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Estat de l’Empire de Russie/Épistre au Roy

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AV ROY.

Sire,


SI les Subiects de Vostre Maiesté qui voyagent en Païs esloignez, faisoient leurs relations au vray de ce qu’ils y ont veu et marqué de plus notable, leur profit particulier tourneroit à l’vtilité publique de vostre Estat : non seulement pour faire veoir, rechercher et imiter ce qui est de bon et industrieux chez autruy, estant tres-vray que Dieu a disposé toutes choses en sorte que pour mieux entretenir la societé entre les hommes, les uns trouuent ailleurs ce qu’ils n’ont pas chez eux : mais aussi cela donneroit cœur à nombre des ieunes gens oysifs et casaniers d’aller chercher et apprendre la vertu dans le penible, mais vtile et honorable exercice des voyages et des armes estrangeres, et leueroit l’erreur à plusieurs qui croyent que la Chrestienté n’a bornes que la Hongrie : car ie puis dire auec verité que la Russie, de laquelle i’entreprens icy la description par le commandement de vostre Maiesté, est l’un des meilleurs bouleuards de la Chrestienté ; et que cet Empire et ce païs-là est plus grand, puissant, populeux et abondant que l’on ne cuide, et mieux muny et deffendu contre les Scithes et autres peuples Mahometans, que plusieurs ne iugent. La puissance absoluë du Prince en son Estat le rend craint et redouté de ses Subiects, et le bon ordre et police du dedans, le garantit des courses ordinaires des Barbares. Apres donc, SIRE, que vos trophées et vostre bon-heur eurent acquis à vostre Maiesté, le repos duquel la France iouist à present ; et voyant de là en auant mon seruice innutile à vostre Maiesté, et à ma patrie, que ie luy auois rendu pendant les troubles sous la charge du Sieur de Vaugrenan à sainct Iean de Laune, et autres frontieres de vostre Duché de Bourgongne : i’allay seruir le Prince de Transsyluanie, et en Hongrie l’Empereur, puis le Roy de Pologne en la charge de Capitaine d’vne compagnie de gens de pied et finalement la fortune m’ayant porté au seruice de Boris Empereur de Russie, il m’honora du commandement d’une compagnie de Cauallerie, et apres son decez Demetrius receu audit Empire me continua en son seruice, me donnant la premiere compagnie de ses gardes, et pendant ce temps i’eus moyen d’apprendre, outre la langue, vne infinité de choses concernans son Estat, les loix, mœurs et religion du Païs, ce que i’ay representé par ce petit discours auec si peu d’affection, voire auec tant de naïfueté, que non seulement vostre Maiesté, qui a l’esprit admirablement iudicieux et penetrant, mais aussi chacun y recognoistra la verité, laquelle les anciens ont dit estre l’ame, et la vie de l’histoire. Si ce discours plaist à vostre Maiesté tant soit peu, c’est mon unique contentement ; puis qu’apres auoir daigné m’escouter, elle a agreable en outre de me lire, m’asseurant qu’il s’y verra des accidens bien remarquables, et dont les grands Princes peuuent tirer quelque profit, mesmes par l’infortune de mon maistre Demetrius ; arriué auec grandes trauerses à son Empire, esleué et bouleversé tout en moins de deux ans, et sa mort mesme suiuye de ce mal-heur qu’aucuns le iugent auoir esté ou imposteur ou supposé : il s’y verra pareillement beaucoup de particularitez de cet Estat dignes d’estre sçeuës, et toutesfois ignorées tant pour l’esloignement du climat, que pour la dexterité des Russes à cacher et taire les affaires de leur Estat. Ie supplie Dieu, SIRE, maintenir vostre Maiesté en prosperité, vostre Royaume en paix, Monseigneur le Dauphin au desir d’imiter vos vertus, et moy au zele que i’ay tousiours eu de pouuoir par mes tres-humbles services meriter le nom,

SIRE,
de
Tres obeyssant Subiect,
tres-fidelle et tres-dedié
seruiteur de V. M.
Margeret