Essais sur les principes des finances/6

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CHAPITRE SIXIEME.

De la législation en matiere d’impôts.


Les principes sur lesquels est fondée la loi bursale, doivent dériver de la constitution même de l’état où elle a son exécution. Ces principes aussi simples qu’évidens, doivent s’identifier autant qu’il est possible avec ceux des loix qui réglent & assurent l’ordre public, sans quoi leurs contradictions respectives, aux points de tangeance qu’elles ont ensemble, dérangeroient l’harmonie qui doit regner entre toutes.

La loi détermine la quotité de l’impôt, l’objet qui y est assujetti, la maniere de le percevoir, l’époque à laquelle il est perceptible, & la peine à décerner contre celui qui s’y soustrait : il faut conséquemment qu’autour des principes qui servent de base à la loi, ses dispositions forment une chaîne, si j’ose parler ainsi, dont tous les anneaux tiennent les uns aux autres comme il est nécessaire que chaque ; disposition tienne aux principes, par les rapports les plus intimes.

Ces dispositions doivent être claires, concises, assez générales pour que des exceptions tirées des circonstances oui des coutumes locales, ne puissent rendre leurs sens incertain, & assez détaillées cependant, pour pouvoir s’appliquer naturellement & sans contrainte à tous les cas qu’elles ont prévus. Elles doivent concilier les différens intérêts qui ont des liaisons directes ou indirectes avec celui de l’impôt, & fixer les obligations du redevable d’une maniere si nette & si précise, qu’entre le délit & l’innocence, le doute ne puisse trouver à se placer.

Il faut que les peines imposées par la loi, soient proportionnées à chaque nature de délit, en raison composée de la perte qu’il cause à l’état sur le produit de l’impôt, de l’inégalité qu’il opére dans la répartition, de l’atteinte qu’il porte à l’équilibre du commerce, du degré auquel il enfreint la régle morale, & du genre de crime que la fraude peut impliquer avec elle.

S’il existoit des manœuvres que le fraudeur ne pût consommer qu’à l’aide du faux, il y auroit l’intérêt le plus pressant à contenir ces manœuvres par la peine la plus forte, & à combiner tellement les dispositions de la loi, que quelque forme que prit le délit, il ne pût échapper à la peine : car quiconque s’est une fois permis le faux & se l’est permis avec succès, ne connoît bientôt plus aucun frein : l’avantage réel qu’il en tire, conduit insensiblement les autres à l’imiter ; & le nombre des coupables se multiplie à mesure que de nouveaux crimes offrent l’exemple d’une nouvelle impunité.

Si l’imposition est assise sur des denrées manufacturées, l’art de lier la police du commerce, à la perception du droit par des rapports insensibles, exige particulierement l’attention du législateur. Par là les gênes se réduisent au moins possible ; & celles que la perception nécessite, n’ajoutent presque rien à celles que le seul maintien de la police entraînoit auparavant.

Les obligations du manufacturier doivent être réglées de maniere qu’elles laissent à ses opérations une entiere liberté. C’est le tems, le besoin, l’occasion qui l’invitent presque toujours à travailler : s’il est détourné de son travail ou forcé de le suspendre au moment qu’il exige le plus d’activité ; en lui occasionnant un surcroit de dépense, une perte de tems quelquefois irréparable, on l’empêche encore de porter sa main d’œuvre au point de perfection qu’il se proposoit d’atteindre. Alors l’industrie se décourage & s’anéantit peu à peu par l’effet naturel de son découragement.

Je ne dis rien de la marche simple & peu compliquée qu’il convient de prescrire à la procédure ; on sent qu’elle résulte immédiatement & nécessairement de la simplicité même de la loi.

Mais quelque perfection qu’on suppose à la loi dans son origine, à mesure qu’elle s’en éloigne, cette perfection diminue.

Tandis que renfermée constamment dans ses bornes primitives, la loi ne peut opposer qu’une force toujours égale aux efforts qui tendent perpétuellement à l’enfreindre, l’intérêt particulier aussi industrieux qu’agissant, multiplie ces efforts avec tant d’adresse, & les dirige avec tant d’opiniâtreté sur les mêmes points, qu’après avoir commencé par y rendre la loi douteuse, il arrive peu à peu à l’y éluder. Encouragé par ces premiers succès, il travaille à sapper chaque disposition l’une après l’autre ; & bientôt une multitude d’infractions imprévues, produit de toutes parts l’embarras & l’anarchie.

Au milieu de ces incertitudes, les Magistrats, qui d’abord n’avoient eu besoin que du texte précis de la loi, pour asseoir leurs jugemens, sont forcés de recourir à son esprit, pour les cas non-prévus ; & du plus ou du moins de justesse avec lequel chaque Tribunal le saisit, dépend la différence des applications qu’il en fait.

De son côté, la puissance législative travaille sans relâche à fixer les doutes à mesure qu’ils se succedent ; mais ses réglemens interprétatifs se concilient d’autant moins avec ceux de la puissance judiciaire, qu’où le législateur s’occupe essentiellement de l’intérêt de l’impôt, le Magistrat fait prédominer celui du redevable ; & de ces contradictions perpétuelles, de ces décisions multipliées de part & d’autre, résulte au bout d’un certain tems un code immense, dont l’étude rebutante n’offre que des principes versatiles alternativement admis ou rejettés suivant les conjonctures ; & une foule innombrable de dispositions bien ou mal adaptées à ces principes, qui se choquent sans cesse & se détruisent mutuellement.

Pour prévenir tous les désordres qu’une telle confusion engendreroit, il n’est qu’un seul remede.

Au point où vos réglemens déja trop nombreux commencent à se contredire ; où le Magistrat, plongé dans le doute, cherche d’un œil incertain de quel côté doit pencher sa balance ; où le commentateur assez présomptueux pour croire qu’il éclaircira la matiere, se perd lui-même dans un travail diffus qui ne sert qu’à l’envelopper de nuages plus épais ; à ce point, dis-je, où la rapidité avec laquelle les difficultés se varient & se succedent, vous fait perdre à chaque instant le fil des vrais principes : refondez les interprétations avec la loi, & composez du tout une loi nouvelle qui ait la même simplicité, la même perfection que la premiere.

Statuez-y sur tous les cas qu’elle n’avoit pû prévoir, & qu’un rafinement d’astuce a enfanté depuis : pourvoyez d’avance à ceux que l’expérience du passé peut déja vous faire appercevoir dans l’avenir ; & quand après certaines révolutions de tems, le progrès inévitable de l’esprit humain vers la dépravation, vous menacera d’un nouveau désordre, vous le préviendrez encore par une nouvelle refonte.

À juger des choses, par les résultats combinés de l’observation & de la pratique, il s’ensuivroit que dans le cours d’un siécle, le Code des Finances pourroit avoir besoin d’être refondu & simplifié plus d’une fois : en observant néanmoins qu’après quelques refontes, il est probable qu’on parviendroit à les rendre plus rares. 1o. Parce que le législateur, moins détourné des vrais principes par de longs intervales de contradiction & d’anarchie, donneroit à ses institutions nouvelles une perfection plus grande dès leur origine. 2o. Parce que l’intérêt particulier, moins heureux dans ses efforts, se porteroit ensuite avec moins d’obstination & de chaleur à éluder la loi.

Les avantages qui résulteroient de cette simplicité permanente sont si évidens, que sans m’astreindre à les détailler, il suffira, je pense, d’en montrer successivement les rapports avec les objets qui me restent à traiter.

Au reste, ce que je viens de dire pour la législation en matiere d’impôt, ne pourroit-il pas s’appliquer également aux loix de toute espéce ? Si, abstraction faite des modifications relatives à la nature de chaque partie de l’ordre public, leurs principes sont les mêmes au fond, si elles tendent unanimement au même but, si la complication qui les affoiblit à mesure qu’elles vieillissent dérive par-tout des mêmes sources ; le remede propre à rendre & à conserver la vigueur aux unes, semble convenir également aux autres.