Essais sur le génie de Pindare/06

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CHAPITRE VI.


L’ode politique et guerrière : Alcée. — La poésie passionnée, dans la mythologie et dans l’amour : Sapho. — Perfection de l’art grec.


La plus grande merveille du génie grec, c’est que ce feu, longtemps unique sur un seul point du monde, étincelait de plusieurs foyers, épars à courte distance et variés dans leur éclat. Sur cette zone privilégiée, les originalités natives dans la grandeur commune, les formes diverses d’imagination et de goût se marquaient par un ou deux degrés de latitude, quelques vallées ou quelques chaînes de montagnes, quelques stades d’intervalle du continent aux îles ou d’une île à l’autre.

Par là, grâce à cette souple richesse de la nature morale, dans cet heureux pays, les proportions ordinaires du génie au nombre étaient absolument changées. Un canton de la Grèce, une île de quelques lieues de tour, donnait parfois plus de rares talents, plus d’artistes inspirés que n’en porte ailleurs un grand pays, même civilisé.

Telle était la vie puissante, l’émulation féconde de ces petits États, homogènes et rivaux, qui se multipliaient des côtes maritimes de l’Asie mineure aux campagnes de la Sicile, semblables à ces signaux de flamme que le poëte Eschyle nous montre se succédant et se répétant, des hauteurs du mont Ida au promontoire de Sunium, pour annoncer partout la victoire des Hellènes.

Tout s’explique dans ce prodige, non pas seulement par l’heureuse condition du climat et de la race, mais aussi par les accidents de la vie sociale et par la culture que recevait l’homme. Pourquoi, tout près des côtes riantes d’Asie, Lesbos, cette île de quinze lieues de long et de cinq de large, n’aurait-elle pas été comme une école de poëtes ? Elle était une république ; elle avait des institutions libres, des partis politiques, des guerres civiles ; et, quand elle fut lasse de tant d’épreuves, elle eut pour maîtres, d’abord un sage, puis, longtemps après, le peuple athénien, qui, dans sa victoire, l’admit au partage de ses lois généralement humaines et modérées, et lui rendit plus, en exemples de grandeur, en amour du travail et de la gloire, qu’il ne lui ôtait en stérile indépendance.

Mais, avant cette dernière révolution de Lesbos, liée désormais aux destins d’Athènes et lui donnant son peintre de mœurs, Théophraste, que de passions violentes et frivoles avaient agité cette île, l’avaient remplie de violences et de corruption, sans y diminuer l’éclat des arts ! Fils d’une famille noble de Mitylène, le poëte Alcée, dont le nom demeure un des symboles du génie lyrique, paraît avoir été tour à tour le champion d’une aristocratie qui se flattait d’illustrer le pays qu’elle gouvernait, et l’adversaire opiniâtre de l’homme puissant sorti des luttes publiques, pour commander également à tous, au nom du peuple. Il fut tour à tour un chef attaqué par la foule et un banni protestant contre la dictature ; et, dans ces vicissitudes qui remplirent sa vie, il mêla l’invective à la guerre, la poésie aux armes, les plaisirs aux entreprises hardies, et devint à la fois le héros et le poëte d’une longue guerre civile.

Malheureusement pour le succès et la gloire d’Alcée, le vainqueur dont il eut à combattre la dictature était un sage, dit-on, et en a gardé le titre dans la postérité. Aux jours de son pouvoir, et lorsqu’il résistait aux démagogues de Lesbos, Alcée avait eu contre un d’eux d’implacables mépris, dont il nous est resté quelques vers. Mais les injures violentes, les noms de débauché nocturne, de ventru, de pied-bot, qu’il jeta plus tard au sage Pittacus, furent sans puissance, comme ses armes :

« Répète un chant romain, nous dit Horace, ô lyre modulée d’abord par le citoyen de Lesbos, qui, forcené pour la guerre, savait pourtant, soit au milieu des armes, soit quand son navire battu des flots reprenait le rivage, chanter Bacchus et les Muses, Vénus et l’enfant qui la suit toujours[1]. » Puis ailleurs, lorsque, échappé à un danger de mort, Horace, qui a cru voir de près l’Élysée, y place le belliqueux Alcée, comme Virgile osait y mettre Caton : « De combien peu, dit-il, nous avons failli voir l’empire de la sombre Proserpine, et le tribunal d’Éaque, et les demeures réservées des âmes pieuses, et Sapho sur la lyre éolienne se plaignant des jeunes filles ses compatriotes, et toi aussi, Alcée, redisant plus haut sur ton luth d’or les maux de la tempête, les maux de l’exil, les maux de la guerre ! Ces deux voix qui racontent des choses dignes d’être ouïes dans un mystérieux silence, les ombres les admirent ; mais la foule serrée écoute davantage, et d’une oreille avide, les combats et la défaite des tyrans[2]. »

Cette ardeur inattendue d’Horace, cette préférence qu’il attribue à la foule, même des ombres, pour les vers belliqueux et les cris de guerre d’Alcée, n’est-elle pas un précieux témoignage au moins de la verve du poëte banni de Lesbos, et chantant ses vicissitudes, à mesure qu’il les éprouvait ? Ce tressaillement d’admiration de l’épicurien Horace, cette complicité de faveur pour les bannis de Lesbos, dans celui qui regrette si peu les vaincus de Pharsale, n’est pas une louange vulgaire pour Alcée. En effet, parmi le peu de vers épars qui nous restent de lui, rien de plus éclatant que ses allusions et ses souvenirs de guerre. Le reflet des armes illumine ses vers, lorsqu’on l’entend s’écrier : « La maison resplendit d’airain, et tout le lambris est orné pour Mars de casques étincelants, d’où pendent des crinières à décorer les têtes des guerriers. À des clous cachés sont suspendus des brodequins d’airain, forte défense contre les dards, des cuirasses tissues d’un lin nouveau, et les creux boucliers éprouvés par le tranchant des épées de Chalcis, et les baudriers nombreux, et les tuniques de guerre[3]. »

Le poëte parlait ainsi, ayant déjà paru, dans l’action, moins ferme qu’il n’était épris de ce luxe des armes. Ailleurs, se plaisant à décrire une devise de bouclier, il comptait avant tout sur la vaillance et la célébrait comme le meilleur rempart des villes, dans des paroles que Platon lui emprunte, lorsqu’il cherche les conditions de sa république idéale.

Et cependant toute cette ardeur guerrière d’Alcée échoua contre la modération habile ou généreuse de Pittacus. Vaincu dans une descente à Lesbos et fait prisonnier, le poëte reçut sa liberté et renonça désormais à troubler sa patrie. Selon diverses notions de sa vie, moins connue que ses vers, il visita l’Égypte, et partagea la fortune d’un frère aventureux comme lui, qui servait dans les armées du roi d’Assyrie.

C’est parmi tant de vicissitudes que le poëte de Lesbos ne cessa d’écrire. Mêlant ses combats, ses naufrages, ses factions, ses amours, il avait composé plusieurs livres de courtes poésies, satiriques par le fond, lyriques par la passion et la forme. Quelques sentiments généreux et purs, quelques nobles élans du cœur, entraient-ils dans cette verve de haine ou cette ivresse de plaisirs ?

On ne saurait en juger au peu qui nous reste ; mais on doit le présumer, sur la renommée du poëte. Dans ses vers d’amour, à part ce qu’il faut rejeter avec dégoût, on ne peut méconnaître autant de grâce que de passion, lorsqu’il s’adresse à la jeune fille aux yeux noirs, au teint sans tache et au doux sourire. Par là, sans doute, il mérita d’être imité de l’antiquité latine, plus que nous ne le savons ; car, si le hasard de quelques petits fragments dispersés, si quelques grains de cette poudre d’or conservés dans les scoliastes, nous offrent tantôt un vers entier, tantôt une image allégorique, tantôt un mot heureux qu’a dérobé l’abeille de Tibur, combien d’autres larcins nous aurait décelés l’œuvre grecque entière, que lisait Horace !

Ce qu’il imita le moins sans doute, et ce qui semble avoir été un des caractères originaux d’Alcée, c’était une hardiesse non plus de mouvement et d’images, mais d’invention dans les hymnes religieux. Évidemment le poëte libre et persécuté porta dans ce travail, un peu monotone pour d’autres, quelque chose de son caprice et de sa fougue. Le champ même assez vaste de la mythologie homérique ne le retint pas. Voyageur en Asie et chez les peuples qu’on appelait hyperboréens, il en rapporta dans la Grèce des traditions nouvelles.

Ainsi, autant que nous en pouvons juger par un extrait affaibli, pour célébrer Apollon, il avait dans un hymne introduit toute une légende inconnue et charmante, où cependant les souvenirs de Delphes gardaient leur place : « Le jeune dieu[4], à sa naissance, recevait de Jupiter une lyre, un diadème d’or, et était envoyé sur un char traîné par des cygnes à ce temple de Delphes, nombril de l’univers, disait-on, pour y rendre des oracles. Mais, infidèle à cet honneur, il avait tourné le vol de son char vers la terre des Hyperboréens, et il s’était attardé dans ce séjour. Cependant, à Delphes, ses adorateurs, désespérés de ce retard, célébraient des solennités et des danses autour du trépied sacré, pour appeler la présence propice du dieu. Enfin il avait paru au milieu de l’été, entre les chants des rossignols et la plus grande splendeur de la nature épanouie. »

La timidité même de notre goût moderne découvre quel trésor d’harmonie, quel éclat d’images, quel renouvellement de la liturgie poétique cette fiction devait amener, sous les mètres nombreux et souples de la muse éolienne.

Ailleurs, Alcée innovait encore dans l’histoire d’un autre dieu, de l’Amour, ce premier-né du Chaos, selon la tradition d’Hésiode. Alcée le faisait naître de Zéphire et d’Iris ; et d’autres gracieux détails animaient cette généalogie peu connue. Enfin, traitant les dieux comme les hommes, Alcée, dans un autre hymne à Mercure, tel que celui peut-être où s’égaye Horace, avait raconté, d’après Homère, les tromperies les plus piquantes du dieu.

Quelle que fut la faible orthodoxie d’un tel écrivain et le peu de respect attaché à sa vie d’audace et de licence, son nom garda le rang le plus élevé dans la tradition littéraire de la Grèce. Les critiques alexandrins, Aristophane, Aristarque[5], en firent un de leurs sujets favoris d’étude ; et, comme il arrive au génie, ses hardiesses originales, ses brusques fantaisies, devinrent des beautés classiques servilement imitées. Son nom même consacra un des mètres les plus heureux de la poésie lyrique, dans la langue du peuple nouveau qui domptait et imitait les Grecs.

Nul doute, comme nous le voyons par Horace, que l’influence de cette vieille et libre poésie ne se soit mêlée à l’art alexandrin, dans les premières leçons d’élégance grecque et de poésie qu’un Lucrèce, un Gallus, un Catulle, rapportaient de Grèce et d’Égypte. Mais cette gloire poétique n’est plus qu’un symbole ; il ne reste de ce génie que quelques lettres éparses de l’inscription brisée sur son tombeau perdu. Et n’est-ce pas le triomphe de la beauté de l’art que si peu de paroles si fortuitement sauvées suffisent pour assurer un immortel souvenir ?

Le même prodige de célébrité se renouvelle pour un autre nom que nous a transmis la Grèce. Le rhéteur le plus docte et le plus froidement technique de l’âge des Antonins, Denys d’Halicarnasse nous a conservé quelques strophes passionnées de Sapho ; et l’éloquent Longin n’a trouvé nulle poésie supérieure à ces vers d’une femme qu’Aristote avait nommée à côté d’Homère et d’Archiloque.

Platon, ce qui étonne davantage, avait voulu voir en elle un sage autant qu’un poëte ; et, quand il lui donnait ce nom de dixième et dernière Muse, qu’une flatterie banale a répété pour tant d’autres bouches gracieuses, sans doute l’idée de quelque chose de divin, dans l’union du talent et de la beauté, s’attachait pour lui à cette expression ; et, plus tard, chez d’autres écrivains moins curieux de l’art et de la forme, on sent que le même nom réveille le même souvenir d’admiration idolâtre et de culte mystérieux. On dirait que Sapho était devenue pour l’imagination grecque un symbole où apparaissaient, à leur plus haut degré, la grâce, l’enthousiasme et le génie de la femme.

Par là même, sa vie réelle est peu connue ; et son histoire semble une légende mythologique. Ses poésies, qui sans doute auraient daté et éclairci divers incidents de sa destinée, ont péri pour nous ; et c’est récemment que quelques vers cités par un grammairien sur un papyrus d’Égypte nous ont apporté un second témoignage de son cœur de mère et de sa tendresse pour sa fille.

Avant ces nouveaux détails, il n’y avait sur sa vie que la tradition de Leucade et l’épître romanesque d’Ovide sur cette tradition ancienne, si elle n’est vraie. On ne peut douter qu’il n’y ait eu, dans le plus bel âge de la Grèce, d’autres souvenirs encore de Sapho. Car aucun nom n’était plus mêlé à toutes les œuvres de l’art.

À part deux comédies, sous le titre de Phaon, l’une de Platon le poëte, l’autre d’Antiphane ; à part une comédie, la Leucadienne, par Ménandre, et une pièce d’Antiphane, le Leucadien, on joua dans Athènes six comédies de différents auteurs, portant toutes le titre de Sapho, et pleines d’allusions à sa gloire poétique et aux événements fabuleux ou vrais de sa vie. Ce qui touche à l’histoire de l’art, c’est que, née dans Lesbos, à Mitylène ou dans le bourg d’Érèse, plus tard la patrie de Théophraste, Sapho fut une Athénienne de la côte d’Asie. Orpheline dès l’âge de six ans, elle eut plusieurs frères, dont un, plus jeune qu’elle, est nommé par Hérodote comme un de ces marchands qui allaient vendre en Égypte les vins délicieux des îles grecques.

Dans ses voyages, le jeune Lesbien se serait épris de passion pour une fille de Thrace, Rhodope, alors esclave dans la colonie grecque de Naucratis, en Égypte. L’ayant achetée de son maître, il l’aurait follement épousée, malgré les éloquents et poétiques reproches dont Sapho avait flétri cette faiblesse, qu’elle se promettait sans doute alors de ne pas imiter.

Dans une telle vie cependant, toute aux arts, mais à des arts faits pour entretenir la passion, le seul intérêt touchant, la seule dignité qui pût ennoblir les transports d’une âme agitée sans cesse par la musique et la poésie, c’était la piété maternelle, la tendresse pour une fille, cette Cléis que le philosophe Maxime de Tyr avait nommée, et dont quelques vers retrouvés de Sapho nous parlent aujourd’hui : « J’ai, dit-elle, une belle jeune fille semblable, dans sa forme élégante, aux fleurs dorées, Cléis, ma chère Cléis. En échange d’elle, je ne voudrais pas de la Lydie, ni de l’aimable Ionie[6]. »

Quelle fut la destinée de cette jeune fille, gardée par une telle tendresse, mais née sous un tel exemple ? L’érudition ne nous en dit rien. Deux vers isolés cependant offrent peut-être la trace, non d’une fiction poétique, mais d’un tourment réel : « Ma douce mère, je ne puis tisser ma toile, toute vaincue que je suis par la pensée de ce jeune homme, grâce à l’entraînante Aphrodite. »

D’autres fragments bien courts, et par là d’un sens douteux, pourront faire croire que Sapho vit le mariage de sa fille chérie, et chanta pour elle : « Heureux gendre, l’union que tu souhaitais s’est accomplie, tu as la vierge que tu aimais ! »

Enfin un fragment, douteux encore dans sa tristesse, ferait supposer que Sapho eut la douleur de survivre à sa fille ; et on voudrait qu’il n’y eût pas eu plus grand deuil dans sa vie. Mais là, comme pour le reste, nous sommes réduits aux conjectures des savants sur de rares et faibles indices.

L’Allemagne, qui étudie si bien l’antiquité, et la refait quelquefois à plaisir, comme un texte de manuscrit altéré, s’est amusée, par la main de quelque docte critique, à rétablir contre le préjugé vulgaire le caractère moral de Sapho, comme parmi nous une femme célèbre avait indirectement ennobli celui de Corinne. Non-seulement le reproche du vice a été repoussé loin de sa mémoire, mais une érudition candide, à l’aide de quelques mots épars dans l’antiquité, a tout épuré dans la passion qu’elle n’a pu méconnaître, et s’est fait de la belle Lesbienne une irréprochable image. Nous lisons chez un de ces doctes apologistes[7] : « Dans Sapho, une ardente et profonde sensibilité, une pureté virginale, la douceur de la femme et la délicatesse du sentiment et de l’émotion s’alliaient avec la probité native et la simplicité du caractère ionien ; et, quoique douée d’une exquise perfection des choses belles et brillantes, elle préférait la naïve et consciencieuse rectitude de l’âme à toute autre source de jouissance humaine. »

À la bonne heure ! Mais quelle preuve en avez-vous ? Il ne suffit pas pour cela de la sévérité de son dialogue avec Alcée, tel que le cite Aristote[8] : « Je veux », disait le hardi poëte, « te dire quelque chose ; mais la pudeur m’empêche. » Et Sapho de répondre : « Si tu avais le désir de choses nobles et belles, ni ta langue ne serait liée de peur de dire le mal, ni la pudeur ne retiendrait tes regards ; mais tu parlerais librement de ce qui est légitime. » Rien de mieux raisonné, sans doute ; mais tant d’autres témoignages nous la montrent différente !

On envie Horace d’avoir pu dire : « Ils vivent encore les feux confiés à la lyre de la jeune Éolienne : »

… Spirat adhuc amor,
Vivuntque commissi calores
Æoliæ fidibus puellæ,
[9]

et de ces feux on retrouve encore quelques rayons épars dans les décombres des scoliastes.

Il semble qu’avec ou après la passion de l’amour, Sapho avait eu celle de la gloire. L’espérance de cette gloire, l’orgueil, non plus de la beauté, mais du génie, éclate dans quelques vers d’une pièce perdue[10] :

« Morte, tu seras gisante », dit la Muse lesbienne à quelque femme ennemie ou rivale ; « il ne restera de toi nulle mémoire dans l’avenir ; car tu ne touches pas aux roses de la montagne des Piérides ; mais tu iras, obscure, visiter les demeures d’Adès, t’envolant sur le sol des aveugles morts. »

Une autre fois, devant des femmes qui, riches et belles, semblaient enivrées de leur destinée, elle parut plus fière encore, en disant « que les Muses lui donnaient, à elle, le vrai bonheur et le seul digne d’envie ; car, même dans la mort, elle ne serait jamais oubliée. » Elle disait vrai. Son nom vivra, comme l’amour.

Il est vrai que, pour nous, ce qu’elle décrit, c’est moins l’émotion délicate de l’âme que le trouble des sens et comme la fièvre du cœur. Le témoignage s’en trouve dans cette anecdote du médecin Érasistrate surprenant la passion secrète du fils de Séleucus pour sa belle-mère Stratonice, par l’observation même des signes qu’avait sentis et marqués sur elle-même Sapho saisie d’amour : « Les symptômes, dit Plutarque, étaient les mêmes, la perte de la voix, l’expression des regards, la sueur brûlante, l’ataxie de la fièvre et le trouble dans les veines, enfin l’abattement de l’âme, l’abandon, la stupeur et la pâleur. » Telle est en effet, dans son expressive vérité, l’analyse médicale de cette ode profane, de ce crime élégant de la pensée dont Catulle avait égalé la force, mais non la grâce, et que voici, dans la lettre morte de la prose :

« Il est pour moi égal aux dieux l’homme qui s’assied en face de toi et t’écoute doucement parler et doucement sourire. Cela m’a fait tressaillir le cœur de l’avoir vue, et il ne me vient plus de voix ; mais ma langue est liée ; et sous le tissu éteint de la peau je sens circuler une flamme. Les yeux n’ont plus de regards, et des bruits remplissent les oreilles ; une sueur glacée se répand, un tremblement m’agite : je deviens plus pâle que l’herbe flétrie ; et, près d’expirer, je demeure sans haleine. »

Nous ne voudrions pas d’autre réponse que cette nosologie de l’amour à la bonne foi des critiques allemands qui rêvent une Sapho tout idéale. Non ; il faut, en admirant le génie du poëte, reconnaître ses égarements et les imputer à ce culte matériel et corrupteur, à cette ivresse des sens où l’âme était plongée sous le beau ciel des Cyclades, entre les charmes de la nature et de l’art, devant les théories gracieuses qui déployaient leurs voiles blanches sur cette mer d’azur, et les processions de jeunes filles qui s’avançaient, en chantant, du rivage au temple de la belle déesse.

Que de maux seront soufferts, que de ruines entassées, que de monuments et d’idées s’écrouleront dans le monde, pour que ces souvenirs soient expiés aux mêmes lieux qui les consacrent, que la pénitence épure cette terre de volupté, qu’une église de martyrs s’élève à la place d’un bocage sacré, et que la prière d’une humble vierge au pied de la croix ou le dévouement de quelque religieux dans un lazaret remplace, aux mêmes lieux, les hymnes chantés à Vénus ! Le monde a vu cette révolution morale, cette dignité croissante de l’être humain ; et il hésite encore à la reconnaître et à la protéger ! La barbarie musulmane accable encore de son ignorante apathie une part de ces îles jadis si brillantes sous l’idolâtrie des arts, et où la civilisation chrétienne, enfin maîtresse, amènerait si vite le progrès moral et le bonheur, comme l’atteste déjà l’exemple des îles Ioniennes, même sous un protectorat sévère et un joug étranger.

Mais recueillons encore quelques parcelles de cette poussière dorée des âges antiques. Sapho fut-elle prêtresse de Vénus ? En fut-elle victime ? et la tradition du rocher de Leucade est-elle un souvenir ou une allégorie ? L’érudition ici, sans pouvoir rien affirmer, a rencontré du moins de curieux détails. Nul doute que la chute de Leucade ne fût un reste des temps barbares, où la Grèce avait eu des sacrifices humains. L’usage se maintint et s’adoucit ; et les pénitents de l’amour, ceux que cette passion conduisait à Leucade, avaient fini par tenter cette épreuve célèbre, avec des secours qui préservaient la vie et ramenaient au rivage la victime guérie de son mal ou de son désespoir.

Des listes de ces suicides ou réels ou apparents se conservaient ; et un scoliaste grec nous en offre encore une, où manque précisément le nom de Sapho. Il n’y a donc plus qu’à douter du dénoûment comme du reste, peut-être, de la vie de Sapho. Vint-elle en Sicile pour y suivre Phaon ? Connut-elle les poëtes dont elle partagea la renommée, Archiloque, Simonide ? Nous l’ignorons ; mais il nous reste à deviner dans de maladroites analyses ou à sentir dans un seul chef-d’œuvre le génie dont elle fut inspirée. Après les élans et les aveux de son propre cœur, ses amours, ses jalousies, elle eut pour sujet de ses vers la louange des dieux, les fêtes de famille de la Grèce, les épithalames, les chants funèbres.

Suivant le témoignage d’un rhéteur, tous les poëtes cédaient à Sapho le soin de célébrer le culte de l’amour. « C’est elle qui prépare et anime la fête, orne de guirlandes la chambre nuptiale[11], dépeint la beauté des jeunes vierges, fait avancer Aphrodite sur le char des Grâces entouré du chœur des Amours, attache avec une tige d’hyacinthe les cheveux de la déesse qui se partagent sur ses tempes, et laisse flotter les autres au souffle de l’air. Puis, en avant des roues, elle a placé d’autres Amours aux ailes et à la ceinture dorées, conduisant le char et agitant des torches élevées. » La louange des époux se mêlait à ces gracieuses images.

« C’étaient deux roses du printemps nées dans la même prairie et s’épanouissant à la fois. L’affinité de leurs âmes était merveilleuse ; tous deux purs, de mœurs délicates, et divers dans leurs travaux, selon la loi de la nature : elle, par son fuseau, s’élevant à l’art de Minerve, et lui, dans ses labeurs, recueillant les dons du dieu Mercure ; elle ayant sa lyre, et lui passionné pour les livres ; elle aimée d’Aphrodite, et lui d’Apollon ; lui le premier des jeunes gens ; elle privilégiée parmi les filles. » Enfin Sapho, dans des paroles perdues dont s’est inspiré Catulle, comparait la jeune fille à ce fruit défendu, et « conservé dans sa fleur pour celui qui doit le cueillir. »

Tout cela, si nous l’avions encore dans sa grâce originale, serait pour nous un modèle de goût et d’élégance, trésor de poésie, chef-d’œuvre de style embelli par la passion. Mais, chose curieuse, à l’époque où de maladroits rhéteurs brisaient ces délicats chefs d’œuvre pour en émailler leurs discours, ce qu’ils cherchaient encore c’était le charme mythologique à opposer au triomphe du christianisme. On eût dit qu’ils se défendaient dans leurs écoles, comme plus tard Bélisaire dans Rome, en mutilant, pour lancer quelques traits de plus, les frises des temples et les statues des dieux.

Mais, avant ce changement du monde, lorsque le paganisme régnait dans la paix de l’empire romain, lorsqu’il n’y avait plus ni liberté, ni gloire patriotique, ni grande éloquence, et que la culture de l’esprit n’était plus qu’un amusement de la servitude, un savant critique, Denys d’Halicarnasse, celui qui a tant raisonné sur Thucydide et sur Démosthène, sans comprendre leurs âmes, sauvait au moins pour l’avenir, dans un traité de rhétorique, une ode entière de Sapho à sa déesse favorite.

« Déesse au trône à mille couleurs[12], immortelle Aphrodite, fille insidieuse de Jupiter, je t’en supplie, sainte déesse ! n’accable pas mon âme de tourments et d’ennuis.

Mais viens de ce côté, si jamais tu écoutas ma voix dominée par l’amour, et si, quittant la maison de ton père, tu descendis avec ton char attelé, alors que de beaux cygnes te portaient d’un vol léger, agitant à coups pressés, autour du point noir de la terre, leurs ailes dans le milieu des airs. Bien vite ils arrivaient ; et toi, déesse, souriant de ta bouche divine, tu demandais quel mal j’ai souffert, pourquoi je t’appelle et ce que je veux qui soit fait pour ma folle ardeur, quelle persuasion, quels filets à captiver l’amour je veux avoir. — Qui donc, ô Sapho ! t’a fait injure ? S’il fuit maintenant, il poursuivra bientôt ; s’il n’a pas accepté de dons, il en offrira ; s’il n’aime pas, bientôt il aimera, même en dépit des refus. — Viens à moi encore aujourd’hui, ô déesse ! délivre-moi de cruels soucis. Tout ce que mon cœur souhaite de faire, fais-le pour moi, combattant toi-même à mon aide. »

Autour de ces paroles éteintes, sous les changements du temps et des idiomes, rêvez le ciel de Lesbos, l’harmonie des vers et celle de la lyre, l’accent passionné de la voix, dans le silence des nuits limpides, ou dans le calme sonore d’un jour brûlant d’été : et vous aurez entrevu quelque chose du gracieux délire dont la poésie et la musique, l’imagination et les sens, l’idéal et l’amour, ont parfois enchanté l’âme humaine.



  1. Horat. Od., lib. I, 32.
  2. Id., l. II, 13.
  3. Μαρμαίρει δὲ μέγας δόμος χάλκῳ· παῖσα δ’ Ἄρῃ κεκόσμηται στέγα
    λάμπραισιν κυνίαισι, καττᾶν λεῦκοι κατίπερθεν ἴππιοι λόφοι
    νεύοισιν, κεφάλαισιν ἄνδρων ἀγάλματα, χάλκιαι δὲ πασσάλοις
    κρύπτοισιν περικείμεναι λάμπραι κνάμιδες, ἄρκος ἰσχύρω βέλευς,
    θόρρακές τε νέω λίνω κώιλαί τε κατ’ ἄσπιδες βεβλήμεναι·
    πὰρ δὲ Χαλκίδικαι σπάθαι, πὰρ δὲ ζώματα πόλλα καὶ κυπάσσιδες.

    Poet. lyric. græc, ed. Bergk, p. 573.
  4. Him. Soph. orat., p. 622.
  5. Hephæstion, ed. Gaisford, p. 134. Villoison. ad Homer. proleg. 59.
  6. Ἔστι μοι κάλα πάϊς, χρυσίοισιν ἀνθέμοισιν
    ἐμφέρην ἔχοισα μόρφαν, Κλᾶϊς ἀγαπάτα,
    ἀντί τᾶς ἔγω οὐδὲ Λυδίαν πᾶσαν οὐδ’ ἐράνναν…

    Poet. lyr., ed. Bergk, p. 619.
  7. A Critic. hist. of the lang. and litter. of ancien Greece, t. III.
  8. Aristote, Rhetor., l. II, c. 9.
  9. Horat. Odar., lib. IV, 9.
  10. Poet. lyr. græc., ed. Bergk, p. 615.
  11. Himer. Soph. orat., p. 330.
  12. Lyric. græc., cur. Boiss., p. 55.