Essence du christianisme/Première partie/chap 7

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Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 94-104).

VII

LE MYSTÈRE DE LA TRINITÉ ET DE LA MÈRE DE DIEU

Si l’homme être sensible et sujet à souffrir ne se trouve pas satisfait par un Dieu sans sentiment et sans passion, il ne peut pas non plus se contenter d’un Dieu qui n’est que sentiment, qui n’a ni intelligence ni volonté. Seul, un être qui exprime l’homme tout entier est capable de donner à l’homme pleine et entière satisfaction. Cette conscience de l’homme complet se réalise dans la Trinité. Tous les attributs que nous avons jusqu’ici considérés séparément, la Trinité les réunit dans un seul être déterminé. Toutes les images par lesquelles on a cherché à rendre ce mystère à peu près intelligible, telles qu’esprit, intelligence, mémoire, amour ou charité,— mens, intellectus, memoria, voluntas, amor, caritas, — toutes ces images ou comparaisons employées par la théologie, nous n’avons qu’à les considérer comme l’original, comme modèle, comme réalité, et l’énigme se trouvera résolue.

Dieu pense, Dieu aime, et d’abord il se pense, il s’aime ; ce qui est connu et aimé, c’est Dieu lui-même. La conscience manifestée, réalisée, voilà ce que nous rencontrons tout d’abord dans la Trinité. Pour l’homme la conscience est involontairement, nécessairement quelque chose d’absolu. Que j’existe ou non, si je ne le sais pas, c’est tout un. Un Dieu qui ne se connaît pas, un Dieu sans conscience n’est pas un Dieu. De même que l’homme, Dieu ne peut se penser sans être conscient de sa pensée : La conscience de Dieu n’est pas autre chose que la conscience s’affirmant elle même, comme une manière d’être absolue et divine. Mais ce n’est pas là, seulement ce qu’exprime la Trinité. Conscience, intelligence, volonté, amour dans le sens d’êtres abstraits, n’appartiennent qu’à la philosophie abstraite. La religion va plus loin, elle est la conscience que l’homme a de lui-même dans sa totalité vivante, conscience dont l’unité n’est réalisée que par l’unité du moi et du toi.

La religion, du moins la religion chrétienne, fait abstraction du monde. L’homme religieux mène une vie silencieuse, retirée en Dieu, éloignée des joies mondaines ; il se sépare du monde parce que Dieu lui-même est un être en dehors et au-dessus du monde. Dieu, comme être distinct de la nature, n’est pas autre chose que l’être même de l’homme retiré en soi, s’élevant au-dessus de tout, se délivrant de tout rapport avec l’ensemble des choses, ou bien n’est que la conscience de notre faculté de faire abstraction de tout, de pouvoir vivre seuls avec nous-mêmes, faculté qui, dans la religion, devient pour l’homme un être extérieur, objet de sa pensée. Dieu en tant que Dieu est l’être qui existe seul purement et simplement ; c’est la solitude absolue et l’absolue indépendance : car cela seul peut vivre seul qui ne dépend de rien. Pouvoir vivre seul est un signe de caractère et de force de pensée ; la solitude est le besoin du penseur, la société est le besoin du cœur. Nous sommes dépendants dans l’amour, car l’amour est le besoin d’un autre être ; nous ne sommes indépendants que dans la pensée. Qui peut vivre seul est maître de soi, se suffit à lui-même.

Mais un Dieu solitaire exclut le besoin essentiel de la vie à deux, de l’amour, de la communauté, de la conscience réelle et complète, de l’autre moi. La religion satisfait à ce besoin en plaçant dans cette silencieuse solitude de l’être divin un autre être différent de Dieu par la personnalité, mais un avec lui par sa nature. Dieu le fils par distinction de Dieu le père. Dieu le père est moi, Dieu le fils toi ; moi est intelligence, toi est amour ; et l’amour avec l’intelligence, l’intelligence avec l’amour, cela seul est esprit, cela seul est l’homme tout entier.

La vie avec d’autres est seule une vie véritable, satisfaite en soi, une vie divine. Cette simple pensée, cette vérité naturelle, innée dans l’homme, fait tout le secret du mystère de la Trinité. Mais la religion exprime cette vérité d’une manière indirecte, contradictoire, comme elle exprime toutes les autres ; elle fait du général le particulier, du sujet l’attribut, et elle dit : Dieu est une vie en commun, une manière d’être toute d’amour et d’amitié. La troisième personne dans la Trinité ne fait qu’exprimer l’amour des deux personnes divines l’une pour l’autre : c’est l’unité du fils et du père, l’idée de communauté dont on a fait assez mal à propos un être particulier.

L’Esprit-Saint ne doit son existence qu’à un mot, qu’à un nom. Les premiers Pères de l’Église, chacun le sait, identifiaient l’Esprit avec le Fils. Même la personnalité dogmatique qu’il acquit plus tard manque de fondement. Il est l’amour avec lequel Dieu s’aime lui-même et aime les hommes, et de plus l’amour avec lequel l’homme aime ses semblables et Dieu. Il est ainsi l’unité de Dieu et de l’homme, telle que la conçoit la religion, c’est-à-dire personnifiée, réalisée dans un être particulier. Pour nous, cette unité est déjà dans le Père et encore plus dans le Fils ; nous n’avons donc pas besoin de faire de l’Esprit-Saint l’objet de notre analyse : en lui la religion se contemple elle-même ; il n’est que le représentant des sentiments et de l’enthousiasme religieux, il n’est que l’aspiration de la créature vers le créateur.

Ce qui prouve qu’il n’y a au fond que deux personnes, c’est que pour l’amour le nombre deux suffit. Partagée entre un plus grand nombre de personnes, sa force se trouverait diminuée. Mais l’amour et le cœur ne font qu’un ; le cœur n’est pas une puissance particulière, il est l’homme lui-même en tant qu’il aime. La seconde personne n’est que l’affirmation du cœur humain, l’affirmation du principe de la vie complète, de la vie avec d’autres. C’est comme fils que Dieu échauffe pour la première fois le cœur de l’homme, qu’il devient un objet du sentiment, de l’affection, de l’enthousiasme, du ravissement, parce que le fils n’est pas autre chose que l’ardeur de l’amour, que le feu de l’enthousiasme. Dieu, comme fils, est l’incarnation primitive, la négation de Dieu en Dieu ; il est un être borné, puisqu’il provient d’un autre, ab alio, tandis que, comme père, il est infini, parce qu’il ne dérive que de lui-même. L’attribut essentiel de la divinité, celui de l’existence absolue, indépendante, s’évanouit dans la seconde personne. Mais c’est Dieu qui engendre lui-même le fils ; il renonce à sa divinité rigoureuse et exclusive ; il s’abaisse, il s’humilie ; il admet en lui la limitation, il devient homme, non pas d’abord par la forme, mais par la nature. Aussi est-ce seulement comme fils que Dieu devient l’objet des sentiments et du cœur de l’homme.

Le cœur ne comprend que ce qui vient du cœur. Par l’impression faite sur lui, on peut juger l’objet qui l’a produite. L’intelligence pure, libre, renie le fils de Dieu ; mais l’intelligence que le sentiment détermine, que le cœur obscurcit, le proclame avec ardeur. Celle-ci trouve en lui toute la profondeur de l’être divin, parce qu’elle y trouve le sentiment, le sentiment qui par lui-même est quelque chose d’obscur et paraît profond et mystérieux. Le fils saisit le cœur, parce que le vrai père du fils de Dieu est le cœur humain lui-même ; le fils n’est pas autre chose que le cœur divin, que le cœur de l’homme, qui pour lui-même est un Dieu.

Un Dieu qui n’a pas en lui le principe de la limitation, du sentiment de dépendance, de la sensualité, un tel Dieu n’est rien pour un être sensible et borné. Un tel Dieu ne peut avoir ni sens, ni intelligence, ni sympathie pour ce qui est limité, fini. Comment pourrait-il être le père des hommes, comment aimer des êtres inférieurs, s’il n’avait pas en lui-même un être subordonné, un fils, s’il ne savait pas pour ainsi dire, par sa propre expérience, ce que c’est que l’amour ? L’homme qui n’a pas de famille prend beaucoup moins de part aux chagrins domestiques d’un autre que celui qui en a une. C’est pourquoi Dieu le père n’aime les hommes que dans son fils et à cause de son fils. Son amour pour les hommes dérive de l’amour qu’il sent en lui comme père.

Le père et le fils dans la Trinité ne sont pas père et fils dans un sens imaginaire, mais dans le sens propre. Leur enlève-t-on cette différence sensible, naturelle, on leur enlève en même temps leur existence comme personnes, c’est-à-dire leur réalité. Les anciens chrétiens, que les chrétiens du monde moderne, devenus païens et frivoles, reconnaîtraient difficilement pour leurs frères dans le Christ, remplaçaient l’unité et l’amour naturels innés dans l’homme par une unité et un amour dont la religion était la source ; ils rejetaient les liens intimes de la vie de famille, les affections naturelles et morales comme impies, terrestres, c’est-à dire comme choses de néant. Mais, par compensation, ils avaient en Dieu un père et un fils qu’ils aimaient d’un amour profond, de cet amour que seuls les rapports de nature peuvent inspirer. Le mystère de la Trinité était pour eux un objet de l’admiration la plus exagérée, de l’enthousiasme et de l’extase, parce qu’ils trouvaient en lui la satisfaction des besoins humains les plus profonds, besoins qu’ils niaient et rejetaient dans la vie commune et réelle.

Aussi était-il tout à fait dans l’ordre que, pour agrandir la famille divine, pour fortifier les liens d’amour entre le fils et le père, on admit encore dans le ciel une troisième personne et surtout une personne du sexe féminin. Le Saint-Esprit était une personnalité trop vague, était trop visiblement la personnification de l’amour réciproque des deux premières personnes, pour pouvoir remplir cette place. Marie, il est vrai, ne fut point placée entre le père et le fils, comme si le premier avait produit le second par son entremise, parce que les chrétiens regardaient l’association de l’homme et de la femme comme quelque chose de profane, comme un péché ; mais il suffit pour notre thème que l’être maternel fût admis entre le père et le fils au sein de la divinité.

En réalité, on ne voit pas pourquoi la mère serait quelque chose d’indigne de Dieu, lorsque Dieu est lui-même père et fils. Bien qu’il ne le soit pas dans le sens de la génération naturelle, bien que la génération divine doive être entièrement différente de celle de l’homme, il n’en est pas moins père en vérité, et l’idée d’une mère de Dieu, qui nous paraît aujourd’hui si étrange, n’est pas plus étrange ou paradoxale, n’est pas plus en contradiction avec les attributs généraux, abstraits de la divinité, que les rapports de fils et de père. Bien plus, on peut dire que Marie, concevant sans l’aide de l’homme le fils que Dieu a engendré sans l’aide de la femme, forme dans le sein de la Trinité un contraste nécessaire avec le père. D’ailleurs, nous avons déjà dans le fils le principe féminin, sinon en personne, du moins en puissance, en idée. Dieu comme père est le principe de l’indépendance virile ; mais le fils est engendré et n’engendre pas lui-même, Deus genitus, il est en Dieu l’être doux, miséricordieux, réconciliateur, féminin, l’être passif qui reçoit du père l’existence, et comme tel est soumis à l’autorité paternelle. Le fils est en Dieu le sentiment féminin de la soumission, de la dépendance ; il nous fait sentir irrésistiblement, involontairement le besoin d’une mère réelle.

Le fils, — je veux dire le fils naturel, humain — tient le milieu entre le père et la mère, est encore moitié homme, moitié femme, parce qu’il ne possède pas encore la conscience pleine et entière de l’indépendance qui caractérise l’homme, et il se sent plus entraîné vers la mère que vers le père. L’amour du fils pour la mère est le premier amour de l’ètre viril pour l’être féminin. L’amour de l’homme pour la femme, du jeune homme pour la jeune fille, reçoit sa première consécration, la seule consécration vraiment religieuse de l’amour que sent le fils pour celle qui l’a mis au monde ; l’amour maternel dans le fils est la première aspiration, le premier désir, la première douce humilité qui s’empare de l’homme en présence de la femme.

C’est pourquoi l’idée de la mère de Dieu est nécessairement liée à l’idée du fils de Dieu ; le même cœur qui a besoin du fils a également besoin de la mère. La où est le fils, là se trouve aussi la mère et nécessairement. Pour le père, le fils compense le besoin de la mère, mais non le père pour le fils. Pour le fils, la mère est indispensable, son cœur et le cœur maternel ne font qu’un. Pourquoi donc le fils de Dieu ne devient-il homme que dans la femme ? Le Tout-Puissant n’aurait-il pas pu s’incarner d’une manière toute différente ? n’aurait-il pas pu paraître immédiatement homme parmi les hommes ? Pourquoi, je le répète, le fils a-t-il choisi le sein de la femme pour lieu de sa naissance ? Pourquoi, si ce n’est parce que le fils est le désir de la mère, parce que son cœur aimant, féminin, n’a trouvé que dans un corps de femme l’élément qui lui convient ? Le fils, il est vrai, ne reste que neuf mois sous le cœur maternel ; mais ineffaçables sont les impressions qu’il y recoit ; jamais la mère n’abandonne la mémoire et le cœur du fils. Si donc l’adoration du fils de Dieu n’est pas idolàtrie, l’adoration de la mère de Dieu ne l’est pas non plus. Si nous devons reconnaître l’amour de Dieu pour nous en ce qu’il a sacrifiė pour notre salut son fils unique, c’est-à-dire ce qu’il avait de plus cher, nous pourrons le reconnaître encore bien mieux si nous savons qu’en lui bat pour nous un cœur de mère. L’amour le plus élevé et le plus profond est l’amour maternel. Le père se console de la perte de son fils, il a en lui un principe stoïque ; la mère, au contraire, est inconsolable, la mère est riche en douleurs, — mais inconsolable est le véritable amour.

Là où tombe la croyance à la mère de Dieu, là tombe aussi la croyance à Dieu le père et à Dieu le fils. Le père n’est une vérité que là où la mère est aussi une vérité. L’amour est par lui-même de sexe féminin. Croire à l’amour de Dieu c’est croire au principe féminin comme à une essence divine. Sans nature l’amour est un rien, un fantôme. Reconnaissons dans l’amour la profondeur de la nature et sa nécessité sacrée.

Le protestantisme a mis de côté la mère de Dieu ; mais la femme ainsi repoussée en a tiré une vengeance éclatante. Les armes dont il s’était servi contre la mère de Dieu se sont retournées contre lui-même, contre le fils de Dieu et contre toute la Trinité. Quiconque rejette une fois la mère comme contraire à la raison n’est pas loin de rejeter le mystère du fils de Dieu comme un anthropomorphisme. En effet, l’anthropomorphisme est moins évident si l’on écarte de la divinité l’élément féminin ; mais il n’est que caché, il n’est pas détruit. Le protestantisme, il est vrai, n’avait aucun besoin d’une femme céleste, puisqu’il avait reçu à bras ouverts et pressé sur son cœur la femme terrestre ; mais il aurait dû être assez courageux et assez conséquent pour rejeter avec la mère le père et le fils. Celui-là seul qui n’a pas de parents sur la terre a besoin de parents dans le ciel. Le Dieu triple et un est le Dieu du catholicisme ; il n’a une signification nécessaire et vraiment religieuse que comme contraste avec le principe de l’ascétisme des moines et des anachorètes, avec la négation de tous les liens naturels. Le Dieu triple et un est un Dieu qui contient tout et par conséquent il est un besoin là où on fait abstraction de tout, là où la vie réelle n’est rien. Plus vide est la vie, plus pleine, plus concrète est la divinité. C’est un même acte qui dépouille le monde de tout ce qu’il contient et qui le transporte en Dieu. Seul l’homme pauvre a un Dieu riche ; Dieu a son origine dans le sentiment d’un manque, d’un besoin, et c’est le sentiment inconsolable du vide et de la solitude qui a besoin d’un Dieu qui soit à lui seul une société, d’un Dieu qui réunisse en lui plusieurs êtres s’aimant d’un mutuel amour.

C’est ce qui explique pourquoi, dans les temps nouveaux, la Trinité, après avoir perdu son importance et sa signification pratiques, a fini par perdre aussi sa signification et son importance théoriques.