Essais sur le régime des castes/Partie III/Chapitre 4

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Félix Alcan (p. 213-243).

CHAPITRE IV

LA VIE ÉCONOMIQUE (suite) — LA PRODUCTION


Quels effets le régime des castes exerce-t-il non plus seulement sur les habitudes de la consommation, mais sur le système de la production ?

Pour bien en juger, il ne sera pas inutile de préciser les rapports de ce régime avec les différents modes de la division du travail.

La division du travail, dit-on quelquefois, est l’âme même de l’organisation des castes : c’est précisément parce que les différentes races ont été de bonne heure spécialisées selon leurs aptitudes, sous la règle du Karmabheda, que la civilisation hindoue a pu atteindre à un si haut degré de perfection industrielle [1].

Mais de quelle division du travail s’agit-il ? Sur quel modèle et sous quelle pression en Inde la répartition des tâches s’est-elle opérée ? Par suite en quel sens et entre quelles limites devaient s’étendre ses effets ? Quelles sont, en un mot, les formes, les conditions et les conséquences propres d’une division du travail qui va de pair avec le morcellement de la société en petits groupes jalousement fermés en même temps que rigoureusement hiérarchisés ? Que produit une spécialisation professionnelle ainsi doublée de différenciation sociale ?

Historiens et théoriciens de l'économie politique en tombent aujourd'hui d'accord ; il importe avant tout de distinguer soigneusement entre les diverses formes de la division du travail que l'analyse d'Adam Smith confondait encore lorsqu'elle alléguait pêle-mêle l'épingle de la manufacture, le clou du forgeron, l'habillement du journalier 442. À côté du phénomène de la distinction des pro­fessions ou spécialisation proprement dite – dont l'homme qui se fait un métier de la confection d'une seule catégorie d'objets donne un exemple – il faut classer à part la décomposition des opérations – le produit passant de main en main, pour revêtir des formes différentes à l'intérieur d'une même entreprise – et le sectionnement de la production – diverses entreprises concourant non seulement pour la fabrication, mais pour le transport et le débit des objets.

On devine aisément, par ces définitions mêmes, quelle est la forme de division du travail qui devra dominer en Inde. Ce n'est pas le sectionnement de la production, qui suppose une organisation industrielle et commerciale très compliquée. Ce n'est pas non plus la décomposition des opérations, qui de­mande la concentration d'un grand nombre d'ouvriers dans un même établis­sement. C'est surtout la distinction des professions, la spécialisation propre­ment dite. Sur ce terrain, les Hindous semblent en effet avoir poussé les divisions et subdivisions aussi loin qu'il est possible. Ce n'est pas seulement à raison des objets produits, c'est à raison des instruments employés pour les produire que les métiers se différencient : le moindre prétexte à monopole est pieusement utilisé. Déjà dans l'ordre des occupations les plus primitives, les distinctions sont tranchées. Les pêcheurs qui se servent de filets et de paniers, ceux qui se servent d'hameçons forment des catégories séparées. Parmi les chasseurs, on nomme à part ceux qui chassent la bête sauvage, les oiseleurs et même les chasseurs de cailles. Les agriculteurs restent longtemps distincts des pasteurs, malgré les avantages bien connus que peut présenter l'alliance de la culture et de l'élevage 443. Dans les groupes des artisans, comme il est naturel, cet instinct de subdivision se donne encore plus librement carrière. Les ouvriers en turbans ne veulent avoir rien de commun, disions-nous, avec les ouvriers en ceintures ; la caste qui répare les chaussures se garderait d'en façonner une paire.

Spécialisations qui entraînent parfois, sans doute, une décomposition des opérations : par exemple on nous parle de trois opérateurs distincts collaborant à la confection des arcs et des flèches 444. Du moins assistons-nous rarement, dans l'Inde classique, soit à l'analyse du travail entre les mains d'ouvriers concentrés par une même entreprise, soit à la transmission de matériaux et d'objets d'une entreprise à l'autre. Or n'est-ce pas principalement à ces deux phénomènes que l'on pense lorsqu'on vante les bienfaits économiques de la division du travail « créatrice de l'opulence générale » ? Là seulement où les efforts sont décomposés et la production sectionnée, elle opère ces économies de toutes sortes – de temps et d'espace, de mobilier industriel et d'apprentis­sage technique – qui lui permettent de jeter sur le marché, aux moindres frais possibles, le plus grand nombre possible d'objets manufacturés.


Mais si l'on se place au point de vue de la qualité plutôt qu'à celui de la quantité – plutôt au point de vue antique, selon la remarque de Marx, qu'au point de vue moderne – ne pourrait-on soutenir du moins que la spécialisation professionnelle, telle qu'elle est consacrée par le régime des castes, est bien faite pour utiliser et pour renforcer ou raffiner en les utilisant, au mieux des intérêts de tous, les aptitudes variées des races ?

Il importe de remarquer à ce propos qu'on risquerait de se méprendre beaucoup, tant sur les conséquences que sur les conditions de la division du travail, si l'on continuait de croire que partout où elle s'établit, elle se moule en quelque sorte sur la diversité donnée des aptitudes naturelles. À ce compte, la principale raison d'être comme le premier avantage de la division du travail serait en effet, selon la formule de Stuart Mill, de « classer les individus suivant leurs capacités ». Mais l'expérience est loin de confirmer toujours cette prévision optimiste. Spencer lui-même est obligé de reconnaître 445 que les effets de ce qu'il appelle «le facteur psychophysique » (l’ensemble des dispo­sitions, tant spirituelles que corporelles, données à chaque individu) sont le plus souvent contrariés par les effets d'autres facteurs : la part qui revient aux dons naturels, dans l'organisation de l'industrie, reste pratiquement indéter­minable. Même lorsqu'il s'agit de la répartition des tâches entre les sexes, il est de notoriété qu'elle est rarement calquée sur les différences naturelles qui les séparent. Les besognes les plus fatigantes sont souvent réservées au sexe le plus faible 446. On pourrait soutenir, d'après M. Veblen 447, que la plupart des travaux qui ressortissent aujourd'hui aux professions industrielles sont issus de ce qui n'était à l'origine, dans les communautés primitives, que travaux de femmes. C'est donc que le plus fort distribue les besognes selon sa loi ; il se conforme moins au vœu de la nature qu'aux exigences de son intérêt ou de ses goûts propres. C'est donc que la division du travail est originellement plutôt « contrainte » que « spontanée ».

Au dire de M. Gumplowicz 448, la contrainte en pareille matière serait la règle dans la société politique et aussi bien que dans la société conjugale. Jamais le travail ne se serait divisé librement. Dans tout État on retrouverait des races diverses en présence : mais leurs fonctions seraient déterminées moins par la diversité de leurs aptitudes naturelles que par l'inégalité de leur situation sociale. Le groupe qui tient le pouvoir se réserve certaines profes­sions, il abandonne ou impose les autres aux groupes subordonnés. Le loisir devient d'ailleurs bientôt le signe le plus éclatant de la suprématie ; vivre noblement c'est prouver de toutes les façons, par tous les luxes dont on dispose, qu'on appartient à la leisure class. Si donc le puissant exerce encore les activités qui lui permettent d'accomplir des prouesses et de déployer de la valeur – de préférence les activités prédatrices – il laissera systématiquement aux opprimés les besognes monotones et fatigantes, sans joie et sans honneur – les activités de type industriel. Dühring, en ce sens, avait raison contre Engels : la division du travail ne crée pas la différenciation de la société en classes ; bien plutôt c'est la préalable différenciation des sociétés qui déter­mine la façon dont le travail s'y divise.

Et, à vrai dire, si l'on veut se rendre un compte exact des motifs qui ont pu présider dans les sociétés primitives à cette organisation du travail, il ne faut jamais oublier d'ajouter, ou même de substituer, aux calculs plus ou moins intéressés, des scrupules d'ordre religieux, des tabous de différentes sortes. Déjà quand il s'agit de la répartition des tâches entre les sexes, ce sont des craintes superstitieuses qui expliquent dans certains cas l'abstention des hommes, et dans d'autres l'abstention des femmes. Dans l'empire de Lounda, aucun homme ne peut assister à la récolte de l'huile de noix ; sa présence compromettrait la réussite de l'opération. Réciproquement dans l'Ouganda, il n'est permis à aucune femme de toucher le pis d'une vache 449. Des tabous de même ordre contribuent sans doute à justifier le système général de la spécialisation non plus seulement dans la société domestique, mais dans la société politique. C'est surtout à propos des « hommes-dieux », rois ou prêtres, qu'on a observé le grand nombre de choses dont leur dignité leur interdit le contact. L'espèce d'électricité, à la fois dangereuse et bienfaisante, dont ils sont chargés, rétrécit étrangement le cercle de leur activité 450. Ne cite-t-on pas tel chef polynésien qui aima mieux se laisser mourir d'inanition que de se servir de ses mains pour porter les aliments à sa bouche ? Les règles qui s'appliquaient au Flamen Dialis sont restées fameuses par leur multiplicité et leur rigueur. Mais il suffisait d'une seule règle analogue à celle-là pour inter­dire en principe telle occupation au descendant de telle race ; et sans doute, les diverses sympathies ou antipathies que les sociétés primitives imaginent si volontiers ont dû jouer, dans la répartition des fonctions par ordre religieux, un rôle dont nous avons peine à nous représenter l'étendue.

Il est vraisemblable qu'en Inde plus qu'ailleurs les motifs extrinsèques, dans la distribution des fonctions, l'ont emporté sur les motifs intrinsèques, puisque nulle part ailleurs le sentiment de l'inégalité n'a montré plus de vigueur, dès l'origine, pour presser sur toutes les institutions. Il est vraisem­blable aussi que, parmi ces motifs extrinsèques, les motifs spécialement religieux ont ici le plus pesé, puisqu'il semble bien qu'ici surtout la puissance d'ordre spirituel a pris le pas sur les autres, et représente le sommet en même temps que la source de toute puissance sociale. Cherchant les raisons géné­rales qui déterminent la hiérarchie des professions, M. P. Lapie 451 indique qu'une profession attire d'autant plus d'estime qu'elle assure à ses membres plus de puissance et plus d'indépendance. Il importe d'ajouter que les notions elles-mêmes de puissance et d'indépendance varient ; elles revêtent telle nuance ou telle autre selon la coloration générale des sentiments qui règnent dans une société ; elles reflètent les diverses « tables des valeurs ». En Inde, nulle valeur n'est supérieure, en principe, à celle que sa pureté communique et réserve au Brahmane. C'est grâce à elle que, sans armes et sans trésors, de son seul doigt levé il meut ou arrête les choses et les hommes. Le fluide que sa race possède est assez fort pour lui mettre en main la faculté d'imposer, à ces éléments de la masse hindoue qui ne cessent de se repousser mutuellement, le seul ordre qu'ils puissent universellement accepter. Dans une civilisation si profondément pénétrée de soucis religieux, il serait étonnant qu'on ne les retrouvât pas à la racine des distinctions professionnelles elles-mêmes.

C'est surtout autour du Brahmane, à vrai dire, et en raison de sa dignité même, que nous voyons se multiplier les interdictions. Elles restreignent étroitement, sous peine de déchéance, le nombre des métiers qui lui restent accessibles. Il lui est nommément défendu, non seulement de vendre des liqueurs enivrantes, des alcools ou des parfums, mais de la viande, du lait, du sel, des tissus colorés, des choses faites de laine, de chanvre ou de lin. La doctrine de l'ahimsâ le tient éloigné de la charrue : en éventrant la terre, il s'exposerait à tuer des êtres vivants. Et nous avons constaté, sans doute, que beaucoup de ces prescriptions restent théoriques : la nécessité fait une loi, à beaucoup de Brahmanes, de fouler aux pieds la loi religieuse. Les codes mêmes leur permettent dans les cas de « détresse » l'exercice de l'agriculture et de certains commerces. Dans l'ensemble, ils n'en restent pas moins une leisure class, que sa noblesse attache aux activités d'ordre spirituel, aux sacrifices, aux prières, à l'étude.

Mais ce qui est vrai de la race brahmanique ne serait-il pas vrai, à un degré inégal, d'un certain nombre d'autres races ? À l'instar du Brahmane, celles-ci ne se piquent-elles pas, pour prouver leur souci de pureté, de ne pouvoir toucher telle catégorie d'êtres ou d'objets ? Si on pouvait découvrir les tabous qui sont l'origine de ces répugnances, on tiendrait peut-être la raison profonde de la spécialisation de ces clans qui devaient s'immobiliser en autant de castes : le jeu de ces incompatibilités originelles nous expliquerait la vocation des groupes, et pourquoi telles professions se trouvent interdites aux uns et réservées ou imposées aux autres.

Mais alors même que ce détail nous échappe, ce que nous apercevons clairement, par-dessus les raisons de spécialisation propre à chaque classe, ce sont les grandes lignes du système hiérarchique qui ordonne malgré tout ces groupes fermés, et fait régner un parallélisme général entre la distinction des races, nobles ou ignobles, et la distinction des métiers, purs ou impurs.

Et, à vrai dire, il est parfois difficile de discerner laquelle des deux, de la race ou de la profession, est le principe premier des respects et des mépris. Sous quelque forme qu'il faille se représenter la descente des Aryens dans l'Inde – succession d'invasions brusques et générales ou suite de colonisations partielles – on sait quelle espèce d'horreur les indigènes inspirèrent aux arrivants. Les hymnes védiques retentissent d'injures lancées contre les Dasyus, noirs, au nez épaté, qui mangent n'importe quoi et n'offrent pas de lait aux dieux 452. Aux yeux de ces Aryens si fiers de leur civilisation, comment les barbares n'auraient-ils pas contaminé, en même temps que les objets qu'ils touchent, les professions qu'ils exercent 453 ? C'est sans doute une des raisons pour lesquelles certains métiers primitifs, et tels que les tribus aborigènes les devaient exercer avant l'arrivée des Aryens – non seulement ceux de chasseur et de pêcheur, mais ceux de vannier ou même de charron – devaient rester spécialement dédaignés : métiers de vaincus, et métiers de sauvages. Mais il importe d'ajouter que les croyances religieuses ici encore ne cessent de mêler leur pression à la poussée de ces instincts ethniques. Si les chasseurs sont tenus en basse estime, ce n'est pas seulement que leur métier soit primitif, c'est qu'il les oblige au péché quotidien de tuer des animaux 454. Des scrupules analogues justifient la dégradation des corroyeurs et des tanneurs. Il en est de même pour celle des napits ou barbiers, et pour celle des blanchisseurs, méprisés, quelle que soit leur race, à cause des contacts impurs que leur genre de travail leur impose 455.

C'est ce qui explique qu'il soit si difficile de déduire la hiérarchie hindoue, comme a voulu le faire M. Nesfield, d'une sorte de philosophie de l'histoire « matérialiste ». Les métiers s'étageraient plus ou moins haut dans l'estime publique, nous disait-on, selon qu'ils se seraient constitués après des inven­tions plus ou moins complexes, à un stade plus ou moins avancé du progrès industriel. Nous avons constaté que si l'on veut expliquer les rangs des diverses castes, il faut faire entrer en ligne de compte bien des raisons qui se laissent malaisément rattacher à « l'histoire naturelle des progrès de l'industrie ».

Au surplus, quand bien même le souvenir de ces progrès rendrait compte en effet de la supériorité des métiers d'artisans, utilisant plus ou moins la métallurgie, sur les métiers accessibles aux races les plus barbares, il reste que dans la civilisation hindoue, obsédée qu'elle est par d'autres prestiges, le rang assigné aux activités du type industriel reste toujours très bas placé. M. Dutt a relevé, dans différents codes hindous, les traces du mépris où elle est tenue 456. C'est au milieu des castes impures et qui polluent les aliments qu'elles touchent, c'est entre les prostituées et les eunuques, les acteurs et les ivrognes que Yajnavalkya, par exemple, classe non pas seulement les corroyeurs ou les blanchisseurs, mais les tisserands, les teinturiers, les presseurs d'huile, les forgerons et les orfèvres. Ailleurs, dans le code de Manou, est rangé parmi les péchés (upapâtakas) – entre l'impiété de celui qui n'entretient pas le feu domestique et la malhonnêteté de celui qui ne paie pas ses dettes – l'acte de surveiller une manufacture et d'exécuter de grands travaux mécaniques. Sous le poids de pareilles dépréciations, comment, demande M. Dutt, les arts indus­triels pouvaient-ils s'épanouir en Inde 457 ? On a parfois rappelé à ce propos la répugnance générale des Aryens pour les travaux manuels. Cette répugnance est loin de présenter la même intensité et surtout de garder une durée égale dans toutes les branches de la race aryenne. Chez les Grecs, en particulier, il semble que le travail n'ait pas été aussi universellement mésestimé qu'on l'a cru longtemps, sur la foi de quelques philosophes 458. Ce qui est vrai c'est que, partout où les besognes de type industriel sont laissées ou imposées à des races subjuguées, l'infériorité de ces races risque de déteindre en quelque sorte, pour un temps plus ou moins long, sur ces besognes mêmes 459. C'est là, entre autres, un des méfaits économiques que l'on reproche à l'institution de l'esclavage. Cette institution n'a pas pris en Inde une place prépondérante ; plutôt qu'à l'intérieur d'un même groupe familial, c'est entre groupes différents que les fonctions se spécialisent et que les distances se marquent. Mais par la rigueur avec laquelle ces distances sont marquées, par le mépris qui pèse sur les races qu'elle juge inférieures, astreintes à des occupations qu'elle juge impures, l'Inde devait supporter autant et plus que les sociétés proprement esclavagistes les inconvénients économiques de cette espèce de dépréciation traditionnelle des arts et métiers manuels.

Mais, du moins, quand il serait vrai que le système des castes, en organi­sant le travail, a tenu moins de compte des aptitudes naturelles que des préju­gés d'ordre religieux, quand il serait vrai encore que les préjugés en question ont rabaissé des travaux dont la glorification eût été utile à l'ensemble, on pourra soutenir que ces inconvénients sont quelque peu compensés par les talents professionnels que le même système doit perfectionner au sein de ces castes, rivées chacune à un métier de père en fils.

Auguste Comte a justement observé l'universalité et la spontanéité de la pratique des spécialisations héréditaires. À un certain degré de civilisation, elle apparaît à la fois comme inévitable et comme indispensable 460 : « Rien n'est certes plus naturel, à l'origine, que l'hérédité générale des professions comme fournissant aussitôt, par la simple imitation domestique, le plus facile et le plus puissant moyen d'éducation, le seul même alors praticable, tant que la tradition orale doit constituer encore le principal mode de transmission universelle, soit à défaut d'un autre procédé suffisant, soit surtout en vertu du peu de rationalité des conceptions reçues... » Ainsi, tant que d'une part l'on ne possède pas de techniques organisées elles-mêmes consolidées en des manuels ; tant qu'il ne s'est pas constitué d'autre part, en dehors des groupe­ments familiaux, quelque chose qui ressemble à une école publique, une institution capable de rassembler des enfants de familles différentes, l'appren­tissage au sein de la famille s'impose et le fils continue normalement la fonction du père. Si cette coutume a duré en Inde plus longtemps qu'ailleurs, c'est que sur une nécessité matérielle l'Inde a greffé une obligation religieuse. Même alors que la possibilité lui en serait ouverte, le fils éprouverait des scrupules à quitter la profession de ses ancêtres. Le renforcement de l'usage par les croyances ne devait-il pas avoir pour résultat d'adapter en Inde, plus étroitement qu'ailleurs, les qualités des races aux exigences des métiers ?

Veut-on dire que les qualités professionnelles ont plus de chances, là où la spécialisation héréditaire est de règle stricte, de s'incorporer dans la race et de se transmettre par l'hérédité ? Le bénéfice est problématique. Schmoller paraît encore admettre que l'habileté technique du père s'inscrit en quelque sorte, pour être léguée aux fils, dans leurs muscles, leurs nerfs, leurs cerveaux 461. Il est à peine besoin d'ajouter que l'hypothèse est aujourd'hui des plus contestées. Non seulement la théorie de la transmission héréditaire des qualités acquises est sujette à caution, mais ceux-là mêmes qui la défendent se gardent aujourd'hui de compter, au nombre de qualités transmissibles, ces ensembles d'habitudes complexes, et par là même instables, qui constituent une habileté technique. Au surplus, les observations auxquelles l'Inde elle-même a donné lieu, lorsque les nouveautés introduites par l'administration anglaise permirent à des rejetons de castes différentes de « concourir » en cherchant leur voie et en donnant leur mesure, ne nous ont nullement permis de conclure que le régime ait engendré, pour les divers ordres d'activités, des races spécialement douées et portant, dans leurs innéités, un trésor d'hérédités séculaires 462.

Mais si l'on veut dire seulement que l'Inde, par cela même qu'elle a fermé toutes les autres possibilités, a dû obtenir, de cette éducation domestique qui transmet de génération en génération les secrets du métier, le maximum de rendement, rien n'est plus vraisemblable. Et il est permis de faire honneur au régime des castes de l'adresse proverbiale des artisans hindous.

Ce ne sont pas seulement, en effet, les dons de son sol, ce sont aussi les œuvres de ses artisans qui ont fait durer, pendant des siècles, la réputation de l'Inde.

Des résultats merveilleux que ceux-ci obtiennent avec si peu de ressour­ces, tous les voyageurs se sont étonnés, de Mégasthène à Jacquemont. Parlant des ouvriers des villes : « C'est au milieu de son petit étalage, nous dit celui-ci 463, que chacun travaille, accroupi comme un singe, et comme un singe aussi non moins adroit de ses pieds que de ses mains. Leurs outils sont d'ailleurs détestables, et s'il n'en avait pas d'autres pour travailler, le plus habile ouvrier d'Europe ne saurait pas s'en servir à beaucoup près aussi adroitement. » « L'orfèvre hindou, écrit un autre voyageur 464, é tablit son atelier chez qui le mande. Son fourneau est un vase de terre cassé, un tuyau de fer lui sert de soufflet. Une pince, un marteau, une lime et une petite enclume, voilà ses seuls outils. Il fait sur-le-champ ses creusets avec de la terre glaise, mêlée de poudre de charbon et de bouse de vache qui donnent aux creusets de la solidité et les empêchent de fondre au feu. » C'est avec ce pauvre mobilier industriel que son art, pourtant, multiplie les petits chefs-d'œuvre. Entre l'industrie et l'art, il n'y a jamais ici, à vrai dire, la distance à laquelle notre civilisation mécaniste nous a habitués. Dans le moindre produit, on reconnaît une « tradi­tion cristallisée » mise en œuvre par une habileté manuelle incomparable 465.

Par quels inconvénients se rachète une perfection ainsi obtenue, on le devine. L'instinct de routine va s'aggraver ici du respect accordé aux tradi­tions. « On a beau leur montrer 466 (aux charpentiers hindous) la manière la plus prompte et la plus aisée de scier le bois : ils aiment mieux s'en tenir aux procédés anciens qu'ils ont reçus de leurs pères que d'en adopter de plus commodes qui sont nouveaux pour eux. » C'est que, sous un régime qui laisse à tous les actes de la vie, et en particulier aux actes professionnels, une coloration religieuse, toute innovation apparaît fatalement comme une sorte de péché contre les ancêtres. Alors même qu'on en sentirait le besoin, on ne se sent pas le droit d'innover.

D'où une espèce d'ankylose sociale qui n'a pas seulement l'inconvénient d'empêcher, à l'intérieur de chaque caste, le rendement du travail d'augmenter par le perfectionnement des techniques, mais encore celui d'entraver l'institu­tion de professions nouvelles, où les membres des professions classiques, devenus trop nombreux, pourraient trouver un gagne-pain. J. Mill 467, préoccupé des théories de Malthus, relevait à ce propos une influence néfaste du régime des castes sur les mouvements de la population. Par ses règles concernant le culte des ancêtres et le mariage précoce, il pousse celle-ci à un accroissement sans mesure, en même temps que, par ses règles concernant la spécialisation professionnelle, il la répartit d'avance entre des cadres trop rigides. Que sur un tel point ou tel autre, par suite d'un encombrement de population, le cadre devienne trop étroit, la tradition ne veut pas cependant qu'on le brise. Et ainsi elle condamne à une mort rapide ceux-là mêmes qu'elle a en trop grand nombre appelés à la vie.

Il est trop clair, en effet, que lorsqu'on vante, dans la division du travail, une issue à la gêne développée par l'accroissement de la densité sociale, on entend surtout alors par division du travail la création de spécialités nou­velles : on suppose une mobilité sociale assez grande pour que les individus, n'hésitant pas à changer de métier, puissent se porter vers les nouvelles spécialités créées. Or ce sont ces innovations, comme ces mobilisations, que le régime des castes tend à empêcher en principe. En fait, il ne les empêche pas absolument sans doute : du moins est-il capable de les entraver considé­rablement, et par là, de retarder le progrès en même temps que de limiter la prospérité économique.

Par un autre côté d'ailleurs, selon J. Mill, le régime ferait aussi directement obstacle à la prospérité et au progrès : ce n'est pas seulement qu'il enferme, au risque d'encombrer telle carrière, les races dans les métiers traditionnels, c'est encore – par une voie toute contraire – qu'il empêche les individus de con­courir. Rien ne prouve après tout, nous l'avons vu, que le fils soit toujours désigné par la nature pour tenir la place et remplir la fonction du père. Le plus sûr moyen d'installer the right man in the right place n'eût-il pas été en effet de permettre aux membres de toutes les castes de chercher leur voie et de donner leur mesure ? C'est précisément à quoi le régime s'oppose de tout son poids. Par où il risque de priver la civilisation des ressources réservées par l'infinie diversité des dons individuels. Il la prive en tout cas de tout ce que les individus tirent d'eux-mêmes par leur effort pour s'élever dans l'échelle sociale.

On a vanté parfois la tranquillité de vie dont peut jouir l'artisan du village hindou, à l'abri des tourments de la concurrence : conditions éminemment favorables, disait-on, au culte pieux des traditions techniques et à l'amoureuse élaboration des humbles chefs-d'œuvre 468. Mais aussi rien qui incite l'homme à s'ingénier, à trouver du nouveau et, si ses facultés propres le lui permettent, à dresser la tête hors de son cercle. « Chacun ([ici]), dit Bernier 469, coule sa vie doucement sans aspirer plus haut que sa condition : car le brodeur fait son fils brodeur, l'orfèvre le fait orfèvre, le médecin en ville le fait médecin, et per­sonne ne s'allie qu'avec les gens de son métier. » Comment donc les Hindous seraient-ils excités à mener cette vie d'incessant effort qu'un Hésiode, par exemple, décrit avec tant de sympathie ? Ne semble-t-il pas qu'une civilisation qui décourage d'avance toute espèce d'ambition personnelle s'enlève à elle-même le nerf du progrès économique ?


Au surplus, ce n'est pas seulement par une action directe – par les encom­brements favorisés ou les innovations gênées – que le système des castes entrave la production ; d'une manière plus générale, c'est en s'opposant à tels renouvellements de l'organisation sociale qui sont à leur tour, pour le progrès économique, des conditions nécessaires.

Aucun système ne pouvait être mieux conçu pour enrayer les effets normalement attendus de la division du travail. Emprisonnée dans ces bande­lettes sacrées elle est incapable, soit de tisser entre les segments sociaux qu'elle spécialise une solidarité nouvelle, soit d'ouvrir un nouveau champ à l'essor des individualités.

Le rôle de la division du travail, nous disait-on 470, est précisément de subs­tituer, à une « solidarité mécanique » qui opprime l'individu, une « solidarité organique » qui le libère. Là où une grande variété d'occupations nouvelles différencie les idées comme les activités des hommes, l'ensemble social n'apparaît plus composé de ces segments homogènes qui, en raison même de l'uniformité des activités et de l'unanimité des idées, restaient fatalement oppressifs, exclusifs de toute hérésie, de toute dissidence, de toute innovation. Mais encore faut-il – non seulement pour qu'entre des membres de clans différents des commerces s'instituent, mais pour qu'à l'intérieur d'un même clan les diversités soient tolérées – que ces barrières primitives s'abaissent et que les cadres des groupements politico-familiaux se prêtent aux élargisse­ments. L'affranchissement des individus est au prix de l'effacement de la structure segmentaire des sociétés.

Or c'est précisément cette structure que le régime des castes consolide, bien loin de l'ébranler. Quand la division du travail s'allie à ce régime, elle ne brise pas, elle emprunte, au contraire, pour s'y couler, les moules préparés par les clans. Le milieu fonctionnel ne se distingue pas nettement ici du milieu natal. Tout est mis en œuvre au contraire pour maintenir leur coïncidence. L'organisation professionnelle naissante se fond avec l'organisation familiale préexistante 471. Il n'est pas étonnant par suite que la distinction des professions n'entraîne pas ici les libérations escomptées. Si nous ne nous trouvons plus en présence d'une multiplicité de clans proprement dits, indépendants et égaux, si les groupements sociaux élémentaires sont désormais spécialisés en même temps que hiérarchisés, du moins restent-ils, à l'imitation des clans primitifs dont ils prolongent l'empire, exclusifs et oppressifs : chacun d'eux s'efforce, dans son isolement, de gouverner selon sa tradition propre toute la vie des membres qu'il renferme. Les arrangements d'autorité, comme disait Sumner Maine, laissent donc peu de place ici aux arrangements de liberté : le statut continue de refouler le contrat.

Schmoller propose 472 de distinguer entre deux types de spécialisation, dont les conditions d'établissement ne sont pas les mêmes : celle qui s'organise par ordre, sous l'autorité, par exemple, du groupe familial qui distribue les tâches entre ses membres, et celle qui s'institue librement, par exemple entre deux étrangers mus par la perspective des profits qu'ils pensent retirer de l'échange. La division du travail que nous rencontrons dans le régime des castes consti­tuerait un type intermédiaire entre ces deux types extrêmes : ce n'est plus à l'intérieur du groupe familial, c'est entre groupes différents que les tâches sont ici réparties. Mais cette répartition n'est pas organisée par la liberté d'individus échangistes à la recherche du plus grand profit. C'est toujours en présence d'une division du travail « contrainte » que nous nous trouvons, – soumis que restent les groupes spécialisés aux deux pressions, l'une redoublant l'autre des instincts ethniques et des traditions religieuses.

On retrouve par ce chemin l'idée exprimée par M. Ranade – à savoir qu'en Inde surtout la réalité répond aussi peu que possible aux postulats de l'écono­mie politique classique des Occidentaux. L'homme moyen de chez nous, dit M. Ranade 473, est aux antipodes de l'homo œconomicus. Ce n'est pas seulement la tradition religieuse qui ôte à la majorité des Hindous ce désir du plus grand gain par le libre échange que l'économiste classique prête à l'individu normal : la pensée leur viendrait-elle de la « chasse aux dollars », que l'organisation sociale leur refuserait les moyens de la poursuivre. Plus qu'ailleurs, il apparaît ici que la compétition illimitée n'est qu'un mythe. De ce qui restreint son jeu en Occident, les économistes ont pu faire méthodiquement abstraction : mais ici, « le frottement » semble plus fort que le mouvement même. Le groupe au sein duquel la personne est née fixe pour la vie, avec son genre d'occupation et son cercle de relations, sa situation sociale. Qu'est-ce à dire sinon que tout s'oppose, sous ce régime, à cette diversité, à cette variabilité, à cette mobilité, qui correspondent dans nos sociétés occidentales à ce qu'on appelle l'indi­vidualisme ?

Mais du même coup, en même temps que la liberté à l'individu, c'est la solidarité que le système des castes refuse à l'ensemble social. Et cela même devait entraîner, au-delà des conséquences politiques plus évidentes, de nouvelles conséquences économiques.

La solidarité la plus étroite règne à l'intérieur de chaque caste. Les obser­vateurs ont admiré souvent, après la sévérité avec laquelle les membres de la caste se contrôlent, la fraternité avec laquelle ils se soutiennent mutuellement. Mais en revanche, d'une caste à l'autre, les Hindous resteront les uns pour les autres comme des étrangers, et témoigneront, comme disait Jacquemont 474, de « la plus abominable indifférence ». On a justement remarqué 475 que la sympa­thie ne se nourrit pas seulement de similitudes : la diversité aussi peut l'entretenir, par cela même qu'elle est la condition de la collaboration : « Qui se ressemble s'assemble », mais « qui diffère se complète ». C'est en ce sens qu'il était permis d'escompter les effets de rapprochement dus à la division du travail elle-même. Mais encore faut-il, pour que cette heureuse influence se fasse sentir, qu'elle ne soit pas contrariée par le courant général du système social. Si celui-ci travaille à approfondir les fossés entre les groupes mêmes qui collaborent, le bénéfice moral de la collaboration est perdu. Or, n'est-ce pas précisément ce qui devait arriver en Inde ? Trop de scrupules tradition­nels, trop de mépris instinctifs séparent les membres des diverses castes, ici, pour qu'ils songent à se traiter en collaborateurs. Il semble que l'esprit d'isole­ment dont les castes sont animées, comme l'électricité de même sens dont sont chargées les balles de sureau, les force à se repousser au moment même où elles entrent en contact. D'où cette désunion foncière de la société hindoue, et ces sentiments d'hostilité ou d'indifférence mutuelle qui ont frappé tous les observateurs 476. On a souvent commenté le trait rapporté par Mégasthène : le paysan hindou continuant de pousser paisiblement sa charrue à côté des armées en lutte. Et les uns se plaisent à y voir la preuve du respect éprouvé par le guerrier hindou pour l'agriculture, nourrice des sociétés ; d'autres font re­marquer que le fait est un symptôme, entre bien d'autres, d'une grave maladie sociale – parqués dans leurs castes, les Hindous restent étrangers « aux meilleurs des intérêts et des idéals qui sont le fondement de toute saine vie nationale » 477. Et, en effet, pendant des siècles, c'est une vie nationale qui a le plus manqué à l'Inde. De nos jours seulement il semble que la civilisation anglaise, par les exemples qu'elle fournit, par les milieux nouveaux qu'elle crée, par les réactions qu'elle provoque, commence à inoculer aux Babous, avec le sentiment individualiste, quelque chose qui ressemble au sentiment national. Mais sous aucune des formes d'État qu'elle avait connues jusqu'ici, l'Inde n'avait réussi, l'Inde n'avait même songé, pourrait-on dire, à se constituer en patrie. En raison de l'état de division où le régime des castes la condamne à vivre, elle n'a pu faire front contre les conquérants, elle a laissé tous les empires, petits ou grands, peser sur elle. Mais le même régime qui leur laissait le champ libre s'opposait aussi à ce que leur action politique descendît profondément dans l'organisation sociale. Ils se sont succédé, sans l'entamer, à la surface du monde hindou. Jamais, par suite, il n'a pu s'instituer entre haut et bas, entre parties et centres, cette réciprocité d'actions qui est nécessaire non seulement à une vie politique mais à une vie économique intense ; les piliers ont manqué pour l'établissement d'une véritable Volkswirtschaft.


On comprendra mieux l'importance de ces lacunes si l'on se rappelle que l'Inde n'a jamais possédé, à vrai dire, un ensemble de villes assez volumi­neuses et assez nombreuses pour que la production et la circulation des richesses y trouvassent, en même temps que la production et la circulation des idées, les centres de coordination qui lui sont nécessaires. Les véritables centres de la vie, en Inde, demeurent toujours placés dans les villages 478. La population hindoue est toujours restée, en majorité, une population rurale.

Quelle fâcheuse pression la prédominance du système rural, en même temps que celle du régime des castes, a dû exercer sur le niveau économique de l'ensemble, c'est un point sur lequel les discussions des économistes hin­dous contemporains attirent l'attention 479. Que reprochent-ils par-dessus tout, en effet, aux importations anglaises d'objets manufacturés ? C'est que cette concurrence, à laquelle toute résistance leur est impossible, arrache l'outil aux mains des derniers artisans des villes et les renvoie aux champs, incapables de nourrir, pour peu surtout que la sécheresse s'en mêle, une population rurale déjà trop dense. Et sans doute, par compensation, la civilisation anglaise créa ou développa des centres de production industrielle où des Hindous plus nombreux trouvèrent bientôt à s'employer comme ouvriers d'usines. Mais ce mouvement de concentration urbaine est plus lent qu'on ne pense. Au recen­sement de 1891, M. Baines comptait encore 90% de la population vivant plus ou moins directement de l'agriculture 480. Avec une pareille pléthore, comment l'économie d'un pays ne serait-elle pas tout alourdie ? C'est un grand danger d'être ainsi à la merci d'une seule industrie et de la plus aléatoire de toutes. Une des commissions des famines l'écrivait dans son rapport: « À l'origine de la pauvreté du peuple en Inde et des risques auxquels il est exposé en cas de sécheresse se trouve cette malheureuse circonstance que l'agriculture forme l'occupation presque unique de la masse de la population ; les remèdes aux périls actuels ne sauraient être suffisants s'ils ne comprennent un progrès dans la diversité des occupations, qui permette au surplus de la population de quitter les métiers agricoles » 481.

Mais si c'est aujourd'hui seulement que l'Inde se plaint, ce n'est pas d'au­jourd'hui qu'elle souffre de ce mauvais équilibre des professions. La con­currence des manufactures anglaises, en faisant refluer vers l'agriculture un certain nombre de tisserands ou de couteliers, a pu aggraver le malaise ; elle ne l'a pas créé. « De tout temps les villes ont été l'exception en Inde. » De tout temps la vie de village y a été la règle, aussi défavorable à la fusion des divers groupements primitifs qu'à la libération des individus 482.

On se souvient des thèses de Sumner Maine. Il montrait, vivant encore sous nos yeux en Inde cette « communauté de village » qui avait dû vivre aux premières phases de notre évolution occidentale. Il y retrouvait les traces du premier communisme de la race aryenne : une réunion de consanguins possè­de la terre en commun et la cultive sous la surveillance d'une sorte de conseil de famille ; en dehors des agriculteurs, un certain nombre d'artisans fonction­naires subviennent au besoin de l'ensemble.

Sumner Maine exagérait sans doute le caractère « communiste » de l'insti­tution. Des recherches plus récentes ont du moins amené les observateurs à diversifier les types de villages hindous. Suivant M. Baden-Powell 483, on ren­contre en effet dans certaines régions des joint-villages, soit de forme mano­riale ou aristocratique, soit de forme tribale ou démocratique. Si la propriété commune n'y règne pas à proprement parler, du moins le sentiment des communes responsabilités reste vif ; non seulement un droit de préemption est réservé aux membres de la communauté, mais les lots sont périodiquement redistribués, et les terres non cultivées demeurent à la disposition de tous. Seulement ce type de village – qui n'aurait rien d'ailleurs de spécifiquement aryen – ne serait pas le plus répandu. Dans le severally-village (ou raiyatwari), sous l'autorité d'un chef privilégié, mais non possesseur unique, la terre reste divisée en lots nettement séparés. Il arrive que ces lots soient redistribués, mais sans que cela implique à aucun degré la conscience d'une propriété collective : solidarité si l'on veut, mais non communisme. La réunion des propriétaires distincts forme la fraternité du village, à laquelle ne partici­pent pas d'ailleurs, à proprement parler, les divers artisans qui la servent.

Mais de quelque façon qu'il faille définir la variété de ces types, ce qui reste sûr, c'est que, d'une manière générale, l'organisation de la solidarité de village se prête mal aux initiatives indépendantes des individus, et en parti­culier ouvre peu de perspectives au progrès industriel et commercial.

On discute encore sur la place occupée par les artisans du village. S. Maine paraît les incorporer dans la communauté, Baden-Powell les en exclure. Il semble qu'il faille distinguer selon les cas : la place assignée, la dignité accordée varient en raison du degré d'impureté ou du degré d'ancienneté des métiers en question. Balayeurs et corroyeurs sont souvent forcés d'habiter hors des limites du village. Ailleurs les grainetiers, monnayeurs et tailleurs, tout en résidant à l'intérieur du village, n'ont pas leur place dans les fêtes : c'est que leurs métiers sont de nouveaux venus. Charpentiers, forgerons, potiers, pres­seurs d'huile sont, au contraire, incorporés dès longtemps 484. Mais l'important, au point de vue économique, c'est que, tenus à distance ou reçus dans le cercle du village, ces artisans demeurent en effet comme ses fonctionnaires. Ils ne travaillent pas pour un marché où ils rencontreraient une concurrence et d'où ils retireraient, selon les circonstances, un prix plus ou moins élevé. Ils sont payés le plus souvent d'une certaine quantité de grains, selon un taux fixé par une coutume immémoriale. Il faut ajouter qu'une terre leur est ordinairement allouée. Ils restent cultivateurs en même temps qu'artisans, et ce cumul de fonctions leur permet de remédier, dans une certaine mesure, à la gêne qui résulte du nombre restreint de leurs clients-patrons. Par où l'on voit que ce qui continue de dominer ici, c'est le type de ce que les économistes modernes appellent « l'économie fermée » des petites communautés primitives. Un stade est dépassé sans doute 485 ; ce n'est plus à l'intérieur du groupe domestique – comme il arrive encore chez les tribus qui vivent sur les limites de l'hindouisme – que les diverses besognes sont réparties, c'est entre des groupes d'origines différentes. Mais c'est du moins pour l'ensemble qu'ils forment, et sans commerce proprement dit, que tous travaillent.

Un autre stade est franchi lorsqu'on se trouve en présence d'un certain nombre de membres d'un même métier concentrés en des villages qui fournissent leurs alentours : villages de potiers et de corroyeurs, de forgerons et même de menuisiers. Le phénomène se rencontre encore en Russie et ailleurs 486. En France même, n'avions-nous pas, jusqu'à ces derniers temps, des villages dont tous les habitants étaient chaudronniers de père en fils ? Il semble que cette organisation ait été la règle en Inde. Le goût de l'exclusivis­me faisait passer sur les difficultés que la distance devait opposer tant à l'achat qu'à la vente. La puissance d'une tradition qui paraissait adéquate à la tendance de l'esprit hindou à classer et à isoler devait faire échec, observe M. Fick 487, au souci de la commodité.

Les villes rassembleront différentes castes d'artisans, chacune parquée seulement dans son quartier ou dans sa rue. Les conditions sont alors réunies pour le développement du commerce.

Mais si l'on veut prévoir quelles limites ce développement rencontrera, il faut se rappeler comment sont nées et comment sont mortes la plupart de ces villes hindoues, dont la littérature nous décrit les splendeurs avec tant de complaisance. La plupart ne sont d'abord que des camps retranchés pour les despotes, grands et petits, qui prélèvent l'impôt sur ces populations incapables de se coaliser pour se défendre. Des camps qui deviennent des cours et qui, pour la gloire du prince et les besoins de sa suite, réclament un nombre croissant de boutiques et d'ateliers. Ici plus manifestement qu'ailleurs, c'est en effet pour le service des grands que les arts et métiers se concentrent et s'organisent. « Presque tous les capitaux mobiles des empires, écrit S. Maine 488, sont aspirés vers un centre temporaire, qui devient ainsi l'unique siège des arts décoratifs et des manufactures qui exigent une certaine délicatesse de main-d'œuvre. Quiconque prétendait appartenir à la classe supérieure des artisans prenait son métier ou ses outils et suivait le cortège royal. D'où la splendeur des capitales de l'Orient, conséquence de la multiplication des formes que prenait l'industrie, à mesure que la richesse affluait vers les cours. » De là devaient rayonner et là devaient converger les caravanes escortées ; là devaient prospérer et croître en importance sociale non pas seulement les cas­tes d'artisans, mais ces castes de marchands, espèces de chambres de commerce avec lesquelles le prince était obligé de compter, et dont le chef était parfois un très grand personnage, qu'il importait de consulter, dit-on, avant de fixer le taux de l'impôt. Là devait être déployée l'activité admirée par l'Épopée, là devaient être appliquées les règles consacrées par les Codes 489.

Ces foyers brillants n'avaient que deux défauts. Non seulement ils étaient relativement rares, mais ils étaient ordinairement éphémères. Le pouvoir despotique qui les allumait manquait lui-même de stabilité. « Les capitales surgissent, resplendissent, s'éteignent : les marchés, les entrepôts, les ports de la ville sont déserts le lendemain, vides, oubliés » 490.

Les conditions continuaient donc de manquer pour la constitution de ce réseau urbain dont parle Ratzel, à la fois persistant et étendu, dont les voies de communication sont les fils, dont les villes marquent les nœuds, et qui est nécessaire pour l'organisation d'un commerce intérieur intense. Au vrai, demande M. Hunter, jusqu'à l'avènement de la civilisation anglaise, les Hindous ont-ils connu les villes véritables ? Les Hindous pour leur part n'ont été que des constructeurs de temples ; les Musulmans, de palais et de tom­beaux ; les Mahrattes, de ports ; les Portugais, d'églises. Mais les grands emporia n'avaient pas été construits, qui sont indispensables à l'activité des échanges 491.

Il est remarquable en effet, à ce propos, que le droit commercial en Inde, quelque terrain qu'il ait reconquis sur le droit religieux, n'a jamais gagné l'indépendance, et a fortiori la prépondérance dont il jouit dans nos civilisa­tions. On sait ce que celles-ci doivent, en particulier, au droit du marché. Au fur et à mesure que les habitudes nées à la faveur de cette espèce de trêve périodique sont généralisées et régularisées, c'est un droit nouveau qui se forme, à la fois international et individualiste, laïque et conventionnel, tenant moins de compte des croyances traditionnelles que des volontés personnelles. Et c'est précisément aux villes, gardiennes des marchés, que revient la mission de faire pénétrer l'esprit de ce droit jusqu'au fond des organismes nationaux 492.

Rien de pareil, en Inde, à cette lente et sûre imprégnation. Non sans doute que l'Inde manque de lieux de rendez-vous pour l'échange des marchandises. Si c'est un fait digne d'attention que les marchés proprement dits ne soient pas nommés dans les Jâtakas, on devine que dans les fêtes religieuses par exemple, si nombreuses et si fameuses, les pèlerins étaient autant d'ache­teurs 493. Mais les règles auxquelles donnent lieu les transactions dans ces rassemblements ne prennent pas, dans la société hindoue, l'ascendant qu'elles ont pris ailleurs. Le commerce n'a pas assez de force pour donner le ton, pour substituer pleinement, dans l'évolution générale du droit, ses exigences propres à celles de la religion. Et cela encore nous prouve que, comparée à la vie rurale du plus grand nombre, la vie urbaine était resserrée, dans cette civi­lisation, entre des limites très étroites 494.

Au surplus, pour qu'une vie urbaine s'épanouisse et produise ses fruits normaux, il n'y faut pas seulement des pierres assemblées, des murs, des entrepôts, des marchés, il y faut encore et surtout un esprit municipal. Ce n'est pas la ville qui importe, c'est la cité.

Les villes n'impriment leur cachet à la civilisation tout entière que si elles forment d'abord des espèces de centres autonomes et capables de coordonner leurs activités : si, en un mot, leur population sait se donner l'unité nécessaire pour sauvegarder la bienfaisante indépendance. Mais c'est précisément à quoi s'oppose la caste, « le plus fort principe de désintégration auquel l'humanité ait jamais été soumise, et qui ne cesse pas, en Inde, de diviser le peuple contre lui-même » 495.

Par où l'on se rend compte que la caste double en quelque sorte les incon­vénients de la ghilde. Les deux organes sont souvent appelés à jouer le même rôle, au point qu'on a pu les confondre. Comme la corporation de notre Moyen Âge, la caste n'est pas seulement une institution de secours mutuels – à sa manière, elle rend inutile, dit M. Hunter, toute poor law –, elle n'est pas seule­ment un organe de contrôle, qui maintient les traditions techniques, elle apparaît aussi parfois comme un organe de défense, capable d'empêcher, s'il y a lieu, l'abaissement des rémunérations. Mais ces attributs économiques rendent-ils compte de son essence ? Ils ne sauraient expliquer ni la hiérarchie consacrée qui superpose les castes, ni même la répulsion mutuelle qui les oppose. Il faut ici faire entrer en ligne de compte, nous l'avons vu, la conspiration des instincts ethniques et des traditions religieuses. C'est la présence active de ces antipathies et de ces scrupules qui condamne la société hindoue au morcellement à l'infini.

C'est ce qu'on n'aurait pas constaté sans doute si la caste n'avait été autre chose qu'une ghilde. « L'institution aurait eu moins de tendance, remarque M. Senart, à se morceler, à se disloquer : l'agent qui l'aurait unifié d'abord en aurait maintenu la cohésion. » Le nombre excessif, comme la multiplication continuelle des castes « par fissiparité » serait un signe suffisant, selon M. Risley 496, de leur origine extra-professionnelle.

En raison même de ces caractères, de ces traditions et de ces instincts, la caste ne sera pas seulement – ce qui va de soi – plus foncièrement routinière que la ghilde et plus sévèrement hostile à toute innovation, mais encore et surtout elle sera plus fermée, plus repliée sur elle-même, plus exclusive. La corporation, comme elle laisse possibles les mélanges de sangs, admet des hors-venus à titre d'apprentis et permet des coalitions entre corporations différentes. La caste, répugnant aux contacts comme aux mélanges, n'est pas seulement plus hostile à l'adoption des membres nouveaux, elle empêche ou gêne les relations entre castes.

Là peut-être était le plus grave inconvénient du régime c'est cet esprit de division intransigeante qui devait rendre impossible, en Inde, toute organi­sation supérieure. Dans le Moyen Âge occidental les corporations, toutes distinctes qu'elles fussent, surent s'ordonner pour former comme les piliers de la commune. Et les communes devaient être, en même temps que des forteresses pour l'indépendance des bourgeois, des ports d'attache pour le grand commerce. Que l'on se rappelle les attributions non seulement politi­ques, mais économiques des conseils formés par les représentants des diffé­rentes ghildes, et comment ces « économies municipales », en développant et en organisant leurs relations, devaient préparer des « économies nationales » bien vivantes 497, – et l'on comprendra tout ce que la civilisation hindoue a perdu, en laissant écraser sous la masse des castes les germes de la cité.

Le régime des castes est utile sans doute, pour dégager, par l’ordre même qu’il lui impose, une société de la barbarie. Mais il risque aussi de l’arrêter vite et pour longtemps, sur le chemin de la civilisation. Ses lustrations sont de celles qui pétrifient. Dans l’ordre économique aussi l’Inde nous donne le spectacle d’une sorte d’arrêt de développement.


  1. Dahlman, Altind. Volkstum, p.65.