Et moi aussi, j’ai eu vingt ans !/6

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Et moi aussi, j’ai eu vingt ans !Oeuvres posthumes, 1907-1930, vol. 2 (p. 59-69).


Hier, j’avais vingt ans


Il y a plus de huit mois que j’ai quitté le sanatorium. Regaillardi par l’air du pays natal, l’énergie ranimée par le sourire des filles fraîches, j’ai repris, un moment, le pas sur la maladie. Alors, le corps revigoré, j’ai foncé tête baissée dans les imprudences. Je ne regrette rien. Je ne puis me reprocher d’avoir voulu profiter d’une accalmie pour fuir la glaciale averse. Chacun peut et doit réclamer sa part au festin.

Comme les autres, mes camarades d’enfance, j’ai voulu rire, m’amuser, chahuter les pucelles et les demi-pucelles au retour nocturne des pardons. Cet acompte pris sur le plaisir malgré la formelle interdiction, je l’ai payé cher. Tant pis, quoique je l’aie payé trop cher sans doute, car des prix élevés n’indiquent pas toujours la valeur réelle de la marchandise. Enfin, qu’importe ! Ce qui est fait, est bien. Je voulais fêter un peu mes vingt ans, leur donner le baptême de l’amour et du soleil et si la froide saison n’a pas tardé à me reprendre dans son manteau gelé, j’ai du moins joué ma chance. Notre corps pour la libre disposition de lui-même, a des raisons que la Raison ne connaîtra jamais. Si j’ai perdu, c’est que je n’avais dans mon jeu que des atouts nuls pour une partie de cette envergure : une ardeur juvénile et l’éternel mirage des cœurs toujours trop neufs !

Dans la liesse générale du printemps éternel chantant sa romance adorable au banquet des artistes et des poètes, j’ai voulu avoir ma part du butin. Et comme les papillons harassés aux ailes endolories, au hasard d’un caprice manqué, je me suis posé sur la première fleur venue. Qu’importe si sa tige plongeait dans le ruisseau ! Je suis trop avide des chairs saines, des sexualités pleines, des sensualités souveraines pour discerner dans la saveur brutale des franches étreintes, le goût immonde de la vase et le baiser gluant du vice…

J’ai voulu aussi gagner le pain quotidien. Comme d’autres, j’ai cru que le journalisme me mènerait à la fortune et à la célébrité par une plume légère et mordante. J’ai pris à cœur la maigre besogne des correspondants. Hé oui ! « le journalisme mène à tout, à condition d’en sortir »… Lapalissade grotesque et cruelle ! À écrire de fallacieux communiqués, la rubrique des chiens crevés et des ivrognes, je me fais des rentes, un sou par ligne. En alignant des lignes et des lignes, je suis pris de vertige… Mon salaire ne me donnera point une telle impression ! Il est vrai qu’on a toujours la petite satisfaction d’amour-propre, en voyant son nom s’étaler sans modestie au bas d’une note déformée par un typographe distrait qui rêve d’une partie de campagne ou du bistrot du coin.

Et me revoilà, plus malade que jamais !

Une nuit, j’ai failli étouffer, mon cœur éperdu, d’un battement fou me monte à la gorge. Alors j’ai crié mon épouvante… Le liquide est revenu, tiraillant, ma plèvre douloureuse. Je souffre énormément et, devant la mine apitoyée des gens compatissants, exaspéré, je cèle mes affres, je m’efforce à rire. Je fais rire les autres. Je ne veux pas de pitié, aucune pitié ! Il me semble que tout aveu de défaite accentuera ma chute, rapprochera le terme tragique. Avec désespoir, les dents serrées, sur mon épave qui descend le courant à toute allure, je me crispe et je me débats. Je ne veux pas entendre le fracas de la fatale cascade qui tombe au gouffre où mon radeau va s’abîmer. Je ne veux voir que les rives fleuries d’où, peut-être, quelque génie bienfaisant me tendra au prochain détour, la branche de saule salutaire. Mais le miracle ne se fait pas. Je maigris, je tousse, je crache. Il m’est impossible de manger. Cette fois, il n’y a plus de doute. Cette fois, le néant va s’ouvrir devant moi et dans les rochers de l’Arrée, le hibou peut déjà lancer ses chants de mort tandis que minuit sonnant se peuplera d’intersignes… Je deviens maussade, taciturne et je vais à grands pas vers la neurasthénie. Et je suis insociable, malgré l’été splendide où croule la blondeur des moissons. Dieu sait que ma souffrance physique n’est rien auprès de ma torture morale. C’est à devenir fou, d’une folie lancinante que nulle psychie n’analysera.

Impuissant contre le mal, le docteur Darcel en suit les progrès à la radio. « Un peu d’infiltration à gauche », a-t-il expliqué. Un concert exaspérant se joue dans ma poitrine, des ronflements, des sifflements, des râles. Il a encore fallu me ponctionner et comme le liquide s’épaissit, devient purulent, on a dû employer les grosses aiguilles. Avec soulagement pourtant, je les ai senties déchirant ma chair et quand, délivré de la terrible oppression, mon cœur se calme, je trouve à la nature un petit air de fête, un charme guilleret. Tout fredonne et tout se trémousse dans ma résurrection provisoire, comme au retour de l’enfant prodigue !

Le docteur est très inquiet à mon sujet. Je lui ai demandé :

— Et quand vous ne pourrez plus m’enlever ce liquide ? si l’évolution continue à gauche ?… Alors, je suis flambé ?

Mal à l’aise il hausse les épaules. Il aurait voulu me mentir mais il me sait trop au courant pour croire à des bobards même scientifiques. Évasif, il a conclu :

— Il y a toujours des ressources…

Mais il ne précise pas. Maintenant j’ai peur qu’il précise et je n’insiste pas.

— Après tout, fis-je, il me reste mon revolver.

Je ne mens pas. À la hauteur de ma ceinture je sens le dur contact d’une crosse. Suis-je lâche ? ou aimé-je trop la vie ?…

Dans la nuit idyllique où tinte l’Angelus, des feux de Saint-Jean rougeoient. Autour des brasiers, sous la nuit limpide, il y a des rires, de la gaîté et de la jeunesse. Des rondes batifolent sur les gazons frais que mouille une tendre rosée. Sous les haies d’aubépine, dans l’ombre indécise des talus, des amoureux se lutinent et se barbouillent de myrtilles. Les pastoureaux gambadent, pieds nus entre le double cercle des femmes en prières. Moi aussi, je voudrais prier… À l’écart de cette scène biblique, je savoure ma détresse et, dans le ciel bleu plein d’étoiles et de songes, avec une ferveur éperdue s’élève la muette prière de ma douleur… Mon Dieu, sauvez-moi ! Saint Michel, ô doux saint qui veille du haut du mont séculaire, saint Michel, patron des bergers et des pillawers, toi qui sais guérir et consoler, viens à mon secours ! Pieds nus, je fais vœu d’aller à ton sanctuaire comme jadis allaient les pèlerins ! Que ta bonté pour moi, appelle la miséricorde divine !

Depuis quelque temps, mes anciens amis de sanatorium me laissent sans nouvelles. Aujourd’hui, j’ai reçu une lettre nostalgique. Des morts ! des morts !

Mort, le vieux facteur Hily qui aimait le vin et détestait les curés ! Mort le grand Perel, rouge d’idées et de trogne ! Morts Pffik et Julot, les candides jouvenceaux aux aspirations d’éphèbes. Mourant mon ami Jean Kereg, l’impétueux paysan aux élans de poète…

Désolé, j’ai déchiré entre deux soupirs, l’inexorable message de la fatalité. Eux aussi avaient espéré, avaient confiance… Quelques-uns pourtant parmi nos camarades résistent vaillamment, grâce à l’obscur travail du sang qui répudie les diagnostics les plus formels, qui déroute les affirmations les plus catégoriques. Il y a Le Guen, ce révolté farouche, retapé on n’a jamais su trop comment ni pourquoi et qui vient de partir pour les horizons inviolés du Haut-Canada, vers d’autres aventures peut-être plus brutales mais non plus tragiques. Il y a Pipi, ce blagueur féroce, Tartarin de la lande, sentimental comme une gosseline et qui, d’un coup, vient de connaître le succès dans les beuglants de Paris.

Alors, dans la masse des phtisiques, il y en a qui réchappent ? Oui. Les faits sont là, troublants, indéniables. Contre tout espoir, contre tout diagnostic, contre tout bon sens, contre toute raison appuyée par des données médicales, il y en a qui restent debout ! Il y a un jansénisme de la tuberculose. Il suffit d’avoir la grâce… Pourquoi, ne l’aurai-je pas ?

Il y a quelque temps, j’ai passé le conseil de revision. Alors, je me portais à peu près bien. Au major, j’ai présenté mon certificat médical que, par amour-propre professionnel, il a feint de négliger. Mal lui en prit !

— De quel côté avez-vous le pneumothorax ? interroge-t-il avec importance. (Je l’avais à droite.)

— À gauche, fis-je effrontément.

Avec précaution (pour sa personne) il m’ausculte. Puis il déclare, péremptoire :

— En effet, c’est un joli cas. Ce poumon gauche ne respire plus du tout.

— Pardon, ai-je répliqué, à haute et intelligible voix. Vous faites erreur, Monsieur le major, c’est le droit qui est comprimé…

Il y a parmi les officiels, une douce hilarité. Je savoure ma petite méchanceté. Furieux le militaire n’essaie même pas d’ergoter.

— Fichez le camp !

Pour un peu, s’il l’osait, il me collerait sa semelle conquérante au derrière, mais je suis tellement maigre qu’il a peur de rater le but, ce qui ajouterait encore à son ridicule. Et il se juge suffisamment comblé. Ah ! si là-haut, au paradis des guerriers, les majors ont des comptes à rendre aux pioupious occis par leurs soins éclairés, je gage que leurs congénères n’y sont pas légion !

Pour tâcher de mériter le pain quotidien, je fais un travail effréné. À mes heures, poète, je taquine la rime. Pour oublier d’autres soucis et les exigences matérielles d’une précaire existence, j’étudie avec acharnement. C’est une façon de vaincre le mal qui me relance sans cesse.

Mais voici que mon ami Luc Gorman me téléphone. Il m’avertit qu’il me fait prendre par son auto. Lui ne conduit plus. Il a renié le volant et la griserie des émotions rapides. Lui, ne bouge plus de sa chaise longue. Prostré dans une continuelle rêverie, il n’a plus le courage de lire. Il glisse, glisse dans un profond désenchantement. Il y a à peine six mois que je le connais. Un hasard nous mit en présence dans un cabinet de consultations. Nous avons parlé, une bonne amitié a suivi.

Luc est de Paris, la grand’ville. Il est jeune, riche, et vaguement architecte. Il a trente ans dont déjà cinq de maladie. Un caprice l’a amené sans grande conviction dans notre région. Luc est fils de famille, d’une bonne famille si vous voulez. Son père fait de la politique, rien que de la politique. Luc n’a pas connu sa mère, morte jeune. Il n’a pas connu l’infinie douceur d’une tendresse maternelle. Cela explique bien des choses. Sa sœur, papillon de salons, flirte de réception en réception, court les spectacles à la mode et oublie totalement qu’elle eût un frère… Un père déchu de ses droits, n’ayant plus de devoirs, une sœur qui n’eût ni droit ni devoir. Pauvre Luc !

Luc prétend n’avoir pas de souvenirs et par conséquent pas de regrets ! Jusqu’à sa maladie, il n’a jamais souffert. Il prétend ne point souffrir encore.

— Dans ma famille, dit-il, il n’y eut pas de tuberculeux. Guère d’alcooliques, aucun dégénéré. Absence de héros mais aussi absence de fous. J’ai toujours été très fort, excellent sportman, bon mangeur. J’ai toujours joui du confort le plus moderne. J’avais le nécessaire et surtout le superflu. Il ne me souvient pas d’avoir fait des excès d’aucune sorte. J’ai usé d’une large vie, sans en abuser. Alors, je me demande où et comment, j’ai contracté la tuberculose. Oui, je me le demande…

Rêveur, il s’efforce de résoudre ce problème difficile, d’élucider le mystère d’une pathologie incompréhensible. Étendu sur sa chaise longue, devant la large fenêtre ouverte, on ne lui donnerait guère plus de vingt ans. Dans le mal, il est resté d’une beauté sereine, un peu pâle cependant. Il a gardé la ligne pure et ses formes admirables de jeune dieu. Seul, un pli discret des lèvres trahit la fatigue du corps désabusé. Ses épais cheveux blonds frémissent d’un souffle indicible et un rayon de soleil joue dans leur masse soyeuse.

Luc reprend de sa voix un peu dolente :

— Vous savez, Rosmor, ici-bas tout est réellement relatif et, contre la nociveté de notre mal, je ne crois pas qu’il y ait jamais de remèdes efficaces. Mon pessimisme est repréhensible certes ! et je voudrais que l’avenir le démente ! Vous voyez, moi je me soigne impeccablement depuis cinq ans, sans écart de conduite ou d’attention, sans défaillances. Aujourd’hui il y a dans mes deux poumons une recrudescence d’évolution qui ne devrait pas être ! Tandis que d’autres, vous par exemple, se rient des médecins et de la médecine…

Je ne lui ai pas dit le terrible retour de ma maladie, et il faut qu’il soit bien préoccupé pour ne pas le lire sur mon visage aux yeux cernés.

— Allons, taisez-vous !

— Non, mon vieux. Laissez-moi parler. C’est d’ailleurs pour ça que je vous ai fait venir.

Affectueusement, il a pris mes doigts dans ses belles mains froides.

— Il faut que vous guérissiez, Rosmor, pour dire aux autres d’espérer. Quand même ! toujours ! qu’aucun docteur ne saura les desseins et les buts de notre nature, les secrètes réactions de notre mécanisme intérieur. Il y a dans cette nature tant d’effarants paradoxes, tant de cocasses contradictions que la clef de l’énigme échappera toujours à la volonté des hommes, à leur besoin de savoir. Entre elle et notre faible esprit, Dieu, ce vague terme qui identifie l’être suprême, la grande force surhumaine, a dressé un mur éternel contre lequel tous les savants, et les pauvres indiscrets que nous sommes, viendront toujours se casser le nez ! Quelle manie de vouloir tout expliquer par des termes stupides ! Quelle manie de nier l’évidence ! Ah ! la belle blague des toxines et des anti-toxines, la carence d’une technique audacieuse mais vaine ! Ils ne veulent pas admettre les miracles, les lumières du savoir, les projecteurs de la science ! Les ânes ! Des miracles se font. J’en suis sûr. Il y a des guérisons imprévues par le monde des savants. Il se produit des survies que nul n’explique, des résurrections véritables dans des physiologies agonisantes. Alors ?… Il faut leur dire ça, Rosmor, aux compagnons d’infortune. Il faut les réconforter, les encourager. Espérer, quand même, toujours !

— Quand même ! toujours !

Les yeux fermés, avec exaltation, il scande les mots.

— Quand même ! toujours !

Puis, brusquement, il change de ton.

— Écoute, mon petit ! Ne t’étonne pas de ce que j’ai pu te dire ni de ce que je vais te dire. Pendant cinq ans, machinalement, je me suis soigné inutilement. Je ne veux plus entrer dans de nouvelles épreuves, recommencer un régime de restrictions oiseuses. Je n’ai plus aucun espoir, aucune ambition. De la vie (de la bonne vie, agréable et facile, s’entend !) je connais à peu près tout ce qu’on est en droit et en mesure de connaître. J’ai eu d’elle, tout ce qu’elle pouvait me donner en plaisirs fallacieux, en mornes jouissances. J’ai étreint de beaux corps, bu à de belles lèvres. C’est un jeu dont on se blase… Je n’ai donc pas de regrets, même pas d’amertume. Je n’ai point de reproches à recevoir de qui que ce soit. Je ne récrimine contre personne. Ni fleurs, ni couronnes. Ni baisers, ni larmes. À quoi bon traîner ici-bas une âme sans idéal, un corps sans âme, un cœur sans amour. L’existence pour moi ne serait ni heureuse ni cruelle, vide simplement. Les ailes ne vibrent plus. Pas d’essor possible… J’ai décidé de mourir. Ne tressaute pas ! Comme tu es pâle. Ressaisis-toi !

Mes mains tremblent dans les belles mains froides. Dans ma tête bouleversée, des idées frénétiques dansent la farandole.

— Taisez-vous !

— Fanfan, tu sais que je suis riche, sans disposer encore de ma fortune. Sans fausse honte, à bas ton amour-propre inconsidéré, si vraiment tu ne manques de rien, si tu as toutes les chances de lutter favorablement ?…

L’amitié va jusqu’au portefeuille, mais généralement sans l’ouvrir. Luc a toujours le sien en main. Mais je lui ai caché les vicissitudes de mon humble sort et la misère ricanant au long des jours de détresse.

— Mon Luc, je vous remercie. Je n’ai besoin de rien. Je vous jure…

Lui, ce beau Parisien du grand monde à coup sûr, n’a jamais frôlé le bouge humain, le cloaque des infortunes. Il ne sait pas lire l’aveu qu’on veut taire, sous les assertions désespérées, sous les réticences volubiles, et le destin amer qu’on porte lamentablement sous le front hautain de sa dignité orgueilleuse… Ses mains, maintenant, sont moites. Il me dévisage avec un sourire doucement moqueur.

— Non, je ne suis pas fou, Breton mystique et craintif. Je te parle posément avec toute ma lucidité et je sais toute la portée de mes paroles. Ce soir, je retourne à Paris, chez moi ! Chez moi ! comme ces mots sonnent faux à mes oreilles ! Alors, j’ai voulu te dire adieu !… Tu ne me reverras plus !

Je me suis levé, tout tremblant.

— C’est possible. Avant votre retour, je serais sans doute trépassé.

Lui aussi, s’est levé, calme et droit. Le suicide, lui ? allons donc, il n’est pas assez malade pour cela !… Son bras encercle ma taille et de sa voix affectueuse il me parle en souriant.

— Mais tu ne m’as donc pas compris ?

Interdit, je le fixe. Vraiment, il est sincère ? Je n’ose pas comprendre.

— Dans un mois, Fanfan, tu recevras un avis de convoi : Luc Gorman, décédé pieusement au sein de sa famille, dans sa trentième année.

— Vous êtes fou et méchant !

Non ! il veut m’effrayer, ça ne peut pas être vrai ce qu’il dit là ! Ce n’est pas possible. Il ment.

— Il y a cinq ans, Fanfan, j’étais fiancé à une belle fille. Elle avait dix-huit printemps et un joli nom : Jeanne de Kergar. Ça veut dire je crois village d’amour, ou village aimant. C’est un nom breton, n’est-ce pas ? suave comme le chant de vos ruisselets au creux des tendres mousses et gracieux comme les coiffes blanches de vos filles. ! J’ai cru qu’elle m’aimait, que je l’aimais. Nous devions nous marier. C’est alors que j’ai appris ma maladie. J’ai offert de rendre sa parole à ma dulcinée qui l’a d’ailleurs acceptée sans difficulté. Jeanne de Kergar ! te rappelleras-tu le nom ? si jamais tu la vois…

— Oh ! je ne la verrai jamais !

- On ne sait pas, fit Luc en sortant une splendide photographie d’un tiroir. Et il continua :

— Si jamais tu rencontres Jeanne de Kergar, ma brune fiancée d’antan, tu lui diras, qu’un jour, j’avais fait un bien joli rêve…

Il me remit le portrait que je serrai dans mon porte-feuille sans oser le contempler. Il m’a enjoint de le garder, toujours, toujours. Je l’ai promis, en maudissant la femme trop belle au nom d’amour qui n’avait pas su aimer.

— Embrasse-moi !

Nous nous sommes étreints fraternellement et je l’ai quitté avec des sanglots dans la gorge.

Il y a juste un mois que Luc est parti, et, désemparé, je tourne et retourne dans mes mains tremblantes une lettre liserée de noir et portant le cachet postal de Paris.

« … ont la douleur de vous faire part du décès subit de Luc Gorman, décédé pieusement au sein de sa famille, dans sa trentième année. »

On avait omis d’ajouter que dans sa chambre, à côté de lui, sur le lit encore chaud des caresses d’une fille de joie (la dernière fille et la dernière joie) on avait trouvé un flacon portant ce simple mot : Poison !

Luc Gorman, décédé pieusement au sein de sa famille…

Priez pour lui !