Etienne, histoire d’un coq en pâte/01

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Etienne, histoire d’un coq en pâte
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 418-442).
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IV ÉTIENNE

HISTOIRE D’UN COQ EN PATE

Il ne s’appelait pas Étienne ; ce n’était ni son nom ni son prénom. Peut-être a-t-il signé de ce modeste pseudonyme un vaudeville, une bluette, une série de petits articles malins, quelque péché de sa jeunesse. C’est lui-même qui m’a donné ce vague renseignement lorsque j’eus accepté la tâche dont je m’acquitte aujourd’hui.

« J’ai peu de temps à vivre, disait-il, et je ne veux pas que ma mémoire reste ici-bas comme une énigme. Nous devons quelques pages d’explications à ceux qui ont envié ma fortune ou blâmé ma conduite. Il importe aussi d’avertir les imprudents qui pourraient être induits à m’imiter. »

Comme je lui faisais observer qu’il n’était pas seul en cause dans cette histoire, et que l’éclat de son nom désignerait surabondamment les auteurs de toutes ses misères, il répondit :

« Eh ! ne me nommez pas. Écrivez l’histoire du fameux Jacques, ou du célèbre Pierre, ou d’Étienne… Oui ! je me suis appelé Étienne pendant un mois ou deux. Mes amis me reconnaîtront toujours assez, et vous savez que je suis peu sensible à l’opinion du vulgaire. Évitons le scandale, mais si vous avez eu quelque estime et quelque amitié pour moi, faites que l’expérience dont je meurs ne soit pas perdue pour tout le monde. »

II mourut dans la quinzaine qui suivit notre entretien, sans laisser de volontés écrites. On peut donc considérer le récit qui va suivre comme le testament de cet esprit d’élite et de cette âme de bie n.

I

Mes premières relations avec Étienne remontent au deuxième samedi de janvier 185… Je fis sa connaissance à dîner, chez ce pauvre Alfred Tattet, qui adorait la poésie et la peinture, et qui a gagné le gros lot de l’immortalité en méritant une dédicace de Musset. On respirait la renommée à pleins poumons autour de cette table hospitalière. Jugez des émotions qui durent agiter un pauvre conscrit de lettres, lorsque j’entendis annoncer coup sur coup Dumas fils, Ponsard, Meissonier, Jadin, Decamps, et dix autres personnages presque aussi célèbres en divers genres ! Mes oreilles, mes yeux ne m’appartenaient plus : je dévorais les physionomies, je buvais les paroles, j’avais l’air d’un jeune paysan de Béotie introduit par méprise au banquet des dieux.

Entre tous ces illustres, Étienne — puisque nous sommes convenus de l’appeler ainsi — me captiva de prime abord. Je me sentis non-seulement attiré, mais fasciné. Quand je cherche aujourd’hui les causes de cette première impression, je n’en trouve qu’une : c’est qu’il représentait le type du brillant écrivain tel qu’on se le figure a priori. Il était grand, il était brun, il était svelte et de tournure martiale ; sa barbe vierge et ses cheveux un peu longs se massaient librement, mais sans négligence, dans un désordre bien ordonné. Sa toilette pouvait passer pour un chef-d’œuvre, tant les lois qui régissent notre uniforme bourgeois étaient coquettement éludées. La coupe de l’habit, le nœud de la cravate blanche, l’échancrure du gilet, que sais-je encore ? tout, jusqu’à la chaîne de montre, était original, voulu, prémédité au plus grand avantage de la personne ; aucun détail ne semblait livré au hasard ou à la routine des tailleurs, et pourtant rien ne rappelait les hautes fantaisies de 1830. On n’aurait pas su dire en quoi cette tenue péchait contre la mode du jour. Il y avait de la recherche sans affectation, de l’aisance sans débraillé et une pointe de crânerie sans fanfaronnade dans ce dandysme cavalier qui m’éblouit.

Étienne avait alors plus de trente et moins de quarante ans ; on comprendra la réserve qui m’interdit de préciser son âge. Ses parents, bons bourgeois, plus qu’aisés, presque riches, l’avaient mis au collège, et après de brillantes études il était entré de plain-pied dans les lettres. Ses débuts furent heureux ; il plut des encouragements, et de très-haut, sur sa jeune tête. Balzac déclara qu’il avait des idées ; Stendhal, qu’il raisonnait juste, et Mérimée, qu’il écrivait bien. Les grands poètes du siècle répondirent en vers à ses vers ; Sainte-Beuve lui consacra une étude magistrale ; David d’Angers fit son buste et M. Ingres son crayon. Lorsque j’eus l’honne ur de lier connaissance avec lui, on commençait à demander pourquoi il ne visait point à l’Académie.

Son bagage se composait de vingt-cinq à trente volumes, poésies, voyages, critiques, nouvelles, romans surtout. Plus heureux que Balzac, il avait réussi quatre ou cinq fois au théâtre ; mais on pensait généralement qu’il n’avait pas encore développé tous ses moyens ni donné sa mesure. Le vieux Prévost, de la Comédie-Française, si bonhomme et si fin, disait : « M. Étienne a un Mariage de Figaro dans sa poche. » Un célèbre éditeur, qui avait publié la plupart de ses livres, lui demandait souvent : « Quand commencerez-vous le Roman du dix-neuvième siècle ? c’est une tâche qui vous revient. » Il répondait en haussant les épaules : « Attendez que j’aie jeté mon feu ; je ne sais ni ce que je fais ni comment je vis. Je porte là, sur les épaules, une cuve en fermentation : qui peut dire ce qui en jaillira au soutirage ? piquette Ou chambertin ? »

Il avait gaspillé beaucoup de son talent et son patrimoine tout entier. La chronique, qui ne s’imprimait guère alors, mais qui se racontait à l’oreille, lui prêtait cent cinquante ou deux cent mille francs de dettes, quoiqu’il habitât un appartement somptueux, encombré de tableaux hors ligne et de meubles introuvables. Son œuvre, dont il était resté propriétaire, mais qu’il exploitait mal, était fort mélangé : pour neuf ou dix volumes dignes de vivre, on en comptait beaucoup qu’il aurait pu se dispenser d’écrire et qu’il avait faits sans savoir pourquoi, en somnambule. Tantôt la fièvre de production le clouait devant sa table et il abattait cinq ou six volumes à la file ; tantôt il trouvait plaisant de faire le grand seigneur et de vivre des rentes qu’il n’avait plus. Puis, le jour où les créanciers devenaient importuns, il prenait son parti en honnête garçon et s’attelait à quelque besogne aussi ingrate que lucrative, sauf à n’y point mettre son nom. Ces dérèglements de travail, de finance et de conduite, quelques duels, quelques succès dans le monde des femmes faciles, enfin le renom de parfait galant homme appuyaient les rares séductions de sa personne. Son regard étincelait, sa voix mêle, voilée par moments, était une des plus sympathiques que j’eusse entendues.

Beau convive, d’ailleurs, et bon vivant. Il buvait son vin pur et par rasades, à la vieille mode de France, mais il s’abstenait du café, des liqueurs et du cigare, et il ne dépassait en rien la juste mesure. Il restait homme de bonne compagnie jusque dans ses gaietés les plus étourdissantes et ne se grisait pas même de ses paroles, quoiqu’il en fit grande débauche quelquefois.

La seule chose qui me déconcerta ce soir-là fut de le voir épuiser le meilleur de sa verve contre la noble carrière des lettres où j’étais si fier de débuter. A l’entendre, le métier d’écrire était le dernier de tous ; il fallait n’avoir pas un oncle dans la cordonnerie ou un parrain dans les droits réunis pour accepter un sort si misérable.

« Nous avons pour ennemis, non-seulement nos confrères, grands et petits, c’est-à-dire tout ce qui a le talent ou la prétention de tenir une plume, mais le public lui même et le bourgeois illettré qui ne nous pardonne pas d’être supérieurs à lui. Quoi que nous fassions, on nous blâme : si j’écris beaucoup, on dira que je me livre au commerce et que je tire à la ligne ; si j’écris peu, on prétendra que je suis au bout de mon rouleau et qu’il ne me reste plus rien à dire ; si je n’écris ni peu ni beaucoup, on imaginera que je ménage mon petit fonds pour faire feu qui dure. Chaque succès nous rend le suivant plus difficile, car on devient plus exigeant à mesure que nous donnons une plus’haute idée de notre mérite ; la moindre chute fait dire aux quatre coins du monde que nous sommes de vieux chevaux couronnés, qui ne se relèveront plus.11 s’agirait tout bêtement de produire un chef-d’œuvre à tout coup ; mais Homère, Virgile, Dante, Milton, Arioste, le Tasse, Rabelais, Montaigne, Cervantes, Daniel Foe, La Fontaine, La Bruyère, Le Sage, combien nous en ont-ils donné, des chefs— d’œuvre ? Un par tête ! deux au maximum. Faire un chef-d’œuvre, mes amis, c’est concentrer tout soi dans un seul livre. Supposez que je commette cette imprudence aujourd’hui, je mourrai de faim l’année prochaine. Le public me servira-t-il des rentes ? Prouvez donc à ce glouton sans goût que la qualité a plus de prix que la quantité ! Nous sommes des galériens condamnés à toujours produire, lors même que nous n’avons rien de nouveau à conter ; il faut se remâcher soi-même incessamment, badigeonner à neuf ses impressions d’autrefois, ressasser jusqu’à l’âge le plus mûr les trois ou quatre idées originales qu’on a pu rencontrer dans sa jeunesse ! Oh ! si le genre humain pouvait perdre la sotte habitude de lire ! ou si tout simplement un honnête usurier de Versailles ou de Château-Thierry me couchait sur son testament pour douze mille livres de rente, c’est moi qui ferais vœu de ne toucher papier ni plume jusqu’à l’heure du jugement dernier ! Que la vie serait bonne I que la lumière du soleil serait douce et que les Parisiens eux-mêmes me paraîtraient jolis, si j’avais le droit de dire tous les matins, en chaussant mes pantoufles : a Pas une ligne à tracer aujourd’hui. »

Il parla longtemps sur ce ton avec une verve que je ne saurais rendre, mais dont je fus un peu consterné. Mon voisin devina sans doute ce que j’éprouvais, car il me dit à l’oreille :

« Ne faites pas attention, il est toujours ainsi lorsqu’il travaille pour vivre, et le pauvre garçon ne fait pas autre chose depuis six mois. »

Cette révélation me fit prendre le dix-neuvième siècle en mépris. Un tel homme manquait de pain ! L’auteur de tant d’œuvres exquises était réduit à gagner sa vie au jour le jour ! Son brillant appétit, qui m’avait d’abord égayé, m’attrista : s’il dîne si bien, c’est peut-être qu’il n’a pas déjeuné ! Mais une heure après le repas, quand les invités réunis au salon assiégèrent la table de jeu, je le vis tirer de sa poche une poignée d’or et de billets avec quelque menue monnaie. Il tint tête aux plus forts, risqua les gros coups, prit la banque, perdit presque tout sans témoigner le moindre ennui, puis regagna son argent et une centaine de louis par dessus le marché sans laisser voir qu’il en fût aise. Il était homme à batailler ainsi jusqu’au matin, et je ne trouvais pas le temps long à le regarder faire ; mais la maîtresse de maison nous mit tous à la porte une demi-heure après minuit.

Avant de se disperser, les convives échangèrent force poignées de mains sur le trottoir de la rue Grange-Batelière. Je ne pus me tenir de parler à M. Étienne et de lui dire combien je ressentais d’admiration pour son talent et de sympathie pour sa personne. Il me prit le bras, et répondit avec une familiarité surprenante en m’entraînant vers la rue Drouot :

« Mon enfant, tu as été très-gentil ; tu as écouté, tu as observé et tu n’as pas touché aux cartes. Je n’ai pas lu tes petites affaires ; est-ce qu’on lit dans notre affreux métier ? Mais il paraît que tu vas bien et que tu as le respect de la langue. J’aimerais mieux te voir un bon état ; tu es encore en âge d’apprendre à tourner des bâtons de chaises ; mais l’homme ne choisit pas sa destinée. Viens me voir, et si je peux te rendre un service… »

Cette bienveillance quasi-paternelle d’un homme qui n’était pas mon aîné de quinze ans m’enhardit. J’osai lui demander une lettre d’introduction pour le directeur d’une revue importante.

« Tu tombes mal, dit-il en me tutoyant de plus belle. Je suis en guerre depuis plusieurs années avec ce gaillard-là ; mais n’importe, tu auras ta lettre.

— Cependant si vous êtes son ennemi…

— Il comprendra que je ne le suis plus en voyant que je lui demande un service. Le diable m’emporte au reste si je me rappelle un seul mot de ma querelle avec lui ?

— Se peut-il que l’on se brouille et l’on se raccommode ainsi entre écrivains de premier ordre ?

— Attends que tu sois quelque chose, et tu verras ! Mais je t’emmène sans savoir si nous faisons la même route. Où vas-tu ?

— Me coucher.

— Comme ça ? bravement ? quand il n’est pas une heure du’matin ? Il n’y a donc plus de jeunesse ? Moi, je ne veux pas dormir, parce que j’ai un article à livrer demain matin, avant dix heures. Je vais au bal de l’Opéra, toi aussi ; nous souperons avec des princesses, tu me reconduiras chez moi, et je te signerai ton passeport pour la revue, tandis que tu regarderas lever l’aurore. J’ai dit ; marchons. »

Je le suivis sans résistance ; ce diable d’homme me dominait si bien que je ne m’appartenais plus. Nous n’avions de billets ni l’un ni l’autre ; il entra fièrement, et dit aux employés du contrôle :

« Avez-vous une loge pour moi ? »

On s’empressa de nous conduire et de nous installer le mieux du monde.

« Retiens le numéro, me dit-il, pour le cas où tu me perdrais. Nous nous retrouverons ici à deux heures et demie. Jusque-là, liberté complète ; reste ou sors, tu es chez nous. »

Cela dit, il me laissa, et je me mis à regarder la salle, persuadé que la discrétion me défendait de le suivre.

Peu après, m’étant risqué dans les couloirs, je le rencontrai debout devant une colonne, à deux pas du foyer. Cinq ou six dominos le harcelaient à qui mieux mieux, et il leur répondait à tous en même temps avec une désinvolture admirable. Les hommes faisaient cercle pour l’écouter, et les petits, journalistes, qui l’appelaient cher maître, ramassaient les miettes de son esprit. C’était la première fois que j’assistais à pareille fête, et je fus prodigieusement étonné lorsqu’il tira sa montre en m’appelant du coin de l’œil : il était bel et bien deux heures et demie ; je croyais que nous venions d’arriver !

Il m’entraîna dans la direction du café Anglais, et comme je lui faisais observer que nous n’avions faim ni l’un ni l’autre, il me dit :

Qu’est-ce que cela prouve ? on ne soupe pas pour se nourrir, mais pour se désennuyer. Nous avons le prince Guéloutine, Hautepierre, vice— président du Jockey, et Oporto, le plus drôle des agents de change ; plus cinq bayadères anonymes que j’ai recrutées à l’aveugle, mais qui ne sont ni laides ni sottes.

— Comment le savez-vous ?

— D’abord parce que j’ai causé avec elles, ensuite parce qu’elles ont les yeux bien enchâssés. Le masque n’a guère de secrets pour l’homme qui sait voir : deux yeux irréprochablement sertis annoncent une femme jeune et presque toujours belle. C’est un Arménien de Constantinople qui m’a révélé cette loi, et je l’ai vérifiée cent fois en dix années au bal de l’Opéra.

L’événement me prouva qu’il ne s’était pas trompé de beaucoup. Lorsque nous fumes au complet dans le grand salon d’angle qu’il avait retenu, les dominos se démasquèrent, et le plus modeste des cinq était encore une créature assez agréable. Étienne leur fit les honneurs du souper avec une élégante fatuité qui sentait sa régence d’une lieue ; trop dédaigneux pour en courtiser une, trop poli pour leur laisser voir un sentiment que nous devinions tous. Évidemment il n’avait rassemblé ces petits animaux inférieurs que pour égayer la fête et pour faire une étude de mœurs ; mais l’habitude de parler, d’agir et d’occuper la scène était si forte chez lui qu’il prit le dé de la conversation sans y songer et nous éblouit tous par un véritable feu d’artifice. Les paradoxes pétillaient sur ses lèvres, les mots heureux éclataient à l’improviste comme des bombes ; quelquefois une idée noble et poétique s’enlevait jusqu’au ciel en fusée et retombait en grosse gaieté rabelaisienne. Ce jeu lui plut jusqu’à six heures du matin, puis tout à coup il se rappela qu’il avait à travailler et il sortit pour payer la carte. Le gros agent de change était ivre, le vice— président du club s’endormait, le prince russe, allumé comme un phare, mettait ses roubles et ses moujiks aux pieds d’une choriste de Bobino ; quant à moi, je sentais ma tête se craqueler et j’éprouvais un violent besoin de respirer le grand air.

Étienne, toujours frais et souriant, mit son monde en voiture avec les belles façons et les grands airs d’un châtelain, glissant un mot aimable à celui-ci, une pincée d’or à celle-là.

« Quant à toi, me dit-il, tu viens à la maison chercher ta lettre. »

Et nous voilà piétinant côte à côte jusqu’au milieu de la Chaussée d’Antin. Je ne pus m’empêcher de lui dire :

« Eh ! mon pauvre grand homme, tu veux donc émigrer vers les mondes meilleurs ? La vie que tu mènes est un suicide continu ; il n’y a pas de vigueur physique ou morale qui puisse y résister six mois. »

C’était lui qui m’avait enjoint de le tutoyer, et je obéissais non sans gène.

Il me répondit en riant :

« N’est-ce pas ? Je me le dis tous les jours à moi-même depuis dix ans et plus ; mais que faire ? Je n’ai pas le choix ; il faut que l’homme suive sa destinée jusqu’au bout. Crois-tu qu’au fond du cœur je n’aimerais pas mieux planter des betteraves dans un village, entre une honnête petite femme et une demi-douzaine de marmots ? Mais planter des betteraves est un luxe que mes moyens ne me permettront pas de longtemps. Jusqu’ici je n’ai cultivé que les dettes, et je ne tarderai pas, selon toute apparence, à récolter des recors. Ma personne est hypothéquée, je ne travaille plus pour moi ; le bourgeois qui me confierait le bonheur de sa fille serait nommé du coup maire de Charenton.

— Cependant on en voit assez, des bourgeois enrichis qui jettent leurs filles et leurs millions à de petits vicomtes criblés de dettes. Votre nom,… ton nom, veux-je dire, a cent fois plus d’éclat que tous ceux qu’on paye si cher. Qui pourrait hésiter entre un gentilhomme de hasard et un prince de la littérature ?

— On n’hésite pas, je t’en réponds ; le gentillâtre, vrai ou faux, sera toujours élu, sans ballottage. Le pire de ces vauriens-là est mieux coté à la bourse des familles que le meilleur d’entre nous.

— Mais si les hommes ont des préjugés, les femmes n’en ont pas et il y en a beaucoup qui ne dépendent que d’elles-mêmes. Celles-là vous connaissent, elles vous ont lu, elles ont passé des heures délicieuses sur vos livres, vous les avez fait rêver, et ce prestige de l’auteur aimé, cette séduction à distance qui vous a préparé tant de succès dans le monde, pourrait tout aussi-bien….

— Tais-toi donc, grand entant Mes succès ! D’abord, je n’y vais pas dix fois par an, dans le monde, et quand cela m’arrive je m’ennuie d’être dévisagé comme un animal curieux et je me dérobe au plus vite. J’ai rencontré, il est vrai, quelques semblants d’aventures ; il y a des âmes collectionneuses qui rassemblent dans un album secret tous les hommes dont on parle un peu. On m’a écrit des aveux bien tournés, j’ai répondu, j’ai dépensé la matière de cinq ou six romans dans ces travaux épistolaires, mais chaque fois qu’il a fallu rencontrer face à face une de ces adorables correspondantes, je l’ai trouvée d’un âge et d’un visage à faire fuir l’armée russe, et mes vraiment bonnes fortunes, entends-tu ? sont celles dont j’ai pu me libérer avant la faute. Mais voici ma tanière. »

Un camérier très-correct, qui avait passé la nuit en cravate blanche sur une banquette de l’antichambre, nous ouvrit avant le coup de sonnette. En un clin d’œil, Étienne fut déchaussé, déshabillé, et drapé dans les larges plis de je ne sais quelle soierie orientale.

Vingt bougies s’allumèrent comme par enchantement dans son cabinet, vrai bazar, où les raretés de tous les temps et de tous les pays formaient une décoration fantastique. J’avais à peine commencé la revue de ces merveilles lorsqu’il me cria :

« Laisse le bric-à-brac et viens voir mon seul meuble de prix ! »

En même temps il me tendait un énorme cahier, ou pour mieux dire une demi-rame de papier cousu dans une couverture rouge qui portait en gros caractères : Jean Moreau.

« Qu’est cela ? dis-je tout étonné.

— Mon chef-d’œuvre.

— Inédit, à coup sûr, car voici la première nouvelle….

— Mieux qu’inédit : ouvre et juge !

— Du papier blanc !

— Tout est encore à faire, sauf le titre et le plan ; en cherchant bien, tu trouverais les sommaires détaillés de vingt chapitres. Ce que tu tiens, mon cher, est la carcasse d’une belle chose qui n’existera peut— être jamais. Il y a dans chaque demi-siècle l’étoffe d’un livre net, brillant et profond, comme le Gil Blas de Le Sage. Jean Moreau, s’il vient au monde, doit être mon Gil Blas, à moi. Les uns m’ont supplié, les autres m’ont défié de construire ce monument ; double raison de l’entreprendre ! J’amasse des matériaux, j’en ai la tête encombrée comme un chantier mal en ordre. Mais la première pierre, posée depuis sept ans, attendra peut-être éternellement la deuxième.

— Pourquoi ?

— Eh ! parce qu’il faut se nourrir. Les chefs-d’œuvre, mon bon, ne font vivre que les libraires ; quant à nous, nous en mourons. Rien de tel que les articles de pacotille comme celui que je vais lâcher dans un moment. Ça n’engage ni le talent ni la réputation de l’auteur, et ça se paye dix louis, rubis sur l’ongle. Je fais, entre autres choses utiles et désagréables, la chronique des théâtres, dans un journal d’opposition dynastique. La semaine a été pauvre, tu sais ? Pas le plus petit morceau de drame ou de comédie ; rien qu’une féerie inepte, et que d’ailleurs je n’ai pas vue, le Topinambour enchanté, par cinq ou six messieurs dont le plus spirituel et le plus lettré ferait à peine un concierge acceptable. Je vais écrire douze colonnes sur… je me trompe… à côté de-cette rapsodie foraine.

— Comment ! n’étiez-vous pas à la première représentation ? J’y étais, moi.

— C’est bien assez d’avoir à rendre compte de pareilles turpitudes ; s’il fallait encore les subir, le donnerais ma démission. Mais, j’y songe ! puisque tu as été témoin de la petite fête, tu vas faire mon feuilleton.

— Moi ! écrire un article de vous !

— Je n’y vois nul inconvénient, et j’y trouve un grand avantage.

Et vous pourriez signer ma prose de votre nom ?

— Sans scrupule : cette littérature alimentaire ne tire pas à conséquence. Je te réponds que sur les six auteurs de la pièce, il y en a bien cinq qui n’ont pas écrit un seul mot.

— Mais le public qui connaît votre style…

— Le public n’est pas plus connaisseur en copie qu’en vin ou en peinture ; il juge tout sur l’étiquette. Allons, fils, mets-toi là, travaille et tâche d’avoir fini quand je sortirai de mon bain. A bientôt ! »

Il faut que je l’avoue, j’aurais mieux aimé me mettre au lit. L’heure me semblait mal choisie pour exécuter des variations sur le thème du Topinambour enchante ; mais j’étais jeune soldat, c’est-à-dire homme à surmonter la fatigue et la crainte pour faire mes preuves devant un chef. Je me lançai dans le compte rendu, tète baissée, et comme il y a des grâces d’état pour l’inexpérience et la témérité, j’avais— fini avant neuf heures, lorsqu’Étienne reparut.

« Nous y sommes ? dit-il en s’étendant sur une peau d’ours blanc. Lis, je t’écoute. »

Ses interruptions bienveillantes me prouvèrent que j’avais réussi ; il entrecoupa ma lecture de : bien ! très-bien ! bravo ! comme le discours d’un ministre dans les colonnes du Moniteur, il applaudit le dernier paragraphe, en protestant que de la vie il ne s’était connu tant d’esprit. Seulement il regretta que je n’eusse point débuté par quelques considérations générales sur le bel art de la féerie, dont l’industrie moderne a fait une chose abjecte et méprisable.

« Eh quoi ! voilà des hommes à qui l’on permet tout, on laisse entre leurs mains des ressources et des pouvoirs discrétionnaires. Le passé, le présent, l’avenir, le vrai, le faux, le pathétique, le comique, tout est de leur domaine ; on leur livre à profusion tout ce qui peut charmer les yeux et les oreilles, lumières, peintures, machines, femmes, étoffes, paillons, danse, musique ; on les affranchit, par privilège, de toutes les règles de l’art dramatique, et en échange de tant de concessions on ne leur demande rien que de nous transporter, quatre heures durant, dans un monde un peu moins plat que le nôtre. Que font-ils ? Ils nous traînent dans des vulgarités plus fangeuses que le ruisseau de la rue Mouffetard l »

Tout en parlant, il m’avait mis une plume dans la main, et j’écrivais sous sa dictée. Lorsqu’il eut épuisé son thème, il parla de Shakspeare et du Songe d’une nuit d’été ; il expliqua comment la prose et les vers doivent alterner dans la féerie, selon que le poète s’élève aux nues ou vient friser le sol. Quatre lignes sur la donnée et sur le plan sénile du Topinambour enchanté le conduisirent sans autre transition à un magnifique paysage de Thierry, qui illustrait le premier acte. Il traduisit ce décor à coups de plume ; c’était un effet d’hiver ; il peignit en traits charmants l’hiver sous bois et ses harmonies intimes, les montagnes estompées de brouillard, les brindilles hérissées de givre, le silence épais, étoffé, solide, qui pèse sur la campagne, le filet de fumée bleuâtre qui s’élève en droite ligne sur la maison du forestier, le rouge-gorge frappant aux fenêtre :., le chevreuil affamé qui se dresse contre les arbres pour brouter le sombre feuillage du lierre. A propos du ballet, qui avait la prétention d’être antique, il disserta gaiement, légèrement, avec autant de goût que de savoir, et sans ombre de pédanterie, sur la danse des Grecs anciens et modernes. Un couplet politique, dont j’avais cité le trait final, lui fournit l’occasion de flageller à petits coups secs la poésie de cantate et la littérature de commande. Il finit par une description, vrai morceau de bravoure, où, sous prétexte de peindre les exercices d’un nouveau clown, il étalait un style plus bariolé, plus disloqué, plus raide, plus souple, plus humoristique et plus impertinent que tous les clowns de l’Angleterre. J’étais émerveillé et navré, car de mon pauvre article il ne restait pas un seul mot ; mais Étienne continuait à me remercier comme si véritablement j’avais fait toute sa besogne.

Il sonnas ; le domestique vint prendre le manuscrit en apportant quelques lettres.

A la première qu’il ouvrit, il s’écria :

« Parbleu en voici une qui tombe à point. Impossible de mieux entrer dans la situation. Lettre de femme, mon cher, et de femme du monde ; au moins, c’est elle qui le dit. Sauf quelques variantes, ceci rentre dans le modèle numéro 7, car j’ai soumis au classement cas élucubrations sentimentales. On est veuve, on est riche et de bonne famille, mais on se garde d’indiquer si l’on est jeune ou vieille, laide ou jolie ; nous pénétrons trop aisément, hélas ! les causes de cette discrétion. On a lu mes romans, rencontré mon portrait, déploré mes petits malheurs et blâmé tendrement mon inconduite ; mais on ne dit pas si l’on veut se faire épouser, ou simplement rire un peu, ou soutirer au bon Étienne une demi-douzaine d’autographes. Connu, ma chère I vous arrivez trop tard ; je ne mords plus à cet hameçon-là. »

II jeta la lettre au panier, puis se ravisant tout à coup, il la reprit pour me la donner à lire

« Étudie, mon enfant, et profites, si tu en es capable. Peut-être un jour recevras-tu quelques poulets de la même couvée ; c’est pourquoi je t’invite à lier connaissance avec le modèle numéro 7. »

Voici ce que je lus pendant qu’il achevait de dépouiller sa correspondance :

Sur le salut de votre âme, monsieur Étienne, je vous adjure de ne point juger trop promptement l’imprudente qui trace en tremblant ces quelques lignes. Mon esprit et mon cœur vous appartiennent depuis le jour où Dieu m’a rendu la libre disposition de moi-même ; jusque-là je m’étais interdit de penser à vous, j’avais même cessé de lire vos chers livres, y trouvant un plaisir si vif que je ne pouvais m’en absoudre. Pendant ces dix-huit mois, j’ai osé m’enquérir de vous, prudemment, sans donner l’éveil à ceux dont la surveillance est arbitraire autant qu’importune. Je connais votre figure, et si bien, qu’il me serait facile de vous désigner au premier coup d’œil dans une foule de mille personnes ; Me pardonnerez-vous l’indiscrète, mais tendre curiosité qui m’a mise sur la trace de vos embarras actuels et des généreuses folies qui en sont cause ? Mon vœu le plus cher serait de vous ramener à une vie heureuse et réglée, si vous me faisiez la grâce de vous confier à moi. La fortune dont je jouis est plus que suffisante pour deux personnes.qui seraient seulement à moitié raisonnables ; quant à l’affection, j’en ai des trésors à dépenser. Le ciel me doit ma part de bonheur, et Dieu sait que je l’ai bien gagnée ; mais je ne veux la tenir que de vous. Si vous aviez quelque attachement ou si je vous déplaisais à première vue, j’aurais bientôt fini de prendre le voile, comme la famille me l’a déjà conseillé ; mais comment sauronsnous si nous sommes créés l’un pour l’autre ? Après mûre délibération, ne pouvant prendre conseil que de moi-même, voici ce que j’ai imaginé. Vous viendrez dimanche à la messe de onze heures, dans la petite église de la Trinité, rue de Clichy. J’y serai de bonne heure et je me placerai, s’il est possible, à droite ; vous me reconnaîtrez à ma robe et à mon chapeau de velours bleu foncé ; la plume du chapeau est noire et moi je suis blonde. Un homme peut aller et venir dans une église pendant le service divin sans se faire trop remarquer. Vous suivrez une première fois le couloir de droite entre les chaises jusqu’à ce que vous m’ayez vue ; vous vous en retournerez sans faire aucun signe et vous vous livrerez à vos réflexions ; puis un moment après l’oraison dominicale, vous reviendrez par la même route, et si je vous ai plu, vous passerez votre mouchoir sur votre front. Quel que soit votre avis sur mon humble personne, ne m’attendez pas à la sortie, ne m’offrez pas l’eau bénite, gardez-vous de me saluer et de me suivre, même de loin I Je suis accompagnée partout et rigoureusement observée. Attendez que je vous écrive et que je trouve le moyen de recevoir vos lettres ou vos visites sans m’exposer. Ce n’est pas de vous que je me méfie, ô Dieu, non ! Et à preuve, monsieur Étienne, c’est que je signe cette lettre qui met à votre merci mon honneur et mon repos.

« Hortense BERSAC, née de GARENNES. »

Les vingt premières lignes étaient parfaitement lisibles ; la fin, beaucoup plus hâtée et écrite d’une encre assez pâle, ne se déchiffrait pas si bien. Le papier in-quarto, d’un blanc bleuâtre, ressemblait à celui qu’on donne aux voyageurs dans les hôtels de second ordre ; on avait déchiré le coin supérieur de gauche, qui sans doute portait une indication imprimée. Pas d’enveloppe ; la lettre, pliée à l’ancienne mode, fermée d’un pain à cacheter et vierge de timbre-poste, était adressée à M. Étienne, chez M.Bondidier, éditeur.

« Eh bien ! demanda-t-il de son ton le plus goguenard, qu’en dis-tu ?

— Je dis, mon cher, que le futur auteur de Jean Moreau a manqué de discernement pour la première fois de sa vie. Cette lettre est d’une jeune et jolie veuve, provinciale, riche, dévote, mais nullement sotte, qui vient à Paris tout exprès pour demander ta main.

— Ah ! parbleu ! Je voudrais savoir où tu as pris ces renseignements. Pars du pied gauche, Zadig, et prouve-moi par A plus B que je suis une bête !

— D’abord, Mme Bersac est jeune ; son écriture le dit assez.

— L’écriture des femmes, comme leurs épaules, a le privilège de rester jeune quand tout le reste a vieilli.

— Soit, mais une personne qui n’est pas sûre de sa jeunesse et de sa beauté ne se montre pas d’emblée ; elle commence par échanger cinq ou six lettres pour amadouer son juge et sauver le premier coup d’œil.

— Voilà qui est un peu mieux raisonné. Continue. Tu n’as pas besoin de prouver qu’elle est dévote et provinciale. Veuve ? sa signature me l’a dit. Riche ? elle le prétend, je veux le croire, et peu m’importe ; mais où diable vois-tu qu’elle pense au mariage et que son ambition ne s’arrête pas à mi-chemin ?

— La preuve qu’elle veut t’épouser, mon cher Étienne, c’est qu’elle ne le dit même pas. Elle indique simplement qu’elle t’aime et qu’elle veut se charger de ton bonheur, car elle est de celles qui ne comprennent pas l’amour, sinon honnête, le bonheur, sinon légitime. Chaque ligne de sa lettre respire la droiture et la sincérité.

— Pourquoi donc ces détours, ce mystère et ces défiances ? De qui se cache-t-elle ? Quel est l’homme qui l’accompagne et qui l’observe ? Il a des droits bien absolus sur elle, ce monsieur ! Devines-tu par quels motifs cette chaste provinciale, qui ne craint pas de signer son billet doux, me défend de la saluer dans la rue ? Veuve ou non, à coup sir elle est moins libre qu’elle ne le dit.

— Si tu veux que je te réfute par des faits, je ne m’en charge pas, Bersac ne m’ayant point honoré de ses confidences ; mais si tu voulais te contenter d’une bonne hypothèse bien plausible, je te dirais : « Cette jeune femme est gardée à vue par la famille de son ancien mari. » Dans quel intérêt ? je l’ignore, mais nous pourrons le savoir en cherchant bien. Remarque qu’elle s’appelait Mme de Garennes, c’est-à-dire qu’elle appartenait à la petite noblesse de sa province ; elle a cru déroger en épousant le vieux Bersac, et la preuve c’est qu’elle signe son nom de famille à la suite de l’autre. Pourquoi dis-je le vieux Bersac ? C’est elle-même qui m’y autorise en écrivant : « Le ciel me doit ma part de bonheur, et Dieu sait que je l’ai bien gagnée. » Donc Bersac avait soixante-dix ans, et je t’en félicite. Dans quel pays as-tu vu qu’une jeune fille bien née épousât un vieillard de cet âge si elle était bien dotée ? Donc cette jeune et jolie Hortense n’avait rien. Elle te dit maintenant qu’elle est riche ; la fortune vient donc du mari. Bersac a fait une folie au grand dépit de ses héritiers, et il a constitué, comme il convient, de beaux avantages à sa femme. Comprends-tu maintenant quelle est cette famille qui lui conseille d’entrer au couvent ? Ce n’est pas la famille d’Hortense, c’est celle du défunt ; elle nous l’apprend elle-même, si nous savons lire : la famille, dit-elle, et non ma famille. Ces gens-là seraient trop heureux de se débarrasser d’elle, parce que tout ou partie de son douaire doit faire retour aux collatéraux. Je ne puis pas deviner tout, mais je vois clairement qu’on en veut à son bien, qu’on fait le guet autour de sa personne, de peur qu’elle ne s’échappe par la tangente du mariage. C’est elle qui a voulu venir à Paris ; les Bersac l’y or’accompagnée, ils l’ont logée dans un hôtel de leur choix, chez des gens dont ils croient être sûrs. Elle a dû se cacher pour écrire cette lettre et on ne lui a pas même laissé le temps de l’achever du premier coup : cette encre-là est de dix jours et celle-ci de vingt-quatre heures. L’absente du timbre-poste nous montre que le poulet, caché peut-être sous la doublure du manchon, a été furtivement jeté à la boite. La chose est-elle assez claire, ô saint Thomas ?

— Ce serait beaucoup dire ; mais je vois poindre une lueur de vraisemblance.

— Eh ! sceptique, il ne tient qu’à toi d’envisager la vérité face à face. Il est onze heures moins dix minutes et la belle Hortense s’achemine en compagnie de tous les Bersac, vers l’église de la Trinité.

— Parbleu ! dit-il, j’en aurai le cœur net. Je n’y crois pas, tu sais ; tu pourras témoigner que je n’ai pas été dupe un seul moment. Bersac ! un nom de comédie ! Nous ne rencontrerons personne au rendez-vous, à moins pourtant que je découvre une vieille pomme de reinette, dorée par quarante-cinq automnes… Mais baste ! nous rirons. Tu m’accompagnes, tu entends la messe : si cette lettre ne doit pas contribuer à mon bonheur, elle servira du moins à ton salut. Nous déjeunons ensuite au cabaret du coin, tout près d’ici, chez cet illustre empoisonneur qui vend un canard vingt-cinq francs, et qui vous dit d’un ton sublime : « Monsieur, vous ne payerez ce prix-là que chez moi ! » Sais-tu, fils, que le monde est un plaisant théâtre et qu’on y voit des pièces plus drôles qu’à l’Odéon ? Mais tu bâilles, profane I

— C’est de sommeil.

— Te voilà bien malade pour une nuit de plaisir et d’étude ! Haut le pied, jeune homme ! Sois fort : prends exemple sur ton ancien. C’est peut-être ma destinée, bonne ou mauvaise, qui roule en ce moment comme la bille du croupier. Rouge ou noire ? Le jeu est fait, et l’on n’est pas plus ému que s’il s’agissait d’un florin »

On n’était pas ému, je veux le croire, mais on était nerveux, et chaque fois qu’on passait devant certain miroir Louis XIV, on s’ajustait un peu sans y songer. Je le vois encore allongé dans son fauteuil à la Voltaire, tandis que le valet de chambre le chaussait à genoux ; je le vois arpentant à grandes enjambées le trottoir de la Chaussée d’Antin : un pied de Parisienne et un jarret de montagnard ! Et je pourrais le peindre à l’entrée de cette église de cartonnage que les démolisseurs ont balayée depuis deux ou trois ans ! Il portait un pantalon et un gilet gris de fer avec une redingote bleue qui s’ajustait spontanément et dessinait la taille sans fermer. Un soupçon de ruban rouge illuminait sa boutonnière ; le paletot était jeté sur le bras gauche et la main droite tenait le chapeau. Col rabattu, cravate longue, gants de Suède ; pas un atome de bijouterie. Rien de plus simple et de plus bourgeois que cette tenue matinale, et pourtant je vous jure que François Ier et Henri VIII au camp du Drap d’or n’avaient pas plus grand air à eux deux que lui seul.

Il se tint immobile et comme recueilli pendant quelques minutes, puis il se jeta résolument dans le petit sentier de droite et traversa l’église tout du long. Il fit alors volte-face et revint à pas lents, promenant ses regards sur la foule, en homme qui serait chargé du dénombrement des chapeaux bleus. Lorsqu’il me rejoignit, je n’eus pas à l’interroger ; son visage exprimait la mauvaise humeur et le dédain. « J’en étais sûr, dit-il. Viens déjeuner.

— Personne ?

— Absolument.

— J’en appelle ! Tu as mal cherché.

— Vois-y toi-même I »

Je ne me fis pas prier pour recommencer preuve, et je n’eus pas de peine à trouver Mme Bersac. Elle était au milieu du premier rang de chaises, dans la toilette qu’elle nous avait annoncée, et j’ajoute que ce velours bleu lui seyait fort bien. Sa personne me parut des plus appétissantes, une jolie poularde au blanc. La figure rondelette avait la couleur et la fermeté du biscuit de Sèvres, avec ce modelé friand qui donne tant de rapin aux nymphes de Clodion. Les cheveux d’un beau blond cendré faisaient un contraste adorable avec des sourcils châtains et des yeux noirs. La main, trop strictement gantée, à la mode de province, était petite, et les dents belles. Voilà tout ce que je pus noter en un moment d’examen rapide et contrarié, comme un officier lève un plan sous le feu d’une citadelle. La jeune veuve, à qui sa meilleure ennemie n’eût pas donné plus de vingt-six ans, était assise entre deux dragons fantastiques, échappés de je lie sais quel conte de Topffer. Imaginez un petit homme de soixante-quinze ans, sec, aplati, déteint comme une fleur d’herbier, et une vieille virago effroyable de barbe et monstrueuse de graisse. Impossible de voir un tel couple sans penser à ces ménages d’araignées où la femelle dévore son mari après les noces. Au demeurant, la meilleure harmonie semblait régner entre ces phénomènes ; ils faisaient le guet tour à tour en suivant la messe sur leurs livres : dès que l’homme baissait les yeux, la femme levait la tète, et lorsqu’elle reprenait ses prières, il reprenait sa faction.

Je rejoignis Étienne en hâte et je lui rendis compte de ce que j’avais vu, sans cacher mon admiration pour la belle et touchante victime. Aux premiers mots de mon récit, le scepticisme, le dandysme, les airs glacés firent place à une émotion sincère ; il pâlit et s’appuya sur moi. Je ne pus obtenir qu’il attendit le moment indiqué pour retourner au fond de l’église ; il partit comme un trait, renversa plusieurs chaises, bourra plusieurs chrétiens, et revint tout rayonnant, son chapeau dans la main gauche et son mouchoir dans la droite. « Tu as raison, me dit-il, elle est tout simplement adorable. Nous nous aimons, je l’épouse, je t’invite ; mais sortons d’ici, j’ai besoin d’air. » Il avait l’imagination tellement échauffée que sans moi il oubliait d’endosser son paletot par un froid de cinq à six degrés. Pendant un bon quart d’heure, il piétina, sans y prendre garde, dans cette poussière noire et gluante qui est la neige de Paris. Moi-même j’oubliais de grelotter, quoique rien ne vous fige le sang comme une nuit blanche ; j’éprouvais une étrange ivresse à entendre déraisonner ce grand enfant barbu.

La sortie de la messe et la dispersion des fidèles s’opérèrent sous nos yeux. Hortense quitta l’église au bras du petit vieillard sec et flanquée de la géante ; le trio s’engagea dans la rue de Tivoli. La jeune femme ne nous vit pas, ou si elle aperçut Étienne, elle ne laissa rien paraître, mais ses deux compagnons se retournèrent plusieurs fois, à tour de rôle, l’un éclairant la route, tandis que l’autre assurait les derrières. Étienne s’enrageait à les suivre ; je le retins en lui prouvant qu’il risquait de tout compromettre, et nous primes le chemin du déjeuner.

Ah ! l’heureux homme ! De quel appétit il dévorait le temps et l’espace, sans préjudice du poulet à la marengo ! Les obstacles, les rivalités, les complots de la famille Bersac disparaissaient devant lui comme les côtelettes ; il dégustait en connaisseur le vin de Musigny et le bonheur d’être aimé. Il mangea douze ou quinze écrevisses royales en faisant tout autant de projets plus que royaux C’était double plaisir que de le voir et de l’entendre. Il montait sa maison, discutait les livrées, peuplait les écuries, galopait dans les contre-allées du bois de Boulogne sur son cheval favori, dessinait pour Hortense des costumes de fantaisie comme les princesses n’en ont pas ; il ouvrait ses salons à l’élite du talent, tandis que les grands seigneurs faisaient queue à la porte. Tout à coup, il plongeait au fin fond de la province et commençait une de ces idylles qu’on rêve à dix-huit ans, cueillant les violettes par charretées et construisant des arcs de triomphe en bluets.

Le loup se forge une félicité Qui le fait pleurer de tendresse.

Le monde l’excédait ; il voulait être tout à sa femme afin de l’avoir toute à lui. S’il la trouvait encore un peu bourgeoise (et rien de plus excusable, pauvre enfant ! ), il la pétrirait à nouveau de ses propres mains.

« Cela n’est pas plus difficile en somme que de créer une héroïne de toutes pièces, comme nous faisons chaque jour dans nos romans. J’ai fabriqué plus de vingt femmes, vraies et vivantes, pour les plaisirs de mon public : j’en veux parfaire une meilleure et plus charmante à mon usage. Chacun pour soi, morbleu ! N’est-il pas juste et naturel que le pauvre romancier, une fois dans sa vie, se donne le luxe d’un Romain ? »

Je lui fis observer qu’il manquait une pièce importante à son château en Espagne.

« Laquelle ?

— Le cabinet de travail.

— Mon cher ami, répondit-il d’un ton plus grave, tu sais ce que j’ai su produire au milieu du brouhaha de Paris. Le boulevard, le lansquenet, les maîtresses, les camarades, les créanciers, les coulisses, les soupers, les duels, les journaux, le papier timbré, m’ont laissé le temps d’écrire deux ou trois livres pour de vrai. Tu as vu ce matin que j’improvise encore assez gaillardement avec deux bouteilles de vin de Champagne dans la tête. Juge par là de ce que je pourrai faire quand le repos, la sécurité, le bonheur et l’amour honnête m’auront rendu à moi-même et régénéré à fond ! Je pondrai des chefs-d’œuvre !

— Jean Moreau ?

— Jean Moreau d’abord, et cent autres après. Qu’est-ce qu’un volume in-18 ? Sept ou huit mille lignes d’impression. J’en peux dicter cinq cents en moins de deux heures, tu l’as vu ; une journée de l’homme heureux et libre représente au bas prix dix heures de travail, c’est-à-dire cinq mille gigues. À ce compte, on ferait un volume tous les deux jours, cent quatre-vingts à l’année, et l’on aurait du temps de reste. Si les gros chiffres te font peur, réduis les miens à la moitié, au quart, au dixième ! c’est encore une production de dix-huit volumes par an. M’accordes-tu trente ans le vie ? J’ai cinq cent quarante volumes sur la planche, au minimum. Si je meurs à la fleur de l’âge, dans quinze ans d’ici, je laisserai encore aux éditeurs un stock plus imposant que celui de Voltaire. On sait pourquoi les écrivains de notre époque sont tous stériles, ou à peu près : c’est qu’ils dépensent les neuf dixièmes de leur temps et de leur encre à solliciter les bonnes grâces d’une figurante, la clémence d’un tailleur et les renouvellements d’un huissier. Il se perd journellement à Paris un million de lignes au détriment de la province et de la postérité. Prends tous les hommes de talent, j’en connais bien deux cent cinquante, marie-les à des femmes comme Hortense, donne-leur à chacun deux cents louis par mois, et les siècles de Périclès, d’Auguste et de Louis XIV ne seront que de la Saint-Jean au prix du nôtre ! »

Il déraisonna sur ce ton jusqu’à deux heures après midi, puis il m’envoya me coucher sans la lettre de recommandation qu’il m’avait promise. Je ne me réveillai que le lendemain à neuf heures.

Il

Cinq ou six jours après cette débauche, je m’avisai qu’il était temps de faire une visite à mon nouvel ami. Son concierge me répondit que M. Étienne n’y était pas, et je laissai ma carte. Je tentai l’aventure une seconde fois, la semaine suivante, et pour plus de sûreté je m’en fus droit chez lui sans rien demander à la porte. Le valet de chambre correct me reconnut, il ne me prit ni pour un créancier ni pour un emprunteur ; cependant il ne put ou ne voulut jamais me dire à quelle heure on trouvait son maître au logis. Tout ce que j’en obtins fut une plume et du papier sur la table de l’antichambre. J’écrivis à l’homme bien gardé, et je le priai amicalement de m’assigner un rendez-vous. La demande resta sans réponse. Un grand mois s’était écoulé depuis notre dîner chez Tattet, lorsqu’un des convives m’arrêta sur le boulevard et me dit « Qu’avez-vous fait d’Étienne ? On vous accuse de l’avoir supprimé ; personne ne l’a revu. »

Je répondis qu’il était invisible aux petits comme aux grands, et que sans doute il se faisait celer pour écrire sans distractions, car sa prose commençait à déborder dans les journaux.

Le fait est qu’il noircit alors plus de papier en trois ou quatre mois que dans l’année la plus féconde de sa vie. Il fit de tout en quantité prodigieuse, et tint plus de place à lui seul que dix auteurs de premier et de second ordre. Tout ce qu’il publia dans cette période d’élucubration fébrile ne fut pas, on le devine, à la hauteur de son nom. Pour une belle page de forme absolument pure et classique, il en laissait aller dix ou quinze au courant de la plume. Les récits, les bluettes et les fantaisies qu’il semait à la volée rayonnaient quelquefois du sourire de l’homme heureux, et montraient plus souvent la grimace du manœuvre surmené. Ses lecteurs assidus, les fidèles qui le suivaient d’une attention bienveillante jusque dans ses écarts excusaient ce dérèglement par la nécessité de vivre ; mais ils sentaient qu’à ce métier le plus grand écrivain du monde doit forcément se gâter la main.

Vers le milieu de mars, je le rencontrai, ou du moins je l’aperçus au Théâtre-Italien. Il se tenait debout à l’entrée de l’orchestre et lorgnait obstinément une loge de face que je n’avais point remarquée. Mon attention s’éveilla, je me mis à chercher le but qu’il visait sans relâche, et je reconnus Mine Bersac en grande toilette, toute rayonnante de diamants. Le gros phénomène rustique était assis à côté d’elle, et le petit monsieur desséché se démenait au second plan. Hortense ne me parut nullement déplacée dans le beau monde de Paris ; je fus presque étonné de voir que sa personne et sa toilette soutenaient les comparaisons les plus écrasantes. Une provinciale à moitié belle et à peu près élégante qui risquerait cette épreuve devant l’homme qu’elle aime serait perdue sans rémission. Étienne semblait fort épris et tout fier d’assister au triomphe de ses amours. Quelques signaux furtifs échangés à distance me prouvèrent qu’on était d’accord, mais que l’on persistait à se cacher des deux grotesques. Un intérêt plus vif que la simple curiosité me portait à demander la suite d’un roman commencé sous mes yeux. J’attirai le regard d’Étienne, il me fit un geste amical suivi d’une pantomime rapide qui indiquait le bien aller, comme on dit en langue de chasse, puis il rentra dans le couloir, et j’eus beau le chercher après le spectacle : les Bersac avaient disparu comme lui.

Les semaines s’écoulèrent, le printemps égaya Paris, on rencontra des voitures de fleurs au détour de toutes les rues ; mais personne n’aperçut Étienne. Il était comme rivé à son bureau, et ne donnait signe de vie que par trois romans-feuilletons qu’il délayait au jour le jour. J’en conclus qu’il avait à cœur de mettre tous ses comptes en règle avant d’épouser Mme Bersac. Les romans qu’il expédiait sous jambe étaient sans doute promis par traités et peut— être payés d’avance. Vers la fin de ruai, les afficher, les annonces et les réclames firent savoir à tous les amateurs que la célèbre collection de M. É…, consistant en tableaux, dessins, gravures, bronzes, marbres, majoliques, armes, tapisseries et meubles anciens, allait être exposée pendant deux jours à l’hôtel des ventes. Quelques naïfs s’attendrirent sur le sort du célèbre écrivain qui avait fait des prodiges de travail sans parvenir à racheter la folie de sa jeunesse, et qui se dépouillait de ses biens les plus chers pour satisfaire d’avides créanciers. Quant à moi, je crus deviner que le mariage était proche, et qu’Étienne, en honnête garçon, se faisait un point d’honneur de payer ses dettes lui-même.

Sa vente attira non-seulement les collectionneurs et les marchands, mais les artistes et les écrivains de tout étage. Étienne seul n’y parut point. Plusieurs personnes remarquèrent à la droite du commissaire-priseur un tout petit vieillard en habit râpé et en cravate blanche. Dans ce gnome mystérieux, qui poussait vivement les enchères et les abandonnait toujours à point, je reconnus l’homme de la Trinité et du Théâtre-Italien, le garde du corps de Mme Bersac. Sa présence et son zèle me prouvèrent deux choses : Hortense s’était déclarée en faveur d’Étienne, et la famille du premier mari, au lieu de rompre en visière à la veuve, prenait en main les intérêts de l’intrus.

Cette dernière révélation ruinait tout simplement mon hypothèse. Si le petit monsieur épousait la cause d’Étienne, les passions, les calculs, le rôle ingrat que je lui avais prêté, toutes les pièces de mon argumentation tombaient à terre. Je me trouvais en présence d’un innocent vieillard, dévoué à Mme Bersac, de son père peut-être ! de son père, que j’avais horriblement jugé sur la foi d’une lettre mal lue et mal comprise ! Ma conscience n’était pas des plus rassurées, et pour comble d’ennui je pensais que le bon Étienne ne pouvait oublier ces propos désobligeants. Il n’était pas de ceux qui aiment à demi ; me pardonnerait-il d’avoir calomnié par passe-temps, dans un stupide jeu d’esprit, une famille qui devenait la sienne ?

A travers les scrupules qui m’obsédaient, les circonstances les plus insignifiantes prirent bientôt une couleur sinistre. Je me persuadai que, si je n’avais pu forcer la porte du grand écrivain, c’est qu’il m’avait personnellement exclu de sa présence ; s’il s’était échappé du Théâtre-Italien avant la fin du spectacle, c’était pour me fuir. La lettre qu’il m’avait promise, je l’attendais toujours ! Tant de froideur après une sympathie si brusquement déclarée !

Plus de doute, mon commentaire ingénieux sur le texte de Mme Bersac me coûtait un ami.

J’en étais là de mes réflexions, quinze ou vingt jours après la vente, quand je reçus par la poste un paquet volumineux. C’était une enveloppe contenant sept lettres d’Étienne, dont une seule à mon adresse, la voici :

« Mon cher ami, je te devais un mot de recommandation, j’ai tardé, je m’exécute et je t’en expédie une demi-douzaine ; tu n’auras rien perdu pour attendre. Hâte-toi de frapper aux bonnes portes ; jamais l’occasion ne fut meilleure, ma retraite fait de la place.

« Oui, les jeunes qui m’accusaient de barrer toutes les avenues vont pouvoir circuler, si tant est qu’ils aient des jambes. J’ai suspendu la plume au croc, le public n’entendra plus parler de moi ; c’est chose dite et jurée ; tu peux en faire part aux amis et aux ennemis.

« Depuis notre dernière et notre première rencontre, j’ai été le plus heureux des hommes et le plus accablé des forçats, j’ai achevé une existence de labeur, commencé une vie d’amour, épuisé plus de soucis et plus de joie qu’il n’en faudrait pour tuer un hercule. Au demeurant, je me porte bien.

« Hortense est la plus belle, la meilleure, la plus angélique des femmes. Béni sois-tu, toi qui l’as devinée du premier coup d’œil ! Nous nous aimons comme on ne s’est jamais aimé sur terre ; si je savais un homme plus follement épris que moi, j’irais lui chercher querelle à l’instant. Après mille traverses dont le récit serait trop long, tout s’est accommodé pour le mieux ; je l’épouse mardi prochain, à… ; c’est sa ville natale. Je ne t’invite pas, ni toi, ni personne ; elle veut que je rompe avec Paris ; il lui faut un Étienne tout neuf, elle l’aura.

« Nous sommes ridiculement riches, j’en ai rougi jusqu’aux oreilles à la lecture du contrat. Ma femme a cent vingt mille francs de rente en usufruit et vingt mille en toute propriété. Tout cela vient du vieux Bersac, de Bersac aîné, comme on l’appelle dans la famille. Cet excellent ami, qui a trépassé en ma faveur, faisait un grand commerce de vins et d’eaux-de-vie ; son souvenir est populaire dans les départements du Sud-Ouest. Mon apport, à moi, se réduit à la propriété de mes livres. Bondidier, qui les exploite, a pris la louable habitude de me donner quatre ou cinq mille écus, bon an, mal an. Ce revenu ne doit plus rien à personne ; ma vente a tout soldé, jusqu’à la corbeille, qui est digne d’Hortense et de moi. Nous avons donc cent cinquante et quelques mille francs de revenu, plus un hôtel en ville et le château de Bellombre, qu’on dit splendide et royalement meublé. Garde ces détails pour toi, ou n’en imprime que ce qui te paraîtra essentiel, au cas où le public témoignerait une curiosité trop vive.

« Je ne t’ai pas encore dit le plus beau de l’affaire : nous tenons un intendant admirable, unique, habile, honnête, parfait, il ne nous coûte rien. Quelle aubaine pour Hortense et pour moi, qui sommes de vrais Hurons en arithmétique ! L’homme providentiel, tu l’as aperçu, mais tu ne l’as point deviné : C’est Bersac jeune, notaire honoraire et malin comme un vieux diable, mais bon diable s’il en fut.. Sa fortune est des plus modestes ; tandis que le grand frère pêchait les millions en vin clairet, Célestin (c’est son nom) courtisait les muses rebelles, imprimait un poème sur Clovis, faisait siffler une tragédie gallo-franque sur un théâtre d’arrondissement, débutait dans les Agamemnons sous une grêle de pommes, essayait un journal légitimiste intitulé le Doigt de Dieu, échouait sur les rives inhospitalières du notariat, petit clerc à trente ans, épousait une paysanne,… tu l’as vue ! et ce sacrifice au-dessus de mes forces et des tiennes était payé dix mille écus tout secs. Il achète une mauvaise étude de canton, prend la clientèle d’assaut, triple la valeur de sa charge et s’enlève à la force du poignet. jusqu’au chef-lieu du département. Là ses mérites en tout genre et sa probité bien connue lui ont concilié l’estime universelle ; on l’aime, on le respecte, il commande à l’opinion. C’est Hortense qui m’a donné ces détails : sa tendresse pour lui n’est pas aveugle, il nous a rudement taquinés durant trois mois ; mais elle rend justice à ses vertus, et jure qu’on ne saurait lui rompre en visière sans ameuter tout le pays.

« Soyons justes ; voilà un homme qui a lutté toute sa vie pour gagner dix mille francs de rente, c’est tout son bien. Il comptait à bon droit sur l’héritage de son frère ; il voit Bersac aîné prendre une jeune femme et lui laisser tous ses revenus après deux ans de mariage. Il y avait un seul moyen de réparer cette injustice : le fils de Célestin est un garçon de mon âge, il commande un bataillon de chasseurs à pied ; mais Hortense se cabre dès les premières ouvertures, elle répond qu’un Bersac lui suffit, qu’un autre serait de trop dans sa’vie : la chère enfant avait déjà rame occupée de ton ami. Célestin, qui n’est pas un sot, devine que sa belle-sœur lui échappera plus tôt que plus tard, et pourtant il ne lui tient pas rigueur ; loin de là, il prend en main les intérêts de la pauvrette, soigne ses baux, améliore ses terres, touche ses rentes, place ses économies connais-tu deux bourgeois assez nobles pour en, faire autant’? Il la suit à Paris et l’observe d’assez près, parce qu’il la sait jeune et confiante ; mais du jour où elle a jeté son dévolu sur un honnête homme de quelque valeur, il l’approuve sans réserve, me tend la main sans rancune, et consacre tout son temps à l’arrangement de mes affaires. Ils m’ont comme adopté, ces Bersac. Croirais-tu que la bonne vieille m’appelle son beau-frère’? Des sentiments de Page d’or !

« Tu me connais un peu, quoique nous n’ayons guère mangé plus d’un gramme de sel ensemble, et tu devines que ces braves gens n’ont pas affaire à un ingrat. Le bonheur ne m’a pas faussé le sens moral, je sens que cette fortune gagnée par le travail d’autrui n’est pas mienne. Il ne tiendrait qu’à moi de manger tout l’héritage ; Bersac me l’a prouvé pièces en main : les trois quarts du capital sont en titres au porteur, et la veuve est formellement dispensée de caution et d’inventaire. Cette confiance nous n’en userons même pas, et je veux transformer en titres nominatifs au profit de ces pauvres diables les valeurs dont Hortense a l’usufruit. Quant à la petite fortune qu’elle possède en toute propriété, nous la gardons pour nos enfants, si tant est qu’il nous en vienne. Ils auront vingt mille francs de rente de leur mère, douze ou quinze mille de mes livres et de mon théâtre, et tout ce que nous aurons épargné pour eux, car je suis homme à liarder par devoir ; mais, si nous mourons sans postérité, j’entends que tout ce qui vient des Bersac retourne aux Bersac ; c’est justice : ni ma femme ni moi nous n’avons de proches parents.

« C’est en ce sens, mon bon, que j’ai fait dresser le contrat par un notaire sûr, qui connaît un peu la famille, mais qui m’a promis le secret. Le pauvre Célestin n’a pas voulu tremper le bout du doigt dans nos conventions, tant sa délicatesse est grande I Juge de sa surprise et de sa reconnaissance lorsqu’il se verra si largement avantagé par un homme dont la conduite et la profession lui faisaient une peur d’enfer !

« Tu n’imagines pas les préjugés saugrenus qui ont cours en province ! Le plus intelligent et le meilleur de ces bourgeois exotiques fait peu de différence entre un Peau-Rouge et un écrivain de Paris. Bersac jeune a laissé voir une stupéfaction naïve en apprenant que je ne buvais pas d’absinthe et que je ne fumais pas nuit et jour. Il me demande sérieusement si les auteurs et les acteurs de la Comédie-Française ne vivent plus pêle-mêle dans le même grenier ? L’autre soir il est venu me trouver en grand mystère, et après un long préambule sur ses sentiments monarchiques et religieux il m’a confessé que sa femme, et ma future, et lui-même, et tous ses amis seraient péniblement affectés, si j’écrivais dans l’Impartial. Il paraît que l’Impartial de mon futur département est une feuille diabolique. J’ai bien ri ; me vois-tu collaborateur de l’Impartial du cru ?

« — Eh ! cher monsieur, lui ai-je dit, j’ai de tous les journaux par-dessus les oreilles, et vous me rendriez un signalé service, si vous me fournissiez le moyen de n’en lire aucun.

« Il m’embrassa sur les deux joues et reprit d’un ton résigné : « Je sais que vos idées et vos croyances sont malheureusement différentes des nôtres ; la royauté que nous rappelons de nos vœux n’a pas vos sympathies ; vos ouvrages, que j’ai tous lus pour apprendre à vous connaître, trahissent en plus d’un endroit la hardiesse du libre penseur.

« — Eh bien ?

« — Eh bien ! ayez pitié de nous, c’est Hortense qui vous en prie. Souvenez-vous de temps en temps que nos illusions nous sont chères, et qu’il serait cruel de les heurter de front.

« — Mais c’est le premier élément des bienséances ! M’avez-vous jamais vu, dans la conversation… ?

« — A Dieu ne plaise ! Vous êtes le mieux appris de tous les hommes ! Je pense seulement aux livres que vous écrirez, mon digne ami, à ces beaux livres, à tous ces livres dont nous serons un peu responsables là-bas, car la famille est solidaire en province, et ces brillants ouvrages que sans doute vous allez

« — Quels ouvrages ? quels livres ? A qui en avez— vous ? N’ai-je donc pas assez produit ? Pensez-vous que je me marie pour continuer ce labeur abrutissant ? Personne ne saura les efforts que j’ai faits, depuis trois mois et plus, pour tirer une dernière mouture de mon sac. Je suis courbatu, épuisé, écœuré. Le peu que j’avais à dire, je l’ai rabâché dix fois pour une : le public se noie dans ma prose. Je lui donne ma démission ; qu’il cherche ses plaisirs ailleurs, qu’il appelle des rieurs moins las et des amuseurs moins ennuyés !

« — Quoi ! vous n’écrirez plus ?

« — Non.

« — Sérieusement, vous ne voulez plus rien mettre sous presse ?

« — Excepté les lettres de part que nous expédierons dans huit jours.

« — Votre parole d’honneur ?

« — Mon cher monsieur, la parole d’un honnête homme est toujours parole d’honneur.

« — J’en prends acte, mon digne ami !

« Que ne puis-je te dessiner les mille grimaces de contentement qui ridaient sa petite figure ? J’ai fait un heureux marché, car, entre nous, je n’attendais qu’une occasion pour donner la littérature au diable. Quand je retourne la tête vers mon passé, je ne vois que sottises en action, en parole et en écriture. Et dire que je me suis cru poussé vers cette ornière par une espèce de vocation ! Mon cher, il n’y a qu’un chemin dans la vie qui ne soit pas un casse— cou, c’est celui où je compte me promener trente ans de suite dans une calèche à huit ressorts avec Hortense. Aimer, être aimé, vivre en joie, lorgner philosophiquement les vices et les ridicules d’autrui, voilà le seul lot enviable. Tu n’en crois rien ? attends. Tu es jeune, l’ergot te démange, tu hérisses la crête en aiguisant ton bec : va, mon bonhomme, jette ton feu ; mais si l’occasion se rencontre à mi-route, fais comme moi, suis l’exemple de celui qui, pouvant devenir un fameux coq de combat, a choisi d’être un coq en pâte.

« Etienne. »

Cette lettre aurait dû me réjouir à plus d’un titre : elle m’ouvrait les portes les mieux closes, elle me rassurait sur les sentiments d’un ami, elle rendait justice à mon diagnostic, elle m’instituait en quelque sorte le légataire spirituel d’un vivant, puisque seul à Paris je pouvais annoncer et commenter la retraite d’Étienne. Cependant j’en fus atterré.

Peu m’importait do le savoir circonvenu et même dépouillé par ce vieux malin de Bersac : les affaires ne sont que les affaires, c’est-à-dire un détail de troisième ordre dans la vie des êtres pensants ; mais qu’un homme d’avenir eût abdiqué son art, soit volontairement par dégoût, toit par faiblesse pour lever les scrupules d’une famille inepte, voilà ce qui me crevait le cœur. Si personne ne lui avait fait une condition de ce renoncement, il était véritablement à plaindre. C’était sans doute la fatigue des derniers mois qui le portait à se croire épuisé ; mais que penser de lui, s’il avait sacrifié l’art aux exigences des Bersac, échangé tous ses droits à la gloire des lentilles de Bellombre ? L’amour même n’excusait qu’à demi la honte d’un tel marché ; je me demandai sérieusement si Étienne déserteur des lettres et traître à son propre talent, méritait encore l’estime.

Le temps et la réflexion me rassurèrent un peu. Comment la veuve s’est-elle éprise du brillant écrivain ? A force de le lire. Puisqu’elle aime ce beau talent, elle ne peut pas sans une contradiction monstrueuse en exiger le sacrifice. Le petit Célestin lui-même, tout marguiller qu’il est, ne doit pas souhaiter qu’un homme comme Étienne se coiffe de l’éteignoir. L’ex-notaire, l’ex-journaliste, l’ex-poétereau, l’ex-Bagotin, a conservé au fond du cœur un certain respect pour les lettres. Et quand même la femme, la famille et la province uniraient tous leurs efforts pour étouffer un esprit supérieur, quand il se prêterait docilement à ce meurtre, est-il maître de rester stérile et de no point produire les chefs— d’œuvre qui sont en lui ? Non, les fruits du génie, comme les fruits du corps humain, éclosent malgré tout lorsqu’ils sont arrivés à terme : livres, enfants, naissent au jour marqué par la nature ; ni l’auteur ni la mère ne sauraient retarder d’une minute cette heureuse fatalité. Les grands hommes blasés qui nous disent : « J’ai le cerveau plein de chefs-d’œuvre, et je tiens la porte fermée, pourraient laisser la porte ouverte impunément.

Je fis publier les détails qu’Étienne m’avait confiés à cet usage, mais je me gardai de répandre le bruit de son abdication. Tout Paris admira le bon goût et l’esprit de cette provinciale qui se donnait le luxe d’enrichir un homme supérieur. Les journaux prophétisèrent que le grand producteur, libre enfin de tout souci, allait se concentrer dans quelques œuvres capitales ; mais la rédaction des lettres de part étonna les confrères et les : mis du marié. En voici la teneur exacte :

« M. Étienne a l’honneur de vous faire part de son mariage avec Mme Hortense de Garennes, veuve de M. Bersac aîné

« M. et Mme Bersac jeune ont l’honneur de vous faire part du mariage de Mme Hortense de Garennes, veuve de M. Bersac aîné, ancien juge au tribunal de commerce, ancien membre du conseil d’arrondissement, leur belle-sœur, avec M. Étienne, propriétaire et rentier en cette ville. »