Essais sur le régime des castes/Partie II/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Félix Alcan (p. 108-127).


CHAPITRE II

LA CASTE SOUS L’ADMINISTRATION ANGLAISE


L’histoire ancienne de l’Inde se dérobe, disions-nous, et fuit dans les nuages ; mais sur son histoire récente, au contraire, la lumière est projetée à flots. L’idéalisme hindou dédaignait d’inscrire pour la postérité les faits et gestes des hommes ? Le réalisme anglais, au contraire, prête toute son attention aux moindres mouvements des masses qu’il gouverne. De dix ans en dix ans, les accroissements de la population, la manière dont elle se distribue, s’instruit, s’occupe, les gains ou les pertes des langues et des religions, les déclins ou les progrès des institutions diverses, tout est noté par les soins du civil service en une admirable collection de statistiques et de rapports[1].

Cette collection contient, en particulier, sur le mouvement actuel des castes, un grand nombre d’informations. Il ne sera pas inutile d’en rappeler ici les résultats principaux ces dernières nouvelles du régime que nous étudions, en même temps qu’elles renverront sans doute d’utiles lumières sur sa vie passée, nous fourniront une occasion de plus de mesurer sa vitalité. S’il se montre capable de résister jusqu’à un certain point même à la civilisation anglaise, il nous fournira ainsi une dernière preuve, et non la moins frappante de la mainmise qu’il exerce sur la civilisation hindoue.

Et à vrai dire, l’Anglais n’a jamais prétendu modifier, ou même il a souvent prétendu ne pas modifier la civilisation hindoue. Il ne s’est présenté ni comme un conquérant à proprement ni comme un missionnaire. Il a fait profession de respecter les us et coutumes, les croyances et les lois indigènes. Administrer en gouvernant le moins possible, c’était sa devise. Assurer aux hommes le minimum de sécurité et de justice indispensables à l’exploitation de la nature, à cela se bornait, déclarait-il, son ambition.

Mais, pour réaliser ce plan, il s’est trouvé que l’Angleterre débarquait sans bruit, sur la terre sacrée des Védas, toute une civilisation nouvelle avec armes et bagages. Peu d’armes en réalité, mais beaucoup de bagages : tout le matériel des inventions et des institutions européennes, toutes ces idées qui s’incarnent en des choses, qui revêtent la forme tangible de l’usine et de l’école, du bureau de poste et de la locomotive, et qui, par cela même qu’elles changent le décor de la vie, semblent capables, lentement, mais sûrement, de renouveler jusqu’au fond des âmes.

En fait, il est aisé de s’en rendre compte : l’introduction de la civilisation anglaise multiplie fatalement, pour les membres des diverses castes, les occasions de se coudoyer quoi qu’ils en aient, et d’utiliser les mêmes instruments au mépris des répulsions traditionnelles. Nous avons dit que lorsque le gouvernement voulut établir à Bombay une canalisation pour l’eau, ce fut d’abord un grand émoi : les purs et les impurs, les deux fois nés et les Çûdras devraient donc s’alimenter aux mêmes robinets ? Mais un panchayat habile résolut les difficultés en déclarant que la taxe élevée, à propos de cette canalisation, par l’administration anglaise pouvait être considérée comme une amende ; elle rachèterait les péchés que la communauté des robinets exposait à commettre. Ce n’est qu’un exemple des concessions de toutes sortes, des accommodements avec le siècle auxquels l’esprit de la caste est journellement acculé. Le seul usage du « te-rain », comme dit le Kim de Kipling, ne doit-il pas ébranler la puissance de cet esprit ? Le chemin de fer nivelle en même temps qu’il unifie. La mobilité matérielle prépare la mobilité sociale et morale. Plus aisément désencadrés, détachés de leur milieu originaire, les individus auront moins de peine à se délivrer des traditions qui, en les maintenant séparés, les oppriment.

Au surplus, ce n’est pas seulement d’une manière indirecte et en renouvelant leurs impressions, c’est plus directement, par les changements qu’elle impose à leurs situations mêmes que l’Angleterre atteint l’âme des Hindous. Les importations croissantes d’objets fabriqués de la métropole n’ont-elles pas eu pour résultat de rendre impossible, à un certain nombre de castes, l’exercice de leur art traditionnel ? C’est ainsi que beaucoup de tisserands ont dû, après une résistance désespérée, refluer vers l’agriculture. Ailleurs, c’est pour un emploi dans l’usine nouvellement ouverte que le métier des ancêtres est délaissé. C’est enfin l’administration elle-même qui offre des débouchés inattendus : on devient agent, clerc, receveur, contrôleur : nombre de Brahmanes sont policemen et portent sans scandale – que diraient leurs ancêtres ! – des ceintures de cuir. L’ambition indigène n’est plus d’ailleurs arrêtée en principe aux degrés inférieurs du fonctionnarisme : rien n’empêchea priori qu’un Hindou des plus basses castes, pour peu qu’il ait subi avec succès les épreuves des concours réglementaires, s’élève dans l’échelle du civil service à des postes de direction.

On comprend par là que ce ne soient pas seulement les professions qui changent, mais bien les situations sociales : en même temps que la spécialisation, la hiérarchie traditionnelle en peut être bouleversée. Une espèce inconnue, semble-t-il, à l’Inde antique – le selfmade man, l’homme nouveau, – va apparaître. Si le membre d’une caste inférieure se trouve, de par la loi du concours égal pour tous, investi d’une part de la puissance publique, comment le respect ne serait-il pas désorienté dans ses directions séculaires ? Les effets de ces déplacements de valeur se feront sentir jusque sur les mariages : parvenus ou diplômés commencent, dit-on, à faire prime dans certains milieux, alors même que laisserait à désirer la pureté de leur généalogie.

Les trois colonnes du régime des castes – la spécialisation héréditaire, la hiérarchie consacrée, la répulsion mutuelle – se trouveraient donc plus ou moins directement minées par le progrès silencieux de l’administration anglaise. Il faut ajouter que celle-ci semble en voie de donner aux peuples de l’Inde ce que leur a toujours refusé le régime des castes : un principe de cohésion, un motif d’unité. Faire peser sur leurs épaules un pouvoir unique et toujours présent, n’était-ce pas leur suggérer la notion qui leur manquait d’un ennemi commun ? Ils connaissent ainsi, au fur et à mesure qu’ils deviennent conscients, le sentiment d’être exploités ensemble, et le désir de se coaliser pour la résistance. Leur moi national commence à se poser en s’opposant à la domination étrangère. La patrie hindoue naît, aux pieds de l’État anglais, pour se dresser contre lui[2]. Et en ce sens, tant parce qu’elle en atténue indirectement les divisions primitives que parce qu’elle leur fournit un principe positif d’unification supérieure, on peut dire que l’Angleterre entraîne l’Inde – qu’elles le veuillent ou non l’une et l’autre – sur les chemins nivelés du progrès occidental.

Toutefois on s’abuserait étrangement si l’on tenait pour chose faite, dès à présent, l’« européanisation » de l’Inde. Avec quelle lenteur la transformation s’accomplira, si jamais elle doit totalement s’accomplir, on le mesure aisément dès qu’on descend des prévisions a priori aux constatations objectives. Il suffit d’ouvrir au hasard les recueils décennaux dont nous parlions pour comprendre que les ouvrières de désunion, les Parques de l’Inde, sont toujours au travail. La même passion de se distinguer, la même crainte de se mêler, et de se dégrader en se mêlant animent ces micro-organismes sociaux qui sont les castes, et les poussent à se subdiviser à l’infini au lieu de s’agglomérer.

La civilisation anglaise, disions-nous, rompt sur plus d’un point la chaîne séculaire qui rattache le métier à la race. Mais croit-on que cette rupture ait pour résultat fatal la dissolution de la caste ? Bien plutôt aboutit-elle le plus souvent à la formation d’une caste nouvelle. Entre les familles qui abandonnent hardiment et celles qui conservent pieusement la vocation des ancêtres, les relations matrimoniales cessent bientôt : le cercle à l’intérieur duquel l’homme peut chercher femme, le cercle endogamique, n’en est que plus jalousement fermé.

Ce n’est pas à dire que les limites de la profession marquent en tout et pour tout les limites de la caste. On a cru pouvoir le soutenir naguère – nous l’avons vu[3] – et on espérait ainsi prouver que les castes ne sont que des ghildes pétrifiées : les nécessités, les traditions, les progrès de l’industrie auraient suffi à expliquer la manière dont elles se spécialisent, s’opposent et s’étagent. Cette théorie semble décidément abandonnée par les observateurs d’aujourd’hui[4]. Ne faudrait-il pas pour la conserver qu’on pût compter autant de castes que de professions ? Or il est de toute évidence que dans bien des cas les membres d’une même profession ressortissent à diverses castes, tandis que les membres d’une même caste se répartissent entre plusieurs professions. Dans la seule caste des Vanis par exemple l’enquêteur de la province de Bombay distingue 25% de commerçants, 39% d’ouvriers de l’alimentation, 10% de fabricants de drap et vêtements : 3% sont agriculteurs, 2% employés dans l’administration. Inversement, on peut compter dans les Provinces centrales 41 castes d’agriculteurs, 11 de tisserands, 7 de pêcheurs. C’est la preuve suffisante que le lien est assez lâche entre la spécialisation professionnelle et les prohibitions en matière de mariage. Il n’en reste pas moins que, malgré le démenti de ces faits, l’opinion règne suivant laquelle les membres d’une même caste devraient conserver la profession de leurs communs ancêtres ; c’en est assez pour nous faire comprendre que des changements de professions, tels que nous en constatons aujourd’hui, puissent en plus d’un cas servir de prétextes à des scissions de castes[5].

Il n’est d’ailleurs pas nécessaire, pour que ce résultat s’obtienne, qu’une partie de la caste change ses habitudes professionnelles et cherche un nouveau gagne-pain : il suffit qu’elle adopte quelque mode nouvelle, ou délaisse quelque ancien usage. L’habitude de négliger tel détail dans les cérémonies du sacrifice a pu faire descendre de quelques rangs certaines sections de Brahmanes ou de Kshatriyas. Inversement, les Awadhias Kurmis, dans le Bihar, se sont élevés au-dessus du commun des Kurmis grâce au zèle avec lequel ils ont interdit chez eux le remariage des veuves[6].

Ailleurs, c’est le changement de croyances qui détermine une subdivision : en d’autres termes, les sectes finissent par se constituer en autant de castes. Ainsi en est-il arrivé des Atiths et des Gosains au Bengale, des Bishnois dans les Provinces centrales[7]. Le phénomène est d’autant plus remarquable qu’il arrive assez souvent – nous l’avons vu – que les sectes en principe semblent égalitaires[8] ; elles commencent par protester contre les divisions que les scrupules de caste, entretenus par le brahmanisme, imposent au peuple hindou. Mais aujourd’hui comme autrefois, le génie de la caste est le plus fort : il fait accepter tout son système d’interdiction des groupes mêmes qui se sont dressés contre lui.

Au surplus, sans changement de coutumes ni de croyances, le simple déplacement suffit à entraîner des créations de castes. Entre le groupe qui a émigré et celui qui est resté au lieu d’origine, les rapports se relâchent. On ne se connaît plus : il deviendra de moins en moins facile de contracter mariage d’un groupe à l’autre. Ainsi quand les Khedawal Brahmanes du Gujarat s’établirent en Damoh, la caste-mère fit des difficultés pour leur donner ses filles[9]. C’est qu’en des cas pareils, expliquait un indigène, il devient difficile au membre d’une caste qui se présente pour prendre femme de prouver son identité, la pureté de sa généalogie. Par cela même qu’il revient de loin, il devient suspect. La crainte des mésalliances possibles finit par conduire à l’interdiction de toute alliance entre les deux segments séparés.

Il est vrai d’ailleurs que souvent les émigrants prennent femme sur place, d’une caste inférieure à la leur, sinon d’une tribu aborigène, et que ce mélange de sangs, abaissant le rang de leur descendance, entraîne normalement la formation d’un groupement nouveau. Telle est par exemple l’origine du groupe des Shagirdpeshas, nés de l’union d’immigrants Kayasths avec des servantes de l’Orissa[10].

Comme sur plus d’un autre point, nos observateurs relèvent ici une vérification des théories formulées dans les Lois de Manou. Elles prétendaient expliquer, par des unions illégitimes entre supérieurs et inférieurs, la multiplicité des castes qu’on est bien obligé de distinguer en dehors des quatre Varnas classiques. Explication forcée, et qui aboutit à des inventions puériles, si l’on veut rendre compte, par ce procédé, de la formation de toutes ces castes. Mais qu’un certain nombre d’entre elles aient dû leur origine à des mésalliances de cette sorte, c’est ce qu’il faut bien admettre pour le passé, s’il est vrai qu’encore aujourd’hui le fait se reproduit sous nos yeux.

Il faut ajouter aux groupements divers ainsi multipliés, ceux qui sont formés par les néophytes de l’hindouisme. On s’est parfois demandé, nous l’avons vu, si l’hindouisme pouvait être classé parmi les religions prosélytiques. Ses prêtres-nés, pensait-on, les Brahmanes isolés dans l’orgueil de leur sang, ont-ils rien du missionnaire ? En fait, sir A. Lyall nous a justement fait observer qu’aucune grande religion ne comptait peut-être, encore aujourd’hui, autant de conversions à son actif. Les peuplades à demi barbares qui vivent sur les frontières de l’hindouisme n’ont rien plus à cœur que de s’y faire incorporer. Elles brûlent d’échanger leur indépendance sauvage contre une dignité supérieure : et elles réclament pour cette ascension le secours du Brahmane. Peu préoccupé de bouleverser leurs croyances traditionnelles, il leur apprend par-dessus tout à respecter, en même temps que sa propre supériorité, les règles de la caste. Et c’est ainsi que les tribus converties, Doms du Bihar, Gujars du Punjab, Kolis de Bombay – plus ou moins profondément hindouisées d’ailleurs[11], les unes gardant leur nom et jusqu’à leurs coutumes totémiques, les autres essayant de se rendre méconnaissables par une réforme complète – forment peu à peu sous les yeux des observateurs autant de castes nouvelles, qui s’élèvent inégalement dans la hiérarchie.

À quelle multiplicité et à quelle variété de groupements ces différents principes de division doivent donner lieu, une hypothèse imaginée par M. Risley, et appliquée aux milieux qui nous sont familiers, nous le rendra sensible. Représentons-nous la multitude des gens qui dans nos pays portent le nom de Dupuy, et imaginons qu’ils soient soumis aux règles et pénétrés de l’esprit de la civilisation hindoue. Ils se considéreraient donc comme les descendants d’un ancêtre éponyme, auquel la légende attribuerait quelque haut fait caractéristique ; et en principe, à l’intérieur de cette large famille, les mariages seraient légitimes, tout Dupuy pourrait épouser une Dupuy. En fait, cette liberté se trouverait bientôt limitée, et pour les raisons les plus diverses, ou sous les prétextes les plus bizarres. Des fossés se creuseraient non seulement entre les Du Puy en deux mots et les Dupuy en un mot, mais entre les Dupuy conservateurs et les Dupuy radicaux, entre les Dupuy du Languedoc et les Dupuy de Bretagne, entre les Dupuy brasseurs et les Dupuy viticulteurs, entre les Dupuy chasseurs et les Dupuy pêcheurs, entre les Dupuy anti-alcoolistes et les Dupuy buveurs d’alcool, etc. Toutes ces sections de Dupuy finiraient par se repousser les unes et les autres : elles se refuseraient la connuptialité, ou même la commensalité. Et sans doute il y aurait des degrés dans la répulsion qu’elles s’inspireraient, et ces degrés se traduiraient à leur tour par des pratiques diverses. Tels Dupuy se laisseraient mourir de faim plutôt que de manger « au même pot ». Tels autres s’y résigneraient aisément pourvu que les aliments fussent préparés sans eau. C’est ainsi qu’ils pourraient par exemple boire ensemble du chocolat au lait, non du thé, surtout du thé servi dans de la porcelaine… Si l’idée qui nous est fournie par ces analogies est exacte, si telle est l’infinie variété des principes diviseurs et des pratiques caractéristiques des castes, on comprend qu’un de nos observateurs puisse s’écrier avec dépit : « Le régime des castes est une collection amorphe d’anomalies et d’anachronismes, calculée pour embarrasser l’enquêteur le plus expert, pour décourager le chercheur le plus enthousiaste. »

Et, à vrai dire, c’est déjà une question de savoir si les groupements qui se constituent ainsi sous nos yeux méritent proprement le nom de castes. La majorité des enquêteurs les appelle sous-castes : alors même que tel des prétextes que nous venons de rappeler détermine une scission, ces sections qui ont une même origine et qui conservent un même nom continuent d’être unies par un vague sentiment de parenté. Un lien idéal indéfinissable subsiste entre elles. Mais il reste vrai que ce lien de plus en plus se relâche, tandis que les groupes séparés grandissent, chacun de leur côté, en importance sociale en même temps qu’en indépendance. Les sous-castes d’aujourd’hui sont les castes de demain[12]. Ce sont elles en tout cas qui définissent directement, en même temps qu’elles déterminent immédiatement les obligations de l’individu. Si nous voulons par exemple être renseignés sur le statut de tel Brahmane, il ne nous suffira pas d’apprendre qu’il est de la catégorie des Panch Gaurs, ni même que parmi les Panch Gaurs il est un Kanaujuga et parmi les Kanaujugas un Jighotia. Il importe de savoir qu’il est un Bundelkhandi Jighotia. Il ne peut prendre femme qu’à l’intérieur de cette section locale. C’est d’elle qu’il doit respecter avant tous les us et coutumes dans leurs particularités. C’est elle qui mesure son prestige et marque sa place dans la hiérarchie sociale.

Combien il est difficile, au milieu d’une telle multiplicité en mouvement, de retrouver le dessin de cette hiérarchie, on s’en rend compte. Les groupements en face desquels on se trouve ne sont pas de même nature : si les uns sont des espèces de ghildes cristallisées, d’autres, nous l’avons vu, sont des sectes pétrifiées, ceux-ci doivent leur origine à des mélanges de sang, ceux-là à des conversions de tribus. Comment fixer, sur une même échelle de dignité, les places respectives d’éléments aussi hétérogènes ? Ajoutons que si la seule distance matérielle suffit à diviser les castes, les changements de lieu marqueront aussi, le plus souvent, des changements de situation, des ascensions ou des déchéances : les Minas sont singulièrement plus estimés au pays d’Alwar par exemple qu’au pays de Marwar[13]. On observe fréquemment enfin pour une même caste, lorsqu’on passe du nord au sud ou de l’est à l’ouest, de brusques sautes de prestige. En cette matière aussi ce défaut d’unité se fait sentir, qu’on a si souvent reproché à la civilisation hindoue. Tout ce qui constitue les nations a manqué aux masses qu’elle rassemble sans les unifier ; elles n’ont même pas une opinion publique à laquelle on puisse s’adresser pour vider les questions de préséances.

Toutefois, s’il est un point sur lequel les populations de l’Inde semblent bien préparées à s’entendre, n’est-ce pas précisément sur ce régime qui les maintient divisées ? On a souvent répété que le patriotisme manque totalement à l’Inde ; mais le sentiment qu’il y a et qu’il doit y avoir des castes, et qu’un homme commet un péché s’il essaie, en bouleversant tout l’ordre traditionnel, de sortir du sillon où ses pères ont marché, n’est-il pas pour l’Inde entière comme un succédané du sentiment patriotique ? Et sans doute chaque homme, en principe, est fier de sa caste et fait profession de ne la vouloir troquer contre aucune autre. Réunissez cependant des Hindous de castes diverses ; il faudra bien qu’ils avouent ce que proclament un certain nombre de pratiques traditionnelles contre lesquelles personne n’aurait la force de réagir : à savoir qu’il y a des castes supérieures, universellement révérées ou enviées, et des castes inférieures, méprisées universellement. En ce sens, au moins à l’intérieur d’une même province, il est possible d’établir, en consultant l’opinion commune, une sorte d’échelle officielle de la dignité des castes. C’est précisément ce qu’ont tenté, lors du dernier recensement, les enquêteurs anglais. Et leur tentative n’a pas été sans soulever quelques protestations, voire sans déchaîner quelques querelles. Les Rathors ont télégraphié pour obtenir qu’on cessât de les classer parmi les Telis. Les Khatris ont rédigé un long mémoire pour prouver leur droit au titre de Kshatriyas[14]. Pour l’ensemble, on peut dire que l’opinion s’est reconnue dans les résultats de l’enquête et a souscrit aux gradations proposées.

Ce qui est remarquable c’est que, dans les grandes lignes, les hiérarchies ainsi obtenues coïncident avec la hiérarchie consacrée par la tradition brahmanique. Le prestige du Brahmane continue d’être le centre d’aimantation du système. De là partent les lignes de force qui ordonnent la poussière des castes. C’est l’estime où la tient le Brahmane qui mesure la dignité d’une caste. Et lorsqu’on est indécis sur sa situation, on cherche à savoir de quelle façon elle est traitée par le prêtre-né. Au plus bas degré, on placera de l’aveu commun et sans contestation, les castes impures, celles qui n’ont point droit d’entrer dans les temples, dont le moindre contact salit, dont le seul regard contamine tout aliment. Mais lorsqu’il s’agira de classer les castes dont la situation est intermédiaire entre cet excès d’indignité et l’excès d’honneur dont jouissent les Brahmanes, on sera le plus souvent réduit, aujourd’hui encore, à se demander si le Brahmane accepterait ou n’accepterait pas des aliments de la main de leurs membres – s’il en accepterait des aliments cuits avec de l’eau ou seulement des aliments cuits sans eau. Ce sont des critères de cette sorte qui décident toujours des préséances ; et l’usage qu’on en fait jusque sous nos yeux est la preuve de la puissance avec laquelle s’imposent, à l’opinion générale, les traditions classiques du brahmanisme.

Non que la société hindoue soit figée – les enquêteurs nous en avertissent – dans une sorte d’immobilité sacrée. On y découvre aisément les traces d’un mouvement incessant qui aboutit non seulement à des divisions nouvelles, mais ici à des ascensions et là à des déchéances. Et parfois c’est un accroissement de sa puissance sociale, soit économique, soit politique, qui, finalement, élève le niveau d’une caste. Telle autre gagnera des rangs sur le terrain religieux, à force de se montrer plus austère, plus exacte en matière de cérémonies, plus stricte en matière de prohibitions. Mais ce qui est frappant, c’est que dans un cas comme dans l’autre tout groupe qui s’élève cherche à se justifier par un appel à la tradition mieux connue. En Inde, l’ambition même apparaît toujours penchée sur le passé, occupée qu’elle est à y chercher des titres, les seuls qui imposent le respect. De là le foisonnement des légendes justificatives[15]. Les Khatris, par exemple, prétendent descendre d’une femme Kshatriya, la seule survivante d’un massacre, qui fut cachée par un Brahmane et avec laquelle il fut forcé de manger. Les Purads se donnent pour ancêtre un certain Brahmane qui aurait perdu son cordon sacré à la traversée d’une rivière[16]. Preuves de la vitalité des formules des Codes : si elles n’ont pas réussi à arrêter le mouvement social, elles le forcent du moins à compter avec elles. L’opinion ne vous permet de transgresser l’ordre traditionnel qu’à la condition de démontrer que cet ordre avait été faussé : et dès lors vous ne violez la loi que pour la respecter mieux.

En ce sens encore on peut soutenir que les théories de Manou, si elles ont inexactement exprimé la réalité hindoue, ont réussi dans une large mesure à lui imprimer leur forme[17]. Elles triomphent à titre d’ « idées-forces ». Elles fournissent à l’opinion les cadres où elle est désormais instinctivement portée à classer les groupes quels qu’ils soient. Un bel exemple de cette sorte d’obsession est fourni par la secte des Lingayats – secte antibrahmanique en principe et qui partait en guerre pour l’abolition des castes : ses membres protestent aujourd’hui lorsque la statistique officielle les réunit en un même groupe. Ils demandent à être distingués, suivant la formule classique, en Brahmanes, Kshatriyas, Vaiçyas et Çûdras[18]. Bien plus, chez les « convicts » hindous, dans les îles où se mêlent des criminels de toutes castes, une préoccupation analogue se fait jour ; une classification du même ordre est en train de se reconstituer. Tant il est vrai que les populations de l’Inde restent attachées de nos jours encore, comme aux prohibitions qui séparent leurs éléments, à la hiérarchie qui les étage.

Et, à vrai dire, on se trouve ici en présence de deux forces, capables de tirer les âmes en des sens différents. Si les groupes constitutifs, chacun s’isolant dans son orgueil, tendent toujours à se repousser les uns les autres, ils n’en sont pas moins comme attirés, les uns et les autres, vers un même sommet. Cette attraction peut se composer avec cette répulsion pour produire des phénomènes complexes. Le sentiment qu’il y a des supérieurs et des inférieurs réagira jusque sur le protectionnisme matrimonial qui est la règle des moindres castes ; et au lieu de l’endogamie pure et simple, c’est « l’hypergamie » qui se développera.

Un groupe obéit à la loi d’endogamie, disions-nous, lorsque ses fils s’interdisent de prendre femme à l’extérieur de ce groupe. Il y a non plus endogamie proprement dite, mais hypergamie lorsque deux groupes étant donnés, l’un supérieur, l’autre inférieur, le supérieur consent à épouser les filles de l’inférieur, non à lui donner ses propres filles en mariage. C’est sur la fréquence de ce phénomène et sur ses conséquences sociales que les nouvelles recherches ont attiré l’attention.

Il ne s’agit plus seulement, en effet, de ces épouseurs professionnels qu’on rencontre dans toute l’Inde, Brahmanes cyniques qui exploitent le prestige de leur sang en accordant leur main, successivement, à toutes les filles de caste inférieure qui désirent s’anoblir. Mais rien n’est moins rare, entre les sous-castes dont nous parlions, que l’établissement d’une hypergamie régulière. C’est ainsi que chez les Rárhi-Brahmanes du Bengale, distingués hiérarchiquement en Kulins, Siddha-Srotriyas, Sádhya-Srotriyas et Kashta-Srotriyas, le Kulin peut prendre femme dans son propre groupe et dans les deux plus hauts groupes de Srotriyas ; le Siddha-Srotriya dans son groupe et dans le groupe des Sádhya-Srotriya mais le choix des Sádhya-Srotriyas et des Kashta-Srotriyas ne peut s’exercer qu’à l’intérieur de leurs groupes respectifs[19]. Les Maráthas qui appartiennent aux familles Kadam, Bánde, ou Powar, ou Nimbalker, familles régnantes au beau temps de la puissance marathique, refusent leurs filles à leurs congénères inférieurs. Ceux des Pods qui ont reçu l’éducation anglaise, et sont devenus clercs ou docteurs, consentent encore à épouser les filles des Pods qui restent cultivateurs et pêcheurs ; mais la réciproque n’est plus permise. On prévoit d’ailleurs le moment où cette classe de Pods distingués repoussera pour ses fils aussi bien que pour ses filles l’alliance des Pods demeurés rustres. Devenue plus nombreuse, elle se suffira à elle-même. On aura passé de l’hypergamie à l’endogamie.

Peut-être des passages de ce genre ont-ils été la règle dans l’histoire de l’Inde antique ? On peut supposer que les Aryens qui venaient coloniser l’Inde n’emmenaient pas toujours avec eux un nombre suffisant de femmes de leur race. Comme presque tous les conquérants-colons ils ont dû prendre les filles des races aborigènes, sans accorder leurs filles en échange. Ainsi se formaient des groupes distincts, plus ou moins élevés dans la hiérarchie, suivant la plus ou moins grande proportion de sang aryen dont ils pouvaient se vanter. Imaginons maintenant, nous dit M. Risley, que dans leur désir de se distinguer, de conserver ou d’accroître leur prestige, de résister aux dégradations entraînées par la continuation des mélanges, les groupes supérieurs, devenus d’ailleurs assez riches en femmes, se soient définitivement fermés ; représentons-nous cet exemple descendant, comme il arrive, de proche en proche, jusqu’aux castes inférieures elles-mêmes. Nous comprenons dès lors la genèse des prohibitions endogamiques. Le présent de l’Inde nous donne, une fois de plus, la clef de son passé[20].

Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, il y a un certain nombre d’institutions et d’habitudes caractéristiques de la société hindoue, qui continuent de se développer sous nos yeux, et dont le développement s’explique sans doute par les conséquences de l’hypergamie ; nous voulons parler de l’interdiction faite aux veuves de se remarier, et des précautions prises pour marier les enfants de très bonne heure.

Pourquoi s’oppose-t-on si souvent, et de plus en plus, au remariage des veuves ? Les Brahmanes en tiennent des explications toutes prêtes. Ne faut-il pas que la veuve reste veuve pour accomplir le çraddha annuel, la cérémonie qui assure le repos aux mânes de son mari défunt ? D’autre part, lorsqu’elle s’est mariée pour la première fois, le mari a reçu du père, par une sorte de manumissio spéciale, la propriété de la femme : comment un second mariage pourrait-il s’accomplir conformément aux rites, puisque le propriétaire n’est plus là qui seul aurait droit de « transmettre » sa propriété ? Mais il est vraisemblable que derrière ces raisons religieuses des raisons utilitaires se cachent[21]. On comprend que les familles ne soient pas pressées de remarier une veuve ; il leur faudrait d’abord payer une dot nouvelle ; et puis le nouveau mari n’élèverait-il pas sur les biens dont la femme jouissait avec son premier mari des prétentions contraires à l’intérêt du groupe ? Enfin et surtout, d’une manière plus générale, toutes les familles qui composent une caste ont un avantage commun à ce que le remariage des veuves soit interdit : c’est que, comme le disait un Hindou, ces femmes expérimentées pourraient faire ainsi une concurrence déloyale aux jeunes filles, qu’on a déjà assez de peine à marier.

C’est ici qu’intervient l’influence comprimante de l’hypergamie ; on ne saurait douter en effet qu’elle risque d’augmenter, dans les groupes supérieurs, le nombre des « vieilles filles ». Si les jeunes Brahmanes Kulins peuvent prendre femme indifféremment dans les sections inférieures ou dans leur propre section, il est clair que les jeunes filles de cette section trouveront moins de prétendants : au fur et à mesure que les possibilités de choix s’étendent pour les membres masculins d’un groupe, les chances d’être choisi diminuent d’autant pour les membres féminins de ce même groupe. Ainsi s’expliquerait la facilité avec laquelle l’instinct collectif accepte toutes les raisons qui tendent à exclure les veuves d’un marché matrimonial déjà encombré.

Les mêmes préoccupations rendraient peut-être compte de l’habitude des mariages précoces. Habitude agréable aux parents, a-t-on dit : elle leur évite des difficultés domestiques, les scandales auxquels pourrait donner lieu l’inconduite de leurs filles, ou les contestations de toutes sortes dans lesquelles il faudrait entrer, si elles se mêlaient de choisir elles-mêmes leurs maris ! Mais surtout n’est-ce pas l’inquiétude qu’ils ressentent, en voyant diminuer autour d’eux le nombre des prétendants, qui incite les pères à fiancer leurs enfants aussitôt que possible ? C’est une honte, c’est presque un péché de garder dans sa famille une vierge de vingt ans : le plus sûr moyen d’éviter cet opprobre est de marier ses filles, fût-ce en bas âge, dès que l’occasion s’en présente[22].

Et il est clair que l’hypergamie toute seule ne saurait être rendue responsable de l’extension de ces pratiques. C’est seulement au sein des groupes supérieurs, chez ceux qui peuvent se permettre ou qui se croient obligés de refuser leurs filles aux autres, qu’elle restreint le nombre des fiancés possibles. Des mesures restrictives ou préventives comme l’interdiction du remariage des veuves ou les mariages d’enfants ne se présentent donc plus comme des nécessités vitales pour les groupes inférieurs, ceux dont les filles peuvent être recherchées par les jeunes hommes d’un rang plus élevé aussi bien que par ceux de leur rang. Mais l’instinct d’imitation n’est-il pas aussi puissant que l’instinct de conservation des groupes ? N’est-ce pas une loi que l’inférieur, alors même qu’elles ne lui seraient pas directement utiles, endosse en quelque sorte les modes du supérieur ? Le prestige des castes deux-fois-nées, le désir de se rapprocher d’elles en les imitant expliqueraient donc qu’on voie chaque jour, sur le fleuve de la vie hindoue, les pratiques en question multiplier et élargir leurs cercles d’influences. En fait, on pourrait citer plus d’une caste assez bas placée qui gagna des rangs dans l’opinion grâce à son empressement à marier ses enfants, ou surtout grâce à sa sévérité à interdire le remariage de ses veuves. De toutes les ascensions sociales qui s’opèrent sous nos yeux, il n’en est pas de moins contestées que celles qui prennent ainsi pour échelons le respect des traditions, le souci de la pureté, l’orthodoxie.

De pareils « progrès » prouvent suffisamment que le progrès à l’occidentale est loin d’avoir d’ores et déjà triomphé de la tradition hindoue. Contrairement aux prévisions ordinaires, celle-ci pourrait bien à son tour utiliser, pour la sauvegarde de ses tendances natives, les instruments mêmes que l’administration étrangère met à sa disposition. Eût-on soupçonné que le chemin de fer pourrait servir à la consolidation en même temps qu’à l’expansion de l’hindouisme ? C’est pourtant ce que M. Risley nous fait pressentir. Il remarque que plus que jamais les basses castes tiennent à adopter les us et coutumes des hautes castes, où l’idéal du brahmanisme s’est comme incarné. Dans ces dernières années, nous assure-t-il, on peut soutenir que cet idéal, bien loin de perdre, a gagné du terrain grâce au développement même des voies et moyens de communication. La population voyage davantage, les pèlerinages s’organisent plus facilement, l’influence de l’élite orthodoxe de la société se répand de plus en plus. « Les chemins de fer, qu’on a quelquefois représentés comme les destructeurs des préjugés de caste, ont en fait énormément étendu l’aire où ces préjugés règnent en souverains[23]. » Le te-rain au service de la caste : que deviennent nos prédictions sur les vertus égalitaires de la locomotive ?

L’Inde nous rappelle ainsi, à sa manière, ce dont le Japon nous avait brutalement avertis[24]. De tout l’appareil de la civilisation européenne, les vieilles civilisations orientales apprennent à se servir, mais pour se défendre : elles ne changent de corps que pour mieux sauvegarder leur âme.



  1. C’est le Census of India. Pour chaque province, il y a un volume de statistiques et un volume de rapports. Les résultats généraux, pour l’ensemble de l’Inde, sont consignés dans deux volumes spéciaux (rédigés, pour 1901, par MM. Risley et Gait) ; Qu’il nous soit permis de remercier ici M. Risley qui, lorsqu’il sut que nous nous occupions de la caste en Inde, nous fit envoyer gracieusement toute la collection de 1901.
  2. V. Piriou, l’Inde contemporaine et le mouvement national. Paris, F. Alcan, 1905, chap. IV et XII. Métin, l’Inde d’aujourd’hui. Paris, 1903, chap. vii.
  3. V. plus haut, p. 37, sqq.
  4. V. les critiques adressées par M. Risley et par M. Russell à la théorie de M. Nesfield (Census of India, 1901, I, p. 550, XIII, p. 151)i Cf. Hopkins, India old and new, p. 180 sqq.
  5. M. Enthoven, Census 1901, vol. IX, p. 210.
  6. Risley, India (Census 1901, I) p. 521. — Cf. Central Provinces (vol. XIII, rapport de M. Russell), p. 185.
  7. Rapport de M. Gait, Census, VI, p. 361.
  8. M. Risley, après avoir énuméré les échecs des réformateurs égalitaires, conclut : « La race domine la religion ; la secte est plus faible que la caste » (India, p. 523).
  9. Central Provinces, XIII, p. 156.
  10. India, I, p. 524.
  11. India, I, p. 519, 531. Cf. Central India, XIX, p.202. Penjab, XVII, p. 319. Rajputana, XXV, p. 124. Baroda, XVIII}, p. 502.
  12. V. par exemple : Luard, Central India, XIX, p. 193. Russell, Central Provinces, XIII, p. 193. Gait, Bengal, VI, p. 351.
  13. Census, vol. XXV (Rajputana), p. 130.
  14. India, I, p. 539.
  15. V. par exemple le rapport de M. Gait (Bengal, VI, p. 366 sqq.).
  16. Central Provinces, XIII, p. 164.
  17. V. les conclusions de M. Risley, India, I, p. 555-556.
  18. Bombay, IV, p. 183.
  19. India, I, p. 425. Cf. XIX, Central India, p. 193 sqq.
  20. India, I, p. 425 sqq.
  21. Ibid., p. 429.
  22. Rajputana, XXV, p. 129.
  23. India, I, p. 430.
  24. V. dans la Revue de Paris, du 1er février 1904, les réflexions de M. F. Challaye sur l'Européanisation du Japon, et nos articles de la Revue Bleue (Orientalisme et Sociologie. – Les conséquences sociologiques de la victoire japonaise, 26 janvier et 13 avril 1907.)