Essais sur les principes des finances/1

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CHAPITRE PREMIER.

Introduction.


L’interest qu’avoit chaque individu de mettre sa vie & ses propriétés à couvert de la violence & de l’avidité du plus fort, est le motif qui, dès les premiers âges du monde, a porté les hommes à se réunir en société : fonder le bonheur commun sur un ordre public qui fit la sureté personnelle de chaque individu, & qui lui assurât la jouissance libre & tranquille de ses propriétés, a dû être conséquemment l’objet de toute société naissante.

Quelque simple que cet ordre ait été dans son origine, puisqu’il dérivoit de l’idée primitive du juste & de l’injuste, telle que l’homme isolé avoit pû la concevoir, éclairé par les seuls besoins naturels, il a fallu que la société, d’un commun accord, en réglât tous les points par une convention expresse, à l’exécution de laquelle chaque volonté devoit se porter avec une détermination d’autant plus fixe, que la conservation des personnes & des propriétés, cause motrice de la réunion, en étoit le principe & le but.

L’ordre public une fois déterminé, la recherche des moyens propres à le maintenir, a dû suivre immédiatement. Le besoin d’une autorité qui punît les infracteurs, qui forçât les rebelles à l’obéissance, s’est présenté d’abord ; mais on a dû sentir en même tems qu’elle ne pouvoit résider dans le corps entier de la société : car des hommes isolés qui s’unissoient librement, étoient nécessairement égaux dans la société dont ils se rendoient membres. Si vous supposez un pouvoir coercitif inhérent au corps de cette société, il est évident qu’à raison de l’égalité des membres, chacun d’eux devoit jouir d’une égale portion dans la masse totale de ce pouvoir : or, où tous auroient eu le même droit de commander, aucun n’auroit pu être dans l’obligation d’obéir. Il a donc fallu que l’exercice de l’autorité nécessaire pour maintenir l’ordre constitutif fût remis à un seul ou à plusieurs, & c’est l’origine des différens gouvernemens.

Mon dessein n’est pas d’en discuter ici les formes particulieres, pour déterminer politiquement par la balance de leurs avantages & de leurs inconvéniens respectifs, quel est le meilleur de tous. Forcé par la nature même du plan que j’embrasse, à choisir de préférence un genre de gouvernement, j’abrégerai autant qu’il est possible les raisons que je dois donner de mon choix, en abandonnant toutes les spéculations de la sagesse humaine, pour suivre par des routes plus sures un guide qui m’égarera moins.

Persuadé que dans les loix simples & immuables par lesquelles il régit la nature, le Créateur a tracé le modéle des institutions qui devoient conduire l’homme à la plus grande somme de bonheur que puisse comporter l’imperfection de son être ; je fixe mon attention sur le gouvernement paternel, sur l’autorité que la nature elle-même donne au père sur ses enfans. Je vois dans ce gouvernement, l’intérêt de celui qui commande, identifié avec l’intérêt de ceux qui obéissent ; le bonheur de tous en particulier y est le bonheur commun : de-là je conclus que toutes les volontés y doivent nécessairement & continuellement concourir au même but, & cette conséquence acheve de m’en démontrer la perfection.

Je cherche ensuite si l’unité d’intérêts qui fait la perfection du gouvernement paternel, peut exister dans le gouvernement d’une société. Je compare une famille à un peuple ; j’examine la nature & l’espéce des besoins qu’éprouvent séparément & collectivement les individus qui composent l’un & l’autre, je les suis dans tous les rapports possibles, & par une foule de résultats analogues, je parviens à me convaincre que le gouvernement d’une société où le pouvoir réside dans les mains d’un seul, peut en effet comporter la même perfection que le gouvernement paternel.

Je prends donc pour base de mon plan, l’autorité nécessaire au maintien de l’ordre public, remise à un seul, comme la meilleure forme de gouvernement possible ; & en suivant cette hypothèse, je passe à l’examen des conditions auxquelles le chef & ceux qui l’établissoient ont dû s’obliger réciproquement.

J’observe d’abord que ces conditions devoient tendre à confondre tous intérêts dans un seul ; par la raison qu’elles étoient nécessairement toutes puisées dans les principes du gouvernement paternel, le seul que connoissoient des hommes isolés jusqu’alors, & qui ait pû conséquemment servir de modéle & de régle aux institutions des premieres sociétés. Le chef a donc promis de maintenir en tout point l’ordre constitutif qui assuroit à chaque membre sa propre conservation avec la jouissance libre & tranquille de ses propriétés, soit contre les infractions du dedans, soit contre les invasions du dehors ; les membres, de leur côté, ont promis d’obéir au chef, & d’unir leurs forces aux siennes, toutes les fois qu’il le jugeroit nécessaire pour assurer la tranquillité publique. Ainsi l’autorité du chef & la sureté des membres, ne pouvant exister que par le maintien de l’ordre, le concours de toutes les volontés devoit évidemment se diriger sans cesse vers ce but commun.

Jusqu’ici nous avons considéré le gouvernement des sociétés sous la forme la plus simple, en faisant, de l’ignorance & des seuls besoins des premiers individus qui les ont formées, la mesure de leurs institutions. Si nous observons maintenant combien les idées primitives du juste & de l’injuste, telles que l’homme isolé avoit pû les concevoir, ont dû se composer à mesure qu’il a pénétré dans la science du bien & du mal ; ce que la découverte & la jouissance de nouveaux biens ont excité de desirs & allumé de passions ; combien l’industrie, l’activité, l’avance & l’astuce ont dû mettre insensiblement d’inégalités dans les propriétés particulieres ; l’indépendance & l’ambition des riches, suite nécessaire de la considération, du crédit & de la prépondérance qui tiennent naturellement aux grandes possessions ; leurs entreprises sur les droits & les propriétés des pauvres ; la résistance de ceux-ci ; le choc continuel de l’intérêt particulier avec l’intérêt général, sur des points que la simplicité de l’ordre constitutif n’avoit pas prévus ; nous sentirons que chaque société menacée d’une dissolution prochaine par le progrès intérieur des dissensions & de l’anarchie, ne pouvoit recouvrer sa premiere consistance, qu’autant que des institutions nouvelles remédieroient à tous les maux dont l’état social avoit développé le germe.

Si nous considérons ensuite combien la diversité des positions, la nature du sol, le climat & ses influences tant au moral qu’au physique, avoient dû mettre peu à peu de différences entre les sociétés mêmes ; la supériorité de richesses & de population, que la culture d’un terrein plus fertile, aidée par une industrie plus active, avoit donnée progressivement aux unes, sur celles qui ne jouissoient de ces avantages, qu’à des degrés inférieurs ; l’esprit de domination, les vues d’agrandissement & de conquêtes, que le sentiment de ses forces inspire toujours au plus puissant ; nous reconnoîtrons qu’indépendamment des nouvelles institutions propres à raffermir leur consistance particuliere, les sociétés avoient encore besoin d’une réunion des foibles entre elles, qui pût servir de barriere aux entreprises du plus fort, en servant de contre-poids à sa puissance.

Du concours de toutes ces causes ; nous conclurons donc, 1o. qu’après certaines révolutions de tems, il s’est nécessairement formé des sociétés nouvelles, plus nombreuses & plus étendues que les premieres. 2o. Qu’encore que l’origine des différens gouvernemens se rapporte naturellement à l’institution des premieres sociétés, il est probable néanmoins que les individus qui les composerent n’ayant pû se former l’idée d’un ordre public sur d’autres principes que ceux du gouvernement paternel, la diversité n’eut lieu qu’à la formation des secondes.

Alors le chef d’une société conquérante fonda le despotisme. Soit qu’éblouis par l’éclat de ses qualités personnelles, les vainqueurs & les vaincus aient unanimement consenti l’abrogation de toute espéce de loi, pour se soumettre à ses seules volontés ; soit qu’après avoir assujetti d’abord les vaincus au joug d’une autorité sans bornes, il ait ensuite employé leurs forces à opprimer également les vainqueurs.

La réunion spontanée de plusieurs sociétés en une seule, donna d’un autre côté naissance aux différentes formes du gouvernement republicain. Les maux dont chaque société gémissoit, & qui n’avoient leur source que dans l’insuffisance des institutions primitives, comparées aux nouveaux degrés de dépravation que l’état social avoit produits, furent attribués par de fausses conséquences à la nature même de ces institutions. Plus les principes en étoient simples, plus on crut perfectionner en les compliquant ; & d’une foule de combinaisons abstraites, l’esprit humain tira la démocratie, l’aristocratie, & toutes les formes mixtes qui participent de l’une & de l’autre, dans des proportions inégales.

Mais si l’erreur écarta quelques-unes des nouvelles sociétés du modéle de gouvernement tracé par Dieu lui-même dans les loix de la nature, celles qui en reconnoissoient l’excellence conserverent dans toute sa pureté la forme qui lui étoit analogue. En se réunissant, elles choisirent entre leurs chefs le plus puissant ou le plus sage, dans les mains de qui l’autorité fut remise ; des dignités, des richesses, le crédit, la considération, la confiance du Souverain dédommagerent les autres du droit qu’ils perdoient de commander, & les plièrent peu à peu à la nécessité d’obéir.

Sur les principes de l’ancien ordre public, on dressa des institutions nouvelles, dont les dispositions plus étendues remédioient aux inconvéniens que les progrès de la dépravation avoient fait naître depuis la formation des premieres sociétés, & à ceux qu’il étoit possible de prévoir au moment de la réunion. Ces institutions devinrent la base d’un nouveau contrat entre le Souverain & les sujets, qui ne fut à proprement parler que le développement & l’expression plus précise de toutes les obligations réciproquement imposées par le contrat primitif.

Afin que l’intérêt commun ne pût être balancé dans le cœur du Souverain, par aucun intérêt particulier, le droit de succession fut créé en faveur de ses descendans : on stipula seulement qu’à défaut de postérité directe & collatérale, la nation rentreroit dans le droit originel d’élire à son choix un nouveau chef.

Si depuis l’origine des sociétés, l’expérience avoit appris de combien de développement la communication rendoit l’esprit humain susceptible, on ne pouvoit se dissimuler qu’en avançant vers le bien, ses progrès du côté du mal avoient été du moins aussi rapides ; qu’une multitude de vices inconnus, nés successivement les uns des autres, avoient produit des infractions & des crimes que les premieres institutions n’avoient pû prévoir ni conséquemment réprimer ; & que malgré l’extension donnée aux nouvelles, le désordre succéderoit bientôt à la tranquillité dont on alloit jouir, si l’état n’étoit constitué de maniere que le frein des loix pût aisément recevoir de nouveaux degrés de force, à mesure qu’une dépravation plus grande offriroit de nouveaux genres de délits à prévenir ou à venger. On remit donc au Souverain le pouvoir de faire des loix nouvelles, d’interpréter, de modifier & de changer les anciennes quand les besoins de la société l’exigeroient. En même tems on détermina les formes particulieres, qui en imprimant à ces loix le sceau de l’autorité, devoient assurer leur exécution.

Le droit d’accorder des honneurs, des distinctions, des récompenses, fut aussi joint à la souveraineté. Si l’exercice de cette prérogative devoit introduire de nouveaux degrés d’inégalité dans les fortunes & les rangs des particuliers, ces inégalités répugnoient d’autant moins à l’essence du gouvernement, que la constitution même tendant à faire concourir perpétuellement toutes les volontés au maintien de l’ordre public, le concours ne pouvoit que devenir plus empressé, plus constant, en proportion du plus grand nombre d’avantages personnels qu’on auroit à conserver. D’ailleurs, en liant les citoyens des premieres classes au bien-être de la société, par des nœuds plus étroits, ces inégalités étoient encore un motif d’émulation pour ceux des classes inférieures, dont les vertus, les talens & le travail pourroient tourner à l’utilité commune. On avoit reconnu que l’égalité parfaite entre les citoyens étoit une spéculation chimérique ; parce qu’en général chaque individu poussé par un appétit naturel & violent, à étendre & multiplier ses jouissances, est diversement doué des qualités morales & physiques, dont un partage égal pourroit seul les mener tous au même point : qu’ainsi tout gouvernement qui prendroit cette égalité des citoyens pour base, renfermeroit en lui-même un principe de destruction d’autant plus évidente, qu’il contrarioit directement la nature ; & que dès-lors quelque sevères que fussent les loix opposées par le systême de l’égalité à l’appétit de jouir, la violence & la continuité de ses efforts parviendroient tôt ou tard à les enfraindre, & finiroient par les anéantir.

En étendant tous les besoins connus dès la formation des premieres sociétés, les changemens survenus depuis en avoient engendré de nouveaux. Des possessions plus vastes, habitées par un peuple plus nombreux, obligeoient d’étendre & de multiplier les ressorts destinés à mouvoir toutes les parties de l’administration ; & les dépenses nécessitées par le maintien de l’ordre public devoient croître, en proportion de l’espéce & du nombre d’Agens intermédiaires, que la force centrale mettroit en action.

On ajoutoit à ces premieres considérations le respect que l’éclat & la majesté du Trône devoient concilier à la personne du Souverain, tant de la part des étrangers que de celle de ses sujets ; les encouragemens nécessaires aux progrès de tous les Arts utiles ; le besoin d’une force tutélaire qui, sans détourner le citoyen industrieux de ses travaux paisibles, pût venger les injures de la nation, contenir des voisins ambitieux, ou résister à leurs attaques ; enfin une multitude d’objets nouveaux auxquels il étoit évidemment impossible de subvenir, sans imposer sur la société entiere des contributions proportionnelles aux facultés de chaque particulier, & qui venant se réunir dans les mains du chef, avec le produit de ses propriétés personnelles, le missent en état de pourvoir tout.

Mais ces contributions ne pouvoient être fixes & invariables, par deux raisons ; l’une, que depuis la formation des premieres sociétés, la progression des besoins démontrée par l’expérience, supposoit évidemment encore une nouvelle progression à venir : l’autre, que suivant le cours des vicissitudes humaines, ces mêmes besoins devoient éprouver des variations continuelles dans leur nature, comme dans leur étendue. On convint donc que le Souverain, chargé de toute l’économie du gouvernement, jouiroit du droit d’établir les contributions, de les augmenter, de les réduire ; parce que lui seul pouvoit, suivant les conjonctures, mesurer l’espéce & la quotité des secours, sur la multitude, la nature & l’urgence des besoins. Plus la constitution tendoit à fondre tous les intérêts dans un seul, en faisant du bonheur de la société celui du Souverain, moins il étoit à craindre qu’il voulût accabler ses sujets sous le poids des subsides. Ce fut aussi par un principe d’ordre & d’uniformité, plutôt que de défiance, qu’on fit dépendre l’autenticité des loix relatives aux contributions, des formes particulieres déja fixées pour les loix civiles. Tout fut envisagé sous les rapports les plus propres à resserrer les liens de l’amour mutuel. Les sujets jurerent d’obéir au Souverain, de le respecter & de l’aimer comme leur pere, le Souverain jura de gouverner & d’aimer ses sujets comme ses enfans, & telle fut l’origine de la Monarchie.

Je ne la suivrai pas dans la marche progressive qu’elle a tenue jusqu’à nos jours ; parce qu’il est inutile à mon sujet de rechercher les obstacles qu’elle éprouva des différens principes hétérogènes que la nécessité des circonstances la força d’admettre à certaines périodes. Je n’examinerai pas non plus si sa forme essentielle, telle que je viens de l’esquisser rapidement, subsista dès l’établissement des secondes sociétés ; ou si cette forme ébauchée seulement alors, ne reçut sa perfection que de l’expérience acquise dans des tems postérieurs, & des nouveaux développemens de l’esprit humain. Il me suffit d’avoir montré que de tous les gouvernemens, le monarchique devoit être évidemment le meilleur, parce qu’il est organisé de maniere que tous les intérêts particuliers y tendent naturellement à n’en former qu’un seul ; qu’ainsi le concours de toutes les volontés dirigées sans cesse vers le but commun de l’intérêt général, maintient entre ses différentes parties, l’harmonie la plus simple & la plus constante, & donne à tous ses ressorts une solidité & un ensemble qui les mettent en état de résister aux secousses les plus fortes.

J’ai dit que dans la monarchie, le droit d’établir les contributions, de les augmenter, de les réduire, résidoit dans la personne du Souverain comme toutes les autres branches du pouvoir législatif, & aux mêmes conditions. J’examinerai dans les Chapitres suivans quel est le meilleur usage que le Souverain puisse faire de ce droit, pour l’utilité commune, sans entrer néanmoins trop avant dans des matieres sur lesquelles, eu égard à la multiplicité des détails & aux vicissitudes dont ils sont susceptibles, on ne peut poser clairement & immuablement que des principes.