Et moi aussi, j’ai eu vingt ans !/7

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Et moi aussi, j’ai eu vingt ans !Oeuvres posthumes, 1907-1930, vol. 2 (p. 70-80).


Sous le signe du hasard


L’été languissant achève de mourir dans le bourdonnement mélancolique des dernières batteuses et la romance des tourterelles. Les bois se teintent d’or et le ciel d’un bleu divin distille la tendresse infinie des souvenirs. Il y a dans l’air un je ne sais quoi de résigné, la quiétude un peu nostalgique des regrets atténués, l’apaisement sous la fatalité adoucie des espoirs évanouis sans haine.

C’est l’époque où l’on se retourne sans bruit vers le passé, l’époque où dans les cœurs attiédis ne flambe nulle épopée, où l’on peut fouiller sous les cendres sans craindre la traîtrise des étincelles. Époque rassérénée, toute en nuances, d’une tonalité mesurée, avec du calme et de l’oubli… La brise chargée des derniers parfums a, des caresses apaisantes, la tendresse consolatrice et un peu désabusée des derniers beaux jours, l’automne d’une belle qui au miroir de son âme, se laisse défaillir aux ressouvenirs du passé encore tout proche.

Le soleil rit dans les feuilles tremblantes des chênes. Vibrantes dans l’air pur, des alouettes grisées d’azur, chantent à gorge déployée. Dans la poussière blanche de la route aux gazons brûlés, des moineaux se baignent éperdûment en craquant leurs plumes ébouriffées. Hâtifs, des papillons vont au caprice des fleurs.

Rêveur, je vais à la cadence un peu folle des rimes, au rythme enchanteur des vers qui clament à mon oreille et je suis ravi de cette extase poétique qui éveille au cœur dans un épanouissement de fraîches ardeurs, l’exquise sensibilité de l’artiste.

— Imbécile !

Dans un crissement de freins bloqués et l’interjection furibonde d’une petite personne outrée, une auto a failli me culbuter. Le pare-choc a rasé mes jambes. Abasourdi, je n’ai pas bougé d’une semelle. Je n’avais guère eu le temps de m’effrayer et d’entendre les vigoureux avertissements du clakson, que déjà le véhicule était sur moi. Je l’ai échappé belle ! Une seconde d’affolement chez le conducteur et j’étais en bouillie, mais la jeune femme qui tient le volant d’une main sûre, ne doit pas être sujette aux émotions inconsidérées. Avec un sang-froid imperturbable, elle a manœuvré en conséquence… et je me retrouve stupéfait sous le compliment :

— Imbécile !

Mes torts sont si flagrants que je juge inutile de me rebiffer. D’ailleurs, aujourd’hui, je me sens d’une indulgence inexplicable, d’une mansuétude à toute épreuve. Brune, sportive, nerveuse, la conductrice a claqué la portière. D’un bond elle est sur le chemin. Tiens ! la petite personne est décidément grande.

— Mais vous êtes sourd ? Vous n’avez donc pas entendu venir ma voiture ?

Je hausse les épaules.

- Il faut croire que non ! sans cela je me serais garé. Je ne suis point partisan du suicide inélégant.

Elle n’est plus bien fâchée. Elle sourit de toutes ses dents blanches. (Je veux croire qu’elles sont toutes !) Elle m’examine sans complaisance des pieds à la tête. Impertinente, elle sourit.

- Et puis, m’auriez-vous écrasé, Mademoiselle, vous n’auriez guère fait un grand malheur. Je ne suis pas tellement personnage de conséquence. Les muses ne pleureraient pas trop une disparition prématurée. Vous m’auriez peut-être rendu service en faisant une œuvre de salubrité publique !

— Diable !… Seriez-vous donc à ce point dégoûté de la vie ? Quel âge avez-vous ?

Décidément elle est carrée en affaires, cette mâtine.

— L’âge conscient de l’électeur inconscient.

Elle rit de bon cœur d’une trouvaille mal trouvée.

— Bah ! on vous donnerait à peine dix-sept ans…

D’un geste machinal je cherche ma moustache. Je la trouve bien jolie, de plus en plus jolie, cette jeune fille moderne, pleine d’allant, aux allures de garçonne. Quel âge, vingt-trois ? vingt-cinq au plus ! Je commence à croire que le modernisme a des charmes.

— Mais je vous retiens, Mademoiselle… Ne gaspillez pas de précieuses minutes. Je vous fais toutes mes excuses pour cet accident stupide et bien involontaire. Mademoiselle…

Avec une légère ironie, je tire ma révérence.

— Au fait, nous suivions de façons très diverses, la même direction. Vous allez ?

— Je ne sais au juste. À Huelgoat si vous y allez…

— Justement. Allez, hop ! en voiture !

Des leviers manipulés à toute vitesse, un moteur qui vrombit et l’auto démarre en souplesse. Amusé de l’aventure, j’examine avec complaisance le visage régulier de ma compagne… Devant nous, la route grimpe imperceptiblement, droite et blanche.

— Vous allez voir, je vais faire du cent…

Réception de gala. Du cent à l’heure ? Non, vraiment, je suis comblé. Je n’en demandais pas tant. Un petit cinquante me suffisait… Des yeux, je suis sur le compteur les oscillations de l’aiguille. 60 ! 70 ! 80 ! La voiture a des soubresauts. Le moteur chante à perdre haleine. 90 ! 95 ! Anxieux, je me pelotonne dans mon coin. Je ne nage pas dans l’ivresse ! L’auto se cabre. Elle va nous tuer. Elle est folle cette demoiselle ! Un faux mouvement, une légère défaillance et là-bas au tournant…

L’aiguille tressaute : cent.

— Ça y est, hurlai-je. Quelques bonds désordonnés et le train se ralentit, se régularise. Je respire avec force. J’ai eu chaud.

— Je vous en donne des émotions fortes ! fit une voix moqueuse. Je regarde cette amazone du volant avec insistance. J’admire sa maîtrise et le calme du beau visage mat. Tout à l’heure, c’est presque avec regret que je vais la quitter.

— Au revoir, Mademoiselle.

— Au revoir, Monsieur.

J’ai dû retenir plus longuement qu’il ne le fallait sa main aux pressions énergiques, presque viriles. Nos regards se sont croisés et j’ai rougi de mon inadvertance. Ce soir, je vais rêver de la belle automobiliste. Tiens ! mais je n’ai guère pensé lire sur la plaque de contrôle l’identité et l’adresse de la jolie garçonne ? Allons je suis stupide. Comme on dit j’ai perdu mon bon sens. Ce n’est jamais le mauvais qu’on perd. À quoi cette adresse m’aurait-elle servi ? Décidément, mon esprit se détraque et, désinvolte je suis allé voir mon ami le docteur Darcel, toujours compatissant, toujours bienveillant.

Il résulte de cette entrevue que je vais passer à la radio, car j’ai déclaré d’importance mon intention formelle de quitter dès demain le sol granitique de Bretagne, vieille terre de mes pères ! Oui, je veux aller sans but bien défini, presque à l’aveuglette, promener mon infortune dans les rues de Paris, au hasard des hasards. Il me semble que ce changement d’air et d’habitudes me sera salutaire et que dans la capitale névrosée, mes soucis s’en iront au diable. Je crois que l’espoir, là-bas, me fera renaître. C’est fou, mais je déteste les gens trop sages, incapables d’aimer et de haïr. J’ai le sentiment obscur que tout changera dans ma vie, que je ferai peau neuve. Le bon sens et la logique me ressassent bien des conseils judicieux que je n’écoute pas avec une mauvaise foi évidente, qui a argument à tout. Et, s’il n’'est pas de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre il n’y a pas non plus de gens si peu influençables que les convaincus. J’obéirai à la voix (oh ! elle ne vient pas du ciel, celle-là !) qui me guide vers d’autres horizons. La raison pourra s’évertuer : je dirai qu’elle déraisonne et puis voilà ! Notre psychologie est simple, et ses raisonnements limpides : je suis maître de moi, je dispose de ma personne à condition de ne point rencontrer la tentation. Cette condition unique et nécessaire nous concilierait cet esprit anti-passionnel qui fait les saints et les apôtres de mauvaise souche, sains d’esprit et sains de corps, allant malgré eux à la vertueuse canonisation de la morale, religion des « sans religion », parce que la nécessité ou plutôt l’obligation d’être chastes les a éloignés « du vice et des débordements » ou tout simplement de l’amour. Il y a beaucoup de saints et peu de saints personnages.

Cela me rappelle une discussion que nous eûmes, un jour, au sanatorium, sur le mode spiritualiste. Un camarade prétendant que les grands courants d’idées ou d’opinions qui, alternativement ou simultanément, régissent le monde, résultent plutôt de réactions et de phénomènes physiques, d’événements physiologiques d’ordre général, que des conséquences philosophiques des lois morales. Autrement dit, l’esprit naissant de la matière fait que la nature engendre la morale. Ce n’était pas nouveau. Mais le raisonnement était curieux, en ce sens, qu’il dénotait chez des malades une sûre observation psychique, au lieu d’une pénétration psychologique déviée par la maladie et des vues spéciales sur les problèmes généraux. La logique éclatante due aux phénomènes vitaux a des sens inverses, opposés qui déroutent l’esprit, quoique la morale puisse se résumer en quelques règles inviolables, immuables…

Les grands problèmes se posent clairement au cerveau des frustes et Cadic, le paysan matois de Bannalec, résolvait les questions d’une façon tranchante. Pour lui, l’humanité se divisant en deux parties bien distinctes et pour cause ! : les morts qui ne mangent plus et les vivants qui mangent encore. Les premiers n’ayant aucun besoin, nul appétit, ne sont plus intéressants. Paix à leurs cendres ! Réservons toute notre attention aux vivants. C’est cruel, mais c’est humain.

Cadic oubliait d’ajouter qu’il croyait à îa survie spirituelle des défunts !… La société pour lui, avait deux clans férocement opposés : ceux qui ont quelque chose et ceux qui n’ont rien. Ceux qui ont quelque chose veulent le garder. Ceux qui n’ont rien, veulent quelque chose. Voilà, nettement établies, je le suppose, l’équation vitale et les raisons de l’antagonisme social. Lorsqu’on parlait des riches, des puissants, des heureux, de tous ceux-là qui avaient la vie belle, Cadic s’écriait avec une secrète envie :

— Ah ! les vaches !

— Pourquoi les vaches ? Cadic resta songeur. Il remuait des idées pénibles et contradictoires, jonglait avec des conclusions et des hypothèses, sabrait des axiomes. En quelques minutes il avait bouleversé tout le cycle des connaissances humaines, détruit les religions et les conventions.

— Parce qu’on peut pas faire comme eux !

Et voilà la vérité ! Dans la phrase cynique les mots claquent, empreints de l’éternelle aspiration des foules vers quelque chose de mieux et qui porte les individualités en avant, à la recherche du meilleur.

— Parce qu’on peut pas faire comme eux !

Bravo Cadic ! source de lumière et de sagesse ! Voilez-vous la face, pauvres doctrines ! Riez, discoureurs de tous genres !

Et Cadic triomphait, assénait avec conviction :

— Ah ! les vaches !

… Dans le train qui me rapproche à toute vapeur de la capitale, je réprime avec peine, des transports d’allégresse. Je trépigne d’une joie enfantine. Je voudrais, comme le troupier en fugue ou le collégien en vacances, me démener, m’égosiller en chansons gaillardes, en tapant sur les fesses du voisin, des claques formidables. Tout rit, les poteaux au long de la voie, le soleil, le ciel bleu, le convoi sur les rails. Comme le condamné qui s’évade de sa geôle je me saoule de liberté. Mais n’étais-je donc point libre auparavant ? Je ne mesure point mon inconscience grotesque et de tout mon être avide, j’appelle l’Inconnu. Et c’est cet Inconnu attrayant et terrible que je vais chercher dans la ville tentaculaire où les plus forts trébuchent… Un puceron défiait le ciel !

Depuis Morlaix, je voyage avec deux jeunes filles, manifestement des ouvrières ; j’ai cru comprendre des modistes. L’une est blonde et charnue. L’autre brune et délicate. Toutes les deux sont jolies et rieuses. Elles babillent sans cesse et, de temps à autre, croquent du chocolat et fument des cigarettes à bout doré. Pour le dernier jour de sortie ! on peut bien s’émanciper car lundi on reprend la vie d’atelier ! À l’aise dans la camaraderie bonasse du démocratique « 3e classe » elles m’ont offert des cigarettes que je fume avec plaisir bien que j’aie le tabac en horreur. Elles s’amusent de tout et de rien. Puis, entre deux refrains, elles se chuchotent de petits secrets que je saisis au vol, avec indiscrétion.

— Alors, il viendra t’attendre à la gare, ce soir ?

— Penses-tu ! ma mère sera là…

Comme elles ont surpris mon sourire, elles finissent leurs conciliabules, un peu confuses. Ah ! je voudrais bien leur crier : « Mais continuez donc ! Dites-moi votre cœur ! Mettez-moi dans votre vie ! Je suis votre ami, votre frère. Comme tous j’ai des espoirs et des craintes. Comme vous j’aime la gaieté et la vie ! le soleil et l’amour ! Avec vous, je suis jeune, je vibre. Riez ! Chantez. Je rierai et je chanterai, douces filles du peuple, mes petites sœurs ! Ne craignez rien. Je ne suis pas un rabat-joie malgré ma mine austère et la pâleur de mon maigre visage. Voyez l’éclat de mes yeux, le sourire de mes lèvres et toute la foi que j’ai en votre belle jeunesse… »

À Rennes, une heure d’arrêt. Nous avons tous trois déjeuné ensemble et si nous n’avons pas bien mangé, nous avons du moins bien ri. Puis au départ, notre wagon est pris d’assaut par une horde de nouveaux voyageurs, j’allais dire des étrangers. Psfuitt ! C’en est fait de notre intimité. À peine si l’on pourra de temps à autre en griller « une » dans le couloir. Mes amies gloussent peu charitablement à cause du monsieur du coin qui a l’air d’un phoque et de la dame du milieu qui ressemble à un chameau. Sans grandeur d’âme, je ris aussi.

Quand fatigués du paysage fuyant et des fils téléphoniques, nous reprenons nos places respectives entre des gens respectables nous nous regardons avec des coups d’œil complices. Dans un wagon, même de troisième classe, je vous garantis des moments agréables si vous avez en face de vous une jolie fille mutine.

Nous approchons du but et le soleil tombe à l’horizon ras des plaines de Beauce. Le décor a changé et ses nuances se stabilisent à mesure que le train roule. Bientôt, ce ne sera plus que l’aspect uniformément laid de la banlieue. Des maisons grises, ternes, maussades, le lamentable alignement des constructions sans style, sans cachet. Des couleurs sombres, des formes inesthétiques. Ici, ça sent l’effort, la lutte. Mon enthousiasme est tombé tout à coup. Et si, tout à l’heure, Paris est ainsi, aussi vilain, aussi repoussant dans l’hostilité sourde d’un ciel de labeur ! ici, ça pue l’usine et les besognes répugnantes, la misère et les rancœurs de la bête humaine. Ô mon Dieu !

Le convoi s’allume de mille lumières dans la nuit qui descend. Nous arrivons. Avec une hâte fébrile, je me suis rué sur la portière. Attention ! ont crié les deux petites modistes. J’ai un peu honte de mon empressement stupide et je me suis ressaisi, ayant repris cette raideur utile à toute attitude correcte.

Montparnasse ! drôle de nom, claironnant et blagueur. Montparnasse ! Des trains, des rails, des halls. Une foule énervée de gens pressés qui n’ont qu’un seul souci : ne pas se laisser dépasser. À Paris, a-t-on le temps de mourir ?

Après une cordiale poignée de main, j’ai quitté mes deux compagnes sur quelques mots aimables. La tête en feu, je sors de la gare, sous l’œil pacifique d’un gardien de la paix. Dans la nuit, Paris éclate de lumière et le ciel bas lui fait un dôme merveilleux regorgeant d’étoiles. Des taxis glissent silencieusement dans les rues. Sur les trottoirs, des passants se hâtent. Sur le rond-point voisin, la silhouette d’un agent se détache. Paris ! une émotion me serre la gorge et je murmure dans l’air frais qui défaille de sève et de vie, quelque chose comme un juron énergique…

Les premiers jours de contact avec la capitale me ravissent. Je ne me lasse pas de cette singulière ivresse que donnent l’animation des rues claires, le grouillement des foules trépidantes, la fantasmagorie d’une circulation étourdissante. Des jolies femmes, passent, alertes dans leurs jupes courtes… Je me suis ébahi au spectacle des agents régissant d’un bâton énergique les mouvements de la voie. Mais le temps s’écoule, condensant peu à peu des regrets et le désenchantement amer des enthousiasmes qui tombent et des élans usés…

— Monsieur, m’a dit le directeur de cette revue, auquel je soumettais quelques contes, vous me permettrez de vous donner quelques conseils tout à fait confraternels, mieux, fraternels. Vous êtes jeune. Avec de la volonté vous réussirez dans la vie. Croyez-moi. Paris et le métier littéraire ne valent rien pour vous. Vous y laissez le peu de santé qui vous reste et le dernier courage que vous aurez. Et allez donc, pensez-vous que pour un cœur éperdu comme le vôtre (je l’ai senti en relisant ces feuillets) Paris soit l’abri rêvé ? Non, mon petit. Méditez ces lieux communs et retournez en Bretagne. Il vous faut outre l’air pur, les horizons tourmentés de votre montagne, les bruyères en fleurs et le chant des alouettes. Si l’on pouvait refaire sa vie je ne serai pas ici à l’heure actuelle. Métier ingrat, mon ami, que celui d’homme de lettres. On y gagne peu. On y perd tout. Tout vous dis-je. Sa belle humeur, ses dernières illusions, ses amis, son cœur. Ah ! oui ! si c’était à recommencer !… Mais j’ai cinquante ans. À cet âge, on est un homme classé, fini, usé si l’on veut se métamorphoser. Vous avez du talent, un talent qui vous sera inutile ici, permettez-moi de vous le dire et pardonnez-moi cette cruauté nécessaire. C’est une opération chirurgicale que je tente pour vous et je souhaite fort qu’elle réussisse. Ici mon garçon, pour frôler le succès, il faut et il ne faut qu’une seule chose : de l’argent. Avec de l’argent vous aurez de la publicité, des préfaciers, des secrétaires, des auteurs à la rigueur, voire des succès tout préparés et du talent à cent sous la page ! Quelques puissent être les mérites uniquement secondés par la bonne volonté, on végète…

Cet homme est sincère. Je le sais. Mais je ne plaide pas encore battu.

— Pourtant, Monsieur le directeur, il y a bien des maîtres, larges pour les débutants.

Le directeur s’est mis à rire.

— Ah ! mon gaillard, vous en avez de bonnes ! J’admire votre candeur ! Les maîtres veulent rester au pinacle. Les demi-maîtres aspirent à les remplacer. Des uns aux autres, il n’y a pas de place pour les jeunes.

Une sourde colère me gagne. Mes poings se serrent.

— Les salauds !

— Vous avez dit le mot… Pour conclure, vous me plaisez, vous avez du cran. Je ferai pour vous tout ce qu’il m’est possible de faire, mais ne vous illusionnez pas. Je ne puis pas grand chose. Tenez. Je garde ces contes que je publierai. Laissez-moi votre adresse. Revenez me voir. Voici deux cents francs pour votre travail. Ce n’est pas dans mes moyens de vous payer davantage. Je le regrette beaucoup. Au revoir mon vieux.

Je ne veux pas avoir l’air d’exulter, mais je suis bougrement content et, sur le trottoir que je foule en conquérant, je fais sonner altièrement mes talons. J’exhibe un visage radieux. « Je suis dans le bon chemin, me disais-je. J’ai trouvé le filon. » Je ne m’embarrassais point de considérations oiseuses et dans le fourmillement de la foule», condescendant, je riais à l’avenir en toisant les belles passantes. Comme le monsieur qui a fait de bonnes affaires, je me sentais d’une clémence joviale et j’avais envie de taper sur le ventre des bedonnants en leur demandant avec une tendre sollicitude : Hé, là ! mon gros, ça va ! La vie est belle, hein ?

Par malheur, Paris dont le ciel voit s’élever tant d’étoiles ne verra guère briller la mienne…

Un mois après, mon protecteur, le directeur de revue, eut la malencontreuse idée de se faire écraser par un tram et son remplaçant, un gandin, plein de morgue et de suffisance, me mit à la porte sans cérémonie !