Etude d'histoire religieuse - Critique des récits sur la vie de Jésus

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Etude d'histoire religieuse - Critique des récits sur la vie de Jésus
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 582-622).
ÉTUDES
D’HISTOIRE RELIGIEUSE

CRITIQUE DES RÉCITS SUR LA VIE DE JÉSUS.


I.

À partir de l’établissement des Juifs en Égypte autour du temple d’Onias, en 150 avant notre ère, il s’est fait dans le monde hellénique une propagande juive qui est allée se développant de plus en plus, en Égypte d’abord, puis en Syrie, puis dans l’Asie grecque, et enfin dans Rome même après la prise de Jérusalem par Pompée. En l’an 22 de notre ère, sous Tibère, cette propagande était devenue assez entreprenante pour inquiéter les pouvoirs publics et pour déterminer le sénat et l’empereur à chasser de la ville et à disperser les judaïsans. Mais, environ vingt ans plus tard, on apprenait qu’il venait de se produire à Antioche une secte de judaïsans qu’on appelait christiens ou hommes du Christ. Dès lors le christianisme était fait, et la propagande juive se transformait en propagande chrétienne[1].

Il y avait longtemps déjà que tout ce qui était juif attendait un Christ ou un Oint (Meschia en hébreu, Christos en grec), qui devait inaugurer ce que les Juifs appelaient le règne de leur Dieu, c’est-à-dire leur règne à eux-mêmes. À force de l’attendre, on finit par croire qu’il avait paru. On sait que la révolution par laquelle l’Iduméen Hérode se substitua à la race sacerdotale et royale des Asmonées, agit fortement en ce sens sur les esprits. On appliqua à cette révolution ce qu’on crut lire dans un verset de la Genèse, que le sceptre ne devait pas sortir de Juda jusqu’à la venue de l’Oint : le sceptre était sorti de Jala ; les temps de l’Oint étaient donc venus. A la mort d’Hérode, il s’éleva de tous côtés en Judée des chefs de bandes qui prirent le titre de roi et probablement aussi le nom d’Oint ou de Christ, quoique Josèphe ne nous le dise pas expressément, parce qu’il évite de propos délibéré un mot qui rappellerait des illusions odieuses à l’autorité romaine. Mais, parmi eux, il faut mettre à part, Judas de Galilée, soit qu’il ait pris le premier ce titre de Christ, soit qu’il y ait attaché un sens nouveau, en faisant prévaloir sur l’idée d’un roi libérateur et glorieux celle d’un missionnaire de Iéhova, prophète et révélateur. En effet, d’un côté, il nous est représenté par Josèphe comme ayant introduit dans Israël une nouvelle doctrine religieuse, dont le trait principal était de ne reconnaître d’autre prince et d’autre maître que le Seigneur ; de l’autre, il a une mention dans le livre des Actes, où on voit que le rabbin Gamaliel rappelle son souvenir comme celui d’un homme qui déjà avait voulu être ce que les disciples de Jésus dirent depuis que celui-ci avait été. L’auteur des Actes évite aussi le mot de Christ; il dit : « qui prétendait être un personnage : λέγων εἶναί τινα ἑαυτόν[2]. »

Plus tard, un homme qui n’avait pas de bandes derrière lui, qui ne combattait point et ne paraît pas avoir prétendu au titre de Christ, n’en a pas moins remué profondément la Judée ; c’est Jean le Baptistès, ainsi nommé en grec de l’immersion dans le Jourdain (βάπτισμα) qu’il imposait à ses disciples[3]. Il paraît être le premier qui ait annoncé l’avènement prochain du royaume de Dieu, non plus comme un événement du monde présent, mais comme la fin de ce monde et l’ouverture d’une nouvelle existence, et il invitait les enfans d’Israël à se préparer à cette régénération par un changement de vie, μετάνοια, et à pratiquer « la piété envers Dieu et la justice envers les hommes » pour mériter la « rémission de leurs péchés, » qui faisaient encore obstacle au bien fait divin. L’eau où il faisait plonger ceux qui venaient à lui (en même temps qu’il leur en versait sans doute aussi sur la tête) était le signe de cette purification des âmes. De tous côtés, des multitudes accouraient vers lui pour recevoir ce baptême. Il était particulièrement populaire par l’âpreté de son zèle, qui s’attaquait hardiment aux puissans. Sa prédication était redoutable pour ces fils d’Hérode, non moins profanes aux yeux des « saints » que l’était leur père, et Josèphe nous dit qu’Hérode Antipas le fit tuer, parce qu’il craignait que de ses discours il ne sortît une révolution. Luc nous dit expressément que les peuples se demandaient si Jean n’était pas le Christ (III, 15), et il paraît bien qu’il passa pour tel après sa mort. Le roman pieux attribué à Clément de Rome et intitulé : les Reconnaissances, nous l’assure : « Parmi les disciples de Jean, ceux qui paraissaient considérables se séparèrent de la foule et prêchèrent que leur maître était le Christ, (I, 54.) » Josèphe, qui s’applique à ne rien laisser paraître de ce qui touche aux idées messianiques, se borne à marquer l’impression profonde que causa sa mort ; il dit qu’un échec qu’Hérode éprouva peu après dans une guerre contre un roi arabe, son voisin, parut un châtiment de Dieu, qui le frappait pour ce crime. Mais si, après la mort de Jean, on s’est mis à croire qu’il pouvait bien être le Christ ou Messie, on était amené nécessairement par là à l’idée que le Christ, au lieu de régner, ou plutôt avant de régner, pouvait bien souffrir et mourir, sauf à se relever du tombeau quand serait venue l’heure de son règne. C’est peut-être ainsi que s’est répandue l’interprétation qui appliquait au Christ le chapitre d’Isaïe sur la passion d’Israël.

Cependant il semble que cette imagination, trop nouvelle encore, n’ait pu se fixer sur Jean, et se soit transportée sur Jésus, sur celui au sujet de qui un évangile fait dire à Hérode : « Celui-là est Jean, qui s’est relevé d’entre les morts. » (Matth., XIV, 2.) Alors les disciples de Jésus regardèrent Jean comme un simple précurseur de leur maître ; en suivant cette idée, ils imaginèrent que Jean lui-même avait ainsi parlé, et qu’il annonçait la venue « d’un plus fort que lui[4]. » Cela ne peut évidemment être accepté. Je crois même que, dans la vérité historique, Jean a fait en Judée une plus grande figure que Jésus, et qu’il est l’auteur réel de la révolution religieuse dont Jésus a eu l’honneur. La manière dont Josèphe, dans son Histoire, s’arrête à parler de lui suffirait pour témoigner de son importance (Antiq., XVIII, V, 2) ; mais les Évangiles mêmes laissent échapper à son sujet des expressions très singulières : « Je vous le dis en vérité, il ne s’est jamais levé parmi les fils des femmes un plus grand que Jean. » (Math., IX, 11). Et encore : « La loi et les prophètes, jusques à Jean, et depuis lors, la bonne nouvelle du royaume de Dieu. » (Luc, XVI, 16). Et Tertullien commentait ainsi ces paroles si fortes : « Nous savons bien que Jean a été établi pour être la limite entre le passé et l’avenir, de façon qu’en lui le judaïsme finit et le christianisme commence. » (Contre Marcion, IV. 33.) Il semble, d’après un passage d’ailleurs obscur du livre des Actes (XIX, 3), que le célèbre Apollos d’Alexandrie, celui qui prêchait « la bonne nouvelle » à Éphèse et à Corinthe en même temps que Paul, et en concurrence, sinon en rivalité avec lui (I Cor., I, 12 ; III, 4, etc.), était un joannite plutôt que ce que nous appelons un chrétien[5].

Enfin le culte même que l’église rend à Jean le Baptiste garde la trace de cette situation à part, puisqu’il est le seul entre tous les saints (avec la mère de Jésus) dont elle célèbre non pas seulement la mort, mais aussi la naissance ; la fête qu’on appelle par excellence la Saint-Jean est celle de sa nativité. Et cette fête était d’une antiquité immémoriale, au témoignage d’Augustin. On l’a donc traité comme le Christ lui-même, si ce n’est qu’on fête l’un au solstice d’été et l’autre au solstice d’hiver.

Jésus cependant est demeuré définitivement le Christ unique, et c’est à lui que s’est attachée la foi de ceux qui se sont appelés les chrétiens ou les hommes du Christ. L’étude des origines du christianisme vient donc aboutir à l’étude de la vie de Jésus. Mais rien n’est plus difficile à faire que cette étude. Car nous n’avons aucun renseignement sur la vie de Jésus en dehors des quatre Évangiles, comme on les appelle, et les évangiles sont de bien pauvres documens[6]. D’abord ils sont venus très tard, car ils sont certainement postérieurs à la prise de Jérusalem par Titus ; on ne peut donc supposer moins de quarante années entre la date de la mort de Jésus et celle du plus ancien évangile. Ensuite, ils sont écrits en grec, et par conséquent pour des pays étrangers à ceux où Jésus a vécu, loin de tout témoin de sa vie et de tout contrôle.

Rapprochés les uns des autres, les quatre Évangiles ne s’accordent pas entre eux, et leur désaccord obstiné a cruellement embarrassé les croyans. Il n’y a pas un seul récit, je dis rigoureusement pas un seul, qui soit présenté dans les quatre Évangiles de la même manière, et le plus souvent les différences sont telles entre les différentes versions, qu’il est impossible de les concilier et qu’il fait sacrifier Tune à l’autre. Le fameux Examen critique de la vie de Jésus, par Strauss, est rempli par la discussion de ces divergences, poursuivies jusque dans le moindre détail, de manière que pas une phrase ne subsiste inattaquable. L’effet de cette discussion a été terrible, et l’orthodoxie en est demeurée absolument déconcertée. Je ne connais en effet qu’un moyen, pour les croyans, de se dérober à cette impression, c’est de ne pas lire le livre : il n’est pas possible d’y répondre sérieusement point par point.

Si au contraire on se met en dehors de l’orthodoxie, cette critique perd de son importance, puisqu’il n’y a rien de plus ordinaire que des variations et des contradictions dans des récits humains. Cependant elles sont ici à la fois tellement marquées et tellement multipliées, que les doutes qu’elles soulèvent vont au-delà de ceux que la plupart des histoires suggèrent. Nous avons ainsi l’impression, non plus que la vérité primitive a été altérée, mais que le plus souvent il manque au récit un fond de vérité primitive et que l’imagination a tout fait.

Enfin aucun de ces livres ne présente les caractères d’un récit suivi. Ce sont des scènes détachées, qui ne tiennent les unes aux autres par aucun lien ; on s’y propose d’édifier le lecteur, nullement de le renseigner. Les indications chronologiques y sont en très petit nombre, et nullement sûres. À l’exception des noms de douze, rien n’est plus rare qu’un nom propre dans ces récits et c’est assez pour montrer combien ils ressemblent peu à de l’histoire. Jésus les traverse comme une apparition plutôt qu’il n’y figure comme vin homme réel qui a des amis et des ennemis des maîtres, des camarades, des projets et des aventures. Il a prêché une fois ; une autre fois il a guéri ; il a fait une autre fois l’un et l’autre, sans qu’on nous marque le plus souvent ni quand ni où. Voilà à peu près tout ce qu’on nous dit : ce n’est pas là une histoire[7].

il existe, il est vrai, des Lettres de Paul, notablement plus anciennes que les Évangiles et plus voisines de Jésus. Mais ces quatre courts morceaux, car il n’y en a pas davantage qui soient authentiques[8], et ce sont les seuls écrits authentiques du Nouveau-Testament, ne nous apprennent rien sur le maître que Paul n’avait pas connu. Aussi demeure-t-on bien étonné, quand on a étudié le Nouveau-Testament pour s’éclairer sur la personne de Jésus, de la vanité de cette étude et de la profonde ignorance où l’on aboutit. Mais il faut entrer plus avant dans le sujet et examiner quelle foi nous pouvons ajouter aux témoignages que les évangiles nous apportent sur la vie et sur la personne de Jésus.

La critique a reconnu que le plus ancien des quatre Évangiles est celui qui vient le second dans nos recueils, sous le nom de Marc, et qui est le plus court et le plus simple. C’est donc à celui-là que nous devrons nous adresser de préférence pour chercher la vérité sur Jésus ; mais celui-là même nous fournit bien peu de chose.

II.

Et d’abord la première obligation que nous fait le principe rationaliste qui est le fondement de toute critique est d’écarter de la vie de Jésus le surnaturel. Cela emporte d’un seul coup, dans les Évangiles, ce que nous appelons les miracles[9].

Des paralytiques et des lépreux instantanément guéris; des sourds, des muets, des aveugles-nés, qui recouvrent tout à coup l’ouïe, la parole ou la vue par un attouchement ou par un mot de Jésus, il est clair qu’il n’y a là aucune réalité. Non-seulement Jésus n’a jamais rien fait de pareil, mais j’ajoute hardiment qu’on n’a pas pu dire, qu’on n’a pas pu croire cela de son vivant. Ce n’est qu’à distance et longtemps après qu’on a imaginé de pareilles choses.

Quand la critique refuse de croire à des récits de miracles, elle n’a pas besoin d’apporter des preuves à l’appui de sa négation : ce qu’on raconte est faux, simplement parce que ce qu’on raconte n’a pas pu être. Mais il reste à la critique une obligation, celle de rechercher comment on en est venu à croire ces miracles. C’est ce qui n’est pas très difficile à dire dans le cas présent : on a cru que Jésus avait fait des miracles parce qu’on a cru que Jésus était le Christ, et qu’on croyait que le Christ devait faire des miracles.

Il est dit, en effet, dans Isaïe, XXXV, 5, qu’au temps marqué par Iéhova pour le salut de son peuple « les yeux des aveugles s’ouvriront et les oreilles des sourds se déboucheront ; le boiteux bondira comme un cerf, et la langue du muet chantera. » Et ailleurs, XXVI, 19, s’adressant à Iéhova lui-même, le prophète s’écrie : « Les morts vivront, les cadavres se relèveront. » Ce ne sont là dans le poète que des figures, qui expriment vivement le grand réveil d’Israël, si longtemps anéanti. Plus tard on les a prises à la lettre et on y a vu les signes de la venue du Christ ou Messie.

Dès lors, ceux qui crurent, après la mort de Jésus, que le Christ était venu et que c’était lui, crurent nécessairement aussi que les signes annoncés avaient dû se produire et, par conséquent, qu’ils s’étaient produits. La vue avait été rendue aux aveugles, l’ouïe aux sourds et ainsi du reste. L’imagination émue construit d’elle-même une espèce de syllogisme: il devait faire cela, il l’a donc fait. Et l’évangile qui porte le nom de Matthieu s’exprime d’une manière qui trahit, pour ainsi dire, ce travail qui s’est fait dans les esprits. Il suppose que Jean le Baptiste envoie demander à Jésus si c’est vraiment lui qui est le Christ, et Jésus répond : « Allez dire à Jean ce que vous apprenez et ce que vous voyez. Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont nettoyés de leur lèpre, les sourds entendent, les morts se relèvent, et la bonne nouvelle est annoncée aux humbles; » c’est-à-dire : Vous le voyez bien, les paroles d’Isaïe s’accomplissent[10]. J’imagine que ce n’est pas entre Jésus et Jean, en réalité, que s’est passé ce dialogue, mais entre ceux qui croyaient à Jésus et ceux qu’ils voulaient amener à croire.

Ce qui aidait à la croyance, c’est qu’en ce temps-là il se faisait véritablement beaucoup de miracles, non pas de l’espèce de ceux que je viens de dire, miracles impossibles, qui ne se voient en aucun temps, mais des guérisons d’un caractère particulier, qui sont celles qu’on désignait par l’expression « chasser les démons. » On attribuait alors au démon diverses maladies nerveuses, consistant en des troubles de la sensibilité, troubles sur lesquels l’imagination pouvait agir quelquefois. Il y avait des hommes qui, par certains dons de leur nature, par leurs discours, leurs gestes, leur aspect, exerçaient une influence marquée sur ces sortes de malades et les soulageaient; on disait qu’ils chassaient les démons que ces malades avaient en eux[11]. Il semble que Jésus avait ce don à un haut degré, et c’était, avec ses prédications, ce qui frappait le plus en lui, de sorte que le plus ancien évangile semble exprimer sa mission tout entière par ces deux choses : «Il allait prêchant dans les synagogues... et chassant les démons. » (I, 39.)

On peut donc admettre que Jésus a fait des miracles en ce sens-là, de ces miracles possibles, et cela a pu conduire à lui en attribuer d’impossibles. Mais même dans cet ordre d’idées, nous ne sommes pas tenus de croire à toutes les guérirons qu’on nous raconte ni à la façon dont on les raconte, quand ce qu’on nous dit est par trop invraisemblable, ou même purement absurde, comme le miracle des deux mille cochons (V, 2-20). Il n’y a pas eu de surnaturel dans la vie de Jésus; il a pu y avoir quelquefois l’illusion du surnaturel.

Pour ce qui est des circonstances merveilleuses dont on a entouré la naissance même de Jésus, qu’il a été conçu de l’Esprit saint, que sa mère l’a enfanté étant vierge, qu’une étoile a conduit vers lui les mages, etc., nous n’avons à en tenir aucun compte. On ne lit d’ailleurs absolument rien de tout cela dans le plus ancien évangile; ces imaginations sont venues plus tard.

De même que Jésus n’a pas fait de miracles, il n’a pas fait de prophéties; car une prophétie est un miracle. Il n’a pu prédire la prise de Jérusalem ni la destruction du temple. Il n’a pas davantage prédit sa mort (j’entends parler d’une prédiction précise et circonstanciée) et encore moins sa résurrection. Les récits à ce sujet n’ont aucune valeur historique, non plus que celui de la résurrection elle-même.

Il y a d’autres prédictions dans les Évangiles, qui, à mon avis, si on les attribue à Jésus, ne seront pas moins merveilleuses que celles-là, mais qui ne le paraîtront pas autant à tout le monde, Ainsi Jésus annonce que ses disciples souffriront des persécutions (X, 30); qu’on les livrera aux chambres de justice et qu’on les fouettera dans les synagogues (XIII, 9), et qu’ils auront à comparaître devant les gouverneurs et les rois à cause de lui; il annonce aussi que la bonne nouvelle sera prêchée à toutes les nations (XIII, 10). Je crois que Jésus n’a pu prédire ni prévoir tout cela; car il résulte également du silence des Évangiles et du récit du livre des Actes, que de son vivant ses disciples n’étaient qu’une poignée d’hommes qui ne comptaient pas et dont personne ne s’occupait, et de telles prévisions me paraîtraient tout à fait surnaturelles; mais, je le répète, tout le monde n’en jugerait peut-être pas ainsi. J’écarte donc pour le moment cet ordre de considérations, auquel je reviendrai plus tard.

Après avoir effacé des récits évangéliques le surnaturel, on pourrait croire que rien n’empêche d’accepter le reste; mais en y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’on ne peut s’en rapporter à leur témoignage, même sur les faits qui n’ont rien de merveilleux. Je ne connais qu’un seul de ces faits qui soit absolument incontestable, c’est que Jésus a été mis en croix par l’ordre du procurateur Pontius Pilatus; mais, à l’exception de ce fait unique, je ne crois pas qu’on ait produit au sujet de Jésus une allégation qui ne soit sujette à des doutes très graves, même parmi celles qui portent sur les points les plus importans. Ainsi on admet universellement, sur la foi des récits évangéliques, les propositions suivantes :

Que Jésus prétendait être le Christ et qu’il s’est donné pour tel;

Qu’il a été supplicié à la suite d’une condamnation solennelle prononcée par le synédrion assemble et dont le procurateur Pilatus s’est fait l’exécuteur:

Jésus, si on en croit les évangiles, a prêché que Dieu réprouvait désormais les Juifs et le judaïsme, que son peuple n’était plus son peuple et que l’héritage d’Israël était transporté aux Gentils. Jésus avait soulevé surtout contre lui les pharisiens, qu’il décriait dans l’esprit des peuples.

Eh bien ! il n’y a pas une de ces propositions, si on les soumet à un examen attentif, qui ne doive être tenue, sinon pour fausse, au moins pour douteuse. C’est ce qu’on va voir en les étudiant successivement.


III.

Je commence par indiquer, dans le plus ancien évangile, les passages qui sont dans le sens de la tradition reçue. Il y en a où Jésus se laisse donner le nom de Christ[12]; d’autres où il se désigne ainsi lui-même[13]. Enfin on nous raconte que, traduit devant le conseil des Juifs, il déclare hautement et solennellement, en face du grand prêtre, qu’il est le Christ. Rien n’est plus formel que ces témoignages, mais sont-ils croyables?

On voit tout d’abord qu’ils n’ont pas pour eux la vraisemblance : comme tout le monde entendait alors par un Christ un chef libérateur et restaurateur d’Israël, il semble bien qu’en dehors d’une insurrection, personne ne pouvait oser prendre un tel titre. Mais le texte même de l’évangile nous fournit assez de raisons de croire qu’il ne l’a pas pris en effet. Quand il demande aux siens : « Et vous, que dites-vous de moi? » et que Pierre lui répond : « C’est toi qui es le Christ; » l’évangile ajoute aussitôt : « Et il leur défendit sévèrement de s’expliquer là-dessus avec personne. » Il fait la même défense aux démons, c’est-à-dire aux malades, par la bouche de qui les démons étaient censés parler[14]. Ces défenses sont inconciliables avec les versets dans lesquels Jésus parle en Christ, ou tout au moins avec ceux où il parle ainsi publiquement, comme II, 10 ; car si Jésus défendait de dire qu’il était le Christ, il eût été absurde qu’il trahît lui-même cet incognito en face des Juifs. Mais voici un passage fort remarquable : « Après la prétendue aventure miraculeuse de la métamorphose (en latin, la transfiguration), comme Pierre, Jacques et Jean, qui en ont été les seuls témoins, descendent avec lui de la montagne, l’évangile dit qu’il leur enjoint de ne raconter à personne ce qu’ils ont vu, jusqu’à ce que le Fils de l’homme se soit relevé d’entre les morts (IX, 8). » Tout esprit critique jugera que l’écrivain qui s’exprime ainsi a conscience que, du vivant de Jésus, personne n’avait entendu parler d’une pareille scène. On doit croire également, d’une manière plus générale, que si Jésus dans l’évangile répète si souvent la défense de dire à personne qu’il est le Christ, c’est que l’auteur a conscience que, du vivant de Jésus, personne ne l’avait entendu dire, et qu’en réalité cela ne s’est dit qu’après sa mort. Reste à m’expliquer sur le récit du chapitre XIV, dont je vais donner d’abord la traduction (65-65) :

« Les grands-prêtres et tout le synédrion[15] cherchaient un témoignage contre Jésus pour le faire mettre à mort et n’en trouvaient point. Car plusieurs portaient contre lui de faux témoignages, mais ces témoignages n’étaient pas pertinens. Quelques-uns se levèrent et portèrent faux témoignage contre lui, disant : « Nous, qui parlons, nous lui avons entendu dire : « Je détruirai, moi, ce sanctuaire fait de main d’homme, et en trois jours j’en construirai un autre qui ne sera pas de main d’homme[16]. » Et leur témoignage n’était pas encore pertinent. Alors le grand-prêtre se leva au milieu de l’assemblée et demanda à Jésus : « Tu ne réponds rien à ce que ces hommes témoignent contre toi ? » Et il se taisait et ne répondait pas. Le grand-prêtre reprit la parole et lui demanda : « Est-ce toi qui es le Christ, le Fils du Béni ? » Et Jésus dit : « C’est moi, et vous verrez le fils de l’homme assis à la droite de la Vertu[17] et venant sur les nuées du ciel. » Et le grand-prêtre, déchirant ses vêtemens, dit : « Qu’avons-nous encore besoin de témoins ? Vous avez entendu le blasphème ; que vous en semble ? » Et tous prononcèrent qu’il avait encouru la peine de mort. Et quelques-uns se mirent à cracher sur lui, à lui couvrir le visage et à le frapper, en lui disant : « Devine (προφήτευσον), » et les valets l’accablaient de coups[18]. » Un peu plus loin, quand il a été amené devant Pilatus, celui-ci lui dit à son tour : « Est-ce toi qui es le roi des Juifs?» (Le Christ ou le roi des Juifs, pour un Romain c’est la même chose.) Jésus répond : « C’est toi qui le dis. » Et, sans doute d’après cette réponse, on ajoute que Pilatus, quand il ordonne qu’on le mette en croix, fait écrire au-dessus de sa tête ces mots : « Le roi des Juifs, » comme exprimant le motif de sa condamnation.

Il n’y a rien de plus formel que ces déclarations de Jésus, surtout celle qu’il adresse au grand-prêtre; mais le récit lui-même est invraisemblable au plus haut degré. La question du grand-prêtre est absurde : il pouvait bien demander à Jésus : « Est-il vrai que tu prétends être le Christ? » il n’a pas pu lui dire : « Est-ce toi qui es le Christ? » La réponse n’est pas moins extraordinaire : jamais, dans aucun procès réel, un accusé n’a répondu à ses juges sur ce ton-là. Les derniers versets donnent une étrange idée de la police d’une audience du sanhédrin. Il est visible que toute cette narration a la naïveté enfantine d’une légende populaire, non le caractère d’une histoire sérieuse. Mais je prie qu’on fasse particulièrement attention à la manière dont est introduite la question du grand-prêtre. « C’est, dit le texte, qu’on cherchait en vain contre Jésus des témoignages et qu’on n’en trouvait pas. « C’est-à-dire qu’il ne se trouvait pas deux témoins qui vinssent déposer que Jésus se donnât pour être le Christ, et il a fallu le lui faire dire à lui-même. Il me semble qu’il n’en faut pas davantage pour conclure qu’en effet Jésus n’a jamais dit qu’il fût le Christ.

J’ose ajouter que non-seulement la manière dont on nous raconte la comparution de Jésus devant le synédrion est suspecte, mais encore que probablement Jésus n’a pas comparu devant le synédrion : c’est ce que j’expliquerai tout à l’heure. Je m’en tiens pour le moment à ce point, que Jésus ne s’est pas donné pour être le Christ.

Mais lorsqu’enfin cette croyance, que Jésus était le Christ, est devenue la foi de toute une église, il était inévitable qu’on supposât que la révélation de ce grand mystère lui était quelquefois échappée pendant sa vie. De là les passages que nous lisons aujourd’hui dans les Évangiles. Il est remarquable d’ailleurs que, dans ces passages mêmes, on ne lui met presque jamais dans la bouche le nom de Christ ; on lui fait dire d’ordinaire « le Fils de l’homme, » une expression qui vient de Daniel, et que j’ai expliquée ailleurs[19], expression discrète et obscure, qui semble avoir été mise en usage pour ne pas offenser les Romains, tout en parlant de celui que les Juifs attendaient alors. Les Évangiles montrent que cette expression était entendue de tous à cette époque. Peut-être que d’autres s’en étaient servis déjà avant le temps de Jésus, Jean le Baptiste, par exemple. Nous n’avons aucun témoignage à ce sujet[20].


IV.

On a vu déjà combien le récit de la comparution de Jésus devant le synédrion, dans le plus ancien évangile, est peu vraisemblable; la suite de ce récit n’étonne pas moins. Après que ce conseil suprême de la nation juive a prononcé la sentence de mort, voici que le lendemain matin grands-prêtres, docteurs, anciens, se transportent devant Pilatus et qu’ils lui remettent le condamné, devenant accusateurs au lieu des juges. Pilatus d’ailleurs n’a pas l’air de faire la moindre attention aux accusations du synédrion, et comme le peuple qui entoure le tribunal veut obtenir, selon la coutume, à l’occasion de la Pâque, la grâce d’un prisonnier, Pilatus lui offre de mettre en liberté Jésus. Mais le peuple, « excité par les prêtres, » réclame de préférence Barabbas. Pilatus alors demandant ce qu’on veut donc qu’il fasse de Jésus, tous crient qu’on le mette en croix, et le procurateur y souscrit. Il n’est plus question des grands prêtres, des docteurs et des anciens.

Tout cela est fort extraordinaire, et on sent bien que les choses n’ont pu se passer ainsi. On ne comprend même pas que ces juges sacrés, après avoir condamné Jésus solennellement comme ayant blasphémé Dieu même, viennent en corps au pied du tribunal de l’officier romain, au milieu du tapage de la foule, le prier d’exécuter leur condamné, au risque d’être dédaigneusement éconduits par le mépris du procurateur ou par le caprice d’une populace.

On ne comprend pas mieux la conduite du procurateur que celle des membres du synédrion. Jésus s’avoue roi des Juifs devant le représentant de l’empereur, et celui-ci ne s’en émeut pas. Il parle comme si l’affaire ne le regardait en rien et était purement une affaire juive. Il prend même parti pour l’accusé ; il s’intéresse à sa défense; il s’obstine à vouloir le mettre en liberté, et aux cris des Juifs qui s’y opposent il répond : « Mais qu’est-ce qu’il a fait de mal? » comme si, aux yeux d’un procurateur romain, on pouvait faire pis que de prétendre être le Christ? Tout cela est absurde ; il n’y a pas d’autre mot à employer.

Et pourtant, si on passe du plus ancien évangile à ceux qui suivent, l’absurdité va encore s’exagérant. Dans Matthieu, la femme du procurateur lui envoie un message pour le presser de ne rien faire contre ce « juste, » et Pilatus ayant encore une fois essayé de le sauver, mais ne pouvant résister aux cris du peuple, se fait apporter de l’eau et se lave les mains devant la foule en disant: « Je suis innocent du sang de ce juste (car il l’appelle aussi comme cela); à vous d’en répondre. Et tout le peuple crie: « Son sang sur nous et sur nos enfans ! » Voilà un étrange procurateur, et il est clair que nous sommes encore là en pleine légende.

Il est facile de s’expliquer comment cette légende s’est formée. Il faut se rappeler que les Évangiles n’ont été écrits qu’après la destruction de Jérusalem et de l’état juif. Les Juifs donc étant abattus et méprisés, et Rome victorieuse et toute-puissante, ce devait être la politique des chrétiens, et même simplement leur instinct, de représenter Jésus comme ayant été la victime des Juifs, et de faire croire qu’il n’avait en rien offensé l’autorité romaine, qui au contraire lui était plutôt favorable et ne l’avait frappé que malgré elle. Aussi bien les Juifs, dans les derniers temps, avaient persécuté les chrétiens et s’en étaient fait détester. Ceux-ci se figuraient volontiers que ceux dont ils étaient haïs avaient également haï leur maître, et de même que les disciples de Jean le Baptiste, on l’a vu plus haut, expliquaient par le meurtre de Jean les revers d’Hérode, ils imaginèrent que la mort de Jésus était la cause des malheurs des Juifs. De là cette exclamation dans Matthieu : — « Son sang sur nous et sur nos enfans ! » qui ne pouvait, au temps de Jésus, venir à la pensée de personne, mais qui prenait, après la destruction de Jérusalem, le caractère d’une sombre et terrible prophétie.

Revenons à la réalité et à l’histoire. Elle est dans ces simples mots de Tacite sur les chrétiens (Ann., XV, 44) : « Celui qui leur a donné son nom, Christ, sous l’empire de Tibère, et par l’ordre du procurateur Pontius Pilatus, avait subi le dernier supplice. Étouffée ainsi pour un temps, cette abominable superstition s’était déchaînée de nouveau, etc. » Ce sont les Romains qui ont tué Jésus, parce que ses prédications fanatisaient la foule en Galilée et même à Jérusalem, et faisaient craindre une émotion populaire. Et il est probable que les autorités juives n’eurent d’autre part à sa mort que celle de le désavouer et de le livrer aux Romains, pour n’être pas elles-mêmes compromise.

Ainsi se trouve résolue une difficulté qui de tout temps a embarrassé ceux qui lisaient les Évangiles. On se demandait comment il pouvait se faire que le synédrion, après avoir condamné Jésus comme blasphémateur d’après la loi, n’eût pas prononcé contre lui la peine que la loi prononce, c’est-à-dire la lapidation. (Lévit., XXIV, 16.) Il n’y a plus de difficulté si Jésus a été frappé par l’autorité romaine, non comme transgresseur de la loi juive, mais comme un homme qui troublait l’ordre établi, et si les autorités juives n’ont fait que le livrer à la justice du procurateur.

Il est à remarquer que le récit du quatrième évangile diffère très sensiblement des trois autres en ce qui regarde la procédure contre Jésus. Dans cet évangile, le synédrion ne s’assemble pas et ne prononce pas de sentence. Jésus arrêté est conduit devant Anna (ou Hanau), un des grande-prêtres, beau-père du véritable grand-prêtre Caïphe, qui lui fait subir un simple interrogatoire (XVIII, 19), puis l’envoie devant Caïphe. De là, sans qu’il soit dit que Caïphe se soit occupé de lui le moins du monde, ceux qui l’ont arrêté le conduisent devant Pilatus, de sorte que le synédrion n’est pas en scène un seul instant.

En citant le quatrième évangile, je ne prétends pas qu’il soit par lui-même un meilleur témoin que les trois premiers ; bien au contraire : c’est un livre beaucoup plus récent que les autres et qui n’a pas d’autorité historique. Mais l’auteur, moins naïf apparemment que les anciens évangélistes, a présenté les choses d’une manière plus raisonnable, sinon plus exacte, et peut-être aussi avait-il sous les yeux des récits d’autre origine que les nôtres et plus approchans de la vérité. La valeur du récit de Jean est pour moi principalement négative : elle nous met à l’aise pour ne pas accepter ceux des autres évangélistes, et ne pas tenir pour avéré, sur leur parole, que Jésus ait été jugé et condamné par le synédrion assemblé.

Le quatrième évangile n’en représente pas moins les Juifs comme acharnés contre Jésus, et arrachant, pour ainsi dire, sa mort à Pilate. J’ai dit comment les chrétiens avaient été amenés à se figurer ainsi les choses. Mais un autre passage du même évangile est en contradiction avec ces idées et conforme, je crois, à la vérité : « Si nous laissons faire ainsi cet homme, tous croiront en lui, et les Romains viendront et détruiront le lieu sacré et la nation… Et Caïphe dit : Il nous est bon qu’un homme meure à la place du peuple, et que la nation entière ne périsse pas. » (XI, 48-50.)

Je ne crois pas, bien entendu, que Caïphe ait prophétisé en effet la destruction de la ville sainte, et lu si clairement dans l’avenir ; mais je crois volontiers que les grands-prêtres ne se sont déclarés contre Jésus que parce que Jésus inquiétait la police romaine, et par là constituait pour eux-mêmes un danger.

Dans l’examen de cette question, on cherche d’abord, pour la décider, un témoignage de Paul ; mais on ne trouve rien qu’un passage de la première épître à ceux de Corinthe, où Paul dit que la sagesse qu’il prêche « n’est pas celle de ce monde, ni des autorités de ce monde, » mais celle de Dieu, et que cette sagesse, « personne parmi les autorités de ce monde ne l’a connue, car s’ils l’avaient connue, ils n’auraient pas mis en croix le Seigneur. » (II, 8.) Parle-t-il des autorités romaines, ou des autorités juives, il les enveloppe peut-être les unes avec les autres dans ces paroles ; mais quand il n’aurait en vue que les grands-prêtres et les docteurs, ce verset s’appliquera toujours aussi bien à la tradition suivie par le quatrième évangile qu’au récit des trois premiers ; car c’était bien mettre en croix Jésus que de le livrer pour le supplice. Et ce passage est le seul, dans les épîtres authentiques, qui se rapporte à la condamnation de Jésus[21].

Cependant si la critique rejette l’idée d’un procès fait par les Juifs à Jésus et de sa comparution devant le synédrion, elle est tenue d’expliquer comment cette idée a pu se produire et se répandre. Et la chose s’explique en effet, si je ne me trompe, par un autre procès qui a eu lieu environ trente ans après la mort de Jésus. Il y avait alors à Jérusalem des novateurs (qui n’étaient autres que des sectateurs du Christ de Nazareth, et parmi lesquels se trouvait, dit-on, Jacques son frère) ; ils furent accusés d’avoir « transgressé la loi. » Ils furent jugés par le synédrion, sur l’ordre du grand-prêtre Hanan, et solennellement condamnés ; ils moururent du supplice prononcé par la loi, c’est-à-dire la lapidation. (Josèphe, Antiq., XX, IX, 1.) La secte alors commençait à paraître, du moins aux yeux d’un grand-prêtre sadducéen, c’est-à-dire très hostile aux nouveautés, assez dangereuse et assez menaçante pour qu’il la condamnât avec éclat. Plus tard, on se figura naturellement que le frère de Jésus ayant été puni par le synédrion, Jésus lui-même avait dû être frappé ainsi.

Il est vrai, que dans cette occasion, le procurateur Albinus trouva mauvais que le grand-prêtre eût convoqué le synédrion sans son aveu[22], et il le fit destituer par Hérode Agrippa, que les Romains avaient établi roi à Jérusalem. C’est peut-être le souvenir de cet acte d’autorité qui fait que le quatrième évangile représente les Juifs répondant à Pilatus, qui leur dit de juger eux-mêmes Jésus : « Nous n’avons pas le droit de mettre à mort. » (XVIII, 31.) Mais je crois qu’il ne se figure que d’une manière confuse et inexacte les rapports entre les autorités juives et les Romains. Le récit de Josèphe suppose que les Juifs ne pouvaient pas faire juger pour crime capital un des leurs, c’est-à-dire un sujet romain, sans l’agrément du procurateur, et cela se comprend à merveille : il leur fallait donc sa permission pour convoquer le synédrion. Mais une fois cette permission donnée et le tribunal convoqué, il jugeait dès lors souverainement et faisait librement exécuter sa sentence : ce n’est pas sur la condamnation ni sur l’exécution que porte la protestation d’Albinus. Et certainement il ne se passait en pareil cas rien de semblable aux scènes indécentes où les évangélistes font figurer ces juges suprêmes au pied du tribunal de Pilatus.

On a cru trouver dans un passage du Talmud un témoignage qui confirmerait la supposition d’un procès fait à Jésus devant le synédrion et dans les formes. Mais il a été reconnu que ce passage ne se rapporte pas à Jésus, et ne lui a été appliqué que par une évidente altération, qui date sans doute d’un temps où la tradition des Évangiles s’était accréditée jusque chez les Juifs[23].

Enfin ce qui achève de faire croire que Jésus n’a pas été condamné par le synédrion juif en vertu de la loi juive, c’est qu’on ne voit rien dans les Évangiles qui indique qu’il ait jamais transgressé la loi. Il en a observé fidèlement tous les préceptes; car ses paroles au sujet du sabbat n’attaquent jamais la loi elle-même; il n’en veut qu’à une certaine observance superstitieuse du sabbat qu’il n’était pas le seul à combattre. Des docteurs de la loi disaient : « Le sabbat a été fait pour toi, et non pas toi pour le sabbat. » Et même : « Fais du sabbat un jour ordinaire, plutôt que d’avoir besoin de recourir à autrui[24]. » Il était bon Juif au point de traiter de chiens les infidèles et de faire un détour pour aller de Galilée en Judée par la rive gauche du Jourdain, afin sans doute de ne pas passer par la terre maudite de Samarie. Pour expliquer sa condamnation, il a fallu supposer qu’il avait osé déclarer, devant le tribunal et le grand-prêtre, qu’il était le Fils de Dieu, étrange accusé qui attend pour tenir ce langage, qu’il n’avait jamais tenu jusque-là, qu’il soit en face de ses juges, tout prêts à l’envoyer au supplice. On voit assez qu’il est impossible de croire que Jésus ait parlé ainsi. Au contraire, aux yeux de l’autorité romaine, toute la prédication de Jésus était coupable. Annoncer « que les temps étaient accomplis et que le règne de Dieu approchait, » c’était, en langage Juif, annoncer la chute de la domination romaine, l’affranchissement et la restauration d’Israël par celui que Jésus appelait « le Fils de l’homme. » Quels sentimens entretenait-on ainsi dans l’âme des peuples à l’égard d’un gouvernement condamné d’en haut et prêt à s’évanouir ? Les évangiles, au milieu de leur réserve, laissent échapper des mots graves. Dans le troisième, les Juifs reprochent explicitement à Jésus de « détourner la nation et de l’empêcher de payer le tribut à César. » (XVIII, 2.) Le plus ancien évangile, s’il n’en dit pas tant, laisse voir néanmoins que Jésus était suspect de ce côté-là, puisqu’il suppose que l’on croit l’embarrasser en le forçant de répondre en public dans Jérusalem à cette question : « Est-il permis de payer le tribut à César ? » (XII, 14.) La multitude s’ameutait autour de lui. Sans accepter comme historique le récit de l’entrée à Jérusalem, où l’imagination s’est trop mise à l’aise, on peut croire cependant que la troupe des hommes de Galilée qui entrèrent avec Jésus dans la ville sainte pour y célébrer la Pâque fit quelque démonstration inquiétante, et qu’on y entendit des paroles comme celles-ci : « Béni soit le règne qui va venir, celui de David notre père! » (XI, 10.)

La Galilée était un pays suspect : sous Pilatus précisément, nous savons (sans en savoir davantage), que des Galiléens avaient été massacrés dans le Temple même par ordre du procurateur, « qui avait mêlé leur sang au sang de leurs sacrifices. » Luc, XIII, 1.)

Dans le récit même qu’on nous fait de la Passion de Jésus, on entrevoit des scènes de désordre. On nous dit que ses compagnons coupent une oreille à un de ceux qui l’arrêtent. Un jeune homme, qu’on va arrêter avec lui échappe à ceux qui croyaient le tenir en leur laissant l’unique vêtement dont il est couvert, et s’enfuit tout nu. On remarquera enfin que ce Barabbas que le peuple fait mettre en liberté à l’occasion de la fête, est signalé comme ayant pris part à un mouvement populaire où il y avait eu mort d’homme. Le seul rapprochement du nom de Barabbas et de celui de Jésus semble bien indiquer que tous deux avaient à répondre devant la même justice de faits du même ordre. Noterai-je encore ce trait singulier du quatrième évangile, où Jésus, à un certain moment, se dérobe dans la montagne parce que la foule voulait se saisir de lui pour le faire roi? (VI, 15.)

Il est donc infiniment vraisemblable que Jésus n’a pas été jugé par le synédrion juif, ni condamné pour crime religieux ou blasphème, mais qu’il a été mis en croix comme perturbateur public, par la sentence du procurateur romain, à qui les grands-prêtres m’avaient livré; et ainsi demeurent infirmés les récits des Évangiles[25].

En terminant cette discussion, je hasarderai de dire que la conclusion où elle aboutit aide peut-être à résoudre une difficulté qui embarrasse tout le monde, celle du silence que deux historiens juifs, Josèphe et Justus, ont gardé sur Jésus. Si Jésus est un sectaire qui a voulu faire une révolution religieuse, et si c’est la nation elle-même qui l’a jugé et condamné pour avoir attenté à la loi, sa révolte et son supplice devaient être alors pour les historiens du judaïsme des faits considérables, qu’ils ne pouvaient passer sous silence. Si au contraire Jésus n’est qu’un Juif ardent jusqu’au fanatisme, un Galiléen exalté, qui a enflammé les hommes de son pays et agité même à la fin Jérusalem, de sorte que les autorités juives qu’il compromettait l’ont livré à la police romaine et que celle-ci l’a mis à mort ; dans ce cas, Josèphe et Justus pouvaient ne pas se soucier beaucoup de parler d’un homme, d’ailleurs peu considérable, qui avait été un embarras pour les Juifs, et de qui était sorti si inopinément après sa mort un autre embarras plus grand, je veux dire le christianisme.


V.

Maintenant, Jésus a-t-il renié et réprouvé le judaïsme? Il faut répondre oui si on accepte le témoignage des Évangiles. Déjà le plus ancien met dans la bouche de Jésus cette parabole de la vigne dont le sens est si transparent. Les vignerons ont tué tous les serviteurs que le maître leur a envoyés pour recevoir le produit de sa vigne; ils tuent enfin le fils même du maître. Alors celui-ci vient en personne, extermine ces vignerons infidèles et donne sa vigne à d’autres, (XII, 1-9.) Une autre parabole, qui se réduit à une image, dit que la pierre rejetée par ceux qui bâtissent va devenir la pierre du coin (XII, 10); c’est-à-dire que le christianisme va se substituer au judaïsme. Les Évangiles qui suivent développent de plus en plus ces idées. Une parabole célèbre de Matthieu nous montre les ouvriers de la dernière heure traités aussi bien que ceux qui ont travaillé dès le matin (IX, 1), c’est-à-dire les Juifs perdant tout privilège et n’ayant plus rien par dessus les gentils.

Plus loin on trouve celle du festin de noce préparé par un roi, où les invités ne sont pas venus (ce sont les Juifs), et où les tables se remplissent de misérables ramassés dans la rue, les infidèles, (XXII, 1.) Il est dit encore, à propos de ce centurion romain en qui Jésus trouve plus de foi qu’il n’en a jamais trouvé en Israël, que le royaume du ciel recevra avec Abraham, Isaac et Jacob une multitude qui viendra d’orient et d’occident, tandis que les « fils du royaume » seront jetés « dans le cachot du dehors.» (VIII, 11.) Et c’est en vain que les Juifs disent en eux-mêmes : « Nous avons pour père Abraham. » « Car je vous le dis, avec ces pierres que voici, Dieu peut faire naître des fils d’Abraham.» (III, 9.) La parabole fameuse de Luc sur l’enfant prodigue a encore le même sens : il est le Gentil, et son aîné est le Juif. Tout cela est très clair, mais est-il vrai et est-il possible que Jésus ait parlé ainsi ?

Il y a d’abord des traits qui ne peuvent évidemment pas être de Jésus, ceux qui annoncent la destruction des Juifs et du judaïsme, comme le verset XII, 9, de Marc, dans la parabole de la vigne, et comme le passage suivant de Matthieu (XXIII, 31) : « Vous êtes les fils de ceux qui ont tué les prophètes. Maintenant donc, comblez la mesure de vos pères... Moi aussi, je vais vous envoyer des prophètes… et vous tuerez les uns et les mettrez en croix, et les autres vous les fouetterez dans vos synagogues et vous les chasserez de ville en ville, afin que retombe sur vous tout sang de juste répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le sanctuaire et l’autel des sacrifices. Je vous le dis en vérité, tout cela viendra sur cette génération-ci. Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et lapides ceux-là mêmes qui t’ont été envoyés, combien de fois j’ai voulu rassembler sous moi tes enfans, de même que la poule rassemble ses petits sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu ! » La marque d’un autre temps est sur ces paroles si éloquentes. Ces lapides sont probablement ceux que fit exécuter le grand-prêtre Hanan en l’an 62 de son ère, comme je l’ai rappelé tout à l’heure. Et certainement ce Zacharie est celui dont parle Josèphe, qui fut assassiné par les fanatiques pendant le siège de Jérusalem au milieu de l’enceinte sacrée : ἐν μέσῳ τῷ ἱερῷ (Guerre des Juifs, IV, V, 4). On n’a pas réussi dans les efforts qu’on a faits pour appliquer le verset de l’évangile à un Zacharie antérieur. Quiconque suppose que Jésus a fait de telles prophéties se place en plein surnaturel, c’est-à-dire en dehors de toute critique.

Mais, d’une manière plus générale, il ne m’est pas possible d’attribuer à Jésus cette doctrine de la réprobation des Juifs et de la vocation des gentils. Rien ne pouvait le conduire à de pareilles idées. Non-seulement lui-même n’est jamais sorti de la Judée, mais aucun de ses apôtres n’a de son vivant prêché ailleurs. Matthieu même lui fait dire : « N’allez pas dans la voie des gentils, et si vous êtes devant une ville samaritaine, n’y entrez pas. » (X, 5.) Il leur assure même que le Fils de l’homme sera venu avant qu’ils en aient fini avec les villes d’Israël. Enfin le livre des Actes témoigne expressément que ce n’est qu’après un certain temps écoulé depuis la mort de Jésus que la « bonne nouvelle » a été portée aux gentils (XI, 20). Et ce n’est que plus tard encore et par l’action hardie de Paul que ces nouveaux croyans se sont séparés des Juifs et ont rompu avec eux. Il est clair que Jésus n’a pu deviner ces choses; il n’a pu se douter qu’un Juif né en pays grec, qui n’avait pas été son disciple et ne l’avait pas connu, appellerait à lui les gentils au nom du Christ et les dispenserait d’observer la loi, de sorte qu’il y aurait des « hommes du Christ » (χριστιανοί) qui ne seraient pas des Juifs et qui seraient ennemis des Juifs. Encore moins imaginait-il que quarante ans après lui, Jérusalem ayant été détruite par les Romains, les chrétiens en viendraient à triompher des ruines de la ville sainte et de celle du temple et y verraient la preuve que Dieu n’était plus le dieu d’Israël. Jésus donc ne pouvant ni rien prévoir ni rien vouloir de tout cela, toute prétendue parole de Jésus qui se rapporte à ces idées doit être apocryphe ; c’est-à-dire tous les passages que j’ai cités et ceux encore où il est parlé des disciples de Jésus comme formant une communauté considérable et un peuple à part (Marc, X, 30) ; ou des persécutions qui leur seront suscitées (ibid. et XIII, 9) ; ou de la « bonne nouvelle » prêchée à toutes les nations, à tout le monde (XIII, 10, et XIV, 9). Il faudra de même écarter le passage de Matthieu, si fameux, où Jésus parle de son église : « Et toi, tu es Pierre, et c’est sur cette pierre que je bâtirai mon église. « (XVI, 18.) Jésus de son vivant n’avait pas d’église et n’en connaissait pas d’autre que celle d’Israël. De pareils traits sont purement et simplement des anachronismes[26].

A la question générale du judaïsme de Jésus se rattache celle de savoir s’il a eu pour ennemis les pharisiens[27]. C’est ainsi que les choses nous sont présentées déjà dans le plus ancien évangile, qui est pourtant là, comme ailleurs, assez réservé et assez sobre. Jésus y dit, d’une part, que les pharisiens sont des menteurs (ὑποϰριταί), et il leur adresse mainte parole sévère[28], et on y lit d’autre part ce verset (III, 6) : «Au sortir de là, les pharisiens allaient tenir conseil contre lui avec les hérodiens pour le perdre. » Mais dans Matthieu, Jésus déploie contre les pharisiens une violence qui laisse des traces ineffaçables dans l’imagination du lecteur. Le chapitre XXIII n’est qu’un long et implacable anathème, où tous les traits concourent pour faire un portrait odieux. Les voilà avec leurs longues franges et leurs larges phylactères, ficelant des paquets énormes et trop lourds à porter, qu’ils mettent sur le dos des autres, tandis qu’ils ne remuent pas seulement pour les soulever le bout du doigt. Puis il les apostrophe : « Malheur à vous, parce que vous fermez aux hommes le royaume des deux! Vous n’y entrez pas et vous empêchez qu’on y entre. Malheur à vous, parce que vous courez la terre et la mer pour faire un prosélyte, et quand vous l’avez, vous en faites quelque chose de pire que vous[29] ! Vous passez le vin pour ne pas avaler l’insecte, mais vous avalez le chameau[30]. Malheur à vous, parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis qui brillent au dehors, tandis qu’au dedans ils sont remplis d’os de morts et de poussière ! Race de vipères ! comment pourriez-vous vous sauver d’être condamnés au feu[31] ? » Si Jésus traitait ainsi les pharisiens, il n’est pas étonnant qu’ils aient conspiré sa ruine.

Cependant on ne voit pas dans les Évangiles qu’ils aient pris aucune part aux poursuites contre Jésus, à sa condamnation ni à sa mort. Il n’y a que Jean qui le dise (XVIII, 3) ; ils ne sont pas nommés une seule fois dans le récit de la passion par Marc ou Luc[32]. Il y a même un passage dans Luc (XIII, 31) où les pharisiens semblent s’intéresser à Jésus et s’employer à le sauver. Mais c’est surtout le livre des Actes qui nous donne de grandes raisons de douter que les pharisiens aient été les ennemis de Jésus. Dans ce livre, en effet, c’est un pharisien, Gamaliel, le plus éminent de tous, qui dès les premiers jours qui suivent la mort de Jésus, prend la défense de Pierre et des apôtres devant le synédrion et empêche qu’on ne les tue (V, 34). Ailleurs il est dit qu’il y avait des pharisiens parmi les croyans (XV, 5). Ailleurs enfin Paul lui-même se recommande aux Juifs de Jérusalem comme disciple de Gamaliel (XXII, 3, et XXVI, 5) ; et il va une fois jusqu’à soutenir devant le synédrion qu’on ne lui en veut que parce qu’il est pharisien et fils de pharisien, et que comme tel il, croit à la résurrection des morts ; et il obtient ainsi, en effet, la protection des pharisiens contre le grand-prêtre, qui était sadducéen (XXIII, 6)[33]. Il est difficile de concilier de tels rapports entre les pharisiens et les chrétiens avec ceux que les évangiles supposent entre les pharisiens et Jésus.

Le témoignage de Josèphe vient d’ailleurs confirmer celui des Actes. Quand le grand-prêtre Hanan fait condamner et lapider, comme transgresseurs de la loi, quelques représentans de l’église nouvelle, Josèphe nous dit que « les plus honnêtes gens de la ville et les plus exacts dans l’observation de la loi « blâmèrent cette exécution. » On voit aisément que ce sont les pharisiens dont il parle qui font opposition à un grand-prêtre sadducéen[34]. Il est difficile de croire que trente ans environ après la mort de Jésus, les pharisiens se soient montrés si indulgens pour ses disciples, si Jésus avait fait aux pharisiens de son temps la guerre acharnée qui enflamme l’évangile de Matthieu. Il est plus probable que Matthieu et même Marc expriment un tout autre état des esprits dans un temps tout autre, celui où le judaïsme agonisant et exaspéré par l’agonie rendait insupportables aux Juifs zélés, parmi lesquels les pharisiens étaient les plus chauds, ces chrétiens qui n’étaient plus même des Juifs, et où chrétiens et pharisiens se mirent à se détester à l’envi les uns les autres.

VI.

Voilà donc, dans l’histoire de Jésus, trois points, tous trois considérables, au sujet desquels on reconnaît que la tradition des Évangiles doit être écartée, très probablement comme contraire à la vérité ou tout au moins comme très douteuse. Et ce ne sont pas les seuls. L’appel des douze, institués par Jésus pour annoncer sa parole comme ses envoyés[35] est vraisemblablement apocryphe, puisqu’on ne voit pas qu’une seule fois dans les Évangiles un seul des douze se détache de Jésus et s’en aille prêcher quelque part, mais qu’ils y sont constamment rassemblés autour de lui. Ce n’est qu’après sa mort que ses disciples ont porté çà et là en son nom « la bonne nouvelle. » C’est alors aussi sans doute qu’il se forme parmi ces missionnaires un collège des douze, représentant les douze tribus d’Israël.

L’histoire de la trahison de Judas est encore suspecte. On ne comprend pas, en effet, en lisant le récit des Évangiles, à quoi sert cette trahison. On ne voit pas que, pour découvrir Jésus, ni pour l’arrêter, la police juive eût besoin d’un traître. D’ailleurs Paul, dans la première épître à ceux de Corinthe, en mentionnant les prétendues apparitions de Jésus aux siens après sa mort, s’exprime ainsi, (XV, 5) : «Ensuite il apparut aux douze. » Ils n’étaient plus douze, s’il faut en retrancher celui qui a trahi. Aussi la Vulgate a-t-elle mis « onze ; » mais c’est douze dans tous les manuscrits grecs. Cela indique que Paul ne connaissait pas l’histoire de la trahison de Judas de Carioth[36].

Il y a enfin un récit, celui de la cène, qui ne me paraît nullement authentique et que je regarde comme une invention de Paul. Mais je ne pourrai me faire bien comprendre à ce sujet que quand j’en serai arrivé à Paul lui-même. Je me borne donc pour le moment à énoncer cette opinion, sans essayer de la justifier.

Une conséquence inévitable des doutes où conduit l’examen que je viens de faire est de soulever d’autres doutes, sur des points mêmes qui donnent d’abord moins de prise à la critique. Tel est, par exemple, dans ce qu’on appelle le Discours sur la montagne, le parallèle hautain que Jésus poursuit sur ce thème : « Vous savez qu’il a été dit aux anciens… Mais moi, je vous dis… » (V. 20-30.) Sans prétendre démontrer en forme que Jésus n’a pas pu parler ainsi, on se demande pourtant si l’orgueil et l’amertume qui se font sentir dans ce discours ne se comprennent pas mieux en supposant qu’à l’époque où il a été écrit, la rupture entre le judaïsme et le christianisme était accomplie. Il y a surtout un verset étrange : « Vous savez qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. » De telles paroles calomnient la loi, et cela est également faux quant à la lettre et quant à l’esprit. Non-seulement les mots soulignés ne sont nulle part dans la loi, mais on y lit au contraire : « Si tu rencontres le bœuf ou l’âne de ton ennemi qui s’est égaré, ramène-le-lui ; si tu vois son âne abattu sous sa charge, soulage-le. » (Ex., XXXIII, 4.)

Je ne crois pas qu’il faille imputer à Jésus, ni au temps de Jésus, une telle injustice à l’égard du judaïsme. Mais voilà qui donne beaucoup à penser. Si le discours même sur la montagne, un morceau où on croit d’abord trouver l’expression la plus pleine et la plus pure des pensées du maître, si les invectives contre les pharisiens dans Matthieu peuvent n’être pas authentiques, que reste-t-il dont nous soyons sûrs? Ce ne sont plus seulement les faits extérieurs, c’est l’âme même de Jésus qui nous échappe.

Et cependant Jésus a vécu, et il a vécu d’une vie si puissante qu’il a entraîné la foule, qu’il est mort pour cela, et qu’après sa mort on a pu croire qu’il avait été le Christ. Il semble impossible qu’une pareille vie n’ait pas laissé de traces, et que l’impression n’en soit pas restée dans les récits qu’on a faits sur lui. Il ne se peut pas qu’il ne se retrouve quelque chose de lui dans les Évangiles. Comment le discerner ? où sont les traits vraiment originaux qui peuvent nous faire dire : Voilà Jésus ! Sans qu’il y ait un moyen sûr de les reconnaître, il est vrai pourtant que, si nous nous attachons de préférence au plus ancien évangile, le moins travaillé de tous, et si dans celui-là même nous élaguons, avec le surnaturel, les anachronismes trop visibles, nous nous rapprocherons autant que possible de la réalité. C’est ce que je vais essayer de faire.

VII.

Et d’abord Jésus est un inspiré ; c’est le trait dominant de sa physionomie ; il ne se conduit pas d’après la raison commune des autres hommes. Il voit ce que les autres hommes ne voient point, et sait ce, qu’ils ne savent point ; ce qu’il enseigne ne lui vient pas des hommes, mais du ciel (XI, 27). Il ne parle pas, comme les docteurs, d’après des textes et des traditions, mais « comme celui qui a puissance » (I, 21). Aussi il ne démontre pas, il ne persuade pas ; il commande. Il rencontre des pêcheurs au bord de la mer, il leur dit : « Suivez-moi, et je vous ferai pêcher des hommes, » et ils le suivent (I, 17). Il enlève en passant un publicain à son bureau de péage (II, 14). De tous côtés, on accourt à lui, comme à un personnage extraordinaire (I, 45). Il fait l’illusion d’avoir en lui quelque chose de surnaturel, et il semble qu’il a lui-même cette illusion ; il donne des ordres aux « esprits mauvais, » et ils obéissent (I, 27, etc.). Il communique cet empire à ceux qui s’attachent à lui (VI, 7). Tous le lui reconnaissent, et ses adversaires se rabattent à prétendre qu’il le tient du prince des démons (III, 22). Les gens croient en sentir l’influence rien qu’en touchant les franges de sa robe (VI, 56), et lui-même, une femme malade ayant touché son vêtement, « il a conscience d’une vertu qui est sortie de lui » (V, 30).

Jésus n’est pas un homme de doctrine, comme les scribes (γραμματεῖς), mais un homme de foi ; la foi est tout à ses yeux : « Tout est possible à celui qui croit. » (IX, 22.) — « Quoi que vous demandiez dans la prière, croyez que vous l’obtiendrez et que vous l’aurez. Et cela, quand vous diriez à la montagne : Ôte-toi de là et jette-toi dans la mer. » (XI, 23.) Pour les inspirés, l’inspiration est ce qu’il y a de plus sacré, et aucun mal n’est comparable à celui de la méconnaître. Tous les péchés seront remis aux fils des hommes, et tous les blasphèmes ; « mais celui qui a blasphémé l’Esprit saint, il n’y a pas de rémission pour lui. » (III, 10.) Celui qui par ses discours fait trébucher un de ces simples qui ont la foi de l’enfant, « mieux vaudrait pour lui qu’on lui eût attaché une meule au cou et qu’on l’eût jeté à la mer. » (IX, 41.) Il n’est touché que des choses divines ; tout ce qui n’est pas de Dieu n’est rien pour lui. On lui dit : « Voici ta mère et tes frères, » et il répond : « Qu’est-ce que ma mère et mes frères ? » Et promenant ses regards sur ceux qui étaient là-autour de lui, il dit : «Voilà ma mère et mes frères. » (VI, 34.)

Plus il y a de ces traits dans l’évangile, plus le Jésus de l’évangile a paru divin dans les temps de foi. Aujourd’hui, un tel état d’esprit nous inquiète. La critique moderne voit dans les inspirés ou illuminés des malades chez qui l’intelligence est surexcitée jusqu’à en être troublée. Elle n’a pas craint de constater ce trouble et d’en poursuivre les symptômes, même dans de grands esprits et de grandes âmes, dans Socrate, dans Jeanne d’Arc, dans Pascal ; on les a convaincus d’hallucination. Je ne doute pas que Lélut, dans son livre intitulé : l’Amulette de Pascal, pour servir à l’histoire des hallucinations, 1846, n’ait pensé aussi à Jésus plus d’une fois[37] ; mais il n’a pas voulu le dire et s’est abstenu de prononcer ce nom sacré. M. Jules Soury, tout récemment, a osé le faire, et il faut lui en savoir gré ; car le philosophe ne doit se dérober à aucun examen ni reculer devant aucun paradoxe, s’il croit que ce paradoxe est la vérité[38].

Du reste, le sens commun n’avait pas attendu la philosophie pour se défier des inspirés à ce point de vue, et de tout temps il s’est trouvé des gens pour dire qu’ils n’avaient pas leur raison : c’est ce qui est arrivé à Jésus lui-même. On lit dans le plus ancien évangile qu’au premier bruit de ses prédications, « ceux de chez lui se mirent à sa poursuite pour se saisir de lui, car ils disaient : Il est fou[39]. » (III, 21.) Et on voit un peu plus loin, au verset 31, que par ces mots, « ceux de chez lui, » l’écrivain désigne « la mère et les frères de Jésus. » Ainsi ce sont eux, si on en croit l’évangile, qui ont dit les premiers le mot qu’on a tant reproché à M. Soury.

Mais l’évangéliste est bien loin de penser ainsi lui-même. Il ne fait ce récit que pour montrer qu’un prophète, comme le dit un autre passage, n’est nulle part moins honoré que dans son pays et dans sa maison (VI, 4) ; il a pitié de ceux qui méconnaissent ainsi l’homme divin qu’ils voient de si près[40]. Et nous, quelle sera notre pensée ? Dirons-nous que Jésus était un fou ? Non, pas plus que Socrate ou Pascal n’étaient des fous, ou que Jeanne d’Arc n’était une folle. Il paraît bien que les deux premiers ont eu des hallucinations ; il est certain que Jeanne en avait, puisqu’elle entendait des voix et croyait voir saint Michel. Jésus en avait-il ? Il le semble, s’il dialoguait avec les démons. Mais quoique l’hallucination soit un trouble cérébral, une affection maladive, elle n’est pas pour cela la folie. Jésus halluciné, aussi bien que Jeanne hallucinée, pourra rester entouré de respect pt d’amour.

En sa qualité d’inspiré, il paraît que Jésus se montrait dédaigneux de certaines règles et de certaines pratiques qui constituaient la tradition des écoles ; qu’il ne se croyait pas tenu d’observer ni les jeûnes (II, 18) ni les ablutions (VII, 2) ; que, sans contester le respect du sabbat, il conservait jusque dans ce respect quelque liberté (II, 25 et III, 4). Cette liberté de l’inspiré, il la montrait surtout, à ce qu’il semble, à l’égard de ceux qu’on appelait pécheurs, ἁμαρτωλοί, ce qui ne veut pas dire des gens de mauvaise vie, comme on le traduit souvent mal à propos, mais simplement des irréguliers, des profanes, qui ne s’astreignaient pas aux exigences des dévots. Et cela faisait scandale. On disait : Pourquoi mange-t-il avec des publicains et des ἁμαρτωλοί ? On sait combien étaient détestés et méprisés par les Juifs les τελῶναναι, publicains, ou agens des fermes romaines. Et Jésus répondait : « Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin de médecin, mais les malades ; ce ne sont pas les justes que je suis venu appeler à changer de vie, mais les pécheurs. » (II, 17.) Paroles hardies, même dans leur réserve, où il n’avoue pas précisément ces irréguliers, dont l’indépendance allait sans doute plus loin que la sienne, mais où il les couvre complaisamment de sa charité.

Deux choses rendent particulièrement remarquable sa négligence à l’égard du jeûne. La première est que le jeûne était pratiqué par les disciples de Jean et consacré par le respect de ce grand nom (II, 18). La seconde est qu’à l’époque des Évangiles, les chrétiens pratiquaient eux-mêmes le jeûne (II, 20) ; de sorte que nous ne pouvons guère douter, quand ils nous disent que Jésus et les siens ne jeûnaient pas, que cette particularité ne soit authentique.

Ceux que choquaient les hardiesses de l’inspiré lui contestaient naturellement le droit de le prendre de si haut ; ils le mettaient au défi de prouver sa mission surnaturelle par un acte qui témoignât d’un pouvoir surnaturel ; ils demandaient un miracle éclatant, « un signe du ciel, » et il était réduit à répondre en soupirant qu’un tel signe ne leur serait pas donné (VIII, 12).

Un trait qui frappe fortement dans l’exaltation de Jésus, surtout quand on lit le plus ancien évangile, est ce qu’elle a de triste et même d’amer. Il pousse des gémissemens (VII, 34 ; VIII, 12) ; il regarde ceux qui doutent de lui avec colère (III, 5), « centriste de l’infirmité de leur esprit. » Il rudoie ses disciples mêmes, s’ils n’entendent pas ses paraboles : « Avez-vous des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne pas entendre ? Avez-vous perdu la mémoire ? » (VIII, 18.) Comme on lui amène un malade, en lui disant que les siens n’ont pas pu le guérir, il s’écrie : « Ô race sans foi ! jusqu’à quand vivrai-je avec vous ? jusqu’à quand aurai-je à vous supporter ? Amenez-le-moi. » (IX, 16.) N’est-il pas vrai que ces paroles font peine, et que la naïveté de ce récit lui donne l’accent d’un charlatan qui se fâche quand on ne se rend pas du premier coup à ses prestiges ? Il est plus imposant, mais toujours chagrin, lorsqu’à des paroles de Pierre, qui lui semblent trop humaines, il répond avec brusquerie : « Retire-toi de moi, Satan, car tu ne sens pas les choses de Dieu. » (VIII, 33.) J’ai déjà cité les dures paroles par lesquelles il accueille sa mère et ses frères, ou plutôt par lesquelles il refuse de les accueillir et de faire attention à eux. Quand une femme syrophénicienne, c’est-à-dire non juive, lui demande de chasser le démon qui tourmente sa fille, il répond d’abord qu’il n’a pas à se charger de guérir les infidèles, et quel langage ! « Il n’est pas bon de prendre le pain des enfans pour le jeter aux chiens. » (VII, 27.) Quoi de plus sévère enfin, quoi de plus âpre, que des prédications telles que celles-ci : « Si ton bras te fait faillir, coupe ton bras.. ; si ton œil te fait faillir, arrache ton œil, » et le reste (IX, 42) ? Poussin avait bien raison de dire aux jésuites, qui auraient voulu qu’il peignît Jésus suivant l’image que s’en faisait leur piété douceâtre, « que Notre-Seigneur n’était pas un père Douillet[41]. »

Cependant Paul lui-même invoque « la mansuétude du Christ, » πραΰτης, et c’est le même mot qu’on retrouve dans les versets célèbres de Matthieu, qu’on traduit d’ordinaire par : « Heureux les doux ! οἱ πραεῖς » (V, 5). — Apprenez de moi que je suis doux, πραΰς (XI, 29). Mais le premier de ces deux passages, qui est pris d’un psaume, nous montre à quel mot hébreu répond le mot grec, et les hébraïsans nous font voir que le mot hébreu lui-même signifie moins ce que nous appelons la douceur que la résignation et la patience[42]. C’est ainsi encore que Matthieu (XII, 18) applique à Jésus ce verset D’Isaïe (XLII, 2) : « Il ne criera pas, il ne querellera pas, et on n’entendra pas sa voix dans les rues. » Il y a là un idéal juif, qui exclut la violence et la hauteur impérieuse, mais qui n’exclut ni le chagrin ni l’amertume.

Cependant la même ardeur qui l’irrite contre l’orgueil ou l’indifférence l’attendrit à l’égard des humbles et des souffrans. « Il vit une grande multitude, et ses entrailles s’émurent pour eux, parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont point de pasteur, et il se mit à répandre sur eux ses enseignemens. » (Marc, VI, 34 ; voir aussi I, 41 et VIII, 2.) Il ne sépare pas de l’amour de Dieu l’amour du prochain ; ces deux choses ensemble sont au-dessus de tout le reste, (XII, 31.) Sans l’amour du prochain, la foi même perd sa vertu, cette vertu qui semblait toute puissante : « Quand vous vous lèverez pour prier, remettez ce que vous pouvez avoir contre quelqu’un, afin que votre Père qui est dans le ciel vous remette aussi à vous vos offenses. » (XI, 25.) Comme on lui présente des enfans pour qu’il les touche et que ses disciples veulent les écarter, « Jésus se fâche en voyant cela, et il leur dit : « Laissez venir à moi les enfans… ; car c’est à ceux qui sont comme eux que le royaume des cieux appartient… » Et il les embrassa, et posant la main sur eux, il les bénit. » (X, 13 et IX, 35.) Ici-même remarquons ce mot : Jésus se fâcha, ἠγανάϰτησε : jusque dans ses attendrissemens, il garde l’attitude sévère.

Quelquefois il se montre facile et indifférent par la même exaltation qui ailleurs le fait paraître intraitable. Les siens viennent lui dire : « Maître, nous avons vu un homme qui chasse les démons en ton nom ; mais nous nous y sommes opposés, parce qu’il ne nous suit pas. » Et Jésus répond : « Laissez-le faire ; qui n’est pas contre nous est pour nous. » (IX, 39)[43].

Il y a un aspect de Jésus qu’on aperçoit à peine dans l’évangile, parce que l’on n’a pas voulu l’y laisser paraître, mais que la critique doit essayer d’y ressaisir, comme elle ressaisit dans un palimpseste une écriture effacée. C’est cet élan vers un avenir dont l’idée enivrait les uns et menaçait les autres ; c’est par où il a entraîné la foule, et c’est par où il s’est perdu. Quand il annonçait l’avènement du règne de Dieu, cela signifiait que celui des gentils allait finir. Quand il disait que ce règne était proche (I, 15) ; que parmi ceux qui l’entendaient, il y en avait qui le verraient avant de mourir (VIII, 39 et XIII, 10) ; qu’il ne fallait plus attendre Élie, car Élie était déjà venu (c’est-à-dire Jean le Baptiste) (IX, 12) ; quand il s’écriait : « Vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la Vertu divine et marchant sur les nuées » (XIV, 62), ces paroles transportaient les esprits. Deux choses font que nous les lisons aujourd’hui d’un œil tranquille : d’abord c’est que nous ne sommes plus pénétrés en naissant, comme les Juifs, de l’idée que le Messie doit venir, et avec lui la fin du monde présent, ni haletans, pour ainsi dire, dans cette attente ; ensuite c’est que les évangélistes, pour ne pas blesser les Romains, ont eux-mêmes réduit, disséminé, et par là éteint des discours qui tombaient sans doute de la bouche de Jésus abondans, enflammés et incessans. Il disait que, dans ce monde nouveau qui allait venir, « beaucoup qui étaient les premiers seraient les derniers, et les derniers les premiers » (X, 31) ; il disait que les uns seraient sauvés et que les autres seraient perdus (VIII, 35), et que ceux-ci seraient jetés dans la voirie (γέενναν), au feu qui ne s’éteint pas (IX, 42)[44]. Ces quelques passages sont comme des traces qui nous restent de la prédication troublante de Jésus.

Il y faut ajouter son amour pour la pauvreté et sa sévérité pour la richesse. Il n’est que touchant quand il voit une femme mettre dans le trésor du temple ses deux quarts d’as et qu’il dit : « Je vous assure que cette veuve pauvre a donné plus que tous les autres » (XII, 43) ; mais qu’il est triste quand il répond à celui qui venait lui demander à genoux le moyen de gagner une vie éternelle (X, 17) ! Il s’assure d’abord que cet homme, dès sa jeunesse, a accompli scrupuleusement toute la loi. Alors il le regarde avec tendresse, et il lui dit : « Tu n’as plus qu’une chose à faire ; vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens avec moi.» Mais lui, peiné de cette parole, s’en alla tout chagrin, car il était fort riche. Et Jésus, regardant autour de lui, dit à ses disciples : «Combien il sera difficile à ceux qui sont riches d’entrer dans le royaume de Dieu ! Il est plus aisé qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille qu’il ne l’est pour un riche d’entrer dans le royaume de Dieu ! » On voit d’ici la popularité qu’un tel langage a dû lui faire parmi ceux qui manquaient de tout.

On se demande à ce propos de quoi vivait Jésus. Ce n’était pas de son métier sans doute, depuis qu’il allait prêchant par voie et par chemin ; mais des dons des siens, qui du reste ne devaient pas avoir de peine à lui suffire. Le plus ancien évangile parle des femmes qui s’étaient attachées à lui en Galilée et qui le servaient, (XV, 41.) Cela pourrait s’entendre seulement de leur travail et de leurs soins, apprêter ses repas, ses habits, etc. ; mais un autre évangile dit plus explicitement qu’elles l’assistaient de ce qu’elles avaient (Luc, VIII, 3), et nous apprenons d’ailleurs que c’était l’habitude des docteurs de se faire entretenir par des femmes et même de s’enrichir de leur bien. (Marc, XII, 41.) Jésus ne s’enrichissait pas ; il avait l’aversion de la richesse, et même de la propriété. Rien n’indique cependant qu’il appartînt à cette singulière communauté des Essènes ou Essées, dont j’ai suffisamment parlé ailleurs[45]. Mais il était dans le même courant d’idées qui s’était répandu en Judée alors, et qui avait produit les Essées.

L’évangile nous renseigne encore sur la forme de la prédication de Jésus ; c’était particulièrement la parabole[46]. « C’est l’habitude des Syriens, surtout de ceux de Palestine, de mêler à tous leurs discours des paraboles, et si le précepte simple ne grave pas assez la vérité dans l’esprit des auditeurs, de la leur faire sentir par des similitudes et des exemples[47]. » D’après ces paroles, on cherche d’abord la parabole dans la Bible, sans l’y trouver tout à fait. Le discours de Nathan à David (II Sam., XII), qui est ce qui s’en rapproche le plus, en diffère pourtant encore. La parabole évangélique peut se définir : un enseignement religieux, je dirai même théologique, exprimé par une image. L’image peut tenir dans une phrase (Marc, XIII, 28), comme elle peut aussi se développer en un récit étendu et dramatique. (Luc, XV, 11-32.)

L’enseignement bouddhique semble avoir créé cette parabole doctrinale. M. Renan a justement signalé, dans sa Vie de Jésus, les deux paraboles bouddhiques qu’on trouve aux chapitres III et IV du Lotus de la bonne loi[48]. Elles sont certainement à une bien grande distance, en tout sens, des paraboles des évangiles. La forme d’abord est exorbitante, comme elle est dans toute la littérature de l’Inde : chacune des deux paraboles tient de six à huit pages in-quarto des plus pleines ; rien n’y est dit qu’avec un procédé d’amplification perpétuelle. Le fond est de la subtilité la plus raffinée ; ce n’est pas un discours pour les simples, mais pour des moines nourris dans leur retraite de laborieuses méditations. Il faut une grande patience pour les lire. Et avec tout cela on ne les lit pas sans se dire que la causerie familière des Évangiles doit tenir par un lien qui nous échappe à ces vastes épanchemens du Bouddha, Il faut croire que quelque chose de la parabole bouddhique s’était infiltré insensiblement jusqu’en Judée.

Du reste, la parabole à la façon de l’évangile est encore une de ces choses qui, en Judée même, n’appartiennent pas seulement à Jésus. Elle entrait dans l’enseignement des docteurs, et on la retrouve dans le Talmud. Il y a dans le Traité des Berakhoth une variante de la parabole des ouvriers de la onzième heure (Matthieu, XX, 1) ; c’est à propos d’un docteur qui était mort jeune, mais plein de mérites : « A quoi ressemble le cas de R. Boun bar R Hyia (R. signifie Rabbi)? A un roi qui aurait engagé à son service beaucoup d’ouvriers, dont l’un était plus actif à son travail. En voyant cela, que fait le roi? Il l’emmène, et fait avec lui des promenades en long et en large. Au soir, les ouvriers arrivent pour se faire payer, et il paie également au complet celui avec lequel il s’était promené. À cette vue, ses compagnons se plaignent en disant : Nous nous sommes fatigués au travail toute la journée, et celui qui ne s’est donné de la peine que pendant deux heures reçoit autant de salaire que nous. — C’est que, répondit le roi, celui-ci a accompli davantage en deux heures que vous dans une journée entière. » (Traduction Schwab 1871, page 48.) Cette parabole est beaucoup plus raisonnable et plus équitable que celle de l’évangile ; mais il n’y a pas beaucoup d’agrément dans le récit, ni là ni ailleurs et le peu de paraboles talmudiques que je connais sont exposées d’une manière sèche[49]

C’est encore un trait remarquable dans les discours de Jésus que le bonheur de ses réponses à ceux qui veulent l’embarrasser, et a façon dont il se dégage des difficultés par l’élévation tout ensemble et par la finesse de sa pensée. On lui demande en vertu de quelle autorité il fait ce qu’il fait; il dit : «Moi aussi, j’ai une question à vous faire. Répondez-moi, et je vous dirai ensuite par quelle autorité j’agis. Le baptême de Jean était-il du ciel ou des hommes? » Ils n’osent répondre, de peur de blesser Hérode ou de me contenter la foule et ils disent : «Nous ne savons. » Et Jésus reprend : «Moi non plus, je n’ai pas à m’expliquer. » (XI, 28-33.) Et quand on le presse de dire s’il faut payer l’impôt à César, on sait comment il échappe à ce piège: « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (XII, 17)[50]. Qu’on voie encore ses réponses sur Satan qui se combat lui-même (III, 26) ; sur la femme aux sept maris (XII, 19-25), etc. Il y a là quelque chose de semblable à ce que n us admirons dans plusieurs réponses de Jeanne d’Arc devant ses juges. Quand elle dit qu’elle a vu saint Michel, ils croient embarrasser sa pudeur en lui demandant s’il était nu; elle dit simplement: «Vous figurez-vous donc que Dieu n’ait pas de quoi l’habiller?» On veut qu’elle dise si elle prétend être en état de grâce, et elle répond : « Si je n’y suis, Dieu m’y mette, et si j’y suis. Dieu m’y tienne ! » Cette souplesse de l’esprit et de la parole s’accorde à merveille avec l’exaltation de l’inspiré[51].

Voilà tout ce qu’on trouve dans le plus ancien évangile, par où on puisse se faire l’idée de ce qu’a été Jésus. Reste maintenant la question de savoir si nous pouvons avec sûreté, au moyen des autres évangiles, ajouter quelque chose à cette idée. C’est ce que je vais examiner successivement pour chacun d’eux.

Dans l’évangile qui porte le nom de Matthieu, Jésus parle plus que dans le plus ancien et d’une manière plus passionnée et plus brillante. Ce n’est pas tout d’abord une raison pour que cet évangile soit moins vrai : on pourrait supposer au contraire que c’est le plus ancien écrivain qui, faute d’assez de sensibilité ou de génie, n’a pas su rendre Jésus tout entier. Mais, parmi ces discours de Matthieu, les principaux sont le Discours sur la montagne et l’invective contre les pharisiens, et on a vu déjà qu’il y a des raisons sérieuses de douter que l’esprit qui règne dans ces morceaux soit suivant l’esprit de Jésus. Nous ne pouvons donc nous fier à cette éloquence et la croire plus vraie que la simplicité de Marc.

Le Jésus de Matthieu diffère encore de celui de Marc par sa familiarité avec son dieu, qu’il appelle « mon Père, » expression que le plus ancien évangile ne connaît pas[52] : « Quiconque fera acte de foi en moi devant les hommes, je ferai acte de foi en lui devant mon Père, qui est au ciel. » (X, 32.) — « Tout m’a été remis entre les mains par mon Père, et nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler.» (XI, 27.) Cela se retrouve dans Luc, et cela surtout est poussé dans le quatrième évangile jusqu’à une intimité mystique dont les effusions sont intarissables, et qui suffirait pour donner à cet évangile une physionomie à part. Mais n’est-il pas naturel de croire que le Jésus le plus authentique est le plus Juif, je veux dire celui qui observe le mieux la distance entre Dieu et l’homme, et qui ne prétend pas s’approprier le père de tous?

Dans Matthieu, Jésus, se trouvant au temple en face des grands prêtres et des anciens, ose leur tenir ce langage : « En vérité, je vous le dis, les publicains et les femmes publiques passent avant vous pour entrer dans le royaume de Dieu » (XXI, 32.) Cela dépasse de beaucoup ce qui lui échappe dans le plus ancien évangile en faveur des ἁμαρτωλοί (II, 12). Autre chose est de déclarer que ce sont les malades qui ont besoin de médecin, ou que ce ne sont pas les justes qu’il faut appeler à changer de vie ; autre chose de faire entrer les femmes publiques dans le royaume de Dieu avant les prêtres. Ce n’est là qu’une amère insulte adressée au judaïsme, dans un temps sans doute où le judaïsme était détesté.

Si on cherche dans l’évangile de Matthieu des traits qui ne se trouvent pas dans le plus ancien, et qui en même temps n’accusent pas d’anachronisme, je crois qu’ils se réduisent à peu de chose. Ce sera par exemple la prière appelée familièrement le Pater (VI, 9) ; ou ces poétiques images des oiseaux qui sont nourris sans moissons et sans greniers, et des lys qui ne filent pas, et qui pourtant sont mieux habillés que Salomon dans toute sa gloire (VII, 16, 20) ; ou encore ces appels touchans : « Venez à moi, vous qui êtes fatigués et accablés sous le fardeau, et je vous reposerai. » (XI, 25.) Ces traits, présens à toutes les mémoires, sont-ils véritablement de Jésus ? Rien n’autorise, ce me semble, ni à l’affirmer, ni à le nier[53].

Le Jésus du troisième évangile diffère plus sensiblement que celui de Matthieu du Jésus de Marc. Il est plus exalté, plus étrange que nous ne l’avons vu encore. Il l’est particulièrement sur ce qui regarde la pauvreté. Il ne dit pas seulement : « Bonheur à vous, pauvres ! » Il dit encore : « Malheur à vous, riches ! » (VI, 21, 24.) Sans doute il y avait déjà, dans le plus ancien évangile, une parole sévère sur la richesse, mais Jésus la prononçait avec regret et attendrissement (Marc, X, 21) ; ici il parle avec colère ; au lieu de plaindre, il maudit. Dans la parabole de Lazare, il condamne le riche, non pour être dur, mais pour être riche ; il glorifie le pauvre par cela seul qu’il est pauvre (XVI, 19).

Il se passionne pour l’aumône au point de trouver bonne et sainte celle qu’on fait avec le bien qu’on a volé (XVI, 8 et 9). Il veut qu’on ne reçoive à sa table que des mendians, des boiteux, des estropiés, des aveugles (XIV, 13). Ce n’est pas tout ; le Jésus de Luc n’est plus un Juif. Il ne fait pas les ablutions (XI, 38) ; exagération évidente d’une parole du plus ancien évangile, qui dit seulement que quelques-uns de ses disciples ne les observaient pas (VII, 2). Il ose railler ceux qu’il appelle « les hommes de la loi, » νομιϰοί, expression qui n’appartient qu’à cet évangile (XI, 45), etc. Le Jésus de Marc ne repoussait pas les publicains et consentait à manger avec eux ; celui de Luc met le publicain au-dessus du pharisien ; c’est le premier qui est justifié, et non pas l’autre (XVIII, 14). Il va jusqu’à dire qu’entre un prêtre qui manque de charité et un Samaritain charitable, c’est le Samaritain qui est le prochain (X, 37), parole qui n’a pas été dite pour des oreilles juives, et dont le plus ancien évangile était encore loin, puisque dans celui-ci Jésus, pour aller de Galilée à Jérusalem, prend par-delà le Jourdain (X, 1), évidemment afin de ne pas traverser le pays odieux de Samarie, tandis que, dans Luc, il le traverse librement et sans s’en soucier (XVII, 11).

Bien des paroles de Jésus dans cet évangile respirent un enthousiasme qui semble oublier la réalité. « Ne demandez plus quand viendra le royaume de Dieu, ni si c’est ici qu’il se fera voir, ou si c’est là : le royaume de Dieu est au dedans de vous. » (XVII, 21.) Marthe travaille, tandis que Marie s’oublie à écouter la parole. C’est Marie qui a pris la bonne part ; « on n’a affaire que d’une seule chose. » (X, 42.) Les miracles même ne sont rien : « Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous obéissent ; réjouissez-vous plutôt de ce que vos noms sont écrits dans le ciel. » (X, 18.) — Il me semble que le Jésus du troisième évangile est celui qui a servi de modèle à la figure à la fois divine et troublante que Rembrandt nous a peinte dans son Repas d’Emmaüs.

Il y a quelque chose dans ce Jésus qui agit particulièrement sur les femmes et qui les enivre. Rien de plus curieux sous ce rapport que la transformation qu’a subie, en passant du plus ancien évangile au troisième, l’histoire de la femme au vase de parfums. Dans Marc, cette histoire est sobre et sévère comme tout le reste. C’est au moment même où il va être livré que, Jésus étant à table à Béthanie, « une femme entre avec un vase d’albâtre plein d’un parfum précieux, le brise et le lui répand sur la tête» (XIV, 3) ; pas un mot de plus sur cette femme. Plusieurs se récrient sur une telle profusion : «Il eût mieux valu vendre ce parfum, et donner l’argent aux pauvres.» Mais Jésus dit : « Laissez-la ; pourquoi lui faites-vous de la peine ? C’est une bonne œuvre que ce qu’elle vient de faire pour moi, car vous avez toujours des pauvres avec vous, et quand vous voulez, vous pouvez leur faire du bien ; mais moi, vous ne m’avez pas toujours. Ce qu’elle pouvait, elle l’a fait ; elle a par avance embaumé mon corps pour la sépulture. Je vous le dis en vérité : partout où sera annoncée « la bonne nouvelle » dans le monde entier, on parlera aussi de ce que cette femme a fait et on lui rendra témoignage. » (XIV, 9.) — Que faut-il penser de cette scène ? Est-elle réelle ? Je n’en sais rien, sauf pour le dernier verset, Jésus n’ayant pu évidemment parler ainsi. Le reste n’est pas impossible, pas même le trait que j’ai souligné ; car si Jésus n’a pas prédit sa mort en prophète, il a pu néanmoins la pressentir. Je ne me charge pas de faire dans ce récit la part exacte du vrai et de l’imagination. Mais on n’en méconnaîtra pas la grandeur et la poésie funèbre ; c’est une belle préface à la Passion[54].

Tout est bien changé dans le troisième évangile. Il s’agit d’un repas quelconque, bien loin de la mort de Jésus ; seulement, le repas ayant lieu chez un pharisien, la femme, au contraire, est une profane, une ἁμαρτωλός. Je crois que ceux-là sont dans le vrai qui entendent proprement par là une femme qui n’observe pas la loi et qui vit comme les païens. Cependant la conduite des femmes est chose qui tient tant au respect de l’opinion, qu’il est probable que les Juives qui s’émancipaient religieusement n’avaient pas non plus des mœurs bien pures, et qu’ainsi on a pu passer aisément du sens propre du mot ἁμαρτωλός à celui que nous lui donnons en le traduisant par pécheresse. Cette femme se présente donc avec son parfum et, sans que rien nous prépare à ces transports, elle fond en larmes et arrose de ses larmes les pieds de Jésus, elle les essuie de ses cheveux, elle les couvre de ses baisers et les parfume. Le pharisien se dit : « Si cet homme était prophète, il saurait que la femme qui le touche est une femme de vie profane. » Et Jésus répond par tout un discours sur ce thème, que moins cette femme a mérité, plus elle est touchée et reconnaissante ; qu’elle a fait pour lui ce que le pharisien n’a pas fait, et il termine par les paroles fameuses : « Il lui est pardonné d’avoir beaucoup péché, parce qu’elle a aimé beaucoup. » (XII, 47.) Il est impossible de n’être pas frappé du contraste de ces deux scènes ; là un acte d’adoration religieuse fait avec simplicité ; ici des élans de passion et de véritables caresses. On jugera sans doute que la première, réelle ou non, est la plus vraie. Il a fallu, je le crois, bien des années, remplies d’agitation et de troubles au dedans et au dehors, pour amener les sentimens qu’excitait Jésus à cet état aigu et maladif[55]. Les femmes tiennent plus de place dans cet évangile que dans tout autre (voir X, 39; XI. 27; XXIII, 27). Néanmoins, dans tous ces passages, ce sont toujours les femmes elles-mêmes qui sont touchées. Quant à l’idée que Jésus à son tour ait été touché par elles, elle n’est indiquée nulle part absolument dans les Évangiles. L’imagination est libre de rêver à ce sujet ce qui lui plaira; mais elle ne trouvera pas dans les textes un seul mot pour y attacher ses rêves.

Je dirai donc que partout où la figure de Jésus, dans le plus ancien évangile, diffère d’une manière sensible de ce qu’elle est dans les deux suivans, tout porte à croire que c’est dans le premier qu’elle est le plus vraie.

Quant au quatrième évangile, il est tellement à part, qu’il n’y a pas évidemment à en tenir compte pour se représenter ce qu’était Jésus. Il n’y prononce que des discours absolument inintelligibles à la foule, pleins de mystères, de symbolisme et de métaphysique; c’est un alexandrin et non plus un juif. Je laisse là ces subtilités pour m’arrêter à un passage qui est au contraire un des plus beaux qu’il y ait dans les Évangiles, mais dont l’élévation même empêche qu’on ne l’accepte comme authentique. C’est la réponse de Jésus à la femme samaritaine, qui vient de lui dire (IV, 20) : « Nos pères ont adoré sur cette montagne (de Sichem), tandis que vous autres, vous dites que c’est à Jérusalem qu’il faut adorer. » Et Jésus lui dit : « Femme, crois-moi; le temps va venir que vous n’adorerez plus le Père sur cette montagne non plus qu’à Jérusalem... Le temps va venir, et c’est tout à l’heure, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. » Ce langage est grand, mais il n’a pu être celui de Jésus. Il est trop en contradiction avec celui qu’il tient dans les anciens évangiles, et qui est celui qu’il devait tenir. C’est non-seulement quand le Temple n’existait plus, mais encore c’est parmi des hommes qui ne se souciaient plus du Temple et qui vivaient sous des influences purement helléniques, qu’on a pu imaginer un tel discours. Je conclus que, pour se représenter ce qu’a été véritablement Jésus, il faut revenir au plus ancien évangile et nous garder de ce qui en altère l’impression, même pour la rendre plus vive ou plus grande.

VIII.

Maintenant que j’ai achevé ce travail critique, je ne me fais pas illusion sur le résultat auquel il peut aboutir. Il y manquera toujours la vie ; c’est dans un autre livre que le mien qu’il faut la chercher. Il faut la demander à ceux qui ont vu la terre où vivait Jésus, qui se sont promenés dans les campagnes de la Galilée, sur les bords du lac de Tibériade, qui ont foulé le sol et gravi les hauteurs de Jérusalem, qui ont vécu au milieu des hommes qui peuplent aujourd’hui ces contrées et dans lesquels ils retrouvaient ceux d’autrefois, qui ont le secret enfin, soit de la langue que Jésus parlait, soit de celle dans laquelle il lisait la Bible, et qui peuvent jusqu’à un certain point se figurer qu’ils l’entendent sortir de sa bouche. Ceux-là le feront revivre, s’ils ont l’imagination, le don incomparable qui ressuscite le passé. Là où l’imagination, pour se représenter Jésus, ne travaillera que sur les données du plus ancien évangile et sur les meilleures de ces données, en écartant les fictions ou les anachronismes dont la critique l’avertit de se défier, elle saisira le vrai et elle le rendra avec tout l’effet qu’il peut produire.

Jésus étant ainsi connu, non pas certes comme on aurait besoin qu’il le fût, mais enfin autant qu’il peut l’être, comment le jugera-t-on ? Il est clair qu’en posant cette question, je ne m’adresse pas à la foi religieuse. La foi ne juge pas Jésus, elle l’adore. « Au nom de Jésus tout genou fléchit dans le ciel, sur la terre et aux enfers. » (Phil., II, 10).

Mais tel est le prestige dont la foi a entouré ce nom, que parmi les esprits mêmes qui s’étaient affranchis, il s’en est trouvé qui ont continué de rendre à Jésus une espèce de culte. Rousseau a donné l’exemple par sa phrase célèbre : « Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un dieu. » Prise à la lettre, cette parole n’est nullement philosophique, car la vie d’un dieu, la mort d’un dieu sont des mots qui ne présentent à l’esprit aucune idée intelligible. Il faut donc les prendre pour des expressions purement oratoires, signifiant seulement qu’il n’y a pas de plus belle vie que celle de Jésus, proposition sur laquelle la discussion pourra s’établir.

L’écrivain de génie qui nous a donné il y a vingt ans la Vie de Jésus, cède évidemment au même entraînement que Rousseau quand il appelle Jésus un demi-dieu, un fils de Dieu, un homme de proportions colossales, quand il le place « au plus haut sommet de la grandeur humaine, » etc.[56]. Tout cela exprime plutôt l’émotion et l’enthousiasme du peintre devant l’image qu’il a tracée, que le jugement de l’historien. En langage exact, les demi-dieux, les fils de Dieu, les colosses n’existent pas; il n’y a pas même de plus haut sommet de la grandeur humaine. Rien n’est plus divers, rien n’est plus mêlé que les supériorités des hommes qui tiennent une place dans l’histoire; il est très difficile de fixer les rangs, et cela est plus difficile pour Jésus que pour personne, parce qu’il n’y a personne qui nous soit moins bien connu.

Ce n’est pas évidemment dans l’ordre de la pensée que Jésus a pu être au-dessus des autres hommes. Jésus n’est pas un penseur; il n’a pas apporté la lumière dans les ténèbres, malgré les paroles du quatrième évangéliste, qui, lui, prenait sa lumière dans Platon. Il n’est ni un philosophe, ni un savant, ni un politique, ni un capitaine, ni un poète; il n’a pu rendre à l’humanité aucun des grands services que lui rendent ces diverses puissances de l’esprit. Il a d’ailleurs toutes les idées fausses qu’on avait autour de lui. Il attend la fin prochaine de ce qui existe et la restauration d’Israël et des douze tribus. Il croit aux démons; il s’imagine qu’ils sont dans le corps des malades et qu’il les en chasse. Si l’état d’esprit de l’écrivain qui nous a conté l’histoire des deux mille cochons (Marc, V, 2) représentait fidèlement celui de Jésus, il n’y aurait rien de plus misérablement grossier; on peut espérer qu’il n’est jamais descendu si bas.

Malgré ses libertés d’inspiré, sa foi est encore bien étroite. On l’a vu, le véritable Jésus appelle les gentils des chiens; il ne s’intéresse pas aux Samaritains ; il ne pense à sauver que « les brebis perdues de la maison d’Israël. » Il ne prévoyait en aucune manière la large prédication de Paul.

Mais dans les limites de ses idées et de ses croyances, Jésus a été puissant par le cœur, par la passion, par la bonté. Il a aimé son pays et sa religion au point de n’en pouvoir supporter l’humiliation et les misères, et c’est ce qui lui a fait croire, d’une loi si énergique et si contagieuse, à un lendemain réparateur ; c’est ce qui lui a fait prêcher la « bonne nouvelle » de la résurrection de son peuple. Il ouvrait aux siens le royaume de Dieu, abandonnant « ceux du dehors » (IV, 11) aux cachots ténébreux et au feu qui brûle toujours. Il résumait la loi tout entière en deux commandemens : aimer son Dieu et aimer ses frères. Et parmi eux, il aimait particulièrement ceux qui souffrent davantage, les petits, les pauvres ; il affirmait que dans le royaume de Dieu les derniers seront les premiers (X, 31), il n’y aura plus là de supérieurs (X, 43). Il glorifiait la veuve pauvre qui, en donnant ses deux petites pièces de cuivre, a donné plus que tous les autres (XII, 43). Il veut que les riches se dépouillent pour les pauvres de tout leur bien, et s’ils ne le font pas, il les exclut à peu près du royaume de Dieu (X, 26). Il est tendre surtout pour les simples, pour ceux qui sont comme des enfans (IX, 41 et X, 14). Il l’est jusque pour les pécheurs, les profanes, ceux qui scandalisent les dévots (II, 17). Il ne permet la prière qu’avec le pardon des offenses ; il faut pardonner pour obtenir d’être pardonné (XI, 25). Il protège la femme contre la dureté de la répudiation, faite pour des esprits grossiers (X, 5). Enfin, et c’est là le trait dominant de sa physionomie, c’est aux malades qu’il va tout d’abord ; c’est pour eux en quelque sorte qu’il existe ; dans la maladie, il voit l’action de Satan, du grand ennemi de son Dieu et de son peuple, et la victoire sur la maladie, c’est la victoire sur Satan, c’est le signe que Dieu est là, prêt à guérir aussi et à sauver son peuple, « à qui ses péchés sont remis. » (3, 4, II, 5, etc.) Le soulagement qu’il apporte à ces malades, c’est la garantie des promesses de Dieu et de la « bonne nouvelle ; » toute sa foi, toutes ses espérances trouvent là leur justification, en même temps que sa charité jouit de son bienfait. Aussi l’évangile définit sa mission par ces deux choses : « Il allait prêchant dans les synagogues et chassant les démons. » (I, 39.) Et le livre des Actes dit à peu près de même : « Il a passé faisant du bien et apportant la guérison à tous ceux qui étaient sous la puissance du diable. » (X, 38.)[57].

Tout ce bien qu’il a fait, il l’a fait à la condition de souffrir et de mourir. Ici il faut suppléer à l’évangile. Dans l’évangile on n’aperçoit pas, jusqu’à la veille de son supplice, qu’il ait rencontré des obstacles sérieux ni soutenu des luttes pénibles. On a craint sans doute de réveiller le souvenir des griefs que les puissans avaient pu avoir contre lui. Mais nous devons croire que, de bonne heure, il a été menacé, et que les amertumes de ce qu’on appelle « la Passion » ont commencé pour lui bien avant la scène du Jardin des oliviers. Sa vie été un combat, sans bruit pourtant, je l’ai dit déjà, et sans violence, où il gardait l’attitude humble et patiente qui le plus souvent a été celle du Juif opprimé. Il n’en a pas moins été le martyr de son patriotisme et de son amour des misérables, et il a laissé le souvenir d’une existence toute d’élan et de dévoûment, terminée par une mort affreuse sur la croix ; souvenir assez touchant et assez profond pour qu’après sa mort quelques-uns aient dit : « Celui-là n’a-t-il pas été le Christ ? » et qu’une fois cela dit, on l’ait cru sans peine. Voilà Jésus tel que nous arrivons à le ressaisir, et on ne peut que l’aimer et le vénérer[58]. Avant de le quitter, il y a une dernière remarque à faire : c’est qu’au moment où Jésus est mort, il n’existait encore rien de ce que nous appelons le christianisme. Jésus n’était pas encore un Christ, et il n’avait d’ailleurs introduit ni un dogme, ni une pratique nouvelle. Il n’avait aucune idée, ni de la trinité, ni de l’incarnation, ni d’autres mystères; aucune de l’église, ni d’un prêtre, ni d’un évêque; aucune des sacremens, ni d’une cérémonie chrétienne quelconque, pas même du baptême. Il avait reçu, à ce qu’il semble, le baptême ou l’ablution de Jean, qui était tout autre chose, mais le baptême chrétien, l’acte premier et essentiel de la religion nouvelle, il l’ignorait absolument; il n’a jamais ni baptisé, ni fait baptiser personne. Il est vrai qu’il y a un verset, à la fin de l’évangile qui porte le nom de Matthieu, où il dit : « Allez et baptisez ; » mais cette parole (qui ne se retrouve nulle part ailleurs), l’évangile même qui la lui donne ne la lui fait prononcer qu’après sa mort, au moment de ce qu’on appelle son ascension. Pendant la vie même de Jésus, il n’est jamais parlé, dans les trois premiers évangiles, de qui que ce soit qui ait été baptisé par lui ou par un des siens. Le quatrième évangile seulement, qui est toujours à part des autres, l’a supposé, et encore reconnaît-il clairement qu’il contredit, en le supposant, la tradition établie, puisqu’il se reprend en disant : « Jésus lui-même ne baptisait pas; c’étaient ses disciples[59]. »

Non-seulement les trois derniers Évangiles ne disent pas que Jésus ait pratiqué le baptême, mais encore ils disent très positivement le contraire, puisque voici les paroles qu’ils mettent dans la bouche de Jean quand ils lui font prédire Jésus : « Moi, je vous ai baptisés dans l’eau, mais lui il vous baptisera dans l’Esprit saint.» (Marc, I, 8, etc.) Cette antithèse a été supprimée dans le dernier évangile (I, 26).

Jésus n’est chrétien que par une seule chose, qui est une certaine manière de sentir. Non pas que cette manière de sentir soit toujours absolument nouvelle, et on se fait encore là-dessus quelque illusion. J’ai déjà montré que telle parole, où l’on croit d’abord reconnaître l’accent personnel de Jésus est simplement prise de l’Écriture.

Néanmoins l’évangile a dans son ensemble une autre physionomie que la Bible : à quoi tient-elle ? D’abord et avant tout à ce que l’évangile s’est produit dans un autre milieu. L’évangile respire un détachement sombre et farouche de la vie présente : « Si ton bras est pour toi une cause d’achoppement, coupe-le ; mieux vaut pour toi entrer estropié dans la vie que d’aller avec tes deux bras au feu qui ne meurt jamais. » (Marc, IX, 42.) — « Celui qui voudra sauver sa vie, la perdra, et celui qui l’aura perdue pour moi et pour la bonne nouvelle, la sauvera. » (VIII, 35.) — Il faut vendre tout son bien et le distribuer aux pauvres ; le riche n’entre pas au royaume des cieux. (X, 21, etc.) — Il faut quitter sa maison, ses frères, ses sœurs, son père, sa mère, ses enfans, ses champs, pour « la bonne nouvelle. » (X, 49.) — Cela n’est pas de la Bible, et elle ne connaît pas davantage ce sentiment toujours présent dans l’évangile de l’action ennemie des esprits malfaisans. Ce sont là les signes de temps mauvais et désespérés, des temps qui ont enfanté cette étrange communauté des Essées, qui avait, dit Pline, son principe de vie dans le dégoût où les autres étaient de la vie, tam fecunda illis aliorum vitæ pœnitentia est, (Natur. hist., V, 15.) L’évangile aussi est plein de tendresse pour les humbles, les simples, pour ceux qui sont les derniers et qui seront ailleurs les premiers. C’est sans doute encore parce que l’évangile est né parmi des populations particulièrement simples et humbles.

En un mot, cet accent original qui nous frappe dans l’évangile tient en grande partie à ce qu’il ne nous reste aucun autre écrit composé dans le même temps et aux mêmes pays. Mais il tient aussi vraisemblablement dans une certaine mesure à l’âme même de Jésus, dont l’évangile porte l’empreinte. Et cette âme, une fois fixée dans un livre devenu sacré, est passée par là dans ceux qui ont vécu de ce livre. C’est la part de Jésus dans le christianisme, part notable et qui ne lui sera point ôtée, quelque difficile qu’il soit de faire exactement le triage et de la distinguer toujours de ce qui est venu d’ailleurs.

Jésus donc est purement un Juif, et il n’a pas fait un acte ni dit une parole qui ne soit juive. Mais c’est un Juif plus ardent et plus exalté ; né dans un pays qui nourrissait des esprits indépendans et indociles ; obéissant plus volontiers à l’inspiration qu’à l’autorité ; homme de la nature plutôt que des écoles ; fait pour compromettre le synédrion de Jérusalem et pour se perdre lui-même, mais fait aussi pour troubler les âmes. Et c’est ainsi que la prophétie d’après laquelle on croyait que le Messie devait naître dans Bethléem de Juda fut démentie, et que, contrairement à l’attente universelle (Jean, VII, 52), c’est de Galilée qu’il sortit un Christ.


ERNEST HAVET.

  1. Χριστιανοί, christiani, d’où, en français, chrestiens, chrétiens.
  2. Josèphe, Antiq., XVIII, I, 6, etc. Actes, V, 36.
  3. Nous ne le connaissons que par des livres écrits en grec. Le mot βαπτίζειν signifie simplement laver en plongeant dans l’eau. C’est ainsi qu’on baptisait, c’est-à-dire qu’on purifiait en les lavant la vaisselle et même les lits de table. (Marc, VII, 4.)
  4. Marc, I, 7 ; Jean, X, 41. L’idée exprimée par le mot de précurseur est bien celle de l’évangile ; mais le mot πρόδρομος, prœcursor, n’est pas dans le Nouveau-Testament, si ce n’est dans un verset de l’Épitre aux Hébreux, VI, 20, où Jésus lui-même est appelé notre précurseur dans la vie éternelle. Ce sont les Pères qui ont appelé Jean le précurseur du Christ. (Tertullien, Contre les Juifs, 9, etc.)
  5. Il existe encore aujourd’hui, en Orient, des chrétiens qui sont des joannites. Voir Renan, Vie de Jésus, 1867, p. 102.
  6. Le mot d’évangile s’explique aisément en rapprochant les versets 1 et 14 du premier chapitre du livre qui porte le nom de Marc. Il est dit au verset 14 que Jésus s’en allait annonçant la « bonne nouvelle » du royaume de Dieu, τὸ εὐαγγέλιον. Cela a conduit à dire, comme on lit au verset I, qui n’est qu’un titre : Commencement de la « bonne nouvelle» (τοῦ εὐαγγελίου) de Jésus le Christ, fils de Dieu… Mais la Vulgate, au lieu de traduire le mot εὐαγγέλιον, l’a simplement transcrit en latin, ce qui lui a donné comme un sens nouveau, le latin n’éveillant pas dans l’esprit le sens primitif. Evangelium a paru signifier la prédication de Jésus, ou même le livre qui contient cette prédication, et il en est de même du mot français « évangile ».
  7. La formule « en ce temps-là, » qui revient trois fois dans Matthieu, a servi à l’église pour faire un début à tous les fragmens détachés des Évangiles qu’elle lit dans ses offices. C’est à peu près toute la chronologie qui s’y trouve.
  8. On verra plus tard que les seules véritables lettres de Paul sont les Epitres aux Galates, aux Corinthiens (I et II) et aux Roumains.
  9. Le mot miracula (en grec θαύματα) n’est pas dans le Nouveau-Testament. Les trois premiers évangélistes disent « des vertus » (δυνάμεις) ; le quatrième dit « des signes » (σημεῖα). On trouve aussi deux fois le mot τέρατα, prodigia. (Matth., XXIV, 24 et Jean, IV, 48.) Paul n’emploie non plus que ces trois mots.
  10. Le dernier trait est aussi dans Isaïe, LXI, 1.
  11. On disait que ces malades avaient un démon, qu’ils étaient en puissance de démon, qu’ils étaient démonisés. On les a appelés en français des possédés, mais ce mot, quoique antique, n’est pas dans le Nouveau-Testament.
  12. Marc, VIII, 29, ou des appellations équivalentes : III, 11, — V, 7, — X, 47-48.
  13. Comme III, 10 et 28, — VIII, 31 et 38, — IX, 8, 11, 30 et 40, — X, 33, — XIV, 21 et 41.
  14. Voir III, 12 et I, 34. Voir aussi I, 43 et VII, 36.
  15. La forme hébraïque sanhédrin n’est qu’une transcription du mot grec.
  16. Je reviendrai ailleurs sur cette phrase.
  17. Τῆς δυνάμεως : l’évangile traduit sans doute ainsi le terme rabbinique schechina, par lequel on désignait la manifestation extérieure de Iéhova.
  18. Il est parlé dans ce morceau des grands-prêtres et du grand-prêtre ; ces expressions ont besoin d’être expliquées. Il n’y a proprement qu’un grand-prêtre, le chef suprême du peuple juif, dont la dignité durait autrefois autant que sa vie. Mais Hérode et les Romains s’étaient mis à déposer arbitrairement les grands-prêtres, il paraît que ceux qui avaient une fois porté ce titre le conservèrent même après avoir perdu le pouvoir, et avec le titre une certaine part d’honneurs et d’autorité. Ces grands-prêtres (ἀρχιερεῖς dans le Nouveau-Testament et dans Josèphe) exerçaient sur les simples prêtres (ἱερεῖς) une domination qui allait jusqu’à la tyrannie (Antiq., XX, VIII, 8). Voir J. Derenbourg, Essai sur l’histoire et la géographie de la Palestine d’après les Talmulds et les autres sources rabbiniques, 1867, p. 231 et passim. La Vulgate traduit οἱ ἀρχιερεῖς par principes sacerdotum, et ἀρχιερεύς par summus sacerdos.
  19. Le Judaïsme, p. 360.
  20. On remarquera encore que, dans le plus ancien évangile, Jésus n’appelle jamais Dieu « mon père, » ce qui serait encore une manière de se donner pour le Christ. Cette expression ne se trouve que dans des évangiles plus récens.
  21. On lit encore dans la même épître ces mots : « La nuit qu’il fut livré, παρεδίδετο, » XI, 23. Quant à un verset qui reproche aux Juifs, sur le même ton que les Évangiles, « d’avoir tué Jésus comme ils ont tué les prophètes, » il appartient à une épître apocryphe. (I Thessal., II, 15.) Le vrai Paul ne traite jamais les Juifs comme on les traite dans ce passage. Et dans le verset authentique, ce n’est pas à la nation qu’il impute la mort de Jésus, mais à ses chefs.
  22. Le grand-prêtre avait profité de ce qu’Albinus, nouvellement nommé, n’était pas encore arrivé à Jérusalem.
  23. Darenbourg, Essai sur l’histoire de la Palestine, note II, page 468.
  24. Derenbourg, page 144.
  25. Ce que je dis des Évangiles s’applique également à deux versets du livre des Actes où la tradition des Évangiles a été suivie, (XIII, 27-28.)
  26. Ce mot d’église, qui se trouve encore dans Matthieu, XVIII, 17, n’est dans aucun autre évangile. Il est fréquent au contraire dans les épîtres de Paul, qui non-seulement a fondé de tous côtés des églises particulières, mais qui le premier a opposé l’église chrétienne à l’église juive.
  27. Sur ce que c’est que les pharisiens, voir le Christianisme et ses Origines, t. III, p. 120-121.
  28. Marc, VII, 9; VIII, 15; XII, 15.
  29. Mot à mot : Vous me faites un fils de la géhenne au double de vous.
  30. Cet insecte est le ϰώνωψ, qui s’engendre, dit Aristote, dans le vin aigri. (Περὶ ζώων, V, XIX, 12.)
  31. A la géhenne.
  32. Matthieu dit seulement qu’ils demandent à Pilatus de mettre une garde au tombeau.
  33. Les sadducéens, ou disciples de Saddoc, étaient des politiques, qui dédaignaient et redoutaient tout à la fois l’exaltation religieuse des pharisiens.
  34. C’est Josèphe qui l’appelle ainsi. (Antiq., XX, IX, 1.)
  35. Marc, III, 14 et VI, 30. Le mot grec ἀπόστολος a donné le français apôtres.
  36. On a trouvé sans doute une explication au mot δώδεϰα : on en trouve toujours ; mais il n’y en a pas d’aussi simple que celle que je donne.
  37. Particulièrement à la page 365 : « C’est là, je ne le mets pas en doute, ce qui a eu lieu chez Pythagore, Mahomet, Jeanne d’Arc, Luther, Loyola, et chez une foule d’autres personnages plus ou moins importans, dont la pensée s’est exaltée et hallucinée, lorsque des circonstances politiques et religieuses ardentes hallucinaient l’esprit des nations ou des époques dont ils étaient les représentans. »
  38. Jésus et les Évangiles, 1878.
  39. Ἐξέστη, mot à mot, il est sorti de lui-même ; in furorem versus est dans la Vulgate.
  40. L’esprit de ce passage est le même que celui de la chanson des Fous de Béranger :

    Sur la croix que son sang inonde,
    Un fou qui meurt nous lègue un dieu.

  41. Cité par Michelet, les Jésuites, page 69, n. 1.
  42. Aussi le verset XI, 29 associe πραΰς et ταπεινός.
  43. Ce passage n’est pas dans Matthieu et Luc, et il est singulier que, dans un autre endroit, ils fassent dire à Jésus précisément le contraire : « Qui n’est point avec moi est contre moi. » (Matth. XII, 30 ; Luc, XI, 23.)
  44. Sur la géenne, voir mon tome III. p. 358.
  45. Le Judaïsme, p. 473 et suivantes.
  46. Le grec παραϐολή, similitude, est la traduction d’un mot hébreu dont le sens paraît être moins précis.
  47. Hiéronyme (ou Jérôme), à propos de Matth., XVIII, 23.
  48. Traduit par Eugène Burnouf, 1852.
  49. Voir même livre, page 26 et 49, et les Pharisiens de M. Cohen, t. II, pages 281, 404, 469.
  50. Je reviendrai plus tard sur cette parole pour en discuter et l’authenticité et la portée.
  51. Procès... de Jeanne d’Arc,.. publié par Jules Quicherat, t. Ier,1841, pages 65, 89, 178, etc. Nous avons un procès-verbal authentique des paroles de Jeanne ; nous ne sommes pas aussi heureux pour Jésus.
  52. Le Jésus de Marc reconnaît bien Dieu comme le père du Christ (VIII, 38; XIII, 32), mais il ne dit pas : « mon Père. » Non-seulement « mon Père, » au sens théologique, n’est pas dans le plus ancien évangile, mais l’expression purement pieuse « ton père, » au singulier, adressée à chacun de nous, n’y est pas non plus. Il ne connaît que l’expression collective, « votre Père, » c’est-à-dire le père des Juifs.
  53. Disons en passant que ces traits ne sont pas toujours aussi originaux qu’on le suppose. Le principal verset du Pater (lequel est déjà dans Marc), vient du livre juif de Sirach (XXVIII, 2), et dans ce livre aussi déjà celui qui prie s’adresse à Dieu en l’appelant du nom de père (XXIII, 1). La formule même des « béatitudes » (Matth., V, 1, etc.) vient des psaumes (I,1 ; II, 12, etc ), et c’est un psaume qui promet l’héritage aux doux et aux humbles (XXXVII, 11). « Cherchez et vous trouverez » (Matth., VII, 7), vient de Jérémie (XXIX,13), et le « Venez à moi, » d’Isaïe (LV, 3. C’est encore à Isaïe (XL, 11), qu’appartient l’image du berger qui rapporte dans ses bras la brebis perdue (Matth., XVIII, 12) ; ainsi que la grande promesse : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. » (LI, 6.) Telle autre parole évangélique peut bien avoir eu aussi sa source antique, quoique cette source reste ignorée.
  54. Pourquoi la femme brise-t-elle le vase ? L’explication la plus vraisemblable comme la plus simple est celle qui suppose que, pour mieux conserver inaltérables ces parfums précieux, on les mettait dans des vases fermés de telle manière qu’on ne pouvait les ouvrir qu’un les brisant.
  55. La femme qui verse le parfum n’a pas de nom dans les anciens Évangiles ; on a voulu qu’elle en eût un, et on lui a donné sans aucune raison (je ne sais à quelle époque) celui de Marie de Magdala. Marie de Magdala (en latin Maria Magdalena, d’où on a fait en français Marie-Madeleine) est nommée dans Marc (XV, 40), comme une des femmes qui avaient suivi Jésus de la Galilée à Jérusalem, et qui lui offraient leurs services. Elle est des trois qui furent, à ce qu’on raconte, les premiers témoins de sa résurrection. D’après Luc, VIII, 2, c’était une de ces malades que Jésus « avait guéries des esprits mauvais. » Il avait chassé d’elle « sept démons. » Le personnage d’une Marie-Madeleine, femme de plaisir, est purement imaginaire. — Dans l’évangile de Jean, la femme au parfum est Marie, la sœur de Marthe et de Lazare.
  56. Vie de Jésus, édit. de 1867, p. 475, 244, 464, 465, etc.
  57. Il ne faut pas traduire d’une manière absolue : « Il a passé faisant le bien ; » εὐεργετῶν se rattache à ἰώμενος ; et se rapporte également à πάντας τοὺς. Voyez IV, 9, où il est employé de même.
  58. Voltaire en a donné l’exemple. Dictionnaire philosophique, article Religion. — On voit assez que, lorsqu’il s’agit de conclure sur Jésus, je suis de l’avis de Voltaire et du XVIIIe siècle, et que parmi les penseurs de notre temps, je me range du côté de ceux qui ont repris la tradition de ce siècle et y sont restés fidèles.
  59. A moins qu’on ne croie que le verset IV, 2, n’est pas du même écrivain que III, 22; IV, 1 ; et qu’on ne le regarde comme une correction qui aura passé dans le texte. Quant à la formule : « Au nom du Père, du Fils et de l’Esprit saint, » je l’expliquerai lorsque j’en serai à l’évangile de Matthieu.