart, en face d’un châssis
Les jeunes fiancés étaient tous deux assis.
Regardant le ciel bleu, la belle Evangéline
Livrait à Gabriel sa main brûlante et fine ;
En entendant son père elle rougit soudain,
Puis un profond soupir fit onduler son sein.
Le silence venait à peine de se faire
Que l’on vit à la porte arriver le notaire.

III


Comme un frêle aviron aux mains des matelots,
Ou comme le filet dans le ressac des flots
Le notaire Leblanc était courbé par l’âge :
Son œil était serein et son front sans nuage :
Des mèches de cheveux déjà rares et gris,
Comme les touffes d’or des épis de maïs,
Tombaient sur son épaule. Il portait des lunettes ;
Ses lèvres n’étaient pas d’ordinaire muettes,
Car il aimait beaucoup à faire des récits.
Père de vingt enfants, plus de cent petits-fils,
Jouant sur ses genoux, égayaient sa vieillesse —
Par leur charmant babil, et par leur gentillesse.
Pendant la guerre il fut, comme ami des anglais,
Quatre ans tenu captif dans un vieux bourg français.
Maintenant il avait une grande prudence
Et la simplicité de la naïve enfance.
C’était un bon ami : les enfants l’aimaient tous
Car il leur racontait contes de loups-garous,
Et d’espiègles lutins faisant au ciel des niches ;
Il leur disait le sort qu’avaient les blancs Létiches,
Enfants morts sans baptêmes, esprits mystérieux
Qui voltigent toujours cherchant partout les cieux
Et de l’enfant qui dort viennent baiser les lèvres ;
Comment une araignée éloigne toutes fièvres,

Quand on la porte au cou dans l’écale des noix ;
Comme au jour de Noël l’on entendait les voix
Des bœufs qui se parlaient au fond de leurs étables ;
Il disait les secrets, les vertus admirables
Que le peuple, autrefois, simple autant que loyal,
Prétendait découvrir dans le fer à cheval
Et le trèfle étalant quatre feuilles de neige,
Et biens d’autres récits d’ogre et de sortilège.


Aussitôt cependant que Leblanc arriva,
De son siège au foyer Basile se leva
Et, secouant le feu de sa pipe de terre,
Il dit en s’adressant au modeste notaire :
« Allons, père Leblanc, qu’avez-vous de nouveau ?
« Peut-être savez-vous ce qu’on dit au hameau
« De ces fiers bâtiments venus de l’Angleterre ? »
— « Je sais fort peu de chose et fais mieux de me taire,
Lui répondit Leblanc d’un ton de bonne humeur :
« Il est vrai qu’il circule une grande rumeur,
« Mais comme mon avis n’est jamais le plus sage
« Je dirai seulement ce qu’on dit au village,
« Je ne puis toutefois croire que ces vaisseaux
« Viennent sur notre rive apporter des fléaux ;
« Car nous sommes en paix ; et pourquoi l’Angleterre
« Ainsi nous ferait-elle éprouver sa colère ? »
— « Nom de Dieu ! » s’écria le bouillant forgeron,
Qui parfois décochait un sonore juron,
« Faut-il donc regarder toujours en toute chose,
« Le pourquoi, le comment ? Il n’est rien que l’on n’ose !

 « L’injustice est partout et personne n’a tort :
« Tout le droit maintenant appartient au plus fort. »
Sans paraître observer la chaleur de Basile
Leblanc continua d’une voix fort tranquille :
« L’homme est injuste, mais le bon Dieu ne l’est pas :
« La justice triomphe à son tour ici-bas.
« Et pour preuve je vais vous redire une histoire
« Qui ne s’efface point de ma vieille mémoire :
« Elle me consolait de mon destin fatal
« Lorsque j’étais captif au fort de Port Royal.
« Un vieillard aimait bien cette histoire touchante :
« A ceux que maltraitait quelque langue méchante
« D’une voix tout émue il allait la conter :
« Je voudrais comme lui pouvoir la répéter :


— « Sous le ciel africain, dans une ville antique
« On voyait autrefois, sur la place publique,
« Une haute colonne au piédestal d’airain
« Qu’avait fait élever un puissant souverain,
« Et sur cette colonne une statue en pierre,
« Figurait la justice impartiale et fière ;
« Une large balance, un glaive menaçant
« Etaient ses attributs, et disaient au passant
« Que dans cette cité la suprême justice
« De l’opprimé toujours était la protectrice.
« Cependant la balance, au fond de ses plateaux,
« Voyait chaque printemps, bien des petits oiseaux
« Bâtir leurs nids moelleux en chantant et sans craindre
« Le glaive flamboyant qui semblait les atteindre.

Pendant qu’à la clarté du foyer vacillant,
Prenant un air moqueur, un regard sémillant,
Chaque face sculptée au dossier de sa chaise
Semblait s’épanouir et sourire à son aise,
Et que sur le buffet, les plats de fin étain
Luisaient comme au soleil des boucliers d’airain.


Le bon vieillard chantait d’un ton mélancolique
Des refrains de chanson, des couplets de cantique,
Ainsi que ses aïeux, jadis, avaient chanté,
À l’ombre de leur bois, sous leur ciel enchanté,
Leur ciel de Normandie. Et son Évangéline,
Portant jupe rayée avec blanche câline
Filait, en se berçant, une filasse d’or.
Le métier dans son coin se reposait encor,
Mais le rouet actif mêlait avec constance,
Son ronflement sonore à la douce romance
Que chantait le vieillard assis devant le feu.
Comme dans le lieu saint quand le chant cesse un peu
On entend, sous les pas, vibrer l’auguste enceinte,
Ou du prêtre à l’autel on entend la voix sainte.
Ainsi quand le fermier, vaincu par les émois,
Suspendait les accents de sa dolente voix,
De la vieille pendule au milieu des ténèbres
On entendait les coups réguliers et funèbres.

Pendant que le vieillard chantait dans son fauteuil
On entendit des pas retentir sur le seuil,
Et la clenche de bois bruyamment soulevée
De quelque visiteur annonça l’arrivée.
Benoît reconnut bien les pas du forgeron
Avec ses gros souliers pleins de clous au talon,
Ainsi qu’Évangéline, à l’émoi de son âme,
Où se mêlait le trouble et la plus chaste flamme,
Avait bien deviné qui venait avec lui.
— « Ah ! sois le bienvenu, Lajeunesse, aujourd’hui !
S’écria le fermier en le voyant paraître,
« La gaîté, quand tu viens, semble aussitôt renaître !…
« Veux-tu charger ta pipe avec du bon tabac ?
« J’en ai plus qu’il t’en faut, charge, voici mon sac.
« Viens prendre au coin du feu ta place accoutumée ;
« Et fumons en causant. C’est parmi la fumée,
« Qu’on voit dans leur orgueil se dessiner tes traits !
« Quand tu fumes, ton front, ton visage si frais
« Brillent comme la lune à travers les nuages
« Qui s’élèvent, le soir, au bord des marécages. »
Basile, souriant, suivi de son garçon
Au foyer plein de feu vint s’asseoir sans façon,
Et répondit ainsi ; — « Mon cher Bellefontaine,
« Tu plaisantes toujours et n’as jamais de peine,
« D’autres sont obsédés de noirs pressentiments
« Et ne font que rêver malheurs et châtiments :
« Ils s’attendent à tout : rien ne peut les surprendre….
Puis il s’interrompit quelques instants pour prendre
Sa pipe culottée et le charbon fumant
Qu’Évangéline allait lui porter poliment,
Et bientôt ajouta : « Je n’aime point pour hôtes
« Ces navires anglais mouillés près de nos côtes.

« Leurs énormes canons qui sont braqués sur nous
« Ne nous annoncent point les desseins les plus doux ;
« Mais quels sont ses desseins ? sans doute qu’on l’ignore.
« On sait bien qu’il faudra quand la cloche sonore
« Appellera le peuple à l’église, demain,
« S’y rendre pour entendre un mandat inhumain ;
« Et ce mandat, dit-on, émane du roi George.
« Or, plus d’un paysan soupçonne un coupe-gorge.
« Tous sont fort alarmés et se montrent craintifs !»
Le fermier répondit : — « De plus justes motifs
« Ont sans doute amené ces vaisseaux sur nos rives :
« La pluie, en Angleterre, ou les chaleurs hâtives
« Ont peut-être détruit les moissons sur les champs,
« Et, pour donner du pain à leurs petits enfants,
« Et nourrir leurs troupeaux, les grands propriétaires
« Viennent chercher les fruits de nos fertiles terres.»
— « Au bourg l’on ne dit rien d’une telle raison,
« Mais l’on pense autrement,» reprit le forgeron
En secouant la tête avec un air de doute ;
Et poussant un soupir : « Mon cher Benoît, écoute ;
« L’Angleterre n’a pas oublié Louisbour,
« Pas plus que Port Royal, pas plus que Beau Séjour.
« Déjà des paysans ont gagné les frontières ;
« D’autres sont aux aguets sur le bord des rivières,
« Attendant en ces lieux avec anxiété
« Cet ordre qui demain doit être exécuté !
« On nous a dépouillés, pour combler nos alarmes,
« De tous nos instruments et de toutes nos armes ;
« Seul le vieux forgeron a ses pesants marteaux
« Et l’humble moissonneur ses inutiles faux ! »
Avec un rire franc mais un peu sarcastique
Le vieillard jovial à son ami réplique :

Ainsi passait le soir dans la joie et l’ivresse,
Et le temps paraissait redoubler de vitesse.
Tout à coup l’on ouït, dans le beffroi voisin,
La cloche qui vibrait sous le marteau d’airain.
On entendit neuf coups ; elle sonnait neuf heures ;
C’était le couvre-feu de toutes les demeures.
Basile et son ami se serrèrent la main
Et se dirent adieu pour jusqu’au lendemain.
Bien des mots de douceur, bien de tendres paroles,
Paroles d’amitié charmantes et frivoles,
S’échangèrent tout bas entre les deux amants,
Et de leurs cœurs émus calmèrent les tourments.


Nul bruit dans la maison ne se fit plus entendre :
Les charbons du foyer furent mis sous la cendre.
Après quelques instants le vieux et bon fermier
Fit du bruit de ses pas retentir l’escalier.
Tenant dans sa main blanche une lampe de verre
Sa fille le suivit gracieuse et légère
Ainsi qu’une gazelle aux lisières des bois.
Une douce lueur éclaira les parois
Quand la vierge monta les degrés de la rampe ;
Ce n’était point alors sa radieuse lampe,
Mais son regard serein qui versait la clarté.
Elle entra dans sa chambre. Un châssis, d’un côté,
Y laissait du soleil pénétrer la lumière.
Une chaise et le lit de la jeune fermière,
Une table, une image, une croix seulement,
Voilà ce qu’on voyait dans cet appartement.

Mais on trouvait, au fond, dans un vieux garde-robe,
Des pièces de flanelle et d’étoffe à la mode,
Ouvrage ingénieux, tissu fin et parfait,
Que son habile main au métier avait fait,
Et qu’elle allait offrir pour dot en mariage,
Parce qu’il ferait voir la femme de ménage
Mieux que ne le feraient les plus riches troupeaux.
Elle éteignit sa lampe. Inondant les carreaux
Les reflets argentés de la paisible lune
Dormaient sur le tapis tissé de laine brune ;
Et le sein de la vierge agité par l’espoir,
Au pouvoir merveilleux du bel astre du soir
Obéit doucement comme l’onde et la nue.
Quand son voile glissa de son épaule nue ;
Quand de son fin soulier sortit son beau pied blanc,
Quand ses longs cheveux noirs tombèrent sur son flanc,
Qu’elle parut charmante ! Et, dans sa rêverie,
Elle s’imagina qu’au bord de la prairie,
Amoureux et rusé, Gabriel son amant,
En silence épiait le fortuné moment
Où, devant les rideaux de l’étroite fenêtre,
Il pourrait voir son ombre, un instant apparaître.
Or l’ombre d’un nuage effleura les cloisons
Que la lune éclairait de ses moelleux rayons.
D’une grande noirceur la chambre fut remplie :
Un sentiment de crainte et de mélancolie
Saisit Evangéline. Elle eut comme un remords,
Entr’ouvrit sa fenêtre et regarda dehors.
La lune s’échappait, souriante et volage,
Des plis mystérieux d’un vagabond nuage.
Une étoile aux cils d’or la suivait dans le ciel.
De même qu’autrefois le petit Ismael

Suivait Agar sa mère en sa lointaine marche,
Après qu’elle eut quitté le toit du Patriarche.


IV


Le lendemain matin, au lever du soleil,
Quand le bourg de Grand-Pré sortit de son sommeil,
Un océan de pourpre entourait les collines ;
Les ruisseaux babillaient ; et le Bassin des Mines,
Légèrement ridé par l’haleine du vent,
Réfléchissait l’éclat du beau soleil levant :
Et, sur les flots d’azur, les barques aux flancs sombres
Berçaient avec fierté leurs gigantesques ombres.

Après un court repos le Travail vint encor
Du matin radieux ouvrir les portes d’or.
Proprement revêtus des habits du dimanche
Les joyeux paysans à l’allure humble et franche
Arrivèrent bientôt des villages voisins.
Ici quelques vieillards sur le bord des chemins,
S’aidant de leurs bâtons, venaient par petits groupes ;
Là, les gars éveillés, en turbulentes troupes,
Passaient à travers champs, suivant, le long du clos,
Le sillon qu’avaient fait les pesants chariots,
Au temps de la moisson, dans l’herbe verte et tendre.
On grondait les amis qui se faisaient attendre :

Chacun fumait, causait, riait de toute part.
Les groupes arrivés aux groupes en retard
Criaient mille bons mots, mille plaisanteries.
Les maisons ressemblaient à des hôtelleries.
Assis devant les seuils sur de vieux bancs de bois,
Se chauffant au soleil, les simples villageois
Discouraient du danger qui menaçait leur tête.
La maison de Benoît avait un air de fête.
Là plus vive qu’ailleurs on trouvait la gaîté,
Et plus charmante aussi l’humble hospitalité :
Evangéline était au milieu des convives ;
Et son regard modeste et ses grâces naïves
Avaient, ce matin-là, pour eux bien plus d’attrait
Que le verre enivrant que sa main leur offrait.


On fit dans le verger les chastes fiançailles.
Le soleil était chaud comme au temps des semailles :
De l’odeur des fruits mûrs l’air était parfumé ;
Le ciel brillait d’un feu tout inaccoutumé.
Le prêtre fut conduit à l’ombre du feuillage
Avec le vieux Leblanc notaire du village.
Du bonheur des amants s’entretenant tous deux
Basile et le fermier étaient assis près d’eux.
Et contre le pressoir et les ruches d’abeilles,
Avec les jeunes gens aux figures vermeilles
Etait le vieux Michel joueur de violon,
Charmant diseur de riens, beau chanteur de chanson,
Qui tenait bien l’archet et battait la mesure
En frappant du talon le tapis de verdure.

« Mais petit à petit se corrompit la loi :
« Aux misères du pauvre on n’ajouta plus foi,
« Et le faible, sans cesse en butte à l’ironie,
« Dut subir du plus fort la lâche tyrannie.
« On afficha le vice, et chaque tribunal
« Outragea l’innocence et protégea le mal.


« Un jour il arriva que certaine duchesse
« Perdit un collier neuf d’une grande richesse :
« N’ayant pu le trouver elle voulut, du moins,
« Venger avec éclat et sa perte et ses soins.
« Elle accusa de vol, en face de la ville,
« Une pauvre orpheline, une pieuse fille,
« Qui depuis de longs jours la servait humblement.
« Le procès, pour la forme, eut lieu bien promptement,
« Et le juge pervers condamna la servante
« A mourir au gibet d’une mort infamante.
« Autour de l’échafaud on vit les curieux,
« Pressés, impatients, inonder tous les lieux.
« La jeune fille vint, calme mais abattue,
« Subir son triste sort au pied de la statue.
« Le bourreau la saisit. Au moment solennel
« Où son âme montait vers le Juge Eternel,
« Un orage mugit ; l’impitoyable foudre
« Ebranle la colonne et la réduit en poudre,
« Et la balance tombe avec un sourd fracas ;
« Or dans un des plateaux qui se brisent en bas
« On voit un nid brillant… c’était un nid de pie
« Dans lequel s’enlaçait avec coquetterie

« Parmi les brins de foin, le collier précieux !
« C’est ainsi qu’éclata la justice des cieux ! »



Quand le père Leblanc eut fini son histoire
Basile ne dit mot mais ne parut rien croire ;
Il n’en conclua point qu’on n’avait désormais
Nul motif d’avoir peur des navires anglais.
Il voulait répliquer et manquait de langage.
Ses pensers demeuraient empreints sur son visage.
Comme sur une vitre, on voit dans les hivers,
La vapeur se geler sous mille aspects divers.



Alors Évangéline, à la braise de l’âtre,
S’empresse d’allumer la lampe au pied d’albâtre,
Et tout l’appartement luisant de propreté
Se remplit aussitôt d’une vive clarté.
Ensuite elle s’en vient déposer sur la table
Un pot d’étain rempli d’un cidre délectable,
Tandis que le notaire, étalant son papier,
Écrit d’une main prompte, et sans rien oublier
Les noms des contractants, la date et puis leur âge,
La dot qu’Évangéline apporte en mariage
Et tous les divers points sans en oublier un.
Et quand tout fut écrit comme voulait chacun,
Et qu’au bas du contrat en lisible écriture
Les témoins eurent mis chacun sa signature,

Le vieux fermier tira sa bourse de chamois
Puis offrit au notaire au moins deux ou trois fois
En bel et bon argent le prix de son ouvrage.
Le notaire charmé, forma, selon l’usage,
Des vœux pour le bonheur du couple fiancé :
Puis il prit sur la table après s’être avancé.
Le large pot d’étain où fermentait la bière,
Remplit, d’un air joyeux, la coupe tout entière,
Et but à la santé des gens de la maison.
Chacun prit à son tour l’écumeuse boisson.
Du cidre sur sa lèvre il essuya l’écume ;
Il prit son large feutre ; il prit sa longue plume,
Son rouleau de papier et donna le bonsoir.
Les amis qui restaient vinrent alors s’asseoir
En cercle devant l’âtre où pétillaient les flammes.
Évangéline prit le damier et les dames
Qu’elle alla présenter aux paisibles vieillards.
La lutte commença. Leurs anxieux regards
Voyaient avec plaisir les pions dresser un siège,
Et les dames tomber dans un perfide piège.
Cependant l’un et l’autre ils s’amusaient beaucoup
D’une manœuvre heureuse ou d’un malheureux coup.
Les fiancés assis dans la fenêtre ouverte
Écoutaient sur la rive expirer l’onde verte.
Heureux et souriants ils se parlaient d’amour,
En regardant les flots qui chantaient tour à tour,
Et les rubans de feu sur l’écume des vagues ;
La lune qui veillait, et les bruines vagues
Qui traînaient mollement leurs robes sur les prés ;
Et les étoiles d’or dans les cieux empourprés.

Que le vent de l’orage emporte sur les flots,
Lever ses poings nerveux en rugissant ces mots :
— « A bas ! ces fiers Anglais ! Ils ne sont point nos maîtres !
« A bas ! ces étrangers ! ces perfides ! ces traîtres
« Qui viennent en brigands détruire nos moissons !
« Qui veulent nous chasser pour piller nos maisons ! »
Il en aurait bien dit sans doute davantage,
Mais un brutal soldat à la mine sauvage,
Le frappant sur le front d’un gantelet de fer
L’étendit à ses pieds avec un ris d’enfer.


Pendant que cette scène affreuse et sans exemple
Se déroule, en plein jour, au milieu du saint temple,
La porte du chœur s’ouvre et le père Félix,
Dans sa tremblante main tenant un crucifix,
Vêtu de l’aube blanche et de la sainte étole,
Et le front entouré comme d’une auréole,
S’avance d’un pas sûr jusqu’au pied de l’autel.
Son cœur est abimé dans un chagrin mortel ;
Il voit son cher troupeau qui crie et se désole,
Lui parle avec douceur, et sa grave parole
Retentit comme un glas le soir du jour des morts :
— « Hélas ! que faites-vous ? et quels sont ces transports ?
« Pourquoi donc ces clameurs ? Pourquoi cette colère ?
« J’ai pendant quarante ans travaillé comme un père
« À vous rendre plus doux et plus humbles de cœur.
« Et vous ne savez point supporter le malheur !
« Aux âmes des payens vos âmes sont pareilles !
« De quoi m’ont donc servi la prière et les veilles,

 « Si vous n’êtes meilleurs ? Si vous ne savez plus
« Pardonner aux méchants comme font les élus ?
« Si loin de pardonner vous cherchez la vengeance ?
« C’est ici la maison d’un Dieu plein d’indulgence
« Ne la profanez point par d’aveugles excès.
« La haine ne doit pas au temple avoir d’accès.
« Oh ! voyez sur la croix ce Dieu qui vous contemple !
« Ce Dieu crucifié doit vous servir d’exemple !
« Voyez, mes bons enfants, quelles saintes douceurs
« Dans ce regard rempli de tristesse et de pleurs !
« Que de paix et d’amour sur cette lèvre pâle
« Qui semble dire encore, au moment où s’exhale,
« Comme un baume divin, le suprême soupir :
— « Père, pardonnez-leur ce qu’ils me font subir » —
« Mes enfants, disons donc, nous que la peine accable,
« Nous qui sommes l’objet d’une haine implacable ;
« 0 mon Père, pardon ! pardon pour nos bourreaux ! »
Après un jour brûlant, s’il pleut, les arbrisseaux
Verdissent dans les prés et nous semblent renaître.
Tels les cœurs abattus, aux paroles du prêtre,
Retrouvèrent la force et la tranquillité :
Et les bons villageois, avec humilité,
Levèrent sur le Christ des regards d’espérance
Et s’écrièrent tous, oubliant leur souffrance
Et tombant à genoux sous les sacrés arceaux :
« 0 mon père, pardon, pardon pour nos bourreaux ! »


Déjà le jour baissait. La voûte de l’église
Prenait, de place en place, une teinte plus grise ;

Un clerc vint allumer les cierges de l’autel ;
Et le Père Félix, sur un ton solennel,
Commença la prière ; et, d’une voix plaintive,
Mais avec un cœur plein d’une piété vive,
Le peuple infortuné pendant longtemps pria.
Prosternés à genoux, de L'Ave Maria
Tous ces pieux chrétiens à haute voix chantèrent
Les mots consolateurs, qui de nouveau montèrent,
Sur l’aile de l’amour, vers le trône de Dieu,
Comme autrefois Eli sur un char tout de feu.


Cependant du village un grand trouble s’empare,
Car on sait des anglais la conduite barbare ;
Et les yeux tout en pleurs, tremblants, épouvantés.
Les femmes, les enfants courent de tous côtés.
Longtemps Evangéline attendit son vieux père,
A la porte, debout, sous l’auvent solitaire,
Tenant sa main ouverte au-dessus de ses yeux
Afin d’intercepter les reflets radieux
Du soleil qui versait des torrents de lumière
Dans les chemins du bourg et sur l’humble chaumière
Dont il couvrait le toit d’un brillant chaume d’or ;
Du soleil qui semblait vouloir jeter encor
Un long regard d’amour sur cette noble terre
Que venait d’enchaîner l’égoïste Angleterre.
Sur la table était mise une nappe de lin :
Déjà pour le souper étaient servis le pain,
Un flacon de vieux cidre et le nouveau fromage
Et le miel odorant comme la fleur sauvage :

Puis au bout de la table était un vieux fauteuil.
Inquiète et tremblante on la vit sur le seuil
Jusqu’à l’heure tardive où, loin dans les prairies
Les ombres des grands pins sur les herbes fleuries,
S’allongent vers le soir : Et comme une ombre aussi
S’étendit la douleur dans son cœur tout transi.
Elle était accablée, et pourtant sa jeune âme,
Comme un jardin céleste, exhalait le dictame
De l’espoir, de l’amour et de la charité.
Oubliant sa faiblesse et sa timidité
Elle partit alors, et, dans tout le village,
Par des regards amis, par un pieux langage,
Courageuse, elle alla consoler, tour à tour,
Les vierges qui pleuraient leur tendre et pur amour ;
Elle alla ranimer les femmes désolées
Qui revenaient, en pleurs, et tout échevelées,
Dans leurs foyers déserts avec leurs chers enfants,
Car déjà la noirceur s’étendait sur les champs.


Le soleil descendit derrière les collines,
Et de molles vapeurs, de folâtres bruines,
De son orbe éclatant voilèrent les doux feux ;
De même qu’autrefois en des Temps merveilleux
Quand du Mont Sinaï descendit le prophète
Un éclatant nuage environna sa tête.
Et l’angelus sonna dans la vibrante tour
A l’heure de mystère où s’efface le jour.

Sur ses cheveux de neige on voyait, tour à tour,
L’ombre de quelque feuille ou les reflets du jour
Passer quand les rameaux se berçaient à la brise.
Son visage riant avec sa barbe grise
Brillait comme un charbon qui s’anime au foyer
Quand le vent prend la cendre et la fait tournoyer.
Il promena l’archet sur les cordes vibrantes :
L’instrument résonna : les danses délirantes
Commencèrent sur l’herbe, à l’abri du verger.
Le gazon s’inclina sous plus d’un pied léger.
Jeunes gens et vieillards s’unirent dans la danse.
Les brillants tourbillons roulèrent en cadence,
Sur l’émail du vert pré, sans trêve, sans repos,
Au milieu des ris francs et des tendres propos.
La plus belle parmi toutes ces jeunes filles,
La plus pure au milieu des vierges si gentilles,
C’était Évangéline ! et le plus beau garçon
C’était bien Gabriel le fils du forgeron !

Le matin passait vite : on était dans l’ivresse !
Mais voici qu’arrivait l’heure de la détresse !
On entendit sonner la cloche dans la tour ;
On entendit le bruit du sonore tambour,
Et l’église aussitôt se remplit tout entière.
Tremblant pour leurs époux, au fond du cimetière
Les femmes du village, en foule et tristement,
Attendirent la fin de cet événement.
Elles se cramponnaient aux angles de la pierre,
Aux saules qui des morts protégaient la poussière

Pour voir dans la chapelle à travers les vitreaux.
Avec un air d’orgueil, marchant à pas égaux,
Les soldats, deux à deux, des vaisseaux descendirent
Et tout droit à l’église à grands pas se rendirent.
Au son de leurs tambours de sinistres échos
Du temple profané troublèrent le repos.
Un long frémissement s’empara de la foule
Qui bondit comme un flot que la tempête roule.
La porte fut fermée avec de gros verrous.
Des féroces soldats redoutant le courroux
L’Acadien plein de crainte attendit en silence.
Bientôt le commandant avec fierté s’avance,
Monte jusqu’à l’autel, se tourne et parle ainsi :
— « Vous êtes en ce jour tous assemblés ici
« Comme l’a décrété Sa Majesté chrétienne,
« Honnêtes habitants de la terre Acadienne :
« Or vous n’ignorez pas que le roi fut clément,
« Fut généreux pour vous ; mais, vous autres, comment
« À de si grands bienfaits osez-vous donc répondre ?
« Consultez votre cœur il pourra vous confondre.
« Paysans, il me reste un devoir à remplir,
« Un pénible devoir ; mais dois-je donc faiblir ?
« Dois-je faire à regret ce que mon roi m’ordonne ?
« Je viens pour confisquer, au nom de la couronne,
« Vos maisons et vos biens avec tous vos troupeaux.
« Vous serez transportés à bord de nos vaisseaux,
« Sur un autre rivage où vous serez, peut-être,
« Un peuple tout nouveau, plus heureux et moins traître.
« Vous êtes prisonniers au nom du Souverain. »
En été quelquefois quand le soleil de juin,
Par l’ardeur de ses feux dessèche les prairies ;
Que les fleurs des jardins, que les feuilles flétries

Tombent, une par une, au pied de l’arbrisseau ;
Qu’on n’entend plus couler le limpide ruisseau ;
À l’horizon de flamme un point sombre, un nuage,
Portant dans son flanc noir le tonnerre et l’orage,
S’élève tout à coup, grandit, grandit toujours.
Le soleil effrayé semble hâter son cours :
Il règne dans les airs un lugubre silence :
Le ciel est noir ; l’oiseau vers ses petits s’élance ;
Et la cigale chante et l’air est étouffant ;
Le tonnerre mugit ; le nuage se fend ;
Le ciel vomit la flamme ; et la pluie et la grêle
Sous leurs fouets crépitants brisent l’arbuste frêle,
Et le carreau de vitre, et les fleurs et les blés.
Dans un des coins du clos un moment rassemblés,
Les bestiaux craintifs laissent là leur pâture —
Puis bientôt en beuglant, ils longent la clôture
Pour trouver un passage et s’enfuir promptement.
Des pauvres villageois tel fut l’étonnement
À cette heure fatale où le cruel ministre
Eut sans honte élevé sa parole sinistre.
Ils courbèrent le front sous le poids du malheur ;
Ils restèrent muets de peine et de terreur.
Mais bien vite au penser de ce sanglant outrage,
S’alluma dans leur âme une bouillante rage :
Vers la porte du temple ils s’élancèrent tous.
C’est en vain toutefois qu’ils redoublent leurs coups :
Elle ne s’ouvre point ! Des soupirs, des prières,
Des imprécations et des menaces fières
Font bien haut retentir en cet affreux moment
Le lieu de la prière et du recueillement.
Tout à coup dans la foule on vit le vieux Basile,
Frémissant, agité comme un bateau fragile

Les pauvres Acadiens défilent deux à deux.
Mille ignobles soldats se tiennent auprès d’eux.
Comme des pélerins, bien loin sur quelque rive
Vont ensemble chantant une chanson naïve,
Un air de la Patrie, un antique refrain,
Pour calmer la fatigue et l’ennui du chemin ;
Ainsi les prisonniers chantaient avec courage,
Mais d’une voix plaintive, en allant au rivage ;
Et leurs femmes, leurs sœurs et leurs filles pleuraient !
Tour à tour, cependant, ces chants pieux mouraient.
Mais tout à coup voici qu’un nouveau chant commence :
—« Cœur sacré de Jésus, ô source de clémence,
« Cœur sacré de Marie, ô fontaine d’amour,
« Hélas ! secourez-nous en ce malheureux jour !
« Nous sommes exilés sur la terre des larmes !
« Pitié ! pitié pour nous dans nos longues alarmes ! »
Les jeunes paysans commencèrent d’abord ;
Puis les vieillards émus, à leur pieux accord,
Unirent aussitôt leur chant tremblant et grave ;
Et le vent qui des prés portait l’odeur suave,
Les femmes qui suivaient le cruel régiment,
Et les petits oiseaux qui voltigeaient gaîment
Sous la pourpre du ciel et la nue orgueilleuse
Mêlèrent à ces voix leur voix mélodieuse !


Assise au pied d’un arbre à côté du chemin,
En silence et le front appuyé sur sa main,
Levant, de temps en temps, un œil d’inquiétude
Vers le bourg devenu comme une solitude,

La jeune Evangéline attendait les captifs.
Comme le bruit des flots qui heurtent les récifs
Elle entendit leurs pas sur la terre durcie.
À leur touchant aspect son âme fut saisie
D’un pénible tourment, d’une affreuse douleur.
Elle voit Gabriel ! quelle étrange pâleur
Sur sa noble figure, hélas ! s’est répandue !
Elle vole vers lui, frissonnante, éperdue,
Presse ses froides mains : « Gabriel ! Gabriel !
« Ne te désole point ! soumettons-nous au ciel :
« Il veillera sur nous ! Et que peuvent les hommes,
« Que peuvent leurs desseins contre nous si nous sommes
« L’un et l’autre toujours unis par l’amitié ! »
Sur ses lèvres de rose, à ces mots de pitié,
Avec grâce voltige un triste et doux sourire ;
Mais voici que soudain sa chaste joie expire,
Elle tremble et pâlit. Au milieu des captifs
Elle voit un vieillard, dont les regards plaintifs
Se reposent, de loin, avec amour, sur elle :
Ce vieillard, c’est son père ! Une peine mortelle,
Un profond désespoir ont altéré ses traits !
Il porte sur son front la trace des regrets :
On ne voit plus le feu jaillir de sa paupière :
Son humble vêtement est couvert de poussière.
Lui jadis si joyeux il est tout abattu !
Il paraît dépouillé de force et de vertu.
Parmi ses compagnons tristement il chemine ;
Il pleure en regardant sa chère Evangéline.
Puis elle, avec transport, se jette dans ses bras.
Le couvre de baisers, et s’attache à ses pas :
Mais sa voix adorable et sa vive tendresse
Du vieillard désolé calment peu la tristesse !

C’est alors que l’on vit, au bord des sombres flots,
Un spectacle navrant. Les grossiers matelots,
En entendant les cris des malheureuses femmes,
Plus gaîment replongeaient dans les ondes leurs rames :
Par d’horribles jurons les soldats insolents
Des prisonniers craintifs hâtaient les pas trop lents.
L’époux désespéré parcourait la pelouse,
Cherchant, de toutes parts, sa malheureuse épouse.
Les mères appelaient leurs enfants égarés,
Et les petits enfants allaient, tout effarés,
Pareils à des agneaux cherchant leurs tendres mères !
Femme, cesse tes pleurs et tes plaintes amères :
Car tes pleurs seront vains et tes cris superflus !
Ton enfant bien-aimé tu ne le verras plus !
Et toi, petit enfant, tu commences la vie
Et déjà pour jamais ta mère t’est ravie !
On sépare, en effet, les femmes des maris ;
Les frères de leurs sœurs ; les pères de leurs fils.
Sur le sein de sa mère en vain l’enfant s’attache,
Aux baisers maternels un matelot l’arrache,
Et l’emporte, en riant, jusqu’au fond du vaisseau,.
Quels soupirs ! quels transports ! quels cris, ô Gasperau,
S’élevèrent alors de ta rive tranquille !
Le jeune Gabriel et son père Basile,
Sur deux vaisseaux divers, furent ainsi traînés,
Tandis qu’auprès des flots restèrent enchaînés
Benoît et son enfant, la douce Evangéline.
Le soleil disparut en dorant la bruine.
La nuit vint de nouveau ; mais tout n’était pas fait.
La moitié des captifs sur la grève restait.
A son tour, l’océan, onduleux et limpide,
Reflua vers son lit, laissant le sable humide

Au loin tout recouvert d’algues, de noueux troncs,
D’arbres déracinés et de flexibles joncs.


Cependant les canots échoués sur le sable
Pour reprendre leur tâche impie et méprisable
De la haute marée attendaient le retour.
Auprès les matelots s’endormaient tour à tour
Après s’être repus de tabac et de bière.
Parmi les chariots, le long de la rivière,
Les pauvres exilés, sans abri, sans maison,
Ayant pour toit le ciel, pour couche le gazon,
Erraient plaintivement comme de pâles ombres.
Leur retraite semblait un amas de décombres.
Vainement de s’enfuir à la faveur du soir
Ils auraient, dans leur âme, entretenu l’espoir,
Epiant tous leurs pas, soupçonneuses, cruelles,
Partout se promenaient d’actives sentinelles.


Alors comme le soir descendait sur les champs
On entendit les voix des troupeaux mugissants
Qui laissaient leur pâture et regagnaient l’étable
En broutant aux buissons une feuille agréable.
Mais la grasse génisse attendit vainement :
L’étable était fermée ; et son long beuglement
Ne fit point revenir la joyeuse laitière
Avec un peu de sel et sa blanche chaudière.

Comme un pâle fantôme, anxieuse et plaintive,
Marchant à pas pressés, Évangéline arrive
À l’église où régnait un silence de mort.
Elle cherche les siens et pleure sur leur sort ;
Elle entre au cimetière ; elle s’arrête, écoute :
Tout est calme et muet sous la modeste voûte.
Un noir pressentiment, une vague souleur
Dans son cœur abattu se mêle à la douleur ;
D’une tremblante voix deux fois elle s’écrie :
« Gabriel ! Gabriel ! » et de sa main flétrie
Elle assèche les pleurs qui coulent de ses yeux.
Mais rien ne lui répond : tout est silencieux,
Et les tombeaux des morts, dans le sein de la terre,
Élèvent plus de voix, cachent moins de mystère
Que ce temple qui semble un tombeau de vivants !
Marchant le front courbé sur les sables mouvants
Elle revient alors, l’esprit rempli de trouble,
Au foyer paternel où son chagrin redouble
A l’aspect désolé de chaque appartement.
Sous le toit solitaire entraient rapidement
Les ombres de la nuit et les spectres livides ;
Les fantômes du soir hantaient les chambres vides.
Le souper sur la table était encore entier
Et la flamme dormait sous la cendre, au foyer.
Sur l’escalier ses pas faiblement retentirent
Et de tristes échos à leur bruit répondirent.
De nuages épais le ciel était couvert.
Elle entendit frémir, près du châssis ouvert,
Le sycomore ombreux dont le riche feuillage
Crépitait sous la pluie et le vent d’un orage.
Déchirant le ciel noir d’éblouissants éclairs
D’une horrible lueur firent briller les airs.

Le tonnerre roula de colline en colline.
Dans sa chambre, à genoux, la pauvre Évangéline
Se rappela qu’au ciel est un Dieu juste et bon
Qui voit tout l’univers s’incliner à son nom :
Elle se rappela cette jeune servante
Dont Leblanc avait dit l’histoire consolante.
Son âme se calma, son front devint vermeil.
Puis elle s’endormit d’un paisible sommeil.


V


Quatre fois le soleil, sorti du sein des ondes.
Fit pleuvoir sur Grand Pré ses feux en gerbes blondes ;
Quatre fois, en dorant l’humble croix du clocher,
Il disparut derrière un noirâtre rocher
Qui découpait au ciel une ligne bizarre,
A cette heure suave où l’aurore se pare
Des roses qu’elle cueille à l’approche du jour
Le coq joyeux chanta dans chaque basse-cour.
Et pendant qu’il chantait, livides et muettes,
Conduisant vers la mer leurs pesantes charrettes,
Le chapelet au cou, les femmes, tour à tour,
Sortirent, à pas lents, des hameaux d’alentour.
Elles mouillaient de pleurs la poussière des routes,
Et puis, de temps en temps, elles s’arrêtaient toutes
Pour regarder encore une dernière fois
Le clocher de l’église et leurs modestes toits
Et leurs paisibles champs et leur joli village,
Avant que la forêt qui borde le rivage

Ne les vint pour jamais ravir à leurs regards.
Et les petits enfants, loquaces et gaillards
Aiguillonnant les bœufs de leurs voix menaçantes,
Marchaient à leurs côtés, et leurs mains innocentes
Serraient contre leur cœur quelques hochets bien chers
Qu’ils voulaient emporter de l’autre bord des mers.


Ils arrivent enfin dans ce lieu solitaire
Où la Gasperau mêle, en bruissant, son eau claire
Aux flots de l’Océan. Pâles, les yeux hagards,
On les voit sur la rive errer de toutes parts !
On voit des paysans le modeste bagage
Pêle-mêle entassé sur la berge sauvage !
Et tout le long du jour les fragiles canots
Les transportent à bord des superbes vaisseaux !
Et tout le long du jour de nombreux attelages,
Chargés péniblement, descendent des villages !


L’aile sombre du soir sur le bourg s’étendit :
Un grand calme régnait. Soudain l’on entendit
Le triste roulement des tambours à l’église.
Une terreur profonde, une horrible surprise
Des femmes du hameau font tressaillir les cœurs.
Et, bravant des soldats les sarcasmes moqueurs,
Elles courent au temple, en assiègent la porte.
Mais voici qu’aussitôt, le front haut, l’âme forte,

46 ÉVANGÉLINE.
Et sur la mer houleuse, avec le grondement
Du fer rouge qu’on plonge en l’eau subitemen,
On entendit alors des jeunes tourterelles
Les doux roucoulements et les battements d’ailes !
On entendit le coq chanter dans le lointain
Comme pour saluer le réveil du matin !
On entendit les cris et les hurlements tristes
Du chien qui de son maître interrogeait les pistes !
Et les longs beuglements des troupeaux inquiets !
Et les vagues soupirs des profondes forêts !
Et les hennissements des chevaux hors d’haleine
Qui couraient effrayés, écumants, vers la plaine !
Et tous ces bruits divers formaient un bruit affreux
Comme le bruit qui trouble un camp aventureux
Qui vient de s’endormir sur l’herbe des prairies,
Ou sous les verts arceaux, près des rives fleuries
Du joli Nebraska bordé de bois ombreux,
Quand viennent à passer, par un soir orageux,
Tout auprès de l’endroit où s’élèvent les tentes,
Les naseaux enflammés, les crinières flottantes,
De sauvages coursiers qu’emporte le courroux,
Et d’agiles troupeaux de bisons au poil roux
Qui courent s’élancer, tout couverts de poussière,
Dans les vagues d’argent de la tiède rivière.


A l’aspect du fléau les malheureux captifs
Firent trembler les airs de leurs accents plaintifs :
— « Ils brûlent nos foyers ! Hélas quelle est leur rage !
« Nous ne reverrons plus notre joli village, ÉVANGÉLINE.

47

« Nos paisibles foyers, notre temple béni,
Quand notre amer exil enfin sera fini ! »


Parmi les paysans dispersés sur la berge,
Etonnés et sans voix, le saint prêtre et la vierge
Regardaient la lueur qui grandissait toujours.
Assis à quelques pas, refusant tout secours,
Benoît leur compagnon demeurait impassible
Et semblait ne point voir la scène indescriptible
Qui se passait alors sur le bord de la mer.
Après quelques instants d’un calme bien amer,
Lorsque pour lui parler tous deux ils se levèrent,
0 surprise ! ô douleur ! alors ils le trouvèrent
Etendu sur le sol, froid et sans mouvement !
Le prêtre lui leva la tête doucement ;
Et la vierge tombant à genoux sur la terre,
Près des restes sacrés de son bien-aimé père,
Poussa de longs sanglots et puis s’évanouit.
Et jusqu’à l’heure où l’aube au ciel s’épanouit
Comme une fleur au bord d’un odorant parterre,
La pauvre enfant dormit ce sommeil de mystère,
Ce lourd sommeil qu’on nomme évanouissement.
Quand elle s’éveilla le fond du firmament
Etait encore rougi par le feu du village ;
Les galets de la rive et l’herbe et le feuillage
Etincelaient encor. Les amis l’entouraient.
Pâles, silencieux, plusieurs d’entre eux pleuraient
En reposant sur elle un regard de tristesse.
Un grand cri s’échappa de son âme en détresse 48

ÉVANGÉLINE.

Et ses yeux, par torrents, répandirent des pleurs
Alors qu’elle put bien comprendre ses malheurs.
— «Enterrons sa dépouille au pied de ce grand hêtre, »
Dit aux captifs émus le vénérable prêtre,
« Enterrons sa dépouille au bord des vastes mers ;
Et si nous revenons après de longs hivers
« Nous pourrons transporter son corps au cimetière
« Et planter une croix sur sa froide poussière ! »


Au bord de l’océan par les feux éclairé
Le vertueux Benoît fut, sans pompe, enterré.
Nul cierge ne brûla près de ses humbles restes ;
Nul chant n’alla frapper les portiques célestes ;
La cloche du hameau ne sonna point de glas ;
Mais le peuple gémit. La mer avec éclats
Répondit, à l’instant, à ses plaintes funèbres.
On aurait dit entendre, au milieu des ténèbres,
Les versets alternés, graves et solennels
Des moines à genoux devant les saints autels.
Or ce fracas de l’onde annonçait la marée.
Chaque barque du bord aussitôt démarrée,
Bondit légèrement et glissa sur les flots.
Les soldats au cœur dur, les sales matelots
Reprirent, tout joyeux, leur odieuse tâche,
Et chantant, et sifflant, et ramant sans relâche,
Ils eurent bientôt mis sur le pont des vaisseaux
Les colons qui restaient au bord des vastes eaux.
Des vents impétueux dans les haubans sifflèrent ;
L’océan reflua ; les voiles se gonflèrent, ÉVANGÉLINE. 49
Et les vaisseaux, hissant leurs brillants pavillons,
Ouvrirent, dans les flots, de bouillonnants sillons !


Ils laissaient la ruine au milieu du village,
Et la cendre des morts sous le tuf du rivage !

Nul oiseau ne chanta le coucher de ce jour.
On n’ouït point sonner l’Angelus dans la tour.
On ne vit point surgir de légères fumées,
Ni luire de lumière aux fenêtres fermées !


Afin de réchauffer leurs membres engourdis
Plusieurs des paysans, parmi les plus hardis,
Allèrent amasser, sur le tuf de la rive,
Quelqu’épave venue au bord à la dérive,
Et firent de grands feux. Bientôt on put les voir
Qui venaient, tour à tour, sur des roches s’asseoir
Autour de ces brasiers aux vives étincelles.
L’on ouït encor, là, des menaces nouvelles,
Des lamentations et des gémissements !
Des enfants nouveau-nés les longs vagissements,
Les pleurs et les sanglots des vierges et des femmes,
Et les cris furieux des hommes dont les âmes
Sortaient soudainement d’une longue torpeur
Montèrent à la fois au trône du Seigneur.
Et parmi les soldats dédaigneux et farouches,
Sans craindre les jurons qui sortaient de leurs bouches.
Passait silencieux le bon Père Félix :
Et toujours dans sa main tenant le crucifix
Il allait plein d’ardeur, humble et divin apôtre,
Sans se décourager, d’une troupe vers l’autre,
Pour calmer et bénir son peuple infortuné.
En arrière des feux, sous un arbre incliné,
Il vit Évangéline assise avec son père.
Le front majestueux de ce vieillard austère

Aux lueurs du brasier reluisait de pâleur ;
Son œil hagard et fixe exprimait la douleur ;
Ses mains se bleuissaient ; la vie ou la pensée
Sur son front chauve et blanc paraissait effacée,
Et sa lèvre livide était sans mouvement,
Sa fille, toute en pleurs, prodiguait vainement
Les plus aimables soins, la plus douce tendresse,
Il était insensible aux pleurs de sa détresse
Comme à son dévoûment, comme à ses mots d’espoir.
Sur les feux qu’attisait le léger vent du soir,
Ouverts sinistrement, mornes, vitreux et ternes,
Ses yeux étaient fixés pareils à deux lanternes
Qui jettent, en mourant, une faible lueur.
Un lugubre rayon, à travers la noirceur.
— « Benoît ! allons, Benoît, soyons forts dans l’épreuve,
« Et bénissons les maux dont le ciel nous abreuve, »
Dit alors le bon prêtre avec force et respect.
Il en aurait dit plus, mais au pénible aspect
De ce vieillard mourant, de cette jeune fille
Qui bientôt n’aurait plus ici-bas de famille,
Son âme se gonfla ; comme un chant dans les bois
Sur sa lèvre entr’ouverte alors mourut sa voix.
Il posa ses deux mains sur la vierge plaintive,
Promena ses regards un moment sur la rive,
Les leva, tout en pleurs, vers la voûte des cieux
Où, dans la pourpre et l’or de leurs sentiers si vieux,
Le soleil bienfaisant, les étoiles sereines
Roulent, avec accord, peu soucieux des peines
Qui troublent ici-bas l’infortuné mortel.
Et quand il eut fini d’invoquer l’Éternel,
Il s’assit en silence auprès de l’humble vierge,
Et tous deux, bien longtemps, pleurèrent sur la berge.

Une lueur parut du côté du midi.
Quand de la lune d’août le disque ragrandi
S’élève, vers le soir, à l’horizon de brume,
Rouge comme du sang, tout l’espace s’allume.
Aux reflets argentés de l’astre de la nuit
Chaque brin de verdure et chaque feuille luit ;
La mer semble rouler des flammes au rivage,
Et l’on dirait qu’au loin brûle une vaste plage.
Telle on vit, vers le sud, dans cette nuit d’horreur,
S’élever et grandir l’effrayante lueur :
Le bourg semblait couvert d’un sanglant et lourd voile ;
Dans un ciel embrasé l’on vit pâlir l’étoile ;
Puis elle disparut comme devant le jour ;
Les coteaux, les forêts et les toits d’alentour
Reflétaient des clartés inconstantes et vagues ;
De sanglantes lueurs roulaient avec les vagues ;
Sur le bord de la mer, près des flots écumants,
Les sables scintillaient comme des diamants,
Les voiles, les huniers des navires superbes
De feux aériens semblaient lancer des gerbes.
Le sol parut trembler ; il se fit un grand bruit
Que redirent longtemps les échos de la nuit ;
Et l’on vit s’écrouler, tout en feu, le village,
Comme un arbre puissant qu’abat, pendant l’orage,
Les carreaux de la foudre ou les fiers aquilons.
Une épaisse fumée, en sombres tourbillons,
S’éleva vers le ciel avec d’affreux murmures.
Les flambeaux enflammés du chaume des toitures,
Emporté dans les airs par un vent irrité,
Sillonnèrent longtemps l’ardente obscurité.
Les flammèches, la cendre, en brûlante poussière,
Tombèrent sur les flots de l’étroite rivière

« Il goûte le repos dans le sein de la terre,
« Et moi je traîne encore une existence amère ! »
Parfois elle entendait un bruit, une rumeur
Qui lui rendait l’espoir et ranimait son cœur ;
Elle parlait aussi quelquefois, sur sa route,
A des gens qui disaient avoir connu, sans doute,
Cet titre bien aimé qu’elle cherchait en vain ;
Mais c’était, par malheur, dans un pays lointain.
— « Oh ! oui, disaient les uns, touchés de sa tristesse.
« Nous l’avons bien connu Gabriel Lajeunesse !
« Un aimable garçon dont les tristes malheurs
« Nous ont jadis, souvent, fait répandre des pleurs !
« Son père l’accompagne : il se nomme Basile :
« C’est un bon forgeron, un vieillard fort agile.
« Ils sont coureurs-des-bois ; ils sont chasseurs tous deux,
« Et parmi les chasseurs leur renom est fameux.»
— « Gabriel Lajeunesse ? il fut, disaient les autres,
« S’il nous en souvient bien, assurément des nôtres.
« De la Louisiane il franchit avec nous
« Les plaines sans confins et les nombreux bayous. »
Souvent on lui disait : « Ta misère, ta peine,
« Pauvre enfant, sera-t-elle aussi longue que vaine ?
« Pourquoi toujours l’attendre et l’adorer toujours ?
« Il a peut-être, lui, renié ses amours.
« Et n’est-il pas d’ailleurs, dans nos petits villages,
« Des garçons aussi beaux et même d’aussi sages ?
« Combien seraient heureux de vivre auprès de toi !
« Tu charmerais leur vie ; ils béniraient ta loi.
« Et Baptiste Leblanc, le fils du vieux notaire,
« A pour toi tant d’amour qu’il ne saurait le taire ;
« Donne-lui le bonheur en lui donnant ta main ;
« Et que dès ici-bas ta peine ait une fin. »

A ceux qui lui tenaient ce discours raisonnable,
Elle disait pourtant : « Oh ! je serais : coupable !
« Puis-je donner ma main à qui n’a point mon cœur ?
« L’amour est un flambeau dont la vive lueur
« Eclaire et fait briller les sentiers de la vie,
« L’âme qui n’aime pas au deuil est asservie ;
« Le lien qui l’enchaîne est un lien d’airain,
« Et pour elle le ciel ne peut être serein. »


Souvent son confesseur, ce vieil ami fidèle,
Qui depuis le départ avait veillé sur elle,
En attendant qu’un père au ciel lui fût rendu,
Lui disait : « Mon enfant, nul amour n’est perdu.
« Quand il n’a pas d’écho dans le cœur que l’on aime ;
« Quand d’un autre il ne peut faire le bien suprême,
« Il revient à sa source et plus pur et plus fort ;
» Et l’âme qu’il embrase aime son triste sort.
« L’eau vive du ruisseau qui s’est au loin enfuie
« Dans le ruisseau retombe en abondante pluie.
« Sois ferme et patiente au milieu de tes maux :
« Le vent qui peut briser les flexibles rameaux
« Fait à peine frémir les branches du grand chêne,
« Sois fidèle à l’amour qui t’accable et t’enchaîne :
« Ne crains pas de souffrir, et bénis tes regrets :
« La souffrance et l’amour sont deux sentiers secrets
« Qui mènent sûrement à la sainte Patrie. »
La pauvre Evangéline, à ces mots attendrie,
Levait, avec espoir, ses beaux yeux vers le ciel :
La coupe de ces jours avait bien moins de fiel :

Elle croyait encore entendre, dans son âme,
La mer se lamenter en déroulant sa lame ;
Et, parmi les soupirs et les tristes sanglots,
S’élevait une voix qui dominait les flots ;
Une voix ravissante et pleine de mystère,
Qui lui disait bien haut : « Infortunée, espère ! »


Ainsi la pauvre enfant, durant bien de longs jours,
Promena son espoir, sa peine et ses amours.
Son pied nu se brisa sur la ronce et l’ortie
Qui partout obstruaient le sentier de sa vie !


Esprit mystérieux, reprends ton noble essor !
Guide-moi, de nouveau, je veux la suivre encor !
La suivre par le monde où, seule, elle est allée ;
Comme le voyageur, le long d’une vallée,
Suit le cours sinueux d’un rapide ruisseau !
Loin des bords, quelquefois, il voit la nappe d’eau
Resplendir au soleil à travers la verdure ;
Quelquefois, près des bords, il entend son murmure
Et ne la voit point fuir sous l’épais arbrisseau :
Ainsi je la suivrai jusques à son tombeau !



II




Mai semait dans les champs le lis et l’immortelle.
Rapide et frémissante une longue nacelle
Glissait sur les flots d’or du Grand Mississippi.
Elle passa devant le Wabash assoupi,
Et devant l’Ohio qui balance ses ondes
Comme un champ de maïs berce ses tiges blondes.
Or ceux qui la montaient étaient des Acadiens,
De pauvres exilés dépouillés de leurs biens,
Triste et frêle débris d’un peuple heureux naguère,
Aujourd’hui dispersé sur la rive étrangère.
Une même croyance et les mêmes malheurs
Unissaient fortement ces pieux voyageurs.
A travers les forêts, les campagnes fleuries,
A travers les vallons et les vertes prairies,
Sur les sables ou l’onde ils s’en allaient errants,
Cherchant, de toutes parts, leurs amis, leurs parents.
Parmi ces fugitifs la belle Evangéline,
Semblable, en ses ennuis, au cyprès qui s’incline
Sur la fosse profonde où dort un malheureux,
Allait avec Félix son guide vertueux.


Le jour naît et s’enfuit, et la frêle pirogue,
Sur le fleuve écumeux, toujours se berce et vogue.

DEUXIÈME PARTIE

I

Déjà s’étaient enfuis bien de sombres hivers,
Les coteaux et les champs s’étaient souvent couverts
De verdure, de fleurs et d’éclatantes neiges,
Depuis le jour fatal où des mains sacrilèges
Allumèrent le feu qui consuma Grand Pré ;
Depuis qu’à des tyrans un peuple fut livré
Par la plus hypocrite et noire perfidie ;
Depuis que loin des bords de la belle Acadie,
La brise fit voguer les vaisseaux d’Albion
Qui traînaient en exil toute une nation !


Les pauvres Acadiens, sur de lointaines plages,
Furent disséminés comme les fruits sauvages
Qui tombent d’un rameau que l’orage a cassé,
Ou les flocons de neige alors qu’un vent glacé

Agite les brouillards qui voilent Terre Neuve
Ou les bords escarpés du gigantesque fleuve
Qui roule au Canada ses flots audacieux.
Sans amis, sans foyers, sous de rigides cieux
Ils errèrent longtemps de village en village,
Depuis les régions où l’impur marécage,
Où la tiède savane, au milieu des roseaux,
Sous un soleil brûlant laissent dormir leurs eaux,
Jusqu’à ces lacs du Nord dont les rives désertes
Sont de neige et de fleurs tour à tour recouvertes ;
Depuis les océans jusqu’au plateau lointain
Où, dans ses vastes bras, le fleuve souverain
Saisit les bancs de sable et dans la mer les pousse,
Avec les frais débris de liane et de mousse,
Pour recouvrir les os de l’antique mammouth.
Ils n’avaient nulle part ce qu’ils cherchaient partout :
La pitié d’un ami, le toit sacré d’un hôte !
Et plusieurs, sans parler, cheminaient côte à côte ;
Ils ne recherchaient plus le foyer d’un ami :
Leur âme désolée avait assez gémi :
Ils demandaient, ceux-là, la paix à la poussière.
Leur histoire est écrite en plus d’un cimetière,
Sur la pierre ou la croix qui couvre leurs tombeaux.
Or parmi ces captifs qui traînaient de leurs maux,
Sous des cieux étrangers, la chaîne douloureuse,
On vit errer longtemps une enfant malheureuse.
Elle était jeune encore, et son grand œil rêveur
Semblait toujours fixé sur un monde meilleur.
Oui, la pauvre proscrite, elle était jeune et belle !
Mais hélas ! bien affreux s’étendait devant elle
Le désert de la vie et ses âpres sentiers
Tout bordés des tombeaux de ceux qui les premiers

Fléchirent dans l’exil, sous le poids des souffrances !
Elle avait vu s’enfuir ses douces espérances,
Ses rêves de bonheur et ses illusions !
Dans son cœur était mort le feu des passions !
Son âme ressemblait à quelque solitude
Où l’étranger chemine avec inquiétude
N’ayant, pour se guider, dans ces lieux incertains,
Que les débris des camps, que les brasiers éteints,
Et que les os blanchis qui luisent à la lune.
Le souffle destructeur d’une longue infortune
Avait, à leur aurore, empoisonné ses jours :
Elle n’avait pas vu le milieu de leur cours,
Et déjà descendait à grands pas vers la tombe !
Elle était l’humble fleur qui naît, pâlit et tombe !
Elle était le matin avec son ciel vermeil,
Ses chants mélodieux et son brillant soleil,
Qui tout à coup s’arrête en sa marche pompeuse,
Pâlit et redescend vers sa couche moelleuse.
Dans les villes, parfois, elle arrêtait ses pas :
Mais les vastes cités ne lui redonnaient pas
L’ami qu’elle pleurait, la paix du cœur perdue !
Elle en sortait bientôt, gémissante, éperdue,
Et poursuivait encor ses recherches plus loin,
Faible et lasse, parfois, se croyant sans témoin,
Elle venait s’asseoir au fond des cimetières,
Les regards attachés sur les croix ou les pierres
Qui protégeaient des morts le suprême repos.
Elle s’agenouillait, parfois, sur ces tombeaux
Où nulle inscription ne répète à la foule
L’humble nom du mortel que son pied distrait foule,
Puis elle se disait : « Peut-être qu’il est là !…
« La tombe qui devait nous unir la voilà !

Ou des limpides eaux qui coulent sous les bois,
On entendait des bruits, mystérieuses voix,
Qui s’élevaient du fond de cette solitude,
Et venaient se mêler aux cris d’inquiétude
Des oiseaux effrayés qui prenaient leur essor,
Aux longs rugissements du sombre alligator.


Les rameurs poursuivaient leur course solitaire.
Le matin, quand le jour vint sourire à la terre,
Que d’un éclat nouveau la fleur des champs brilla,
Le lac étincelant d’Atchafalaïa
Déroulait devant eux son onde miroitante
Et leur rendait l’espoir en comblant leur attente.
Dans l’ondulation les légers nénuphars
Balançaient mollement leurs calices blafards ;
Des lotus empourprés les corolles mignonnes,
Sur le front des proscrits se tressaient en couronnes ;
L’air était embaumé des suaves senteurs
Que les magnolias épanchaient de leurs fleurs,
Et que la tiède brise emportait sur son aile.
Suivant le cours des flots la rapide nacelle
Longea bientôt les bords onduleux et pourprés
D’îles aux verts contours, aux luxuriants prés,
Que les oiseaux charmaient de leurs cantates gaies,
Que les rosiers en fleurs cernaient de blondes haies,
Où la mousse et l’ombrage invitaient au sommeil
Le voyageur errant brûlé par le soleil.

Vers le rivage ombreux de la plus riante île
Les voyageurs lassés guident l’esquif agile,
L’amarrent fortement au plus noueux rameau
D’un grand saule-pleureur qui se penche sur l’eau,
Et se dispersent tous sous les épaisses treilles.
Fatigués du travail et d’une nuit de veilles,
Ils dormirent bientôt d’un sommeil bienfaisant.
Au-dessus de leurs fronts, sourcilleux et pesant,
Le cèdre séculaire élevait son grand cône :
A ses bras étendus s’accrochait la bignone
Dont la coupe d’argent se balançait dans l’air.
Et le vif colibri, luisant comme un éclair,
Volait, de fleur en fleur, avec un doux bruit d’aile,
Et caressait leur sein de son bec infidèle.
La vigne suspendait ses rameaux tortueux,
Son feuillage enlacé, ses ceps durs et noueux,
Et formait des treillis, des échelles étranges
Comme celle où Jacob vit, en songe, deux anges,
Deux anges du Seigneur descendre et remonter.
Les doux reflets du jour faisaient luire et flotter
Devant l’esprit rêveur de la jeune orpheline
Un espoir ravissant, une image divine.


Cependant sur les flots unis comme un miroir
Venait rapidement un esquif au flanc noir.
Elégant et léger il effleurait les lames.
Des chasseurs le montaient, et leurs flexibles rames
Battaient l’onde, en cadence, au refrain des chansons :
Ils allaient vers le nord, la terre des bisons.

Un jeune homme pensif, à la brune prunelle,
Etait au gouvernail et guidait la nacelle.
Son poignet musculeux annonçait la vigueur,
Mais son œil était plein d’une morne langueur,
Son âme était bercée au vent de la tristesse…
Ce jeune homme c’était Gabriel Lajeunesse !
Sans plaisir, sans espoir, redoutant l’avenir,
Et toujours poursuivi par l’affreux souvenir
Des maux qui l’accablaient depuis quelques années,
Il fuyait tous les lieux pour fuir ses destinées :
Il allait demander l’oubli de ses regrets,
Et l’oubli de lui-même aux lointaines forêts.


Creusant un sillon d’or dans l’élément docile,
Le vagabond esquif s’avance jusqu’à l’île
Où s’était arrêté le canot des proscrits ;
Mais il ne vogue point sous les rideaux fleuris
Que le palmier formait de son large feuillage ;
Il longe l’autre bord plus triste et plus sauvage.


Gabriel le chasseur, sur sa rame courbé,
Ne vit point, à la rive, un canot dérobé
Sous les tissus de jonc et les branches de saule ;
Il ne vit point, non plus, la fraîche et blanche épaule
D’une vierge endormie à l’ombre des palmiers.
Le bruit des avirons, le chant des nautonniers

Ne réveillèrent point ceux qui dormaient, comme elle,
Sous la mousse des bois, sous le toit de dentelle
Que les rameaux touffus formaient au-dessus d’eux.
Le canot des chasseurs glissa sur les flots bleus
Comme, sur un jardin, l’ombre d’un haut nuage :
Et quand il eut longé la courbe du rivage,
Que le cri des tollets mourut dans le lointain,
Plusieurs des fugitifs s’éveillèrent soudain,
L’esprit bouleversé d’une angoisse inouïe.
Mais aux pieds du pasteur la vierge réjouie
Vint se précipiter avec émotion :

— « Ô mon père, dit-elle, est-ce une illusion
« Qui de mes sens troublés soudainement s’empare ?
« Est-ce un futile espoir où mon âme s’égare ?
« Ài-je entendu la voix d’un Ange du Seigneur ?
« Quelque chose me dit, dans le fond de mon cœur,
« Que mon cher Gabriel est près de cette plage ! »
Mais un reflet de pourpre inonda son visage,
Et puis elle ajouta mélancoliquement :
« 0 mon père, j’ai tort, j’ai tort assurément
« De te parler ainsi de ces choses frivoles :
« Ton esprit sérieux haît ces vaines paroles. »
— « Mon enfant, » répliqua le sensible pasteur,
« Ton espoir est permis, ton rêve est enchanteur,
« Et tes illusions, pour moi, ne sont point vaines.
« Puissent-elles marquer le terme de tes peines !
« Lorsque sur notre esprit flotte un pressentiment,
« C’est pour nous avertir de quelqu’événement,
« Comme au-dessus des flots la bouée attachée
« Avertit que, sous elle, une ancre gît cachée.
« Espère, ô mon enfant, et calme ton souci :
« Ton ami Gabriel n’est pas bien loin d’ici,


Elle effleure, tantôt, le pied d’un noir rocher,
Tantôt, parmi les joncs, on la voit se cacher.
Quand l’aile de la nuit s’entr’ouvre sur la terre
Elle cherche, à la côte, un abri solitaire ;
Les voyageurs lassés dressent leur campement,
Et couchés près du feu, reposent un moment.
Enfin elle franchit des chutes aboyantes,
Rase des bords féconds, des îles verdoyantes,
Où le fier cotonnier berce, d’un air coquet,
Ses aigrettes d’argent et leur moelleux duvet.
Elle s’avance, ensuite, en des anses profondes
Où de longs bancs de sable élèvent, sur les ondes,
Comme un ruban doré, leurs dos étincelants.
Et sur ces bancs de sable où les flots ondulants
S’en viennent tour à tour, chanter à leur passage,
Elle voit s’agiter le doux et blanc plumage
Des nombreux pélicans qui guettent le poisson,
L’insecte au fin corsage et l’impur limaçon.
La rive qu’elle effleure est basse et parfumée ;
La végétation est brillante, animée ;
Les oiseaux font entendre un magique concert ;
La fleur élève au ciel son calice entr’ouvert.
De distance en distance, au bord du gai rivage,
Au milieu d’un jardin ou d’un ombreux bocage,
S’élève la maison d’un Planteur enrichi
Et du nègre indolent la case au toit blanchi.
Les exilés touchaient cette terre féconde
Qu’un printemps éternel de son éclat inonde ;
Où toujours des moissons se balancent au vent.
Le grand fleuve, empressé, décrit, vers le levant,
Sous un ciel tout de flamme, une courbe lointaine,
Et ses flots transparents roulent dans une plaine

Parmi les nénuphars, les bosquets d’orangers,
Les citronniers fleuris et les riches vergers.
La rapide nacelle, obéissant aux rames,
S’écarte de sa course en traçant, sur les lames,
Un sillon circulaire où tremble le ciel bleu.
Sa fuite, en ce moment, se ralentit un peu.
Elle entre dans les eaux du bayou Plaquemine
Que le soleil couchant de ses feux illumine.


Devant les voyageurs, en ces endroits déserts,
Coulent, de tous côtés, mille canaux divers,
Et leur barque s’égare en ces eaux paresseuses
Qui se croisent cent fois sous les feuilles ombreuses.
Les cyprès chevelus, de leurs sombres rameaux,
Forment, au-dessus d’eux, de sonores arceaux
Où flottent, parfumés, les mousses diaphanes,
Le lierre palpitant et les vertes lianes ;
Comme dans un vieux temple, entre de saints tableaux,
Flottent, tout déchirés, de célèbres drapeaux.
Il règne dans ces lieux un effrayant silence ;
On entend seulement le héron qui s’élance,
Au coucher du soleil, vers le grand cèdre noir
Dont les rameaux touffus lui servent de juchoir ;
Ou, sur un tronc noirci, le hibou taciturne
Qui fait frémir les bois de sa plainte nocturne.

La lune se leva. Ses limpides rayons
Tracèrent, sur les eaux, de lumineux sillons ;
Coururent mollement le long de chaque branche
Qui parut se vêtir d’une écorce plus blanche ;
Glissèrent à travers le feuillage des bois
Qui formait des arceaux, des voûtes, des parois,
Comme à travers les ais d’un vieux mur en ruine
Glissent les fils d’argent d’une molle bruine.
La clarté de la lune aux différents objets
Donnait de grands contours et d’étranges aspects.
Tout parut se confondre en une masse grise ;
Tout sembla revêtir une forme indécise.
Voguant silencieux les malheureux proscrits
Sentirent un grand trouble entrer dans leurs esprits :
Le noir pressentiment d’un mal inévitable
Leur fit paraître encor ce lieu plus redoutable ;
Et leurs cœurs, effrayés des menaces du sort,
Se serrèrent soudain et tremblèrent plus fort ;
De même que l’on voit la frêle sensitive
Replier sa corolle et se pencher craintive,
Quand, au loin dans la plaine, un coursier au galop,
Fait retentir le sol de son poudreux sabot.
Mais une vision gracieuse et divine
Vint distraire et charmer l’âme d’Évangéline.
Sa brûlante pensée avait pris un beau corps :
Un fantôme brillant, devant ses yeux alors,
Flottait, avec mollesse, aux rayons de la lune,
Et semblait lui sourire en sa longue infortune.
Celui qu’elle voyait dans cette vision,
Que la lune d’argent portait sur un rayon,
C’était le fiancé que demandait son âme !
Il lui tendait les bras, et chaque coup de rame

Semblait le rapprocher du fragile bateau
Qui glissait lentement, en silence, sur l’eau.


Cependant un rameur d’une haute stature,
Portant un cor de cuivre à sa large ceinture,
Se leva de son banc à l’avant du canot ;
Et, comme pour hêler fortement, aussitôt
Quelque canot perdu comme le sien dans l’ombre,
En voguant au hasard dans ces bayous sans nombre,
Il emboucha son cor et souffla par trois fois.
La fanfare éclatante éveilla, sous les bois,
Mille échos étonnés, mille voix inquiètes
Qui moururent au loin, dans leurs sombres cachettes.
On entendit voler les nocturnes oiseaux ;
On entendit frémir les flexibles roseaux,
Les bannières de mousse et les vertes ogives
Qui flottaient au-dessus des ondes fugitives ;
Mais pas une voix d’homme, en ce lieu de terreur,
Ne répondit alors à l’appel du rameur.
Comme un pavot fleuri dont la tête s’incline
Sur le bord du canot la triste Évangéline
Inclina doucement son front toujours vermeil,
Et bientôt reposa dans un profond sommeil.
Les rameurs, en chantant des chansons Canadiennes,
Comme ils chantaient jadis, aux rives Acadiennes,
Quand ils se promenaient sur leurs fleuves profonds,
Dans les flots ténébreux plongeaient leurs avirons.
Et puis, dans le lointain, comme les sourds murmures
Des brises de la nuit qui bercent les ramures,

Leurs rameaux recourbés, ressemblaient aux vaisseaux
Qu’un calme désolant enchaîne sur les eaux.


Sur un cheval sellé qui hennit et folâtre,
Au bord de la forêt, on voit venir le pâtre.
Il revêt un pourpoint fait de peau de chevreuil ;
Sa figure bronzée a presque de l’orgueil ;
Son œil étincelant se lève et se promène,
Satisfait et ravi, sur la sublime scène
Que le soir, sous les cieux, déroule lentement.
Près de lui ses troupeaux broutent paisiblement
La pointe du gazon et la feuille moelleuse,
Et savourent, joyeux, la fraîcheur vaporeuse
Qui s’élève des flots et sur les prés s’épand.
A l’un de ses côtés un cor de cuivre pend.
Il le prend et le porte à sa bouche puissante :
Le cuivre retentit, et sa voix frémissante
Fait résonner, au loin, l’air sonore du soir.
Soudain à ce signal, dans le champ, on put voir
Les taureaux attentifs lever leurs cornes blanches
Au-dessus des buissons et des légères branches,
Comme des flots d’écume au-dessus des cailloux.
En silence, d’abord, ouvrant leurs grands yeux roux,
Pendant quelques moments ils s’entre-regardèrent ;
Bientôt, comme un nuage, ils se précipitèrent
En beuglant, tous ensemble, à travers le gazon.
Alors le pâtre heureux revint à la maison.

Mais comme il arrivait sur son cheval superbe
En suivant le sentier qui serpentait dans l’herbe,
Il vit venir vers lui, marchant avec lenteur,
La vierge souriante et l’auguste Pasteur.
Saisi d’étonnement et transporté d’ivresse,
Il saute de cheval avec grâce et prestesse,
Et court au-devant d’eux en leur ouvrant ses bras.
Les voyageurs, d’abord, ne le connaissent pas ;
Se demandent entre eux quel est cet aimable hôte,
Et sont heureux d’avoir abordé cette côte.
Mais leur incertitude au plaisir a cédé ;
Comme un vase trop plein leur cœur a débordé !
Sous les traits rembrunis de ce vieux pâtre agile
Leurs yeux ont reconnu le forgeron Basile !
Bien doux furent alors les longs embrassements,
Bien doux les gais propos et les épanchements
Des pauvres exilés sur la rive étrangère !
La peine de l’exil, alors, parut légère !


Basile conduisit au milieu du jardin
Ces amis que le ciel lui redonnait soudain.
Et là, parmi les fleurs nouvellement écloses,
Ensemble on s’entretint de mille et mille choses.
On parla du présent, mais surtout du passé :
Et plus d’un long soupir vers le ciel fut poussé !
Et pendant que la bouche essayait de sourire
Dans le regard voilé plus d’un pleurs vint reluire !

La vierge, cependant, à travers le bosquet
Promenait, en silence, un regard inquiet ;
Son cœur était ému, son âme était en peine :
Elle n’entendait point la voix mâle et sereine
De l’être bien-aimé qu’elle espérait revoir !
Basile soupçonna bientôt le désespoir
Qui couvait dans le cœur de la jeune proscrite,
Et lui-même il sentit une angoisse subite.
Il rompit, en tremblant, le silence aussitôt :
— «N’avez-vous rencontré nulle part un canot ?
« Du lac et des bayous il a suivi la route :
« Gabriel le conduit : vous l’avez vu, sans doute ? »
À ces mots que Basile aux proscrits adressa
Sur le front de la vierge un nuage passa ;
Son œil noir se remplit d’une larme brûlante,
Puis elle s’écria d’une voix déchirante :
« Gabriel, ô mon Dieu ! Gabriel est parti ! »
Son cœur dans le chagrin parut anéanti,
Et les échos du soir, tour à tour murmurèrent :
« Gabriel est parti ! » Les exilés pleurèrent.
Le vieux pâtre Basile avec bonté reprit :
— « Ne laisse point le trouble agiter ton esprit ;
« Sèche tes pleurs amers ; enfant, reprends courage ;
« Gabriel n’est pas loin de notre heureux rivage :
« Ce n’est que ce matin qu’il est parti d’ici,
« Le sot ! d’avoir laissé notre demeure ainsi !
« Toujours triste et rêveur, maladif et débile,
« Il était devenu d’une humeur difficile ;
« Il haïssait le monde et n’endurait que moi ;
« Il ne parlait jamais, ou bien parlait de toi.
« Dans les cantons voisins aucune jeune fille
« Ne semblait, à ses yeux, vertueuse ou gentille :

« Aussi leur devint-il un objet de terreur.
« Je résolus enfin, mais non pas sans douleur,
« De le laisser partir pour un lointain voyage.
« Il doit se procurer, dans un petit village,
« Des mulets espagnols aux pieds sûrs et mordants ;
« Il doit suivre, de là, sous des cieux moins ardents
« Les sauvages du nord dans leurs forêts profondes
« Il veut chasser, partout, le castor dans les ondes,
« Et la bête féroce au fond des bois épais.
« Calme-toi, mon enfant, et goûte encor la paix ;
« Nous saurons retrouver cet amant téméraire.
« Son perfide canot a le courant contraire.
« Demain nous partirons sitôt que le matin
« Versera sur les eaux un reflet incertain :
« Gaîment nous voguerons sur la vague irisée,
« Près des bords scintillants sous la molle rosée ;
« Nous rejoindrons bientôt l’amoureux déserteur,
« Et le ramènerons confus de son bonheur ! »


Alors, on entendit des voix vives et gaies :
On vit des jeunes gens franchir les vertes haies
Qui bordaient la rivière auprès de la maison :
Ils portaient en triomphe, à travers le gazon,
Michel, le vieux chanteur, le vieux barde rustique.
Dispensant aux mortels le chant et la musique ;
N’ayant d’autres soucis que d’égayer les cœurs ;
Que de mêler, parfois, quelques souris aux pleurs,
Le vieux Michel semblait un des dieux de la fable.
Il était renommé pour sa manière affable,

 « Car, du côté du sud, la Têche est assez proche
« Avec Saint-Maur juché sur sa côte de roche ;
« Et c’est là que l’épouse, après de longs malheurs,
« Retrouvera l’époux qui séchera ses pleurs ;
« Que le pasteur pourra, sous son humble houlette,
« Réunir, de nouveau, le troupeau qu’il regrette !
« Le pays est charmant, féconds sont les guérets,
« Et les arbres fruitiers parfument les forêts.
« On marche sur les fleurs, et le ciel, sur nos têtes,
« Tend des voûtes d’azur que supportent les crêtes
« Des superbes forêts et des bois éloignés.
« Heureux les habitants de ces lieux fortunés
« Où du sol, sans travail, un fruit suave émane,
« Et qu’on nomme l’Éden de la Louisiane !… »


À ces mots consolants du Prêtre vénéré
La troupe se leva ; l’esquif fut démarré
Et vogua fièrement sur la vague de moire.
Le soir sur l’orient ouvrit son aile noire.
À l’occident pourpré le soleil radieux,
Comme un magicien dont l’art charme les yeux,
Tendit sa verge d’or sur la face du monde
Et noya, dans le feu, le ciel, la terre et l’onde.
La verdure des prés, le feuillage des bois,
Les vagues du beau lac, le tuf et les gravois
Jetèrent des rayons et des gerbes de flammes.
Le canot qui flottait sur les rapides lames
Avec ses avirons d’où les flots écumants
Retombaient, goutte à goutte, en larges diamants,

Était comme un nuage à la frange dorée
Qui flotte entre deux cieux dans une mer pourprée.
Le front d’Évangéline était calme et serein :
Pour elle enfin le ciel ne serait plus d’airain !
L’amour illuminait son âme sans mystère
Ainsi que le soleil illuminait la terre.


Alors dans un bosquet un jeune oiseau-moqueur,
Le plus sauvage barde et le plus beau chanteur,
Sautant de branche en branche, au bord du gai rivage,
Jusqu’au faîte d’un saule au frémissant feuillage,
Se mit à fredonner des ramages si beaux
Que les vieilles forêts, les rochers et les eaux
Semblèrent, pour l’ouïr, taire leurs grands murmures.
Ses notes scintillaient, ravissantes et pures,
Comme un ruisseau de perle à travers des récifs.
Ses chants furent, d’abord, douloureux et plaintifs ;
C’était le chant d’amour des âmes délaissées :
Mais sa voix s’anima ; ses roulades pressées
Firent trembler au loin les feuillages touffus :
Brillants coups de gosier, éclats, trilles confus,
C’était un cri d’orgie, un refrain de délire.
Il parut babiller et s’éclater de rire ;
À la brise il jeta des accents de courroux ;
Il modula longtemps des sons tristes et doux ;
Puis, fendant, dans son vol, l’air avec brusquerie,
Il sema dans le ciel, comme par moquerie,
Tous les divers accords de sa divine voix.
Au milieu d’un beau jour il arrive, parfois,

Qu’une brise légère, après quelques ondées,
Agite des tilleuls les cimes inondées
Et fait tomber la pluie, en gouttes de cristal,
De rameaux en rameaux, jusques au fond du val.
Ainsi l’oiseau-moqueur, s’envolant des ramures,
Fit pleuvoir, sur les bois, ses chants et ses murmures.


Bercés par leur espoir et par ces doux accords
Bientôt les voyageurs longent les riants bords
De la Têche qui coule au milieu des prairies.
Par-dessus les forêts et les plaines fleuries
Une blanche fumée ondule dans les airs.
Ils entendent bientôt les sons lointains et clairs
D’un cor qui va troubler les échos des rivages,
Et les mugissements des bœufs dans les pacages.


III




Au bord de la rivière, en un charmant endroit,
Paisible et retiré s’élevait l’humble toit
Dont les proscrits, de loin, avaient vu la fumée.
Un chêne l’ombrageait ; la mousse parfumée
Et le gui merveilleux qu’aux fêtes de Noël
Venait couper, selon le rite solennel,
Avec la serpe d’or, le Druide mystique,
Grimpait légèrement le long du chêne antique.

Ce toit était celui d’un Pâtre déjà vieux.
Un jardin l’entourait, fleuri, luxurieux,
Et parfumant les airs de suaves arômes.
Derrière le jardin se déroulaient les chaumes,
Et les champs veloutés, et les sombres forêts.
La maison était faite en beau bois de cyprès :
Des poteaux élégants portaient la galerie ;
Et la vigne légère, et la rose fleurie,
Que venait caresser l’oiseau-mouche coquet,
Ornait chaque poteau d’un odorant bouquet.
Au bout de la maison du pâtre solitaire,
Parmi l’épais feuillage et les fleurs du parterre,
Étaient la ruche active et le doux colombier,
L’abeille travailleuse et l’amoureux ramier.


Ces lieux étaient plongés dans un calme sublime.
Les rayons du soleil reluisaient sur la cime
Des arbres orgueilleux qui frangeaient l’horizon ;
Mais les ombres déjà planaient sur la maison.
La fumée, en sortant des hautes cheminées,
Semait d’orbes d’azur, de vagues satinées,
L’air tranquille du soir, le ciel sombre et serein.
Derrière la maison, et partant du jardin,
Un sentier conduisait aux grands bosquets de chêne
Qui semblaient un rideau d’émeraude et d’ébène.
Plus loin que la rivière, au fond du vaste champ
Où flottaient les regards du beau soleil couchant,
Les arbres inondés de lumières lointaines,
Immobiles, debout dans ces tranquilles plaines,

Échangèrent entre eux des vœux doux et sincères :
Partout, il est bien vrai, les malheureux sont frères.


Un son mélodieux, une vibration
Suspendit, tout à coup, la conversation.
Michel, le troubadour, aux longs cheveux de neige
Et les gais jeunes gens qui lui faisaient cortège,
Venaient de s’assembler dans un autre salon,
Et le barde accordait son vibrant violon.
Bientôt les pieds brûlants frémissent en cadence :
Sous les lambris de cèdre une légère danse
Fait gaîment onduler ses orbes gracieux.
Un éclair de plaisir inonde tous les yeux ;
Un sourire charmant sur les lèvres se joue ;
Un brillant incarnat colore chaque joue ;
On chuchotte, en riant, des mots pleins de douceur ;
La main presse la main et le cœur parle au cœur !


La danse, sans repos, faisait vibrer la dalle.
Assis à l’un des bouts de la bruyante salle
Basile et le pasteur parlaient, les yeux baissés,
De leur ami Benoît qui les avait laissés ;
Tandis qu’Évangéline, en proie aux rêveries,
Promenait ses regards sur le sein des prairies.
Bien de tristes pensées et de chastes désirs
S’éveillaient dans son âme au bruit de ces plaisirs !

Les propos éveillés, la danse et la musique
La rendaient plus pensive et plus mélancolique.
Elle croyait toujours ouïr les grandes voix
De l’océan plaintif ou des immenses bois.
Elle sortit sans bruit. La nuit était charmante,
Le vent ne soufflait point, et la lune dormante
Semblait s’être arrêtée au bord de la forêt,
Et recouvrir les troncs d’un lumineux duvet.
A travers les rameaux, sur la calme rivière,
Tombait, de place en place, un réseau de lumière,
Comme tombe un penser d’espérance et d’amour
Dans l’esprit qui se trouble et qui se ferme au jour.
Chaque fleur autour d’elle, ouvrant son brillant vase,
Sa corolle d’argent, sa coupe de topaze,
Exhalait, vers le ciel, humblement et sans bruit,
Un suave parfum sur l’aile de la nuit :
Et c’était sa prière au puissant et bon Maître
Qui veillait sur ses jours après l’avoir fait naître.
Mais l’âme de la vierge élevait vers les cieux
Un arôme plus pur et plus délicieux
Que celui qu’épanchait la fleur de la prairie ;
Et moins qu’elle pourtant la fleur était flétrie !


Elle se dirigea vers le fond du jardin :
Combien d’émotions troublaient son chaste sein !
La lune qui noyait les bois, l’onde et le sable,
Semblait, d’une langueur morne, indéfinissable,
Noyer aussi son âme. Alors tout se taisait
Et dans l’immense plaine, au loin, tout reposait,

Hors les mouches-à-feu, vivantes étincelles,
Qui tournoyaient dans l’air sur leurs rapides ailes,
Et trahissaient leur vol par un sillon de feu.
Au-dessus de son front, dans le fond du ciel bleu,
Scintillaient vivement les étoiles paisibles,
Pensers du Tout-Puissant à tous rendus visibles.
L’homme n’admire plus ces merveilles de Dieu ;
Seulement, il a peur quand il voit au milieu
De ce temple étonnant qui s’appelle le Monde,
Passer une comète étrange et vagabonde,
Comme une main de flamme écrivant un arrêt.
L’âme d’Évangéline, humble et souffrante, errait
Dans les champs infinis où rayonne l’étoile,
Comme au milieu des mers une barque sans voile.
La vierge s’écria : « Gabriel ! Gabriel !
« Où mènes-tu tes pas ? Où te conduit le ciel ?
« N’entends-tu pas, ami, ma voix qui se lamente ?
« Ne devines-tu point que tu fuis ton amante ?
« Je te cherche partout, nulle part ne te vois !
« J’écoute tous les sons et n’entends point ta voix !
« Oh ! que de fois ton pied, solitaire et morose,
« A foulé ce chemin que de mes pleurs j’arrose !
« À l’ombre de ce chêne, oh ! que de fois, le soir,
« Fatigué du travail, es-tu venu t’asseoir,
« Pendant que loin de toi, sur la mousse endormie,
« En rêve te voyait ta malheureuse amie !
« Que de fois sur ces prés ton anxieux regard
« Erra comme le mien, vers le soir, au hasard !
« Gabriel ! Gabriel ! oh ! quand te reverrai-je ?
« Quand donc, mon bien-aimé, quand te retrouverai-je ?»
Alors, elle entendit gazouiller tout auprès,
Un jeune engoulevent juché sur un cyprès.

Son chant mélodieux comme un soupir de flûte,
Ondula, sous les bois, comme l’onde qui lutte
Contre les chauds baisers des brises du matin,
Et, d’échos en échos, mourut dans le lointain.


L’aube du jour suivant fut sereine et riante ;
Chaque herbe du jardin sur sa tige pliante,
Goutte à goutte versa des pleurs silencieux ;
Et chaque fleur oignit son front délicieux
Avec les frais parfums de sa coupe d’albâtre.
Le prêtre sur le seuil de la maison du pâtre
Dit à ceux qui partaient : « Mes bons amis, adieu !
« Je vais, priant pour vous, vous attendre en ce lieu.
« Ramenez-nous bientôt le prodigue frivole ;
« Ramenez-nous aussi la jeune vierge folle
« Qui dormait sous les bois quand l’époux est venu. »
— Adieu ! mon père, adieu ! dit d’un air ingénu,
Au bon père Félix, la vierge humble et débile ;
Puis elle descendit, avec le vieux Basile,
Au bord de la rivière où plusieurs canotiers
Les attendaient assis sous d’épais noisetiers.
Ils partirent. L’espoir encourageait leur âme.
Le matin rayonnait au fond de chaque lame.
Docile aux avirons, le rapide canot
S’éloigna du rivage et disparut bientôt.
Ils poursuivaient en vain, dans leur course obstinée,
Celui que devant eux chassait la destinée,
Comme une feuille morte au milieu des déserts,
Comme un duvet d’oiseau dans le vague des airs !

Pour ses cheveux d’argent et pour son violon.
« Vive le vieux Michel, notre gai compagnon ! »
Crièrent à la fois, en écartant les saules,
Les gars qui le portaient sur leurs fortes épaules.
Et le père Félix aussitôt, se levant,
Les salua de loin et courut au devant.
En tombant dans les bras du vénérable prêtre,
Le ménestrel sentit, dans son âme, renaître
Les transports ravissants d’un âge plus heureux :
Il se mit à pleurer. Des souvenirs nombreux
A ses esprits émus alors se présentèrent ;
Et, vers les temps enfuis, ses pensers remontèrent !
Évangéline vint baiser ses cheveux blancs.
Il la prit dans ses bras, dans ses vieux bras tremblants,
Et mouilla son front pur de ses brûlantes larmes.
La pauvre Évangéline, elle avait bien des charmes
Quand il la fit danser, pour la dernière fois,
Avec son Gabriel et les gais villageois,
Au son du violon, sous le ciel d’Acadie !
Il la trouvait peut-être, à présent, enlaidie,
Car elle avait perdu les roses de son teint,
Et sa joue était creuse et son regard éteint ;
Mais plus beau que jamais était son noble cœur,
Éprouvé longuement au creuset du malheur !


Les proscrits Acadiens que le hasard rassemble,
Assis dans le jardin, s’entretiennent ensemble
Du bonheur qu’ils goûtaient au rivage natal,
Des maux qu’ils ont soufferts depuis l’arrêt fatal.

Ils admirent pourtant l’existence tranquille
Que passe à l’étranger leur vieil ami Basile ;
Ils écoutent longtemps, avec avidité,
Le récit qu’il leur fait de la fécondité
De ces prés sans confins dont la grasse verdure
Nourrit mille troupeaux errant à l’aventure.
Et quand l’ombre du soir obscurcit l’horizon
Ils revinrent gaîment causer dans la maison
Où fut servi, sans pompe, un souper confortable.
Le bon père Félix, debout près de la table,
Hautement récita le Benedicite.
Et chacun dit : « Amen, » avec humilité.


Mais la nuit, cependant, sur cette fête heureuse
Etendit, tout à coup, son aile ténébreuse.
Tout était, au dehors, calme et tranquillité.
Donnant au paysage un éclat argenté
La lune se leva souriante et sans voile,
Et monta dans l’azur où se berçait l’étoile.
Sous le toit de Basile, aux vifs scintillements,
Dont la lampe irisait les grands appartements,
Les visages joyeux des honnêtes convives
Semblaient s’illuminer de lumières plus vives
Que les astres perdus dans l’or du firmament.
Le pâtre réjoui versait abondamment,
Dans les vases profonds, le doux jus de la vigne.
Aux siècles de la fable il aurait été digne
De verser le nectar à la table des dieux.
Après qu’il eut fini son souper copieux

Il alluma sa pipe et parla de la sorte :
— « Oui, vous tous, mes amis, qui frappez à ma porte,
« Après avoir erré sous des cieux inconnus,
« Je vous le dis encor : Soyez les bienvenus !
« L’âme du forgeron ne s’est pas refroidie !
« Il se souvient toujours de sa belle Acadie
« Et de l’humble maison qu’il avait à Grand Pré !
« Pour lui le malheureux est un être sacré !
« Demeurez près de moi dans ces fertiles plaines :
« Le sang ne gèle point dans nos bouillantes veines
« Comme gèlent, en hiver, les rivières chez nous !
« Nul cailloux dans le sol n’excite le courroux
« Du laboureur actif qui tous les jours promène
« Le soc dur et tranchant à travers son domaine,
« Comme un marin conduit son esquif sur les eaux.
« On ne voit pas tarir nos limpides ruisseaux ;
« Dans toutes les saisons les orangers fleurissent,
« Et les fruits les plus doux dans nos vergers mûrissent ;
« Des flots de blonds épis roulent sur les guérets
« Et les bois précieux remplissent les forêts.
« Au milieu de nos prés on voit sans cesse paître
« De sauvages troupeaux dont chacun est le maître.
« Quand nos toits sont debout au milieu des moissons ;
« Que nos grasses brebis, aux épineux buissons,
« Accrochent, en passant, leurs blancs flocons de laine ;
« Que d’un foin parfumé chaque grange est bien pleine ;
« Que, dans les prés en fleurs, les taureaux lourds et gras
« Paissent tranquillement ou prennent leurs ébats,
« Nul roi Georges ne vient, par d’infâmes apôtres,
« Sans honte nous ravir et les uns et les autres ! »
Puis, à ces derniers mots, le vieux pâtre excité,
Fit jaillir de sa pipe un nuage argenté,

Et frappa, de son poing, la table de mélèze.
Ses compagnons surpris bondirent sur leur chaise,
Et le père Félix oublia, cette fois,
La prise de tabac qu’il tenait dans ses doigts.
Mais il reprit bientôt, le souris sur les lèvres :
« Défiez-vous, pourtant, défiez-vous des fièvres :
« Elles sont bien à craindre en ces brûlants climats.
« Comme dans l’Acadie on ne les guérit pas
« En mettant à son cou, pendant une journée,
« Une écale de noix avec une araignée.»


Pendant que les amis causaient tranquillement,
Des pas sur l’escalier montèrent lentement :
Et l’on ouït aussi d’indistinctes paroles.
C’étaient des invités : quelques pâles créoles
Et quelques Acadiens devenus des planteurs,
Loin du joug odieux de leurs persécuteurs,
Sur le sol fortuné qui leur offrit asile.
Ils venaient visiter leur bon ami Basile.
Plusieurs avaient connu, dans le bourg de Grand Pré,
La jeune Évangéline et le pieux curé.
Quelles ne furent pas, sous le toit du vieux pâtre,
De tous ces exilés réunis au même âtre
La joie et la surprise, en serrant sur leur cœur,
Ces amis d’autrefois que le même malheur
Avait disséminés sur de lointaines plages !
Un reflet de bonheur éclaira les visages,
Et le ciel fut témoin d’un spectacle émouvant ;
Ceux qui ne s’étaient pas connus auparavant,

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Ével‘ï-GÉLENE.

Eehangerem entre eux (les vœux [loue et eineeree : Partout, il eet bien vraiî les malheureux sent frères.

Un sen mélodieux1P une ‘v’ihratien

Suependitî teut enfile :1 le eenvereatien.

Miehel, le treubedeur, aux lange eheveux tie neige - Et les gaie jeunee gens qui lui faisaient eertége ? Veneient de eiaeeemhler d‘âne un autre eelenj

Et le harde eeeürdait ‘Süîlll vibrant violen,

Bienhût les pieds brûlante frem’leeent en eedenee : Selle lee lanîibris (le cèdre une légère danse

Fait. geimerit enduler ses erlbee graeieux.

Un. eelaie de plaisir inende tous yeux ;

Un eeurir’e ehermant eur- lee lèvres se jûue ;

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Les propos éveillés, la danse et la musique
La rendaient plus pensive et plus mélancolique.
Elle croyait toujours ouir les grandes voix
De l’océan plaintif ou des immenses bois.
Elle sortit sans bruit. La nuit était charmante,
Le vent ne soufllait point, et la lune dormante
Semblait s’être arrêtée au bord de la forêt,
Et recouvrir les troncs d’un lumineux duvet.
A travers les rameaux, sur la calme rivière,
Tombait, de place en place, un réseau de lumière,
Comme tombe un penser d’espérance et d’amour
Dans l’esprit qui se trouble et qui se ferme au jour.
Chaque fleur autour d’elle, ouvrant son brillant vase,
Sa corolle d’argent, sa coupe de topaze,
Exhalait, vers le ciel, humblement et sans bruit,
Un suave parfum sur l’aile de la nuit :
Et c’était sa prière au puissant et bon Maitre
Qui veillait sur ses jours après l’avoir fait naître. Mais l’âme de la vierge élevait vers les cieux
Un arôme plus pur et plus délicieux
Que celui qu’épanchait la fleur de la prairie ;
Et moins qu’elle pourtant la fleur était flétrie !


Elle se dirigea vers le fond du jardin :
Combien d’émotions troublaient son chaste sein !
La lune qui noyait les bois, l’onde et le sable, Semblait, d’une langueur morne, indéfinissable
Noyer aussi son âme. Alors tout se taisait
Et dans l’immense plaine, au loin, tout reposait,

80 ÉVANGÉLINE.

Hors les mouches-à-feu, vivantes étincelles,

Qui tournoyaient dans l’air sur leurs rapides ailes, , Et trahissaient leur vol par un sillon de feu. Au-dessus de son front, dans le fond du ciel bleu, Scintillaient vivement les étoiles paisibles, Pensers du Tout-Puissant à tous rendus visibles. L’homme n’admire plus ces merveilles de Dieu ; Seulement, il a peur quand il voit au milieu

De ce temple étonnant qui s’appelle le Monde, Passer une comète étrange et vagabonde,

Comme une main de flamme écrivant un arrêt. L'âme d’Evangéline, humble et souffrante, errait Dans les champs infinis où rayonne l’étoile, Comme au milieu des mers une barque sans voile. La vierge s’écria : « Gabriel ! Gabriel !

« Où mènes-tu tes pas ? Où te conduit le ciel ?

« N’entends-tu pas, ami, ma voix qui se lamente ? « Ne devines-tu point que tu fuis ton amante ? « Je te cherche partout, nulle part ne te vois !

« J’écoute tous les sons et n’entends point ta voix ! « Oh ! que de fois ton pied, solitaire et morose,

« À foulé ce chemin que de mes pleurs j’arrose !

« À l’ombre de ce chêne, oh ! que de fois, le soir,

« Fatigué du travail, es-tu venu l’asseoir,

« Pendant que loin de toi, sur la mousse endormie, « En rêve te voyait ta malheureuse amie !

« Que de fois sur ces prés ton anxieux regard

« Erra comme le mien, vers le soir, au hasard !

« Gabriel ! Gabriel ! oh ! quand te reverrai-je ? « Quand donc, mon bien-aimé, quand te retrouverai-je ? » Alors, elle entendit gazouiller tout auprès,

Un jeune engoulevent juché sur un cyprès.

Son chant mélodieux comme un soupir de flûte,
Ondula, sous les bois, comme l’onde qui lutte
Contre les chauds baisers des brises du matin,
Et, d’échos en échos, mourut dans le lointain.

L’aube du jour suivant fut sereine el riante ;
Chaque herbe du jardin sur sa tige pliante,

Goutte à goutte versa des pleurs silencieux ;

Et chaque fleur oignit son front délicieux

Avec les frais parfums de sa coupe d’albâtre.

Le prêtre sur le seuil de la maison du pâtre

Dit à ceux qui partaient : « Mes bons amis, adieu !

« Je vais, priant pour vous, vous atlendre en ce lieu.
« Ramenez-nous bientôt le prodigue frivole ;

« Ramenez-nous aussi la jeune vierge folle

« Qui dormait sous les bois quand l’époux est venu. »
— Adieu ! mon père, adieu ! dit d’un air ingénu,
Au bon père Félix, la vierge humble et débile ;
Puis elle descendit, avec le vieux Basile,

Au bord de la rivière où plusieurs canotiers

Les attendaient assis sous d’épais noisetiers.

Ils partirent. L’espoir encourageait leur âme.

Le matin rayonnait au fond de chaque lame.

Docile aux avirons, le rapide canot

S’éloigna du rivage et disparut bientôt.

Ils poursuivaient en vain, dans leur course obstinée,
Celui que devant eux chassait la destinée,

Comme une feuille morte au milieu des déserts,

Comme un duvet d’oiseau dans le vague des airs !

Cependant le jour fuit ; un autre, un autre encore !
Au coucher du dernier pas plus qu’à son aurore
Ils n’ont pu découvrir la trace du fuyard.
Ils ont en vain couru, longtemps, de toute part,
Les fleuves, les forêts, les lacs et leurs rivages :
Et, pour franchir ainsi ces régions sauvages,
La vierge défaillante et les vaillants rameurs
N’ont eu pour se guider que de vagues rumeurs.
Mais toujours sur les flots le léger canot vole.
Ils arrivent enfin dans la ville espagnole
Où Gabriel devait acheter des mulets.
Le jour dorait le ciel de ses derniers reflets.
Ils descendent, lassés, dans la première auberge.
Loquace et babillard l’hôte qui les héberge
Leur raconte, aussitôt, que, la veille au matin,
Un jeune homme du sud : œil noir, cheveux châtain,
Front noble et soucieux, regard plein de finesse,
Un jeune homme appelé Gabriel Lajeunesse,
Était parti du bourg avec ses compagnons
Pour courir la prairie et chasser les bisons.


IV




Bien loin à l’occident sont d’immenses campagnes.
Désertes régions où de hautes montagnes
Élèvent vers le ciel leurs sommets recouverts,
Sous le souffle glacé des éternels hivers,
D’une neige éclatante et d’une glace épaisse.
De place en place, un roc se déchire et s’affaisse

Pour ouvrir une gorge, un ravin périlleux
Où passent, en criant sur leurs âpres essieux,
Les pesants chariots de quelque caravane.
Au couchant l’Orégon roule une eau diaphane ;
De cascade en cascade, au loin vers le levant,
Le joli Nebraska verse son flot mouvant ;
Vers le ciel du midi maintes larges rivières,
Charriant, sans repos, les sables et les pierres,
Dans leurs lits balayés par le vent des déserts,
Coulent vers l’océan avec des bruits divers
Comme les sons d’un orgue ou d’une étrange lyre
Qu’une main fait vibrer dans un pieux délire.
Entre les flots d’azur de ces nombreux torrents
Qui dirigent leurs cours vers des cieux différents,
Se déroulent sans fin les superbes prairies,
Océan de gazon, mers ou plaines fleuries
Qui roulent sous le vent, et bercent au soleil,
La rose, le foin vert et l’amorphas vermeil.
Là, fiers ou courroucés, sur les flots de verdure,
Des troupeaux de bisons errent à l’aventure ;
Là courent les chevreuils et les souples élans,
Les sauvages chevaux avec les loups hurlants ;
Là s’allument des feux qui dévorent la terre ;
Là des vents fatigués soufflent avec mystère ;
Les sauvages tribus des enfants d’Ismaël
Arrosent ces déserts d’un sang chaud et cruel ;
Et l’avide vautour, hâtant ses ailes lentes,
En tournoyant dans l’air, suit leurs pistes sanglantes.
Comme l’esprit vengeur d’un chef que sous ses pas
A foulé l’ennemi dans les derniers combats.
De place en place on voit s’élever la fumée
Au-dessus de la tente où la horde affamée

Fait bouillir, en dansant autour du grand brasier,
Dans un vase de pierre, un chevreuil tout entier.
Et d’espace en espace, au bord des fraîches ondes
Qui sillonnent au loin ces retraites fécondes,
S’élève un vert bosquet où l’oiseau va chanter.
Et l’ours sombre et morose, en grognant, vient hanter
Le flanc d’un rocher noir, le fond d’une ravine
Où sa griffe déterre une amère racine.
Puis au-dessus de tout, limpide, radieux,
Comme un toit protecteur se déroulent les cieux.


Mais déjà Gabriel le chasseur intrépide
Avait franchi ces lieux dans sa course rapide ;
Et, près des monts Ozarks au flanc aride et nu
Avec ses compagnons il était parvenu.
Et depuis bien des jours le vieux pâtre et la vierge
Avaient quitté la ville et la petite auberge
Où l’hôtelier leur dit le départ du trappeur.
Toujours encouragés par un espoir trompeur,
Avec des Indiens au visage de cuivre,
Ils s’étaient mis en route empressés à le suivre.
Parfois ils croyaient voir, à l’horizon lointain,
S’élever vers le ciel, dans l’air pur du matin,
De son camp éloigné la fumée ondulante :
Le soir, ils ne trouvaient, sous la cendre brûlante,
Que des brasiers éteints et des charbons noircis.
Quoique bien fatigués et rongés de soucis
Ils ne s’arrêtaient pas, et, sans perdre courage,
Ils poursuivaient plus loin leur pênible voyage.

Comme si quelque fée au pouvoir merveilleux
Avait cruellement étalé sous leurs yeux
Ces mirages menteurs, cette ombre enchanteresse,
Qu’on croît toujours saisir, qui s’éloignent sans cesse.


Un soir, comme ils étaient tous dans leur campement.
Assis autour du feu, parlant tranquillement ;
Ils virent arriver une femme sauvage :
Le chagrin se peignait sur son pâle visage ;
Mais on voyait briller, dans son œil abattu,
Une force étonnante, une grande vertu,
C’était une Shawnée. Elle allait aux montagnes
Rejoindre ses parents et ses jeunes compagnes
Qu’elle avait dû quitter pour suivre son époux
À la chasse aux castors, aux ours, aux caribous,
Jusqu’aux lieux où l’hiver étend son aile blanche,
Mais elle avait vu, là, le féroce Camanche,
Enivré de fureur, du tomahawk armé,
Massacrer, sous ses yeux, son mari bien-aimé,
Un fier Visage-Pâle, un Canadien paisible.
Aucun des voyageurs ne parut insensible
Au récit de la femme, à son affliction ;
Ils lui dirent des mots de consolation,
Et la firent asseoir à leur table modeste
Quand la braise eut doré le chevreuil gras et leste.

Lassés du poids du jour et du poids des ennuis,
Quand le repas fut fait, que le voile des nuits
Eut ouvert, sous le ciel, ses grands replis humides,
L’exilé d’Acadie et ses sauvages guides
Livrèrent au repos leurs membres fatigués.
Pendant que les reflets capricieux et gais
Du brasier allumé dans la vaste prairie
Jouaient sur leur front blême et leur joue amaigrie,
La Sauvagesse vint, l’âme pleine de deuil.
S’asseoir sur le gazon devant l’agreste seuil
De la tente où veillait la triste Évangéline ;
Puis elle fit entendre à la vierge orpheline
Le récit douloureux de ses derniers malheurs.
Elle lui répéta, les yeux noyés de pleurs,
Et de cette voix grave, humble et mélancolique
Qui distingue partout l’enfant de l’Amérique,
Sa première espérance et ses félicités,
Son amour, son hymen et ses adversités ;
Comme elle avait de joie et de peur d’être mère,
Et plaignait son enfant de n’avoir point de père !
Évangéline, émue à ces tristes discours,
Donna, pendant longtemps, à ses pleurs libre cours.
Elle voyait près d’elle une autre infortunée,
Une femme aux chagrins comme elle destinée ;
Un cœur brûlant d’amour déçu, blessé, flétri,
Et privé pour jamais de son objet chéri.
Les liens du malheur unirent ces deux femmes.
Et d’intimes rapports enchaînèrent leurs âmes.
La vierge d’Acadie à la femme des bois
Dit aussi ses douleurs et depuis quels longs mois
Bien loin de sa patrie elle était exilée.
Et la femme des bois, la figure voilée,

L’écoutait en silence, assise à quelques pas.
Ses yeux étaient de flamme ; elle ne pleurait pas.


Quand la vierge eut fini son histoire pénible
L’Indienne resta sans parole, insensible,
Comme si la terreur eut frappé son esprit :
Mais un moment après, tressaillante, elle prit
Dans ses deux frêles mains les mains d’Évangéline.
Puis assise à ses pieds dans l’ombre et la bruine,
Elle lui répéta l’histoire du Mowis,
Du Mowis fiancé, plus brillant que le lis,
Qui s’étant fait chérir d’une vierge encor pure
Une nuit partagea sa couche de verdure,
Et du discret wigwam sortit soudainement
Quand le rayon du jour dora le firmament ;
Qui pâlit, se fana, se fondit comme une ombre,
Aux baisers du soleil que chassait la nuit sombre.
Son amante abusée, en proie à ses regrets,
Le suivit, en pleurant, jusqu’au bord des forêts.
Tendant vers lui ses bras pour retarder sa fuite.
Sans reposer sa voix elle redit ensuite,
Avec le même accent et si doux et si beau,
Comment, pendant la nuit, la belle Lilinau,
Imprudente, et parfois légère en sa conduite,
Par un méchant fantôme avait été séduite.
Le fantôme venait, vers le déclin du jour,
Se cacher dans les pins qui voilaient le séjour
De Lilinau la vierge au front ceint de liane :
Et, lorsqu’elle passait le seuil de sa cabane,

De sa noire retraite il sortait pour la voir.
Il soupirait d’amour comme le vent du soir,
Et murmurait tout bas de bien tendres paroles.
Lilinau, se fiant à ces propos frivoles,
Rechercha sa présence et l’aima tendrement.
Chaque soir il venait vers elle constamment.
En caressant, un jour, ses verdoyantes plumes
Elle suivit son vol à travers bois et brumes.
On ne la revit plus. Sa tribu la chercha ;
Mais personne jamais, sans doute, n’approcha
Du gîte où l’enchanteur la retenait captive.
Toujours Évangéline écoutait, attentive,
Les contes merveilleux de la femme des bois,
Et les sons lents et doux de sa magique voix.
Elle s’imaginait être au loin transportée
Au splendide horizon d’une terre enchantée.
Vers des cieux inconnus son cœur prenait l’essor.
La lune se leva comme une boule d’or
Sur les pics dentelés de l’Ozark aux flancs chauves,
Sa mystique lueur glissa dans les alcôves,
Les voûtes, les arceaux des lointaines forêts :
Et des gites cachés elle vit les secrets.
La tente de la vierge apparaissait plus blanche ;
La mousse et le roseau, le gazon et la branche,
Exhalaient des soupirs longs et mystérieux ;
Les ruisseaux murmuraient des bruits harmonieux
Et de tièdes zéphirs volaient sur les prairies.
La vierge abandonnait aux douces rêveries
Son esprit enivré, son cœur toujours aimant.
Mais une vague horreur, un noir pressentiment
Se glissaient dans son âme et troublaient son ivresse,
Comme un serpent impur se glisse avec adresse,

Roulant ces orbes froids sous les buissons épais,
Dans le nid du moineau dont il trouble la paix.
Ce triste sentiment n’était point de la terre.
De célestes esprits semblaient, avec mystère,
Lui souffler leurs secrets dans l’air calme des nuits.
Elle sentit soudain redoubler ses ennuis.
Quelque chose lui dit dans un secret langage,
Que, pareille en sa course à la vierge sauvage,
Elle aussi poursuivait un fantôme menteur.
Mais bientôt un sommeil calme et réparateur,
Versant sur sa paupière un merveilleux arôme,
Chassa de son esprit la crainte et le fantôme.


Aussitôt qu’apparut l’aube du lendemain
Les voyageurs, dispos, reprirent leur chemin.
Avec eux cheminait la plaintive Shawnée,
Jeune et pourtant au deuil à jamais condamnée.
Elle dit à la vierge : « Écoute-moi, ma sœur,
« Je connais tous ces lieux comme le vieux chasseur,
« Sur le flanc de ces monts où l’aigle a fait son aire,
« Le flanc que le soleil en se couchant éclaire,
« Est assis un village, une humble mission
« Où reste un homme blanc comme ta nation :
« C’est le chef du hameau ; c’est une Robe-noire.
« Son souvenir toujours sera dans ma mémoire,
« Car il m’a baptisée et mariée aussi.
« Je crois l’entendre encor, d’un accent adouci,
« À son peuple parler de la vie éphémère,
« De l’aimable Jésus et de sa bonne mère. »

Et la vierge aussitôt dit à ses compagnons :
« Si nous changeons de route et si nous atteignons
« Le bourg que ce mont semble enlever sur son aile,
« Peut-être aurons-nous là quelque bonne nouvelle. »
À peine eut-elle dit que les aventuriers
Guidèrent vers les monts leurs rapides coursiers.
Quand le soleil entra dans son lit de nuée
La troupe voyageuse, ardente et dénuée,
Détourna la montagne et découvrit au loin
Une grasse prairie où moutonnait le foin,
Où serpentaient les eaux d’une vive fontaine.
Elle entendit chanter plus d’une voix lointaine,
Et vit le groupe gai des tentes des chrétiens
Unis dans ces déserts par de sacrés liens.


Sous un chêne orgueilleux dont l’antique feuillage
De son ombre voilait les tentes du village,
Etaient agenouillés, avec soumission,
Le peuple et le pasteur de l’humble mission.
Voilé par une vigne un crucifix de marbre
Avait été fixé dans l’écorce de l’arbre
Et semblait reposer un regard triste et doux
Sur les pieux chrétiens tombés à ses genoux.
À travers les rameaux du chêne solitaire
La prière et le chant s’élevaient de la terre
Et montaient vers les cieux comme un divin encens.
Les voyageurs, touchés de ces pieux accents,
S’avancèrent sans bruit, la tête découverte,
Se mirent à genoux sur la pelouse verte,

Et prièrent longtemps avec dévotion.
Quand le prêtre eut donné la bénédiction
Qui tomba de sa main sur la foule attendrie
Comme le grain de blé tombe sur la prairie
De la robuste main de l’actif moissonneur,
Il s’avança vers eux sollicitant l’honneur
De les avoir, longtemps, pour hôtes dans sa tente.
Basile, un peu confus, d’une voix hésitante,
L’assura d’un respect profond et filial.
En entendant parler son langage natal
Au milieu de ces monts, de ces forêts sauvages,
Que n’éveillent jamais que les grossiers langages
Des ignares tribus qui peuplent ces déserts,
Ou des ours et des loups les discordants concerts,
Le prêtre catholique eut une grande joie.
En suivant un sentier où la verdure ondoie,
Il guide à son wigwam les voyageurs lassés,
Puis il les fait asseoir sur des rameaux cassés
Recouverts de la peau de riche bête fauve ;
Et, signant de la croix son front auguste et chauve,
Il partage avec eux ses gâteaux de maïs,
Mets de tous les repas dans ces lointains pays.
À chacun à son tour, en souriant, il passe,
Pleine d’eau jusqu’au bord, sa vieille calebasse.


Bientôt les voyageurs disent, en peu de mots,
Le but de leur voyage et leurs pénibles maux.
Le prêtre leur répond d’une voix solennelle :
— « L’aube n’a pas six fois aux cieux tendu son aile,

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