Est-il bon ? Est-il méchant ?/Notice préliminaire

La bibliothèque libre.
Est-il bon ? Est-il méchant ?
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierVIII (p. 137-143).


NOTICE PRÉLIMINAIRE



Est-il bon ? Est-il méchant ? est la forme définitive donnée à l’idée que nous avons vue naître dans le Plan d’un divertissement domestique et se développer dans la Pièce et le Prologue. Cette idée prit sans doute encore une forme intermédiaire, puisque la copie qui a servi pour l’impression d’Est-il bon ? Est-il méchant ? portait cette mention : « Quatrième édition manuscrite revue, corrigée et augmentée. » Cette comédie est l’œuvre des dernières années de Diderot ; mais comme on a pu le remarquer déjà, l’âge n’avait fait que donner à Diderot une plus merveilleuse habileté dans l’art du dialogue, et lui avait fait perdre un peu du trop de solennité dont il parait autrefois ses périodes. La pièce resta inconnue des contemporains de l’auteur. Seul, Meister y fit allusion dans son discours aux Mânes de Diderot, et elle pouvait être considérée comme perdue lorsque M. Paulin en devint possesseur en même temps que des papiers divers qu’il publia en 1830, sous le titre de Mémoires, Correspondance et Ouvrages inédits de Diderot.

M. Paulin ne comprit pas tout d’abord cette pièce dans les quatre volumes de son édition, il crut devoir en offrir la primeur à la Comédie-Française, qui la lui rendit sans la lire. Il la confia alors à M. Taschereau, et celui-ci l’inséra dans la Bévue rétrospective (1834, t. III, p. 161-261) en la faisant précéder d’un avertissement sur tout l’ensemble de la publication de M. Paulin. Nous en extrayons le passage qui concerne la comédie qui nous occupe :

« C’est lui (M. Paulin) qui nous communiqua cette pièce non comprise dans sa publication des Œuvres inédites, jugeant (on verra si son jugement était raisonnable), jugeant que cette comédie, avec quelques légères coupures, pourrait être représentée sur la scène française. Les lecteurs-jurés qui demandent des pièces à leurs fournisseurs n’ont pas même cru devoir examiner la comédie de Diderot. Nous sommes certain que les lecteurs de la Revue rétrospective la vengeront de ce déni de justice. Puissent-ils, dans une de ces soirées où le désœuvrement peut pousser un honnête homme dans un théâtre pour voir jouer Artaxerce, rentrer chez eux et jouir du triple bonheur d’être au frais, de se sentir délivrés du guet-apens littéraire dans lequel ils pouvaient tomber, et de lire, tranquillement assis, une comédie comme on n’en fait plus depuis Beaumarchais. »

Ce jugement de M. Taschereau est resté celui du petit nombre des personnes qui ont lu la pièce de Diderot. Nous disons du petit nombre, parce qu’elle est demeurée rare, comme la Revue rétrospective elle-même et comme les exemplaires de la seconde édition de Paulin, qui ne se distingue de la première que par l’addition de cette comédie, composée en petit texte et placée après la table à la fin du quatrième volume.

Parmi ces quelques personnes, il en est qui ne se sont pas contentées d’une admiration platonique ; en tête se place M. Champfleury. Il a raconté, dans le numéro du 1er décembre 1856 de la Gazette de Champfleury, l’histoire des démarches qu’il fit à partir de 1851 pour obtenir de la Comédie-Française l’examen, et si cela était jugé possible, la représentation d’Est-il bon ? Est-il méchant ? Son récit, auquel il a donné la forme d’une lettre au ministre d’État, est destiné à faire connaître à la fois et la pièce et les obstacles qui empêchèrent le succès de ses démarches. Voici ce qui a rapport à ce dernier point.

M. Champfleury avait commencé sa campagne par trois articles publiés dans un grand journal politique, supposant, dit-il, que M. Arsène Houssaye, alors directeur du Théâtre-Français, ferait son profit de cet avertissement. Il n’en fut rien. « Plus tard, un an après, M. Arsène Houssaye, ajoute M. Champfleury, voulut bien me demander une comédie. « Il y aurait, dis-je au directeur de la Comédie-Française, un événement plus honorable pour votre direction si vous « mettiez en lumière la comédie posthume de Diderot. » M. Houssaye ne la connaissait pas et me pria de la lui confier.

« Cela se passait en 1852 ; j’allais de loin en loin savoir des nouvelles de cette comédie, persuadé de son importance, de son succès. On me répondait qu’elle passait par diverses mains, qu’on l’examinait… Deux ans après, rien n’était décidé ; les préoccupations de la direction étaient exclusivement tournées vers Mlle Hachel dont on annonçait le départ. Mlle Hachel partie, je reparus, mais on me rendit la brochure avec l’invitation de faire quelques coupures, la forme de quatre actes n’étant pas dans les habitudes du théâtre…

« J’allais me mettre à la besogne, lorsqu’un papier plié en quatre tomba de la brochure imprimée ; je l’ouvris, je le lus, et aujourd’hui même j’en suis douloureusement ému en songeant à l’avenir des œuvres dramatiques…

« La comédie de Diderot avait été soumise à l’examinateur dont voici le rapport :


EST-IL BON ? EST-IL MÉCHANT ?
Comédie inédite de Diderot, en quatre actes et en prose.

RAPPORT DE M. EUGÈNE LAUGIER,
Examinateur,
À M. ARSÈNE HOUSSAYE.

Cette comédie, retrouvée dans les écrits de Diderot, n’a pas été imprimée dans la dernière édition des œuvres inédites de l’auteur, parce que les éditeurs ont pensé qu’elle pourrait être représentée sur la scène française.

Les éditeurs ont eu raison, et nous considérerions comme une bonne fortune pour le Théâtre-Français la représentation de cette pièce. C’est une peinture de mœurs pleine de verve en même temps qu’une excellente comédie de caractères. Outre que Diderot s’y met personnellement en scène, le style porte le cachet de la manière impossible à imiter du célèbre philosophe. C’est la belle langue du dix-huitième siècle dont le secret est perdu. Les traits y sont vifs, acérés, la plaisanterie souvent amère, la phrase concise et toujours gracieuse, les remarques profondes et toute celle gaieté est un peu triste. Les allusions quelque peu libres que l’on rencontre dans le dialogue sont de l’époque et se trouvent d’ailleurs dans la plupart des pièces de l’ancien répertoire, sans avoir toujours, comme ici, la même finesse et le même esprit.

Sans doute, il y aurait à faire quelques légères coupures qu’il faudrait pratiquer avec discrétion de peur de rien gâter, mais ce sont là de simples détails qui ne feraient que ressortir la délicate ciselure du diamant retrouvé.

Nous avons donc la ferme conviction que remettre Diderot en lumière dans des conditions tout à fait contraires au Père de famille serait pour la Comédie-Française une détermination qui amènerait honneur et profit.

23 octobre 1854.

« Ainsi, la comédie de Diderot serait « une bonne fortune pour le « Théâtre-Français », et on ne l’a pas jouée.

« C’est « une excellente comédie de caractères », et on ne l’a pas jouée.

« C’est « la belle langue du xviiie siècle, dont le secret est perdu » : et on n’a pas mis en lumière cette belle langue.

« Il y aurait « honneur et profit » pour la Comédie-Française à jouer cette pièce ; et on l’a laissée dans les cartons.

« J’ai remis la brochure en 1851 ; elle a été lue en 1854, trois ans après. Nous sommes en 1856 ; depuis cinq ans cette comédie attend son tour… »

La divulgation du rapport de l’examinateur jeta quelque trouble dans les régions administratives, M. Fould voulut voir M. Champfleury pour lui demander des détails nouveaux sur la pièce. Celui-ci déclara n’avoir rien à ajouter à ce qu’il avait imprimé dans sa Gazette. Le ministre le remercia de l’intérêt qu’il portait au Théâtre-Français et l’affaire fut définitivement enterrée, malgré les nouveaux efforts de M. Champfleury pour intéresser à sa cause différents acteurs, entre autres Mme Plessy et M. Got et plus tard, le nouveau directeur, M. Édouard Thierry, qui avait remplacé M. Arsène Houssaye.

En même temps, de son côté, un autre chercheur, un autre admirateur de Diderot, Ch. Baudelaire, essayait aussi de faire jouer Est-il bon ? Est-il méchant ? mais il ne s’adressa pas à la Comédie-Française. C’était en 1854. M. Hostein était directeur de la Gaîté ; il paraissait animé d’intentions excellentes ; il possédait un acteur, Rouvière, doué de certaines qualités qui engageaient Baudelaire à dessiner un rôle à sa taille ; Baudelaire s’adressa donc à M. Hostein, et après une première entrevue, il lui écrivit la lettre suivante :


LETTRE DE CH. BAUDELAIRE À MONSIEUR HOSTEIN[1].
Mercredi, 8 novembre 1854.
Monsieur,

Monsieur, je n’accomplirais qu’avec timidité et défiance cette singulière démarche que je tente aujourd’hui, si je ne savais que je parle à un homme d’esprit.

L’ouvrage que je vous envoie, et qui m’a donné un mal infini à trouver. — la Bibliothèque ne voulant pas le prêter, — la Revue rétrospective ayant disparu, — est à peu près inconnu ; peut-être le connaissez-vous. En tous cas, il ne fait partie ni des œuvres complètes ni même des œuvres posthumes, et il n’y a guère que les fureteurs qui l’aient lu. Depuis bien des années, j’avais l’idée que cet ouvrage aurait dans notre temps un vaste succès ; un autre que moi aurait pensé à la Comédie- Française ou au Gymnase ; mais le choix que je fais me paraît meilleur, d’abord à cause des qualités du directeur, mais aussi particulièrement à cause de son apparence, — permettez-moi de vous le dire, — paradoxale.

Je me suis dit :

M. Hostein a été l’ami de Balzac. — N’est-ce pas vous, monsieur, qui avez si bien fait la mise en scène de la Marâtre ? — M. Hostein doit parfaitement bien comprendre la valeur d’un ouvrage qui a l’air d’un de ces rares précurseurs du théâtre que rêvait Balzac.

Dans les théâtres subventionnés, rien ne se fait, rien ne se conclut, rien ne marche ; tout le monde y est timide et bégueule.

Puis, il serait curieux de vérifier si, définitivement, ce public du boulevard, si méprisé, ne serait pas apte à comprendre et à applaudir un ouvrage d’une merveilleuse portée, — je ne veux pas prononcer le mot littéraire, qui appartient à l’affreux argot de notre époque.

J’ai pensé que les succès infatigables de votre théâtre vous autorisaient à faire une éclatante tentative sans imprudence, et que les Cosaques et le Sanglier [des Ardennes] pouvaient bien, — à mettre les choses au pire, — payer la bienvenue de Diderot.

Si je voulais surexciter votre orgueil, je pourrais vous dire qu’il est digne de vous de perdre de l’argent avec ce grand auteur, mais malheureusement je suis obligé de vous avouer que je suis convaincu qu’il est possible d’en gagner.

Enfin, — irai-je jusqu’au bout ? car ici moi, inconnu de vous, j’ai l’air d’empiéter indiscrètement sur vos droits et vos fonctions, — il m’a semblé qu’un acteur merveilleux par sa véhémence, par sa finesse, par son caractère poétique, un acteur qui m’a ébloui dans les Mousquetaires, — j’ignore totalement si vous pensez comme moi, — j’ai présumé, dis-je, que M. Rouvière pourrait trouver dans ce personnage de Diderot, écrit par Diderot (M. Hardouin), personnage où la sensibilité est unie à l’ironie et au cynisme le plus bizarre, un développement tout nouveau pour son talent.

Tous les personnages (ceci est une curiosité) sont vrais. M. Poultier, le commis à la marine, est mort très-tard ; j’ai connu quelqu’un qui l’a connu.

Les femmes sont nombreuses, toutes amusantes et toutes charmantes. Cet ouvrage est, à proprement parler, le seul ouvrage très-dramatique de Diderot. Le Fils naturel et le Père de famille ne peuvent lui être comparés.

Quant aux retouches, — je désire que votre sentiment s’accorde avec le mien, — je crois qu’elles peuvent être très-rares et n’avoir trait qu’à des expressions vieillies, à des habitudes d’ancienne jurisprudence, etc., etc. En d’autres termes, je crois qu’il s Tait peut-être bon de commettre, en faveur du public moderne, quelques innocents anachronismes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ch. Baudelaire.
57, rue de Seine.


M. Hostein répondit :


LETTRE DE M. HOSTEIN À CH. BAUDELAIRE.
Paris, le 11 novembre 1854.
Monsieur,

Je vous remercie de la confiance que vous avez en moi.

Je vous remercie également d’avoir pensé à mon théâtre pour lui offrir a que vous considérez, et ce qui est, en effet, sous beaucoup de rapports, une bonne fortune littéraire.

Mais permettez-moi de vous exposer en peu de mots ce qui m’empêche de donner suite à cette offre bienveillante.

D’abord, je ne partage pas complètement votre enthousiasme pour l’œuvre de Diderot.

N’auriez-vous pas été séduit par le paradoxe plus que par la réalité des situations et des caractères ?

Certes, il y a une notable dépense de fantaisie, d’entrain, d’humour, dans cette pièce si mal intitulée : Est-il bon ? etc.

Mais est-ce là une pièce de théâtre ? Je n’entends pas seulement parler du théâtre de la Gaîté, mais du théâtre en général.

Peu ou point d’intérêt, des caractères plutôt exprimés que finis, des situations où l’intrigue — et quelle intrigue ! — supplée à la passion et à la combinaison. Voilà pour le fond.

Quant à la forme, je me montrerai plus disposé à la louer. Non pas que le dialogue étincelle de traits philosophiques, satiriques ou comiques ; mais, à défaut de ces qualités précieuses, le style a une allure vive, animée, pressée d’aller au but, ce qui ne manque pas de charme pour nous autres Français, toujours si affairés quand nous écoutons, et si disposés à tenir en grande estime la brièveté de ceux qui nous parlent.

Voilà mon opinion sur l’œuvre dans son application à la scène française en général ; en ce qui concerne la Gaîté en particulier, permettez-moi de vous déclarer que nous ferions une bien triste, bien déplorable épreuve, si nous soumettions à ce public l’œuvre de Diderot.

Oh ! monsieur, venez-vous si peu dans notre théâtre, que vous ayez pu vous faire un seul instant d’illusion sur ce point ?

Je n’entreprendrai pas de vous décrire l’esthétique du genre. Qu’il me suffise de vous affirmer que je fais fausse route toutes les fois que je ne me borne pas, purement et simplement, à être le continuateur (je dis continuateur et non imitateur) des Pixérécourt, Caignez, etc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Votre dévoué,
Hostein.


Nous devons, après avoir reproduit ces documents, déclarer que nous pensons que le paradoxe de Baudelaire consistait surtout dans le choix du théâtre et que, sur une scène appropriée où ne régneraient de préjugés d’aucun genre et devant un public choisi, la comédie de Diderot ne chômerait pas d’applaudissements. C’est une expérience qui pourrait être tentée, dans une de ses Matinées dramatiques, par M. Ballande, à l’initiative duquel nous devons déjà tant d’heureuses résurrections. La seule difficulté sera de trouver un acteur pour le rôle de M. Hardouin.

Mais retenons au moins un mot de tout ce qui précède. C’est celui de M. Taschereau : « une comédie comme on n’en fait plus depuis Beaumarchais, » et rappelons que Beaumarchais, imitateur, ou plutôt (conservons la distinction établie par M. Hostein) continuateur de Diderot dans ses drames, est dans des conditions analogues pour ses comédies. Présenté à Diderot par Gudin de la Brenellerie, il a fréquenté les mêmes sociétés, il a vu jouer au moins la Pièce et le Prologue ; nous ne ferons pas remarquer que Bridoison dit la forme, comme M. des Renardeaux dit la règle, mais personne ne manquera de reconnaître l’air de famille qui existe entre M. Hardouin et Figaro et plus encore la parenté du dialogue. Ceci dit, sans aucune intention de diminuer de si peu que ce soit le mérite de Beaumarchais.

La date de 1781 que nous assignons à la pièce n’est pas celle de sa composition, mais celle de son achèvement, de la dernière révision à laquelle elle a été soumise. Il y est question, en effet, acte III, scène ii, de Jérôme Pointu, qui fut joué le 13 juin 1781.

Quant à la réalité des personnages et des faits mis en scène dans cette comédie, ce qu’en dit Baudelaire est exact. On en trouve la preuve dans la Correspondance de Diderot. L’aventure de la veuve, la plus importante, est indiquée, sinon racontée explicitement dans deux lettres à Mlle Voland du 20 octobre et du 30 décembre 1765. Le commis de la marine s’appelait Dubucq. Diderot a souvent parlé de lui en des termes bien flatteurs (voyez tome VI, p. 418). L’affaire entre M. des Renardeaux et Mme Servin est de 1768 et a pour héros un véritable habitant de Gisors et Mme Geoffrin. (Lettre à Mlle Voland, du 26 octobre.)

  1. Cette lettre, communiquée par M. Le Maréchal, et la réponse communiquée par M. A. Poulet-Malassis, ont paru dans un volume intitulé : Charles Baudelaire, — Souvenirs, correspondances, bibliographie suivie de pièces inédites, in-8, chez René Pincebourde, 1872.