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Essais sur Balzac/01

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ESSAIS SUR BALZAC



CHAPITRE PREMIER

la préface de la « comédie humaine ».

Conception d’ensemble de la Comédie humaine : comment elle s’opéra. — Solidarité des phénomènes de la vie ; esprit généralisateur de Balzac. — Nature du véritable esprit scientifique. — L’esprit systématique, soutien de toute grande œuvre.
L’idée maîtresse de la Comédie humaine : l’humanité et l’animalité. — Doctrine de l’Évolution opposée à celle de la Création. — L’Unité de plan appliquée aux espèces sociales. La théorie des Milieux et des Types indiquée par Balzac. Réaction de ces idées sur l’œuvre.
Les Idées à côté : La théorie des Forces. — Conception amorale de l’art. — Seule lacune de ses vues d’ensemble en ce qui touche la religion.

« L’idée première de la Comédie humaine fut d’abord chez moi comme un rêve, comme un de ces projets impossible que l’on caresse et qu’on laisse s’envoler. Une chimère qui sourit, qui montre son visage de femme et qui déploie aussitôt ses ailes en remontant dans un ciel fantastique. Mais la chimère, comme beaucoup de chimères, se change en réalité : elle a ses commandements et sa tyrannie auxquels il faut céder. » Ne vous trompez pas à cette phrase qui figure au début de la Préface ; si vague qu’elle semble au premier abord, si métaphorique qu’elle vous apparaisse et embrumée de poésie, elle n’en est pas moins suggestive en ce qui touche les tendances de l’esprit de Balzac et la manière dont s’imposa la conception d’ensemble de son œuvre.

Les phénomènes du monde lui apparurent un jour, non plus distincts et isolés comme aux intelligences moyennes qui ne sauraient embrasser la nature que fragmentairement, mais reliés entre eux par des attaches puissantes et dans un rapport de dépendance éternelle les uns à l’égard des autres. L’immense solidarité qui caractérise les manifestations de la vie et fait que, dans le choc des événements multiples, elles réagissent d’une manière aussi sûre que mystérieuse, cette solidarité dut le hanter en un jour d’obsession plus vive : le Roman, par conséquent, cette représentation artistique des choses, dut lui paraître susceptible, à l’image des réalités qu’il est destiné à fixer, d’une coordination par ensembles et par masses superposées. Mais comment s’opéra chez lui cette subordination d’œuvres diverses à une conception générale, cette superposition, ou, si vous aimez mieux, comment s’établit cette assise scientifique de son grand ouvrage ? Tel est le point capital qu’il importe de fixer, car il nous servira à différencier Balzac d’une autre catégorie d’artistes radicalement opposés à lui. Ce travail ne se fit pas soudainement, à l’origine de ses inventions romanesques ; ce ne fut pas une notion « plaquée » et artificielle. Il s’imposa à lui lentement, sous l’influence de cet effort latent et inconscient du cerveau qui échappe à l’analyse, mais n’en produit pas moins ses effets, à l’insu de celui-là même qui les subit : ce qui ne veut pas dire qu’il se présenta d’une manière purement déductive, comme pourrait le faire croire la suite de sa préface. Je me l’imagine au contraire aboutissant à une sorte d’illumination soudaine, phénomène de véritable intuition, mais préparé de longue main par ses innombrables travaux antérieurs, par cette élaboration inconsciente dont nous parlions. À l’exemple de toutes les vastes généralisations philosophiques qui s’imposèrent au génie de leur inventeur avec le caractère d’évidence, et qui n’en sont pas moins le résultat d’une patiente contemplation des phénomènes particuliers de la vie, cette gigantesque vue d’ensemble de la Comédie humaine dut se produire avec la rigueur d’une nécessité psychologique, suite de la longue accumulation de documents qui furent ses premières œuvres. On ne saurait trop insister sur cette idée pour marquer la différence entre une conception scientifique réellement viable et les conceptions scientifiques rattachées et plaquées à un effort littéraire, ainsi que nous en vîmes naître à la suite et par esprit d’imitation[1]. Celle de Balzac découle de son œuvre et s’impose comme une conclusion logique ; elle fait corps avec elle au point d’en être inséparable. Les autres sont antérieures à l’œuvre de leurs auteurs, qui paraît avoir été écrite pour les prouver ; d’où cette impression qu’elles laissent d’être inefficaces et dépourvues de vie.

Plus d’une fois dans le cours de ces essais, nous aurons à indiquer le retentissement des théories philosophiques et scientifiques sur le génie de Balzac. Pour lui, comme pour tous les écrivains de premier ordre, elles formèrent l’assise de l’œuvre ; elles lui communiquèrent cette sève et cette saveur exceptionnelles qui, malgré d’immenses défauts, marqueront sa place immortelle dans l’histoire des lettres. À vrai dire, il n’est pas de grand ouvrage, même de pure imagination, qui ne révèle, chez celui qui l’a composé, une vue générale des choses, une doctrine par conséquent, qui ne soit en quelque manière systématique et ne repose sur une conception d’ensemble de la vie. Quelle que soit leur forme, leur catégorie artistique : drame, roman, poésie, ils présentent tous ce point commun, à côté de leur affabulation individuelle, élément secondaire et contingent, de nous hausser au domaine inviolable de l’idée, qui est l’élément éternel. À cet égard, les productions de l’esprit peuvent se diviser en deux classes : celles qui n’ont point de soutien et sont destinées à disparaître avec les circonstances transitoires qui leur ont donné naissance ; les autres à côté, qui reposent sur une puissante assise et correspondent aux besoins éternels de l’humanité. L’assise littéraire de l’œuvre de Balzac fut, sinon la connaissance, — le mot serait trop précis, — l’intuition des grands problèmes dont la solution devait renouveler les sciences naturelles et les sciences morales. De même que les découvertes de Copernic et de Newton avaient précédemment bouleversé de fond en comble les notions acquises par l’humanité sur le système du monde, de même aussi les hypothèses fécondes des Lamarck et des Geoffroy Saint-Hilaire allaient exercer une réaction profonde sur l’esprit humain et renouveler son sens de la vie. L’œuvre de Balzac est imprégnée de cette bienfaisante influence. À ce titre, il fut au premier chef un moderne : il laissa le rare et magnifique exemple d’une entière compréhension des destinées littéraires, et il semble que sa Préface ait été composée pour donner une attestation solennelle à cette phrase d’un de ses contemporains : — « Le temps n’est pas loin où l’on comprendra que toute littérature qui se refuse à marcher fraternellement entre la science et la philosophie est une littérature homicide et suicide. »

L’idée maîtresse de la Comédie humaine vient d’une « comparaison entre l’humanité et l’animalité ». Cette proposition nous semble bien simple aujourd’hui ; il faut songer qu’elle fut formulée en 1842, c’est-à-dire sous l’influence des mémorables discussions entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. À son heure, elle était étrangement hardie, mise en tête d’œuvre d’imagination, et passa pour une surprenante innovation. Depuis lors, l’esprit humain a marché : les vérités entrevues par Geoffroy SaintHilaire, qui représentaient à cette époque la limite extrême de l’effort scientifique, ont été reprises, confirmées, étendues, proclamées avec leurs conséquences, et ont abouti aux hypothèses darwiniennes. En nous plaçant à ce point de vue, l’opposition se fait aussitôt dans notre esprit entre la conception ancienne de la création, et la conception moderne de l’évolution. Au lieu de voir à tous les tournants de la pensée l’intervention d’une puissance surnaturelle, d’une Providence qui à chaque lacune de nos connaissances intervient comme un coup de miracle, une autre conception a dominé notre cerveau : celle de la continuité, des transformations successives et insensibles grâce auxquelles toutes choses ont passé de l’état indifférencié de la nébuleuse primitive à travers les stades divers qui constituent l’évolution cosmique, géologique, puis biologique, et se résument dans les matières qui firent le fond de l’étude de Balzac : l’évolution sociologique. Nous disons que le retentissement d’une telle doctrine doit être considérable et universel sur un esprit. Son effet principal est de communiquer à l’artiste, quand l’esprit qui en est pénétré se trouve être tel, la forme de pensée philosophique, ce qui au plus haut degré caractérise Balzac ; forme de pensée qui a pour trait capital l’intense sentiment qu’à tout phénomène, physique ou moral, il existe une ou plusieurs causes. Causalité, sentiment de la causalité : c’est un des traits saillants de son talent littéraire. Balzac n’assista qu’à la première phase de rénovation des sciences naturelles ; il s’arrêta à Geoffroy Saint-Hilaire et ne connut rien des théories darwiniennes. On peut se demander, on doit même se demander l’application qu’il en eût faite aux lettres, s’il avait vécu de notre temps, si, au lieu d’appartenir à la première moitié de ce siècle, — car son effort intellectuel ne dépasse guère cette moitié, — il avait écrit à partir de 1860. Quels points de vue nouveaux et féconds il en eût su tirer !

La belle loi d’unité de composition, empruntée à Geoffroy Saint-Hilaire, qu’il cite avec enthousiasme, tout en reconnaissant qu’elle avait été pressentie bien avant qu’on en vînt à la formuler nettement, le conduit à briser le cadre désormais trop étroit de sa précédente doctrine : comparaison entre l’humanité et l’animalité. « Il n’y a qu’un animal », dit-il plus loin. Le mot est lâché ; l’idée lui servira à étager toute sa conception sociale. Lors même que les découvertes des naturalistes et son impérieux besoin de généralisation ne l’eussent point amené à proclamer, comme savant, l’exactitude de cette loi, sa puissance de vision et les saisissantes analogies physionomiques entre certains types humains et les représentants de l’animalité la lui auraient imposée comme artiste. Les exemples sont innombrables au cours de ses œuvres, dans les minutieuses descriptions qu’il fait des particularités physiques de ses personnages, de l’obsession inquiétante qui s’impose à son cerveau en face de ces analogies.

Une fois posée la loi d’unité de plan et sorti du domaine de la nature pour entrer dans le domaine de la société, le problème des différenciations individuelles ou des déformations du type primitif se présente à lui. — « La société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? » — Ici encore comme plus haut, il vit puissamment et profondément ; il pénétra jusqu’à la cause véritable et eut le mérite de la formuler, peut-être le premier, en ce qui touche l’espèce sociale. Il eut la hardiesse de prononcer le mot qui, érigé plus tard en doctrine, repris et développé par de purs savants[2], devait faire leur fortune et établir leur réputation. La théorie des milieux n’est-elle pas en effet le point essentiel de la conception scientifique à laquelle se rattache le nom de Darwin ? Pour les naturalistes d’aujourd’hui, c’est une vérité incontestable que les êtres vivants se sont modifiés en cent espèces diverses sous l’action de milieux différents. Pour les animaux, du moins pour la plupart, le seul dont il puisse être question est le milieu physique et matériel. Avec l’homme, les choses changent ; à l’action de celui-ci s’ajoute celle d’un nouveau qui parfois contrarie le premier, mais toujours se combine avec lui, et dont les effets l’emportent en gravité sur les effets du milieu physique : c’est le milieu social. L’action qu’il exerce se manifeste de la même manière. Il ne s’agit pas, dans l’esprit de Balzac, d’une simple figure de rhétorique, d’une comparaison littéraire, mais d’une constatation scientifique rigoureusement exacte. Elle consiste en ceci que les milieux physique et social agissent tous deux en favorisant le développement, chez l’être vivant, de certaines aptitudes spéciales au détriment de certaines autres : c’est ce que la biologie appelle le phénomène de l’adaptation ; d’où il suit que les facultés en harmonie avec le milieu finissent par régner aux dépens des autres, qui s’atrophient.

L’effet du milieu physique a été de multiplier les diverses espèces animales ; l’effet du milieu social sera de multiplier les variétés de types humains. Dans ce sens, un distingué criminaliste de notre époque[3] essaya d’édifier une théorie des types professionnels. Il soutint que ce n’est pas le criminel seul qui dans nos sociétés apparaît comme un être à part, un type particulier, mais que tout comme pour les criminels, on pourrait pour les professionnels instituer des catégories très tranchées et reposant sur la constatation de déformations différentes. C’est identiquement l’idée qu’esquisse Balzac dans la préface de la Comédie humaine : « Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d’État, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, lui prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc. Il a donc existé, il existera donc de tout temps des espèces sociales comme il y a des espèces zoologiques. » Ces nombreuses variétés de types humains sont le produit de ce milieu social que précisait Balzac et qui a succédé, comme loi d’évolution pour l’homme, au milieu physique seul connu des animaux. Le fait de vivre en groupes crée à l’homme des conditions de vie fort différentes de celles de l’animalité et transpose d’un ordre à un autre les exigences vitales, par suite leurs conséquences. Si pour un animal le milieu physique a cet effet de lui rendre la nourriture abondante ou rare, si l’herbivore, cantonné comme le renne dans les neiges de Laponie, trouve plus difficilement sa pâture que l’antilope dans les prairies herbues de l’Afrique centrale, est-ce que l’ouvrier de nos cités modernes ne voit pas changer, lui aussi, les conditions pénibles ou faciles de son existence, mais cette fois avec les modifications apportées au milieu social ?

Telles furent les idées maîtresses et dominantes auxquelles se subordonna la conception de la vie chez Balzac : toutes scientifiques, on le voit, et puisées aux sources mêmes des découvertes modernes. Elles dominent son œuvre et la pénètrent, en ce sens que leur salutaire réaction sur la pensée de l’écrivain se fait sentir à chaque tournant ; preuve qu’il ne peut s’agir ici d’une doctrine artificielle, mais au contraire parfaitement assimilée et infusant à son œuvre quelque chose comme un sang nouveau. En effet, si l’on considère, ainsi qu’il le voulait lui-même, les multiples conceptions de son génie comme un organisme vivant, à quoi pourrait-on mieux le comparer, cet ensemble de doctrines scientifiques, qu’à un principe de vie ? C’est lui qui communique à ses créations cette force et cette sève, garanties d’une jeunesse éternelle ; lui qui de personnages de fiction, purement imaginaires semble-t-il, fait des êtres de vie ardente et passionnée, obsédants pour l’esprit, s’imposant avec une réalité presque hallucinatoire ; c’est de lui enfin que découlent les idées à côté, moins importantes que ses conceptions primordiales, mais qui ne s’en déduisent pas moins avec rigueur comme les conséquences d’un principe préalablement établi.

Tout d’abord, ce que l’on a appelé la théorie des forces, qu’il formule ainsi : « L’homme n’est ni bon, ni méchant : il naît avec des instincts et des aptitudes. » Nous examinerons plus loin[4] jusqu’à quel point Balzac osa l’appliquer et se montra par là le rival des plus grands créateurs d’âmes qui jamais aient existé. Dans cette vue d’ensemble du monde, qui lui parait conduit à des fins inconnues sous l’impulsion d’une destinée invincible, l’homme, non plus que les autres êtres, n’est soustrait aux lois fatales : il comprend que, dans cette conception nouvelle de la vie, il n’y a plus de place pour l’antique dogme de la liberté d’agir, et que si, dans le domaine de l’existence journalière, nous sommes encore contraints d’en tenir compte, puisqu’il régit les rapports sociaux, dans celui de la spéculation ce mot n’a plus de signification. Douloureuse et inquiétante anomalie que la société repose sur des principes dont la fausseté est aujourd’hui établie ; problème dont la solution paraît hors de notre portée ! Balzac ne recule point devant cette vérité qui domine toute la psychologie, dont il avait déjà magnifiquement fourni la démonstration à l’époque où il la formulait ; presque tous ses types de vie intense et passionnée donnent l’impression de forces en mouvement, obéissant en aveugles à une destinée supérieure qui n’est que l’enchaînement successif des phénomènes mentaux, et se traduisant aussi rigoureusement par la santé ou par la maladie que les phénomènes de la vie physique dont ils sont les corollaires. Il n’existe peut-être dans l’histoire des littératures qu’un artiste qui puisse à ce point de vue être rapproché de Balzac : c’est Shakespeare ; lui aussi nous communique dans ses créations dramatiques excessives l’impression d’écrasement sous la main de fer de la fatalité.

De même que dans les espèces sociales Balzac ne relève ni vertus ni vices, mais simplement des instincts et des aptitudes, de même aussi il ne distingue dans le roman ni types moraux, ni types immoraux. Si le mot avait existé à son époque, il se serait rangé lui-même comme artiste dans la catégorie des amoraux. Durant toute son existence d’écrivain, il eut à subir les furieux assauts de la critique et les accusations d’immoralité qui tombaient sur son œuvre avec une âpreté d’autant plus vive qu’il s’était donné comme tâche de peindre la vie dans son infinie complexité, qu’en conséquence les déformations morales ne pouvaient manquer d’y fourmiller. Il s’en vengea comme l’on sait, de la bonne manière, en fixant dans un immortel roman de satire les ridicules et les bassesses de ce monde du journalisme qu’il avait su percer à jour : « Quand on veut tuer quelqu’un, on le taxe d’immoralité. Cette manœuvre familière aux partis est la honte de tous ceux qui l’emploient. » — Vous sentez dans cette phrase comme un ressouvenir des blessures cuisantes que les attaques de la presse lui avaient fait endurer. La préface de la Comédie humaine reprend cette question vieille comme le monde, mais on peut s’étonner de ne pas l’y voir traitée avec l’ampleur qu’elle comporte. L’occasion était belle pourtant de montrer qu’une conception de la vie analogue à celle qui hantait son cerveau, impliquait la création de personnages de vie violente et passionnée : il ne s’arrêta pas à cette idée et préféra se livrer à la besogne légèrement puérile de réunir, pour les opposer aux autres, les figures irréprochables imaginées par lui. C’était là tourner court et ne pas accepter la discussion sur le terrain où il l’avait lui-même placée.

La sûreté des vues de Balzac sur les phénomènes de la vie nous est apparue vraiment géniale et digne de ce grand esprit ; il semble qu’elle l’ait abandonné sur un autre point capital, qui se rattachait pourtant à la loi d’évolution pressentie. Balzac, on le sait, était monarchiste : par tempérament et par raisonnement, il considérait le principe monarchique comme une nécessité ; à la royauté il associait le catholicisme, les jugeant unis de manière indissoluble, et en cela il pensait excellemment, car il avait pénétré les causes d’évolution de cette forme religieuse qui, sous l’influence des hommes et des institutions, aboutissait à des conséquences en tout opposées à celles qu’avaient prévues ses premiers fondateurs[5]. Lorsque Balzac, convaincu de l’utilité sociale du catholicisme, écrivait qu’il y voyait un système complet de répression des tendances dépravées de l’homme, et le plus grand élément d’ordre, il ne disait rien qui ne fût exactement juste ; car il faut être aveugle ou fanatisé par la passion pour ne pas constater dans la religion le plus salutaire des freins individuels, la sauvegarde irremplaçable de la moralité du grand nombre. Mais quand, à côté de cette première vue et immédiatement après elle, Balzac en formulait une autre comme celle-ci : « La Pensée, principe des maux et des biens, ne peut être préparée, domptée, dirigée que par la religion », il oubliait les premiers principes qu’il avait posés. En vérité ce n’était pas la peine d’avoir édifié tout un système scientifique subordonné aux seules causes naturelles, pour en venir finalement à l’intervention d’une cause supra-terrestre dominant et expliquant toutes choses. Il semble qu’il y ait eu solution de continuité dans sa pensée ; tout au moins n’eut-il pas la hardiesse d’appliquer aux manifestations d’ordre religieux les hautes vues généralisatrices qui jusqu’alors l’avaient soutenu. La religion, en effet, nous apparaît comme un organisme enfermant des principes de vie, de développement et finalement de ruine, soumis à des lois fixes et rationnelles ; nous n’y devons voir aucune dérogation à l’ordre éternel, rien qui fasse échec à la belle loi d’unité de plan ou de composition qu’il avait appliquée aux phénomènes sociaux. Nous ne pouvons donc que constater ici chez Balzac une défaillance manifeste ; il manqua à sa gloire d’étendre ses doctrines jusqu’au point où aurait dû les conduire la pensée du plus illustre des précurseurs en matière d’exégèse religieuse, ce Spinoza qu’il connaissait pourtant, mais dont il allait laisser à d’autres le soin d’approfondir les œuvres et de moderniser les vues !

Reconnaissons que ce furent là ses seules défaillances. Sur tous les autres points il vit juste et puissamment. Lorsque, par exemple, il touche à la question du progrès, il se pose comme un véritable philosophe en négateur du perfectionnement indéfini. Lorsque enfin, par une sorte de coup d’œil d’ensemble jeté sur son œuvre, il s’interroge à son sujet, l’occasion lui est belle d’exalter la forme d’art dont il apparait le maitre incontesté, de marquer la place grande et glorieuse du roman de mœurs dans l’histoire des littératures modernes. Par opposition avec celle des littératures antiques, il précise le rôle du roman, auxiliaire de l’histoire. C’est ainsi qu’en dehors de son intérêt comme œuvre imaginative, comme œuvre d’art, — et par là il se suffit à lui-même, — le roman de mœurs tient un rang exceptionnel. Balzac dut plus d’une fois penser, dans un de ces rêves grandioses auxquels il se complaisait, tel que celui à la faveur duquel Victor Hugo nous représente Paris à l’état de ville morte, Balzac dut penser à ce que pourrait être son œuvre dans une période lointaine pour écrire l’histoire des générations éteintes. Il lui fut loisible de songer, avec une fierté légitime, que ce qui avait manqué aux historiens des temps antiques, les historiens de l’avenir le trouveraient dans ses romans, et qu’au milieu de cet immense amas de ruines qui sont les derniers vestiges d’une civilisation disparue, l’édifice de la Comédie humaine se dresserait encore comme un monument indestructible de son génie et de sa gloire !



  1. Telle la conception des « Rougon-Macquart » de M. Émile Zola.
  2. M. Taine en est le plus illustre exemple
  3. M. Tarde
  4. Voir le chapitre des Personnages excessifs
  5. C’est là une idée que Renan a reprise et développée dans maint passage de ses études religieuses