Etudes sur la poésie hébraïque - Le Psautier juif

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Etudes sur la poésie hébraïque - Le Psautier juif
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 171-203).
ÉTUDES SUR LA POÉSIE HÉBRAÏQUE

LE PSAUTIER JUIF
D’APRES LA NOUVELLE TRADUCTION DE M. REUSS.

La Bible, traduction nouvelle avec introductions et commentaires, par M. Edouard Reuss, professeur à l’université de Strasbourg. — Ancien Testament, 5e partie. — Poésie lyrique. Paris, Sandoz et Fischbacher, 1875.

Comme nous aimons désormais en France ce qui nous vient d’Alsace! Il semble toujours à des parens que l’enfant qu’ils ont perdu est celui qu’ils aimaient le mieux; de même nous n’avons jamais si bien senti la valeur de l’esprit alsacien que depuis le jour néfaste où il nous fut interdit de le ranger parmi les formes nationales de l’esprit français. Cette forme était sans doute germanique à bien des égards, comme par certains côtés l’esprit provençal est italien, — l’esprit gascon, espagnol, — l’esprit breton, irlandais ou gallois. C’est la spécialité qui donnait à l’Alsace sa physionomie distincte et charmante sans la séparer du giron commun. Elle rentrait pour sa part dans cet organisme national, le plus parfait qui eût encore existé, où l’unité rayonnante et vigoureuse du centre coordonnait, sans les paralyser, les membres extrêmes de la famille française. Aujourd’hui, quoi qu’on en dise, nous nous sentons mutilés. L’avenir seul apprendra à l’Allemagne si elle n’a pas compromis le résultat principal de ses sanglans sacrifices en s’incorporant, en vertu du droit de conquête, une population récalcitrante, qui parlait jusqu’à un certain point sa langue, mais qui, de cœur et d’âme, vivait pour une autre patrie. Nous nous garderons de nous étendre plus longuement sur ce sujet délicat; mais il nous sera bien permis dans notre deuil de puiser quelque consolation, en dehors de toute arrière-pensée politique, dans les marques de sympathie qui nous parviennent de l’autre côté des Vosges, et qui montrent qu’on pense toujours à nous.

Je ne suis à aucun titre confident des raisons qui ont engagé M. le professeur Reuss à publier en français le grand ouvrage biblique par lequel il désire couronner sa longue, sa brillante carrière d’exégète et de critique. Alsacien avant tout, écrivant l’allemand avec une supériorité reconnue depuis longtemps en Allemagne même, ayant publié dans cette langue, lorsque l’Alsace était encore française, des œuvres scientifiques de premier ordre, mais dont le genre était alors exclusivement allemand, et qui n’eussent guère trouvé de lecteurs en France, M. Reuss aurait pu, sans rompre avec son passé, donner à la théologie germanique ce fruit dernier des études de toute sa vie. Il a préféré en doter notre science française. Ce n’est pas un levain quelconque d’hostilité contre l’Allemagne qui a pu le déterminer. Il pense, et nous sommes de son avis, qu’il faut soigneusement préserver les altitudes de la science et du grand art de toute compromission avec les rivalités ou les rancunes internationales; mais nous ne croyons pas trahir sa pensée en disant qu’il a voulu rendre encore un service à son ancienne patrie par la composition en français d’une encyclopédie biblique où nous pourrons tous chercher les résultats d’une critique, aussi savante qu’impartiale, appliquée à ce livre dont chaque page adresse à la science une question et à la conscience un appel. Le grand rôle de Strasbourg dans la France de naguère, c’était d’introduire chez nous, en le filtrant, le flot puissant et trouble de la science allemande. C’est aux leçons de M. Reuss et de ses collègues de l’ex-académie que de nombreux étudians français se familiarisaient avec des points de vue et des idées qui, sous leur forme purement germanique, n’eussent que difficilement commandé leur attention. Le professeur de l’université nouvelle achève l’œuvre à laquelle il s’était longtemps dévoué comme professeur de l’ancienne académie. Il ne faut chercher ni plus ni moins dans cette publication française, mais il ne faut pas nous en vouloir si nous recevons avec reconnaissance cette preuve signalée d’un intérêt qui survit à l’ordre de choses détruit par la violence.

M. Reuss a donc entrepris une traduction suivie de la Bible tout entière, avec introductions et commentaires pour chaque livre. Cette œuvre de longue haleine se composera de douze ou quinze volumes et sera publiée dans l’espace de trois ou quatre années. Deux livraisons ont déjà paru; celle que nous avons sous les yeux traite des Psaumes, cette partie de l’Ancien-Testament aussi populaire que mal connue quant à ses origines et à l’esprit qui l’inspire. Cette étude nous amènera d’elle-même à des considérations relatives à la poésie hébraïque en général. Elle pourra contribuer à répandre quelques notions précises sur un sujet qui n’intéresse pas moins l’histoire de l’antique poésie que celle des sentimens religieux, dont les psaumes, à tous les points de vue, demeurent une des plus énergiques et des plus touchantes expressions.


I.

Il est d’abord un certain nombre de phénomènes qu’on pourrait appeler « de la surface, » et qu’il convient d’expliquer avant d’aborder le centre même du sujet.

L’Ancien-Testament se divise en trois groupes de livres, la Loi, comprenant le Pentateuque ou les cinq livres dits de Moïse, les Prophètes, parmi lesquels on range aussi les livres historiques supposés écrits par des prophètes ou conformément à leurs principes, enfin les Hagiographes ou livres d’édification ajoutés plus tard aux deux premiers groupes, et contenant plusieurs écrits d’une grande valeur, tels que les Psaumes, les Proverbes, Job, l’Ecclésiaste, Daniel, etc. Comme cette dernière série commençait par les Psaumes, on la désignait parfois aussi par le nom de ce livre initial, et dans un temps où le mot Bible n’avait pas encore perdu son sens de livre en général, on résumait le contenu tout entier de la Bible juive par ce triple titre : la Loi, les Prophètes et les Psaumes.

Les psaumes ou tehilim, c’est-à-dire chants de louange, forment dans les Bibles hébraïques, grecques, latines et modernes, une collection de cent cinquante cantiques, et ce nombre est resté immuable, bien que les versions ne s’accordent pas toujours sur la manière de les chiffrer séparément[1]. Notre mot psaume est grec et signifiait proprement un chant accompagne par les instrumens à cordes. Le psaltérion était un instrument de ce genre, que l’on touchait avec les doigts ou avec l’archet. L’idée qui a évidemment présidé au rassemblement des cent cinquante psaumes en un seul livre fut la convenance de mettre un recueil de chants populaires et religieux au service des synagogues, ou réunions de prière et d’édification par la parole, qui naquirent pendant l’exil de Babylone chez les Juifs privés de leur temple, et qui demeurèrent en usage lorsque le temple fut reconstruit sous la domination perse. Tandis que ce sanctuaire était et devait rester unique, le seul lieu du monde où le sacrifice fût efficace et le culte sacerdotal légitime, les synagogues se multiplièrent indéfiniment, en dehors comme en dedans des limites de la terre sainte. Ce sont elles en réalité qui firent la Bible, en ce sens que c’est pour répondre à leurs besoins qu’il se constitua un ensemble « d’écritures sacrées » où le Juif fidèle pouvait puiser la connaissance de sa loi et de son histoire nationale, chercher les leçons austères des prophètes et des vieux sages, et choisir des textes dont le développement oral devait alimenter sa foi et ses espérances. Les psaumes furent donc recueillis pour fournir aux synagogues un choix approprié d’hymnes religieuses. Du culte des synagogues, les psaumes passèrent dans celui de l’église chrétienne, qui s’en servit dans toutes ses branches. Chantés en grec dans les églises d’Orient, ils furent psalmodiés en latin dans colles d’Occident, en langue moderne dans les diverses communions protestantes. Parmi ces dernières, il en est même qui refusèrent longtemps d’admettre d’autres chants religieux que ceux d’Israël.

Le texte hébreu est accompagné de certaines indications musicales dont le sens est des plus obscurs, s’il n’est indéchiffrable. Les traducteurs alexandrins eux-mêmes en avaient perdu la clé, et le plus souvent leurs essais d’explication ou bien ne nous apprennent rien, ou bien sont décidément erronés. En fait, nous sommes réduits à la plus complète ignorance au sujet de la vieille musique hébraïque. Il est par exemple un mot, sélah, que l’on remarque fréquemment dans le texte hébreu des psaumes. Ce mot, qui ne ressemble à rien, est regardé généralement comme un terme technique se rapportant à l’exécution musicale; mais que voulait-il dire? Les Septante, qui ont pu sur ce point consacrer une tradition authentique, le traduisent par un mot obscur lui-même, mais qui répondait peut-être à l’idée d’une ritournelle, c’est-à-dire de la répétition d’une mélodie exécutée par les instrumentistes pendant que les chanteurs se reposaient. Il est encore d’autres expressions au sens énigmatique dont les commentateurs n’ont réussi qu’à grand’peine à éclaircir la signification. Ainsi cinquante-quatre psaumes portent en tête un mot qui veut dire au directeur, comme on dirait aujourd’hui au maître de chapelle ou bien au chef d’orchestre, et comme si on les avait remis primitivement à un compositeur pour en régler l’exécution musicale. Les Alexandrins, qui cette fois n’y ont rien compris, rendent cette expression par les mots pour la fin, ce qui ne veut absolument rien dire. Jérôme a consacré ce non-sens dans la Vulgate, et les commentateurs mystiques y ont découvert des merveilles.

Une autre particularité intéressante rentrant aussi dans cet ordre d’annotations musicales, c’est que nombre de psaumes débutent par certains mots d’un sens tout à fait étranger au sujet qu’ils développent et dans lesquels on s’est obstiné sans raison à voir des indications d’instrumens, comme si le texte eût recommandé tel instrument plutôt que tel autre pour l’accompagnement. Pourtant ces mots étranges ne désignent pas des instrumens. M. Reuss penche pour l’opinion adoptée par ceux qui ont vu dans ces expressions, sans rapport avec le texte qui suit, l’indication de chants d’une autre nature, mais bien connus du peuple et sur l’air desquels les psaumes ainsi désignés devaient être chantés. Il y a des analogies bien constatées qui enlèvent à cette explication ce qu’elle a de paradoxal au premier abord. Sous la restauration, les jésuites propagèrent des cantiques dont les airs étaient empruntés à des opéras en vogue. Au XVIe siècle, les psaumes de Marot furent chantés à la cour de France et dans les rues sur des airs populaires, et que l’on désignait, comme on fait encore aujourd’hui, par les mots du début. A la faveur de cette hypothèse ingénieuse, celles de ces suscriptions mystérieuses de psaumes qui n’ont pas trop souffert de l’inintelligence des copistes reprennent vie et couleur. Ainsi le psaume 22 devait se chanter sur l’air d’un chant commençant par Antilope de l’aurore, les psaumes 45, 60, 80 sur les Lys, le psaume 56 sur Colombe des lointains térébinthes, trois autres (8, 81 et 84) sur la Gathienne, c’est-à-dire sur un chant tirant son nom de la ville de Gath, comme nous disons la Marseillaise ou la Parisienne, etc. Rien ne donne lieu de penser que ces airs fussent indignes de leur application à des strophes religieuses; mais il est visible que les chansons populaires qu’ils accompagnaient rentraient plutôt dans le genre gracieux, idyllique et, pour tout dire, mondain, que dans la catégorie des poésies austères.

Tout porte à croire qu’à l’exception des cymbales, qui servaient surtout à marquer la mesure, les instrumens usités pour l’accompagnement du chant sacré étaient exclusivement des instrumens à cordes. La cithare, portative et ressemblant plutôt à une guitare qu’à une harpe, le psaltérion déjà décrit, la sambuca, espèce de grande lyre triangulaire, sont les plus connus. C’est en d’autres occasions qu’on employait le tambourin, le sistre, rond ou carré de métal où pendaient des anneaux qui s’entre-choquaient avec un bruit de grelots, la musette, plusieurs sortes de flûte et les trompettes. Il n’est pas probable que les Juifs eussent poussé bien loin l’art musical. S’il est permis de tirer par analogie quelque conclusion des goûts qui règnent encore aujourd’hui en Orient, on peut se représenter l’ancienne musique juive comme une mélopée très simple, qui nous paraîtrait monotone, facilement criarde, mais toujours claire et par conséquent favorable au chant de grandes masses. Les autorités les plus compétentes nient que l’on retrouve dans les chants actuels des synagogues un écho quelconque de cette musique perdue.

Nos cent cinquante psaumes, à une seule exception près, sont tous religieux. Quelquefois, il est vrai, la note patriotique ou guerrière prédomine; mais, outre qu’elle n’annule pas le caractère religieux des pièces où elle vibre plus fortement que les autres, il faut toujours se rappeler qu’en Israël la religion et la patrie en étaient venues à se confondre. L’exception qu’il nous faut signaler est curieuse. C’est celle du psaume 45 que le texte hébreu intitule Chant d’amour, la version grecque sur le bien-aimé, et qui est à vrai dire un chant de noces royales. Il commence d’une manière qui fait penser à un lai de barde ou de trouvère :


« Mon cœur s’émeut d’un beau discours. — Je vais dire mes vers au roi. — Ma langue sera comme le burin d’un écrivain diligent. »


Le poète vante alors la beauté de son roi, son courage, ses exploits, son équité et la faveur divine dont il est l’objet. Il célèbre aussi la magnificence de ses vêtemens et de ses salles lambrissées d’ivoire, les royales épouses qu’il compte parmi « ses bien-aimées; » mais voici la reine, sans doute la nouvelle épouse, la reine qui va se placer à la droite du roi, « parée de l’or d’Ophir. »


« Elle entre toute brillante, la princesse ; — sa robe est un tissu d’or. — Sur des tapis diaprés, on la conduit au roi. — Des vierges, ses compagnes, sont amenées à sa suite. — Elles sont amenées avec réjouissance et allégresse. — Elles entrent dans la salle du roi.

« Tes fils viendront à la place de tes pères, — tu les établiras princes par tout le pays. — Je veux célébrer ton nom d’âge en âge. — Aussi les peuples te béniront-ils à tout jamais. »


Le fait qu’il s’agit ici d’un roi dont les pères ont régné, dont les fils régneront aussi, exclut toute possibilité de rapporter un tel chant à la personne du roi David. Ce qui n’est pas moins certain, c’est que les détails de ce chant nuptial regimbent absolument contre les applications que le mysticisme juif et chrétien a voulu en faire au Messie (le roi) s’unissant à la nation sainte ou à l’église (la reine). Il est clair qu’il est question purement et simplement d’un roi quelconque, — impossible de deviner lequel[2], — introduisant dans son palais une épouse nouvelle; seulement alors comment s’expliquer la présence de cette poésie, fort originale, mais sans intention religieuse, au milieu d’un recueil exclusivement religieux? Il est à présumer que lors de l’admission de ce chant dans la collection sacrée on l’allégorisait déjà, comme on allégorisa aussi le Cantique des cantiques, avec le même arbitraire et le même succès.

Cette unique exception ne saurait donc ôter à l’ensemble du recueil son caractère foncièrement religieux. C’est au point que, malgré la beauté supérieure de beaucoup des morceaux qui le composent, la lecture suivie des psaumes engendre aisément une impression de monotonie, même quand on les lit dans l’original, à plus forte raison quand on ne peut les connaître qu’à travers le voile toujours si peu flatteur des traductions. Qu’on se représente les imprécations de Camille ou les chœurs d’Esther et d’Athalie traduits en prose étrangère, et l’on n’aura qu’une faible idée de tout ce que les psaumes hébreux perdent en saveur et en originalité par une transposition en langue moderne. Le grec et surtout le latin, du moins pour notre oreille française, ont su leur conserver un certain charme que nos idiomes modernes leur refusent, mais non sans en altérer la physionomie. Ainsi les psaumes, selon la Vulgate, fournissent un certain nombre de passages souvent cités dans la littérature religieuse et même profane. C’est par exemple de profundis clamavi ad te, Domine (des abîmes profonds j’ai crié vers toi, Seigneur), ou bien, pour décrire le prompt évanouissement de la prospérité des impies, transivi; ecce, non erant (j’ai passé, ils n’étaient plus), erudimini qui judicatis terram (instruisez-vous, vous qui jugez la terre), et d’autres citations passées en quelque sorte dans le domaine public. Elles respirent le plus souvent une certaine mélancolie vague et passive, qui ne manque assurément pas de majesté, mais qui tend à donner de la poésie des psaumes une idée peu conforme à la vivacité et à la précision colorée du texte primitif. Ajoutons que les traducteurs, jusque dans ces derniers temps, n’ont pas même essayé d’indiquer le rhythme cadencé de l’original par des coupures correspondantes, et qu’on ne se douterait jamais en lisant leurs versions qu’ils ont travaillé sur des textes en vers. Une autre source d’erreurs est venue de l’idée préconçue que les psalmistes hébreux, en leur qualité de poètes bibliques, professaient des croyances, sinon tout à fait chrétiennes, du moins en harmonie préétablie avec la religion évangélique. On a donc commis de fréquens anachronismes en leur attribuant des sentimens et des doctrines d’un autre âge.

Il est facile de s’assurer que la collection qui nous reste n’a pas été réunie d’un seul coup. Elle s’est plutôt formée successivement par voie d’adjonction de plusieurs recueils antérieurs. Nos cent cinquante psaumes sont divisés en cinq livres ou séries[3]. Les quatre premières sont terminées par des formules liturgiques composées pour en marquer la fin, et que les traducteurs ont longtemps considérées comme parties intégrantes du chant qui les précède immédiatement. On peut même discerner dans une même série la présence de petites collections réunies plus anciennement encore. À la fin de la seconde série, on lit : Fin des psaumes de David fils d’Isaï, bien que dans le reste de la collection totale il y ait encore plusieurs psaumes attribués à ce roi. C’est la même raison qui explique le fait, au premier abord singulier, de la répétition de quelques psaumes. Sans doute le même chant avait été recueilli isolément par deux collecteurs, et, quand on ajouta les collections partielles pour en faire un seul tout, on ne crut pas nécessaire de faire des suppressions[4]. Évidemment ce n’est pas la même main qui a reproduit un seul et même chant en deux endroits séparés du recueil définitif. On peut signaler aussi de petits recueils incorporés dans le grand, et qui se distinguent par le nom de l’auteur ou des auteurs auxquels on en fait remonter la composition. Ainsi on distingue onze « psaumes d’Asaph » se faisant suite au commencement de la troisième série. Ailleurs on trouve des psaumes attribués aux « fils de Korach, » qui semblent avoir été une famille de poètes-chanteurs. Nous reviendrons sur ceux qui portent le nom du roi David et qui sont au nombre de soixante-treize ; mais parmi ces collections partielles il en est une dont l’usage premier a beaucoup intrigué les commentateurs. Ce sont les quinze petits chants intitulés Chants de mahaloth, ce que Jérôme traduisait par « chants des degrés, » Psalmi graduum, sans se rendre un compte bien clair de ce que cela pouvait signifier. Les rabbins, qui ne se laissaient pas aisément démonter, partirent de la supposition qu’il s’agissait des marches d’un escalier montant au temple, trouvèrent moyen de démontrer que cet escalier avait dû compter précisément quinze marches, et déclarèrent que sans doute on chantait ces quinze psaumes en montant processionnellement de la cour inférieure à la cour supérieure du temple. Se représente-t-on une procession qui s’arrête sur une marche d’escalier et ne lève pas le pied avant d’avoir achevé le psaume de cette marche-là? Luther supposa que ces psaumes étaient chantés pour ainsi dire dans le chœur, c’est-à-dire dans une enceinte plus élevée que celle qui était réservée à la multitude. Calvin pencha pour une interprétation purement musicale comme s’il s’était agi de les chanter sur un ton plus haut. L’explication à laquelle M. Reuss donne la préférence se recommande par sa couleur locale. Le mot mahaloth, au singulier mahalah, signifie l’action de monter. Or, quand il était question de se rendre dans la capitale juive, le terme usité était « monter à Jérusalem. » Cette manière de dire provenait de ce que cette ville était située sur une hauteur. Les psaumes de mahaloth seraient donc en réalité des « chants de la montée » vers Jérusalem. Depuis le retour de l’exil, les pèlerinages annuels à l’occasion des grandes fêtes juives amenaient périodiquement à Jérusalem des caravanes de pieux adorateurs. Nous trouvons au psaume 68 une description prise sur le vif de ces cortèges qui montaient solennellement vers la ville sainte. Les chefs de ces caravanes, guides spirituels à la fois et conducteurs, devaient entretenir pendant cette longue route la ferveur religieuse des pèlerins, et rien ne pouvait les mieux servir qu’un petit recueil portatif de cantiques, tenant dans un léger tube de tôle ou de cuir, et dont le chant charmait les lenteurs du voyage en même temps qu’il alimentait la pieuse ardeur. De nombreux détails, qu’il sera facile de relever dans le cadre même des Chants de la montée, s’accordent parfaitement avec cette explication.

L’église catholique a mis aussi à part un certain nombre de psaumes juifs pour en faire de petits recueils servant à des usages liturgiques. C’est ainsi que sept psaumes ont été spécialement consacrés à l’expression du repentir, et ont reçu le nom de Psaumes pénitentiaux[5].

Le livre des psaumes présente donc toutes les apparences d’un répertoire des chants religieux de la nation juive rassemblé en vue des besoins liturgiques des synagogues et précédé par des groupemens antérieurs de moindre étendue, qu’il réunit définitivement. Cette manière d’opérer suppose aussi que ce qui détermina le choix des collecteurs, ce fut la popularité déjà acquise par certains chants, et cette popularité à son tour ne peut avoir d’autres causes que le charme poétique de ces compositions pieuses, conformes d’ailleurs avec les croyances, les sentimens et les passions du peuple dont elles sollicitaient l’adoption. Cependant il ne faudrait pas s’imaginer que la valeur poétique du recueil soit la même d’un bout à l’autre. Si les psaumes renferment des beautés de premier ordre, il en est qui sont faibles de forme et de pensée, qui ressemblent à des chapelets de distiques enfilés sans lien de logique ou de sentiment, et qui font penser aux litanies de temps plus modernes. Quelques-uns sont purement didactiques, d’autres présentent ce singulier mode de composition, que chaque vers ou chaque strophe suit l’ordre alphabétique en commençant par des lettres qui se succèdent comme les lettres rangées en tête des grammaires. Il est clair qu’une pareille combinaison est exclusive de tout élan poétique et n’a pu être adoptée que dans le désir de fournir des points de repère à la mémoire. Ces psaumes sont de ceux qui nous intéressent le moins, et nous les laisserons de côté, préférant nous étendre sur les chants qui se recommandent par leurs vigoureuses qualités; mais, pour pouvoir en donner une idée à peu près suffisante, il faut rappeler les origines et les caractères essentiels de l’ancienne poésie hébraïque.


II.

Un élément intellectuel d’une grande puissance a manqué aux peuples sémites et tout particulièrement aux anciens Israélites, je veux dire la faculté généralisatrice, ou, si l’on aime mieux, l’esprit philosophique. Les langues sémitiques, frappées à l’image du génie de la race, ne se prêtent pas aux expositions scientifiques ni aux déductions prolongées. La période, — cette forme du discours si naturelle au grec, au latin, au français, à toutes les langues indo-européennes développées, cet épanouissement de la pensée réglé par la logique et le goût, et qui lui permet de déployer sa richesse interne en organisant d’une manière harmonieuse pour l’oreille et pour l’esprit ses relations multiples, de façon que l’unité coordonne la diversité sans la voiler, — la période littéraire ne trouve pas dans les langues sémitiques les formes de syntaxe nécessaires à son évolution. Le discours, oratoire ou non, procède par voie de juxtaposition continue. Les idées se succèdent comme des nuées poussées par un vent régulier, conservant leurs distances, ne cherchant pas à se grouper pour faire masse ou tableau. Chacune se présente à son tour, à son rang, sans que l’écrivain ou l’orateur éprouve le besoin d’y marquer les rapports de dépendance ou de primauté. Les longues phrases en hébreu sont rarement autre chose que des énumérations. Le matériel proprement dit de la langue dénote la même impuissance. Il y a en hébreu très peu de mots composés, à supposer même qu’il y en ait. On n’y voit pas, comme dans nos langues européennes, des verbes formés par l’adjonction d’une préposition au verbe simple, qui par ce moyen multiplie indéfiniment ses applications et ses nuances. C’est la même lacune intellectuelle qui explique l’inhabileté des anciens Hébreux à fonder de grands établissemens politiques et aussi leur infériorité en fait de grand art. Cela est visible surtout dans l’architecture. L’intuition simultanée de nombreux détails disposés de manière à former un tout harmonique, le coup d’œil de l’artiste, du métaphysicien, de l’homme d’état, semble leur avoir été refusé.

En revanche, l’individualisme, la force déployée par l’individu pour s’affirmer, pour résister opiniâtrement à ce qui tend à l’écraser, pour s’asservir tout ce qui peut contribuer à la réalisation de son idée, voilà ce qui caractérise cette nation au plus haut degré. Si, dans son ensemble, comme force sociale, elle reste faible, le nombre de ses hommes marquans est proportionnellement immense. Il y aura peut-être des défauts de race inhérens à l’exercice de cette grande faculté. La prédominance du moi individuel se traduit aisément par l’écrasement des autres, l’égoïsme, la sécheresse, l’intolérance. D’autre part, la vie du sentiment et de la pensée personnelle n’en est que plus intense. Les cercles concentriques sur lesquels l’amour de soi se prolonge, la famille, la tribu, la patrie, sont l’objet d’un attachement passionné. Ces individus isolés, mais momentanément groupés par la communauté de l’intérêt, des souvenirs, de la foi, deviennent capables d’héroïsmes collectifs que rien dans l’histoire n’a dépassés. En temps normal, cet individualisme, naturellement utilitaire, engendre l’esprit de ressource, le savoir-faire, qui tire parti de tout, et qui, dans les conjonctures les plus épineuses, trouve moyen de sortir d’embarras. A défaut d’esprit philosophique ou généralisateur, l’Hébreu a l’esprit de simplification, qui en est très distinct, mais qui le supplée à certains égards. L’individu, qui traduit tout à la barre de son jugement personnel ou de son calcul, se plaît aux formules brèves et simples qui lui permettent d’asseoir l’un et l’autre avec sécurité. C’est pour cela que la sentence, le proverbe, l’apologue, la parabole, sont pour lui la forme par excellence de la sagesse. Ce sont des lettres de crédit sur la réalité qui se négocient toujours avec avantage. Qu’est-ce qu’un proverbe? C’est la simplification sous forme incisive d’une immense quantité d’expériences. Assurément il serait ridicule de prétendre qu’un phénomène aussi imposant, aussi complexe que celui de la formation du monothéisme populaire au sein du peuple juif n’a pas eu d’autre origine; mais il est incontestable qu’une pareille tendance a dû favoriser singulièrement l’éclosion et la victoire définitive du sentiment de l’unité divine. Elle a détourné de même les esprits religieux d’un culte trop chargé, étouffant l’individualité sous des formes exubérantes. Le Juif, même peu dévot, se sent instinctivement choqué par la multiplicité des objets de l’adoration comme par le luxe des cérémonies symboliques. La simplicité de son dogme et la sobriété relative de son culte lui paraîtront toujours, non pas seulement plus rationnelles, mais aussi plus religieuses. Il est un état d’esprit où l’on ne sent la grandeur que dans la simplicité. Il y a sur ce point une frappante analogie entre l’esprit d’Israël et celui du calvinisme.

Ces considérations générales nous permettent de comprendre pourquoi la poésie hébraïque fut essentiellement lyrique, c’est-à-dire individuelle. L’Israélite ne composa ni drame, au sens complet du mot, ni épopée. C’est tout au plus si l’on peut signaler dans le Cantique des cantiques quelque chose qui approche du drame; en fait, ce charmant poème ne s’élève guère au-dessus de l’églogue dialoguée. Quant à l’épopée, aujourd’hui que la loi de formation des grands poèmes épiques nous est connue, il est instructif de constater que l’ancien Israël a possédé tous les élémens d’une épopée grandiose, c’est-à-dire des traditions mythiques et glorieuses, une lutte prolongée, finalement victorieuse pour l’indépendance, des héros grands batailleurs devant l’Éternel, des chants nombreux célébrant leurs exploits, leurs infortunes, leurs triomphes, — et que pourtant tout a fini par une compilation en prose vulgaire où la loupe des critiques a pu seule discerner quelques vieux fragmens poétiques, épaves de ce grand naufrage. Au contraire la lyre d’Israël n’a cessé de chanter. Les grands poètes de la nation juive, ce sont ses psalmistes et ses prophètes. Ces derniers, ceux surtout qui ont fait époque, sont des prédicateurs qui parlent en vers. L’ode, l’hymne, l’élégie, le chant guerrier ou religieux, sont les formes préférées de la poésie nationale. Le poète hébreu ne disparaît pas, comme le poète épique, derrière les événemens ou les héros qu’il chante, ni, comme le dramatiste, sous les passions et les conflits qu’il met en scène, c’est son moi qu’il épanche, ce sont ses propres sentimens, ses propres enthousiasmes, ses haines et ses amours personnelles, qui sont la matière de ses compositions. On a prétendu que les trois grandes formes de la poésie, l’épopée, le drame et le lyrisme, se rapportaient aux trois personnes du verbe : la forme épique à la troisième, il ou elle; la dramatique à la seconde, tu ou vous; la lyrique à la première, je. La poésie hébraïque est essentiellement de la première personne.

C’est pourquoi la poésie d’Israël est éminemment subjective. Le poète hébreu chante comme il sent, aussi longtemps et dans la même mesure; ne lui demandez pas de parquer ses sentimens dans un cadre déterminé par les exigences de l’oreille ou de la logique. La mélodie s’arrête court sans qu’on sache le plus souvent pourquoi elle cesse ou pourquoi on ne l’a pas terminée plus tôt. Beaucoup de chants hébreux finissent comme bien des livres allemands de notre connaissance, par un détail, un pied en l’air. C’est que le poète avait achevé ce qu’il avait à dire. Avec le sans-gêne de l’individu qui s’asservit tout ce qui peut lui être utile sans consentir lui-même à aucune sujétion, il s’empare au gré de son imagination de tout ce que la nature lui fournit d’analogies, de symboles de comparaisons. De là cette abondance d’images, de métaphores hardies, de prosopopées, de personnifications, qui a toujours étonné et qui charme souvent notre esprit occidental. Dans la poésie hébraïque, il y a des montagnes qui chantent, des îles qui tressaillent d’allégresse, des fleuves qui battent des mains, des narines divines qui fument de colère. Notre goût classique ne saurait toujours s’accommoder de ces audaces, devant lesquelles nos plus fougueux romantiques reculeraient eux-mêmes; mais dans l’idiome original, imprégné du parfum de l’antiquité, cette vigoureuse prise de possession de la nature visible prête un grand charme à ces accens de la lyre du vieil Orient.

On s’est demandé bien souvent, et il a fallu, il faut toujours se contenter d’une demi-réponse, quelle était la forme du vers chez les Hébreux. La versification était-elle basée, comme chez les Grecs et les Romains, sur la mesure des mots rangés d’après leur nombre de syllabes longues ou brèves? ou bien trouvait-elle, comme la nôtre, dans la rime et le nombre absolu des syllabes une compensation à ce qui lui manquait sous le rapport de la quantité prosodique? Il est permis de s’étonner que les deux questions aient pu se poser. Si l’un ou l’autre des deux systèmes est adopté par les poètes hébreux, ne doit-on pas s’en apercevoir tout de suite? La réalité est qu’on ne s’en aperçoit pas du tout, et pourtant les deux systèmes ont eu chacun ses partisans. L’historien Josèphe, qui a pris tant de peine pour faire croire à ses lecteurs grecs et latins que les Juifs étaient une nation semblable à toutes les autres, dit quelque part que les livres sacrés de son peuple sont en partie écrits en vers hexamètres et pentamètres, Jérôme a reproduit cette assertion sans vouloir ou sans savoir la vérifier, et plusieurs savans modernes se sont évertués à reconstruire, coûte que coûte, la métrique des vers hébreux. Le résultat de ces efforts pénibles a été complètement nul. Là-dessus, on s’est retourné du côté de la rime. Le fait est que dans certains cas, il est vrai très rares, par exemple dans quelques chansons populaires très courtes, on peut voir que la rime est voulue et cherchée; mais ce ne sont évidemment que des exceptions, et quand on a voulu appliquer la même règle aux grandes poésies hébraïques, on n’a réussi qu’à dépecer ces beaux textes, en dépit de tout bon sens, en lanières inégales, arbitrairement prolongées jusqu’à ce qu’on eût trouvé la rime. Avec une pareille méthode, on changerait en vers rimes ceux d’Horace ou de Pindare. Ce qui est plus positif, c’est que la poésie hébraïque a parfois aimé l’assonance, c’est-à-dire la répétition fréquente d’une même syllabe, mais sans que cette syllabe fut nécessairement la dernière du vers.

Je serais, pour ma part, fort tenté de croire qu’il y avait dans le vers hébreu cette qualité indéfinissable qui doit se révéler aussi dans le bon vers français, qui en fait la physionomie, à laquelle nos oreilles sont extrêmement sensibles, mais qui, se dérobant à toute règle précise, échappe le plus souvent aux étrangers. Certainement de belles pensées, des rimes régulières, la symétrie des syllabes, ne suffisent pas en français pour faire de beaux vers. Nous savons tous la différence énorme qui sépare la plus habile versification de la vraie poésie. Il est vrai que, soit pauvreté prosodique de la langue, soit habitude invétérée de la rime, nous n’avons jamais pu prendre goût à ce qu’on appelle les « vers blancs. » Il n’en est pas moins constant que, pour nous charmer, le vers, tout en se pliant au mécanisme obligé de notre métrique, doit avoir une valeur musicale qui lui soit propre et qui se rapporte à l’idée ou au sentiment qu’il exprime. Selon ce qu’il veut peindre, le vers doit être sonore ou sourd, rapide ou lent, riche ou sobre de couleurs, uni à l’œil ou ciselé. Peut-être l’hébreu, dont la prononciation, comme celle de toutes les langues mortes, s’est beaucoup altérée dans le cours des âges, se prêtait-il mieux que notre idiome à cet élément du langage poétique, et cela contribuerait à expliquer l’absence des formes prosodiques, tenues ailleurs pour indispensables. Du reste il n’est pas besoin d’être de première force en hébreu pour distinguer immédiatement les textes poétiques des compositions en prose.

Ce qui est moins sujet aux contestations, c’est que la poésie des Hébreux a employé la strophe, c’est-à-dire l’assemblage répété d’un certain nombre de vers combinés de manière à former un sens complet. Parfois ces strophes ne sont que des distiques ou combinaisons de deux vers, plus souvent on en voit de quatre. Il y a des chants dont le milieu seul est ainsi divisé, l’ouverture et la finale échappant à cette uniformité. Cette absence de rigueur dans l’application des coupures symétriques rend souvent difficile de les reconnaître exactement dans des textes qui nous sont parvenus sans aucune indication de ce genre. Cependant l’emploi de la strophe par les poètes hébreux est mis au-dessus de toute espèce de doute par les morceaux qui, tels que le psaume 42, présentent une division très nettement accusée par un refrain qui revient après chaque partie. Dans l’exemple que nous citons, le retour périodique de cette question que l’auteur s’adresse à lui-même : pourquoi t’affliges-tu, mon âme? est d’un effet saisissant.

Un autre fait notoire, c’est le genre très original de symétrie qui fait loi d’un bout à l’autre des compositions poétiques d’Israël. Nous voulons parler de cette rime de la pensée qu’on a désignée par le nom de parallélisme, et qui consiste dans la ressemblance de l’idée exprimée par deux ou plusieurs vers. La forme la plus fréquente est celle de deux vers qui se suivent en reproduisant la même idée en d’autres termes. Nous citerons comme exemple ce fragment du psaume 18 :


« Les liens de la mort m’enveloppaient, — les terreurs de la ruine me frappaient d’épouvante, — les liens du Sheôl (séjour des morts) m’avaient enlacé, — devant moi j’avais les lacets de la mort. — Dans ma détresse, j’invoquai l’Éternel, — et vers mon Dieu je criai au secours. »


C’est cette oscillation rhythmée de la pensée que M. E. Quinet comparait au balancement d’une fronde. D’autres fois le parallélisme s’étend à trois et même à quatre vers. Ailleurs encore les vers sont distribués de façon que sur quatre, les deux premiers et les deux derniers riment par l’idée, ou bien que le troisième se combine avec le premier et le quatrième avec le second. C’est le pendant de nos rimes alternantes. Nous en retrouvons un exemple au psaume 19 :


« La loi de l’Éternel est parfaite, — restaurant l’âme; — l’enseignement de l’Éternel est sûr, — réjouissant le cœur, etc. »


Très souvent les combinaisons du parallélisme changent dans la même pièce de vers, mais de manière ou d’autre il se fait toujours valoir. Il contribue beaucoup dans les traductions à ralentir le mouvement de la poésie originale. Bien des répétitions qui sont pleines de grâce et de force en hébreu dégénèrent dans nos versions en redites monotones. Sans faire intervenir la fronde, qui n’a jamais eu de rapports bien intimes avec l’inspiration des poètes, serait-il téméraire de penser que cette forme balancée se rattache originairement à une mimique ou plutôt à une sorte de danse dont les mouvemens combinés deux par deux appelaient en quelque sorte le redoublement de la pensée?

Il faut aussi combattre l’illusion assez répandue qui consiste à se représenter la poésie des anciens Hébreux comme exclusivement consacrée à des sujets religieux. On se laisse facilement aller à cette idée fausse, parce que la presque totalité des textes hébreux que nous possédons roule sur des sujets de ce genre. C’est sous l’empire de la même illusion qu’on a quelquefois désigné la Bible comme la bibliothèque nationale du peuple juif. Les livres dont elle se compose ne représentent qu’une face de son ancienne littérature, la seule qui ait survécu. C’est pour fixer les croyances, pour alimenter l’enseignement religieux, et non pour l’amour de l’art, que les directeurs de la synagogue, après le retour de l’exil, réunirent ces livres auparavant dispersés. Ils ont fait un choix, guidés par des motifs qui n’avaient absolument rien de littéraire; mais dans ces livres eux-mêmes nous constatons l’existence d’une longue et riche série de poésies nationales ou populaires sans rapport direct ou même quelconque avec la religion. En Israël, comme chez tous les peuples, il y eut des chansons d’amour, de guerre ou de victoire. Des recueils de ce genre sont même cités çà et là dans les livres canoniques. Le vieil Israël eut aussi ses chants de noces, de festins et de deuil. La poésie se mêlait aux divertissemens des villages comme aux grandes épreuves de la tribu. Le soir, autour des fontaines, les pâtres et les chasseurs charmaient leurs loisirs en chantant aux sons de leurs instrumens rustiques. Les vierges de Galaad avaient leur complainte sur la pauvre fille de Jephté, victime de la féroce imprudence de son père, et les vierges de Silo formaient annuellement des chœurs. Les jeunes gens aimaient à répéter l’élégie de David, le hardi guerrier, sur la mort de son ami Jonathan. La découverte d’une source inspirait un chant de réjouissance, et le forgeron répétait en battant l’enclume les rudes accens du chant de Lémec (Gen., IV, 23-24). Parmi les amusemens en usage dans les festins, il y avait la proposition d’énigmes en vers. Enfin les murs des villes d’Israël entendirent aussi résonner le chant des courtisanes (Esaîe, XXIII, 15 et suiv.).

Il semble, et cela du reste n’a rien que de conforme à l’histoire réelle des Israélites, que plus on remonte dans le passé, moins leur poésie nationale porte l’empreinte spécifiquement religieuse. Ce fut seulement dans les derniers temps de son existence indépendante que sa foi devint l’objet absorbant des préoccupations et des enthousiasmes de ce peuple. Dans son âge héroïque, il partagea avec tous les autres le goût des aventures audacieuses, la haine implacable du voisin, l’enivrement des victoires. Le vainqueur dans ses hymnes triomphales ne se bornait pas à célébrer ses prouesses, il poursuivait de ses malédictions ou de ses railleries son ennemi vaincu ou mort. Au retour de son expédition, il était reçu par les femmes de la tribu qui venaient à sa rencontre, dansant et chantant au son du tambourin, avides de partager le butin. La plus belle était au plus vaillant, absolument comme dans la romance du beau Dunois. Dans un autre ordre de sentimens, l’idylle, la pastorale, ont aussi tenu leur place dans la vieille poésie hébraïque. Ce sont surtout ces poésies, pacifiques ou guerrières, qui ont conservé et parfois enrichi le souvenir des faits plus ou moins légendaires de l’ancienne histoire et qui ont servi de base aux récits en prose de la Genèse, des livres de Josué, des Juges et en partie des Rois. Il n’y a pas lieu d’être surpris du petit nombre des fragmens qui nous en sont parvenus. Ces poésies antiques étaient rudes, dénotant une grossièreté de mœurs qui répugnait aux délicatesses d’un âge plus civilisé, et surtout elles devaient souvent choquer l’orthodoxie ombrageuse des temps où l’on réunit les écrits destinés à l’usage des synagogues. Ce fut l’idée fixe des chefs du judaïsme dans les derniers siècles avant notre ère que leur monothéisme rigide et leurs observances rituelles remontaient jusqu’à David, jusqu’à Moïse, et même encore plus haut. Les documens mêmes dont nous leur devons la conservation démontrent que leur illusion était grande, mais ce n’est pas leur faute, et l’on peut être sûr qu’ils ne firent rien pour préserver de l’oubli ce qui leur parut évidemment contraire à la foi et à la loi de leur temps.

De tout cela résulte que les psaumes sont très loin de représenter sous ses diverses faces la poésie lyrique d’Israël, et même nous devons déjà tirer de cet aperçu général une conclusion défavorable à la haute antiquité de ce recueil. Cette considération n’en diminue point le mérite esthétique, non plus que l’importance comme monument historique. Il vint un jour où, sans rien rabattre de leurs ambitions colossales, les Juifs s’aperçurent qu’ils ne comptaient dans le monde que par leur originalité religieuse. Leur dernière période de gloire, celle des Machabées, n’eut pas d’autre cause effective que ce sentiment, désormais indélébile, de la solidarité, de la fusion, devrait-on plutôt dire, de l’intérêt national et de l’intérêt religieux. Il est facile de comprendre qu’à mesure que ce sentiment grandit, la lyre populaire ne fit plus guère vibrer que les cordes qui trouvaient un écho dans la multitude. De l’abondance du cœur, la bouche chante plus qu’elle ne parle. — C’est armés de ces renseignemens sur la place que les psaumes occupent spécialement dans l’ensemble des poésies d’Israël que nous allons reprendre l’étude des phénomènes les plus saillans qui les recommandent à notre attention.


III.

Nous ne répéterons pas ce qui a été dit depuis longtemps sur la poésie des psaumes. L’amplification rhétorique s’est donné sur ce point libre carrière. Il est ainsi des domaines réservés où l’éloge sans critique redoute peu les contradictions. Tâchons plutôt de fixer par quelques exemples appropriés les très vagues idées que l’on puise dans les cours d’histoire littéraire.

Un trait essentiel à signaler, c’est ce qu’on peut appeler la familiarité des psalmistes quand ils s’adressent à Dieu, qu’ils savent pourtant concevoir et décrire comme un être infiniment auguste et redoutable. Leurs invocations supposent une intimité qui déconcerterait aisément une foi moins sûre d’elle-même. Leur piété ne recule pas même à l’idée d’adresser des reproches motivés à ce protecteur d’Israël qui laisse si longtemps son peuple innocent en butte aux outrages et aux mauvais traitemens de ses ennemis. Ainsi, dans le psaume 44, nous trouvons une longue énumération des malheurs de tout genre qui affligent le peuple de Jahveh[6]. Il est vaincu, pillé, dispersé, vendu à vil prix, livré comme du bétail à la boucherie, la fable et la risée des autres nations. Et le psalmiste continue en s’adressant à Dieu :


« Tout cela nous est venu sans que nous t’eussions oublié, — sans que nous eussions renié ton alliance. — Notre cœur ne s’est point détourné en arrière, — nos pas ne se sont point écartés de ton sentier, — pour que tu nous aies refoulés avec les chacals, — et que tu nous aies plongés dans les ténèbres. — Si nous avions oublié le nom de notre Dieu, — étendu nos mains vers un dieu étranger!.. — C’est pour toi que nous sommes massacrés tous les jours...

« Lève-toi, pourquoi dors-tu. Seigneur? — Réveille-toi! Pourquoi caches-tu ta face? — Oublies-tu notre misère et notre oppression? »


Sous une forme beaucoup moins triviale, c’est tout à fait comme dans ce mystère du moyen âge où, pendant la crucifixion du Christ, on voyait au paradis le Père éternel dormant d’un profond sommeil, jusqu’au moment où un ange venait le tirer par sa manche bleue pour le rendre attentif aux abominations qui se perpétraient sur la terre. Cela n’empêche pas que dans le même recueil nous ne trouvions des chants où la notion de l’immensité de Dieu, de l’insignifiance de l’homme devant sa toute-puissance, et de la grande place qu’elle lui assigne néanmoins dans la création, s’exprime sous une forme si belle, si simple, si élevée, qu’elle est restée classique. Rien de plus naturel ni de plus exquis que ce psaume 8, qui ressemble au chant d’un pâtre contemplant pendant la nuit les splendeurs d’un ciel d’Orient.


« Éternel, notre Seigneur ! — Que ton nom est grand par toute la terre! — Ta magnificence s’étend par-dessus les cieux...

« Quand je vois tes cieux, l’œuvre de tes mains, — la lune et les étoiles que tu y as placées, — qu’est-ce que l’homme pour que tu penses à lui? — Qu’est-ce que le mortel pour que tu le regardes?

« Pourtant tu as fait de lui presque un dieu. — De gloire et d’honneur tu l’as couronné. — Tu as fait de lui le maître de tes œuvres, — tu as tout mis sous ses pieds.

« Les brebis et les bœufs, tout à la fois, — et aussi les animaux des champs, — oiseaux du ciel, poissons de la mer, — tout ce qui parcourt les sentiers de l’onde.

« Éternel, notre Seigneur! — Que ton nom est grand par toute la terre! »


Ou tout nous trompe, ou voilà un jet admirablement pur du sentiment religieux le plus authentique. C’est dans des pièces de ce genre que le monothéisme juif révèle son immense supériorité sur les meilleurs épanchemens des religions de la nature. Cet accent d’humilité devant Dieu tout à la fois et de fierté vis-à-vis de tout ce qui n’est pas l’homme, cette admiration émue, mais contenue, de la nature visible, cette joie de vivre en maître sur la terre par délégation divine, tout dans ce petit poème respire la religion virile et saine. Comme on aimerait à retrouver toujours dans les annales de la piété cette harmonie de deux tendances qui sont parfaitement conciliables, et que pour son malheur l’homme oppose trop souvent l’une à l’autre ! Ou bouddhiste, c’est-à-dire passif et inerte, ou actif, mais révolté, on dirait qu’il ne sait pas trouver le moyen terme! Pourtant ce milieu existe, et c’est parce qu’il s’y tient que le psaume 8 est si beau. Il faut signaler aussi au même point de vue cette belle fin du psaume 65, où le psalmiste chante sa reconnaissance à la vue de la terre fertilisée par les ondées célestes :


« Tu couronnes l’année de ta bonté. — Tes sillons ruissellent de fécondité, — les pacages de la lande sont reverdis, — les collines se ceignent d’allégresse, — les prairies se couvrent de bétail, — les plaines se revêtent de blé, — tout jubile et tout chante[7]. »


Tout le monde connaît les premiers mots si souvent cités du psaume 19, le Cœli enarrant gloriam Dei de la version latine. C’est encore une belle interprétation religieuse de la nature, un morceau de facture antique. On y respire le souffle du mystère divin que laisse entrevoir la création, en même temps qu’on y trouve un curieux indice de l’idée que les anciens Israélites se faisaient du soleil et de sa course quotidienne,


« Les cieux racontent la gloire de Dieu, — le firmament proclame l’œuvre de ses mains. — Le jour au jour en transmet le message, — une nuit à l’autre en donne connaissance.

« Ce n’est point un discours, ce ne sont pas des paroles, — leur son ne se fait pas entendre. — Toutefois partout leur leçon se propage, — leurs accens vont jusqu’au bout du monde, — où il a établi la tente du soleil.

« Le soleil, tel que le jeune époux, sort de sa chambre, — joyeux comme un guerrier de parcourir sa carrière. — L’un des bouts du ciel et son point de départ, — à l’autre bout son orbite touche, — rien n’est à couvert de son ardeur. »


On s’imaginait en effet que le soleil avait derrière l’horizon un palais ou plutôt, et c’était l’idée la plus ancienne, une tente, où il se reposait des fatigues de la journée. Pourquoi le chantre s’arrête-t-il brusquement après cette peinture du soleil levant? C’est tout simplement parce que son inspiration du moment ne va pas plus loin. Parmi les grands spectacles du monde visible, c’est celui du soleil qui sort (expression usuelle en hébreu, à la place de notre lever) qui lui paraît primer tous les autres. C’est à ses yeux le chapitre par excellence dans la théologie de la nature. Il le dit, et ne lui en demandez pas davantage sous prétexte qu’il faut arrondir mieux que cela une fin de poème; il trouverait votre exigence fort impertinente. Notons, à propos de cette comparaison du soleil levant avec un jeune époux qui sort plein d’ardeur de sa chambre, que de graves commentateurs se sont demandé s’il s’agissait de l’époux avant ou après la noce. Il nous semble que l’esprit de la comparaison est tout en faveur de la première supposition. Le soleil du matin s’élance fougueux comme le fiancé qui sort de chez lui pour aller chercher sa fiancée, et non comme l’époux heureux qui ne doit quitter qu’à regret la chambre nuptiale.

Il y a des psaumes, comme le 116e qui supposent une action partagée entre divers groupes de chanteurs et qui ressemblent de loin à un oratorio. D’autres, comme le 29e s’appliquent à imiter le fracas de l’ouragan. Ailleurs (ps. 104), nous trouvons une amplification poétique du récit de la création d’après la Genèse. Au psaume 18, chant de reconnaissance à l’occasion d’une victoire éclatante, le poète respire encore la fureur du combat. « Ceux qui me haïssent, s’écrie-t-il, je les anéantis, je les broie comme la poussière qu’emporte le vent, je les balaie comme la boue des rues. » On peut dire d’une manière générale que ce qu’il y a de plus rare dans les psaumes, c’est la pitié pour l’adversaire, vaincu ou non. Il n’est pas possible de haïr plus vigoureusement que ces pieux chanteurs. C’est par là surtout que les psaumes trahissent leur provenance juive et qu’ils ont fourni textes et prétextes aux plus tristes excès de l’intolérance chrétienne. Il n’est question que de l’extermination des ennemis, du devoir de les pulvériser au nom de l’Éternel du plaisir de leur rendre avec usure le mal qu’ils ont pu faire. La belle élégie qui fait le psaume 137, où le psalmiste dépeint avec une mélancolie navrante les enfans d’Israël pleurant la patrie perdue n’ayant plus de cœur à chanter leurs hymnes et ayant suspendu leurs lyres aux saules des rivières, cette touchante expression du patriotisme le plus tendre finit par ce vœu de vengeance atroce : « Babylone, dévastatrice, salut à celui qui prendra tes petits enfans et les fracassera contre les pierres ! »

Du reste, il ne faut pas perdre de vue que, si des passages comme ceux-là réservent de pénibles surprises aux lecteurs qui s’attendaient à trouver dans ces pièces juives un écho anticipé de la morale évangélique, c’est à l’adoption du recueil des psaumes comme livre usuel de chants sacrés par l’église chrétienne tout entière, c’est aux innombrables contre-sens consécutifs de cette adoption qu’il faut s’en prendre avant tout. Les psalmistes chantent ce qu’ils ont dans l’âme, mais dans l’idée que le peuple tout entier chante avec eux. L’individualisme national est encore plus absolu que l’individualisme personnel. Or l’ennemi de la nation et celui de Dieu, c’était tout un. L’oppression de la race élue n’était pas seulement une iniquité, c’était aussi un sacrilège. L’excuse de ce peuple, c’est que, forcé de comparer sa foi religieuse à celle de ses voisins idolâtres, il lui était impossible de ne pas s’enorgueillir de sa supériorité. A l’époque surtout de la composition de la plupart des psaumes, ce sentiment devait être très vif. Il n’en avait pas toujours été de même. Il y eut un temps où les enfans d’Israël adoraient leur dieu Jahveh de préférence à tout autre, parce qu’il était le dieu national, le protecteur naturel, le défenseur invincible du peuple qu’il s’était choisi; mais ce culte exclusif rendu à un dieu jaloux n’annulait pas du tout la croyance à l’existence d’autres divinités, puissantes aussi et redoutables. S’il plaisait à ce dieu peu communicatif, n’aimant pas à se montrer, et que d’ailleurs nul œil humain n’avait jamais pu découvrir au-dessus du firmament, s’il lui plaisait qu’on l’adorât sans le représenter sous une forme visible, rien n’empêchait de penser que d’autres dieux, autrement disposés, consentaient à animer leurs images, soit en s’y enfermant, soit en les dotant de vertus magiques. L’idolâtrie vivifie toujours jusqu’à un certain point, sinon tout à fait, l’icône ou la statue. Aussi l’Israélite des anciens temps est-il plus craintif qu’audacieux en présence des symboles des cultes étrangers. Quant au contraire il a grandi en connaissance du monde, en raison, en réflexion, en faculté d’analyse, quand son monothéisme a pris claire conscience de lui-même, quand, ayant vu de près les blocs taillés par le ciseau des sculpteurs, il s’est assuré qu’il n’y a là que de la pierre, du métal ou du bois, conçoit-on le mépris qui s’élève dans son âme à la vue des nigauds qui parlent avec respect et crainte à ce qui ne peut les entendre ni les voir? Remarquez de nos jours encore le sourire de dédain du paysan huguenot devant certaines exubérances de la piété catholique, — sourire parfois aperçu et qui jadis lui a coûté très cher. Chaque nation se croit aisément la première du monde, mais chez aucun peuple cette illusion n’a été plus excusable que chez les Israélites. Quelle conscience de sa supériorité intellectuelle et religieuse dans cette raillerie prolongée d’un psalmiste à l’adresse des idolâtres (psaume 115) :


« Leurs dieux sont d’or et d’argent, — fabriqués par la main des hommes. — Ils ont une bouche et ne parlent point. — Ils ont des yeux et ne voient point, — ils ont des oreilles et n’entendent point, — ils ont un nez et ne sentent point, — ils ont des mains et ne touchent point, — des pieds, et ils ne marchent point, — un gosier, et ils ne profèrent aucun son. — Ceux qui les ont faits deviendront comme eux, — tandis que toi, Israël, tu es le béni de l’Éternel. »


Pourtant cette supériorité spirituelle était loin de trouver sa sanction dans les faits temporels. C’était à chaque instant l’idolâtre, l’imbécile idolâtre, qui imposait à l’adorateur du Dieu vivant son joug intolérable. Rien n’exaspère l’animosité de l’opprimé contre l’oppresseur comme la conscience, fondée ou non, de lui être supérieur par l’esprit. Comme Antiochus connaissait mal son monde quand il s’imaginait qu’un simulacre de Jupiter olympien imposerait aux Juifs récalcitrans et contribuerait à les réconcilier avec la civilisation grecque ! C’était au contraire leur montrer celle-ci sous son jour le plus ridicule, et chez un peuple habitué à prendre fort au sérieux tout ce qui concernait la religion, le Jupiter de Phidias lui-même n’eût obtenu d’autre succès que celui du scandale. La majorité des psaumes reflète ce douloureux conflit de la conscience nationale et de la situation réelle. M. Reuss a montré que là où l’on serait tenté de voir l’expression d’une douleur personnelle, isolée, c’est presque toujours la plainte du peuple qui s’exhale sous forme individuelle. Ce serviteur persécuté de l’Éternel qui, dans une foule de psaumes, se lamente, se révolte, invoque la vengeance divine contre ses oppresseurs, les insulte et les maudit, ce n’est pas un seul homme, c’est la personnification du peuple tout entier.

D’autre part, il faut reconnaître que jamais le langage humain n’a mieux exprimé les sentimens religieux intimes de la soumission, de la confiance, du repentir, de l’espérance indestructible. Il y a, dans ces épanchemens de la piété juive, des notes d’une douceur infinie, d’une délicatesse exquise. Ce sont ces inspirations d’une religiosité ardente et solide qui en ont fait la lecture favorite des âmes blessées. Bien des cœurs endoloris y ont puisé d’ineffables consolations. Les psaumes ont versé un baume adoucissant sur une multitude de douleurs. Les opprimés, les persécutés, les navrés de tous les temps ont pu s’approprier ces plaintes pleines de foi dans l’éternelle justice. Les consciences timorées y ont trouvé des accens de repentir et des assurances de pardon qu’aucune autre littérature ne pouvait leur fournir. Les côtés faibles de ces chants d’Israël et les étranges illusions qu’on s’est faites, que beaucoup se font encore sur l’enseignement doctrinal qu’ils renferment, ne sauraient leur enlever ce mérite, qui seul en explique la popularité prolongée.

Dans notre siècle de critique positive, nous avons de la peine à comprendre la facilité avec laquelle des esprits de premier ordre ont pu, dans les siècles passés, méditer avec suite et avec recueillement des textes dont le sens évident choquait brutalement leurs plus chères croyances. Comment concevoir par exemple qu’un Pascal, un Fénelon, un Bossuet, ont pu faire leurs délices de la lecture assidue des psaumes sans s’apercevoir une seule fois que, sur un point capital de la doctrine chrétienne, ils étaient, non pas seulement muets, mais encore négateurs? Nous voulons parler de la foi dans une vie future, consciente et rémunératrice. Le fait est que les psaumes l’ignorent absolument. Ils sont écrits à une époque où la foi dans la vie d’outre-tombe était encore informe, où l’on n’attendait après la mort ni résurrection ni passage dans un monde meilleur. La vieille idée hébraïque du sheôl, c’est-à-dire du séjour souterrain des morts plongés dans un sommeil uniforme, égal pour les bons et les méchans, règne en souveraine tout le long de la collection. Un motif assez fréquemment allégué à l’appui des prières de délivrance, c’est qu’une fois mort, on ne peut plus chanter les louanges de Dieu, et que, si Jahveh laisse consommer la perte de ses serviteurs, ce sera de sa part un faux calcul.


« Quel profit trouverais-tu à verser mon sang, — à me faire descendre dans la fosse? — La poussière te célébrera-t-elle ? — Proclamera-t-elle ta fidélité? (Ps. 30.) — Fais-tu un miracle pour les morts? — Les ombres ressuscitent-elles pour te glorifier ? — Parle-t-on de ta grâce dans le sépulcre? — de ta fidélité dans le séjour des morts? — Tes hauts faits sont-ils connus dans les ténèbres, — et ta justice dans la terre de l’oubli ? (Ps. 88.) »


On pourrait citer d’autres passages tout semblables. A chaque instant, le grand problème du malheur immérité, du triomphe de l’iniquité, s’impose aux psalmistes, comme à Job, dans toute sa rigueur. Pas une seule fois n’apparaît la solution qui se fût présentée d’elle-même au Juif contemporain du Christ et au chrétien de tous les temps. L’espérance consolatrice ne dépasse jamais l’horizon terrestre et ne concerne que l’avenir de la nation opprimée. Les psalmistes se réjouissent dans la perspective d’une période de bonheur et de gloire qui compensera un jour les humiliations de l’heure présente. On doit même reconnaître que l’utilitarisme étroit, terre à terre, de nombreux psaumes constitue l’une de leurs faiblesses au point de vue moral. Une critique impartiale dissipe également l’illusion si longtemps caressée par les commentateurs chrétiens qui voyaient à chaque ligne des prédictions miraculeuses de la venue de Jésus-Christ et des événemens de sa vie. Les rabbins juifs ont eu cent fois raison de contester la validité des argumens que les apologistes chrétiens déduisaient de passages des psaumes détachés de leur contexte et traduits avec un effrayant arbitraire.

Ce qui d’autre part a dû souvent embarrasser les orthodoxes du judaïsme, c’est le spiritualisme d’excellent aloi dont certains psaumes font preuve à propos du rituel légal. Sur ce point, il y a décidément dans le recueil des préludes au Nouveau-Testament. On sait l’importance extrême que le judaïsme postérieur à l’exil attribuait à l’observation minutieuse des prescriptions légales, et, parmi les ordonnances attribuées à Moïse, celles qui roulaient sur les sacrifices étaient de tout premier rang. C’est en sacrifiant que l’Israélite se mettait en règle avec la Divinité, qu’il cherchait à la rendre propice à ses vœux et qu’il croyait expier ses fautes. Aussi, comme on peut s’y attendre, arrivait-il souvent que le coupable faisait bon marché de ses transgressions en s’abritant derrière l’opus operatum, l’acte matériel de l’offrande. A plusieurs reprises, les psalmistes contestent la valeur religieuse de cette forme de culte; elle a pour eux quelque chose de mesquin, de contraire à la pure notion des perfections divines. S’imaginer que l’homme puisse avec de la chair de bœuf ou du sang de bouc changer à son profit les intentions divines, c’est rabaisser le Tout-Puissant! Il y a du rationalisme dans cette objurgation, que l’auteur du 50e psaume met dans la bouche de Dieu même s’ad ressaut au peuple juif :


« Ce n’est pas pour tes sacrifices que je te reprends. — Tes holocaustes sont toujours devant moi. — Mais je ne demande point le taureau de ta maison ni les boucs de ton bercail, — car les animaux de la forêt sont à moi, — et les milliers de bestiaux qui errent sur les montagnes. — Je connais tous les oiseaux des hauteurs, — et tout ce qui se meut aux champs est à ma disposition. — Si j’avais faim, ce n’est pas à toi que je le dirais, — car la terre est à moi, et tout ce qui la remplit, — Est-ce que je mange la chair des bœufs? — Est-ce que je bois le sang des boucs ? »


Qu’on ne s’imagine pas toutefois que la même spiritualité règne d’un bout à l’autre de la collection. D’autres chants révèlent des notions religieuses d’un matérialisme complet. Le Jahveh du psaume 18, qui vole dans l’espace monté sur le keroub, c’est-à-dire sur la nuée d’orage, dont, par une singulière métamorphose, les chrétiens ont fait le doux et angélique chérubin, ce dieu aux narines fumantes, dont la bouche jette une braise ardente et qui descend du ciel sur un nuage noir, est-il l’Être universel, infini, du beau psaume 139, ou bien une idole forgée par l’ignorance et la peur? Rien ne montre mieux que des citations de ce genre la nature progressive de cette religion d’Israël qui n’a pas échappé plus que les autres à la loi de l’évolution et ne s’est élevée que par degrés successifs à la hauteur où le christianisme l’a saisie pour en répandre l’idée essentielle sur le monde entier.

Il faut donc, si l’on ne veut pas mal placer ses admirations, faire le départ des beautés et des défauts de cette poésie sacrée. A la lumière de la critique, le psautier regagne en coloris, en naturel, en fraîcheur de vie, ce qu’il a pu perdre en autorité comme série de textes tombés du ciel. Rien sur la terre n’est exempt de la condition fatale de l’imperfection; mais on peut affirmer sans crainte que ce qui a pendant des siècles attiré les hommages et la vénération des hommes a toujours dû ce privilège à quelque mérite évident ou caché. Les psaumes hébreux fournissent une des démonstrations les plus frappantes de cette vérité. Il serait trop triste de penser que l’esprit humain peut se nourrir de l’illusion pure.


IV.

Nous n’avons pas encore abordé directement la question d’authenticité. Il était inutile d’en parler avant d’avoir examiné les psaumes eux-mêmes; mais cette étude serait incomplète, si nous la laissions de côté.

Dans l’opinion vulgaire, il n’y a pas même lieu de la poser. Les psaumes sont l’œuvre du roi David, telle est la tradition courante, remontant très haut, qui a valu à ce prince le nom de roi-prophète. En effet, s’il était réellement l’auteur des psaumes, comme ils peignent à chaque instant des circonstances et des situations qui lui sont de beaucoup postérieures, il faudrait lui attribuer un don de seconde vue tout à fait miraculeux. Cette considération suffirait à beaucoup d’esprits de nos jours pour révoquer en doute l’origine davidique du psautier, mais il est intéressant de savoir comment le problème se présente aux yeux de la science et de quel genre de solution il est susceptible.

Commençons par relever le fait que les collecteurs canoniques eux-mêmes assignent un grand nombre de psaumes à d’autres que David. Douze sont attribués à Asaph, dix aux fils de Korach, deux à Salomon, un à Moïse, deux ou trois autres à des inconnus. Soixante-treize sont désignés comme l’œuvre du roi David, le reste se compose de chants sans nom d’auteur et, comme dit le Talmud, orphelins. Il est bon toutefois de noter qu’en vertu de la tendance antique à rattacher les écrits anonymes à des noms historiques, jointe à une étonnante promptitude à accepter sans preuve le premier nom venu, la version grecque des Septante a cru pouvoir donner des pères à un certain nombre d’orphelins en les assignant à Jérémie, à Ézéchiel, à Esdras, et à d’autres notabilités de l’Ancien-Testament, ce qui fait qu’on doit se demander si le texte hébreu original ne porte pas déjà la marque de ces complaisantes recherches de paternité. On a le droit de se poser une telle question quand on le voit attribuer formellement à Moïse, plus vieux que David de cinq siècles, un psaume, le 90e, qui ne trahit pas le moindre indice d’une si prodigieuse antiquité. Quoi qu’il en soit, il est certain que, sur les cent cinquante psaumes, soixante-treize seulement, précédés de la suscription de David, émettent la prétention de remonter au second roi d’Israël. Si pourtant cette prétention était justifiée, comme David serait encore le plus fécond des psalmistes, au nom de l’axiome a potiori fit denominatio, il serait permis en parlant du psautier de dire les Psaumes de David.

Malheureusement les faits ne se prêtent qu’avec la plus mauvaise grâce possible à cette hypothèse. Dans l’antiquité chrétienne, un écrivain du Ve siècle, Théodore de Mopsueste, chez qui l’on trouve beaucoup d’observations très fines sur les livres bibliques, avait déjà fait ressortir le peu d’accord qui règne si souvent entre les suscriptions et le contenu des psaumes. Par exemple, il est des psaumes assignés à David qui parlent du temple de Jérusalem comme existant; on sait pourtant que cet édifice ne fut construit qu’après sa mort par son fils Salomon. D’autres font de claires allusions à la déportation babylonienne et à la destruction de ce temple, d’autres encore parlent du roi à la troisième personne et ne signifient quelque chose que dans la bouche d’un sujet très soumis. Un psaume, le 34e enfilade sans aucune valeur poétique de distiques rangés dans l’ordre des lettres de l’alphabet, doit avoir été composé par David « contrefaisant le fou devant Achis, roi de Gath. » A quoi pensiez-vous donc, vénérable rabbi qui nous avez donné un renseignement pareil? Un autre encore, le 60e est visiblement inspiré par la douleur d’une défaite, et pourtant, de par sa suscription, il devait se rapporter à une guerre très heureuse dirigée par David contre des peuples voisins. Si l’on veut se faire une idée de l’arbitraire qui a présidé à la rédaction de ces notes prétendues historiques, il suffira de comparer le psaume 3 à sa suscription, qui déclare que ce chant de David eut pour occasion déterminante sa fuite précipitée devant son fils Absalon.

Il faut donc en tout cas diminuer notablement le nombre des psaumes davidiques; mais, à un point de vue plus général, la vie connue de David serait-elle de nature à justifier ce portrait idéal d’un roi profondément religieux qui sait à la fois se battre comme un héros et gravir les sommets les plus élevés du mysticisme? Il s’en faut de beaucoup, et, toutes différences de temps et de mœurs gardées, nous dirions que le roi David tient beaucoup plus du genre d’Henri IV que de celui de saint Louis. David sans doute partagea les croyances de son temps, il fut même dévot envers Jahveh, et les taches qui déparent sa vie n’empêchent pas qu’il ait été religieux à sa manière. De plus il paraît constant qu’il fut dans sa jeunesse habile à chanter en s’accompagnant d’un instrument à cordes, et même qu’il fut poète à la manière du guerrier arabe ou du chevalier-trouvère de notre moyen âge. On le voit quitter très jeune encore les pacages paternels et s’introduire auprès du roi Saül, dont il dissipe par ses chants les accès d’humeur noire; mais de quelle nature étaient ces chants? Étaient-ce des psaumes? Rien n’est moins probable. C’étaient bien plutôt des chansons de geste célébrant des actions héroïques, ou des chants joyeux sans analogie avec des hymnes religieuses. Bientôt, à la suite de sa victoire sur le géant Goliath et de plusieurs autres exploits, David devient l’ami intime de Jonathan, fils du roi, et il conquiert l’épée à la main l’honneur d’épouser l’une des filles de Saül. Trait caractéristique, Saül, qui le haïssait secrètement et qui méditait sa perte, avait exigé de lui comme cadeau de noces qu’il rapportât de son expédition cent prépuces de Philistins. Il en rapporta le double et devint l’époux de Mical; mais, la haine du roi ne cessant de le poursuivre, il se décide à chercher un refuge chez les ennemis de sa nation, chez les Philistins. C’est là qu’il singe la folie; puis à la tête de 400 pillards il se met à butiner sur les pays voisins et devient quelque temps après le vassal d’un roi philistin. Cependant sa popularité grandit toujours, parce qu’il tombe de préférence sur les autres ennemis d’Israël et qu’il en fait d’affreux massacres. Quelques traits d’une grande noblesse, vraiment chevaleresques, achèvent de le rehausser dans l’estime de ses compatriotes, si bien qu’après la mort de Saül et de Jonathan, vaincus dans une bataille contre les Philistins, la tribu de Juda l’appelle au trône. Les onze autres tribus avaient reconnu pour roi un autre fils de Saül, Isboseth; mais la défection de son meilleur capitaine, Abner, qui passa à David, lui fut fatale. Bientôt après, Isboseth fut assassiné par deux de ses officiers ; David devint alors roi de tout Israël. Il est à remarquer pour toute cette période que les deux chants élégiaques de David, très probablement authentiques, sur la mort de Saül et Jonathan, et sur celle d’Abner, tué par Joab, ne trahissent aucune préoccupation religieuse.

David roi continue de guerroyer avec succès, cherche à organiser solidement le pouvoir royal, et risque un premier essai de centralisation en fixant à Jérusalem, dont il a fait sa capitale, la tente et l’arche de Jahveh, c’est-à-dire le sanctuaire national. À cette occasion, David déploya une véritable ferveur, c’est-à-dire qu’à la vue et aux acclamations du peuple il se mit, très court vêtu, à danser de toutes ses forces en avant du char qui transportait le coffre sacré. C’est au point que la reine, fille de Saül, en fut scandalisée et lui en fit des reproches. David trouva ses remontrances fort déplacées. « Et Mical, lisons-nous, n’eut plus d’enfans jusqu’à sa mort. » Des guerres presque constamment heureuses lui permirent de reculer les limites de son royaume. Sa domination s’étendit même jusqu’à l’Euphrate. Ces exploits furent malheureusement ternis par d’épouvantables cruautés, par le rapt odieux de Bathséba, par la mort plus odieuse encore de son mari. Les dernières années de son règne furent troublées par les désordres de ses fils, dont l’un déshonora l’une de ses sœurs, dont l’autre, non content d’avoir levé l’étendard de la révolte, prit possession du harem paternel coram populo. Cependant David, quelque temps forcé de fuir loin de Jérusalem, revint avec ses vieilles troupes, qui eurent aisément raison de l’usurpateur. Puis les discordes intestines recommencèrent avec la rivalité d’Adonija, héritier du trône dans l’ordre régulier de la succession, et de Salomon appuyé par sa mère Bathséba, qui l’emporta. La famine et la peste désolèrent le pays d’Israël. Pour conjurer la famine, David livra aux gens de Gabaon, qui avaient à venger un ancien parjure de Saül, sept descendans de son prédécesseur, et les autorisa à mettre en croix les sept malheureux « devant l’Éternel. » C’était bel et bien consentir à un sacrifice humain. Quant à la peste, elle fut arrêtée par l’érection d’un autel à Jahveh et par des immolations de bœufs. Enfin David mourut, laissant à son fils Salomon, entre autres instructions plus sages, celle de faire mourir son vieux général Joab, à qui il devait tant, et un certain Simhi, fils de Guéra, son insulteur lors de la révolte d’Absalon, mais à qui à son retour il avait promis la vie sauve. Ce dernier trait jette un jour moins qu’édifiant sur ses sentimens secrets, et démontre qu’en vieillissant il était devenu rancuneux et perfide.

Cette vue d’ensemble d’une vie si agitée donne-t-elle quelque vraisemblance à l’opinion d’après laquelle David aurait composé un grand nombre de psaumes que nous connaissons et en quelque sorte créé ce genre de poésie religieuse? Il nous paraît qu’elle tend à une fin toute contraire. David reste toujours an grand homme, un intrépide guerrier et l’un des rares politiques qui aient occupé le trône d’Israël; mais ce n’est pas un héros de religion. Son fougueux caractère, mélange paradoxal de noblesse et de trivialité, d’indulgence et de cruauté, d’empire sur soi-même et de sensualité passionnée, de poésie et de vulgarité, ne cadre nullement avec la disposition morale qui a dicté la composition de la plupart des psaumes. La poésie qui se dégage de son histoire, légendaire ou non, est du genre héroïque et non du genre mystique. Il n’y a pas même concordance d’idées. Les psaumes sont composés au point de vue d’un monothéisme rigide, déjà très purifié, et qui ne s’accorde guère avec ce que nous savons des croyances et des tolérances de David. Nous lisons par exemple qu’il y avait dans sa demeure des idoles domestiques, des espèces de pénates, et le hardi danseur devant l’Éternel, celui qui croyait détourner le fléau de la peste en multipliant les hécatombes et conjurer la famine en faisant crucifier sept innocens, peut-il avoir chanté, comme l’ont fait les psalmistes, l’unité absolue de l’Être divin, l’absurdité des images taillées et l’inutilité des sacrifices? Plus encore, dans une des plus vives remontrances du prophète Anios, plus jeune de deux siècles que David, nous distinguons un passage qui atteste qu’au temps du prophète, si David était connu et goûté comme poète, ce n’était pas encore comme poète religieux. Le poète s’en prend surtout aux fiches voluptueux, qu’il accuse d’irriter l’Éternel par leur luxe et leur mollesse. « Vous, dit-il, qui pincez de la harpe, — vous qui inventez des chants de David, — qui buvez le vin à pleines coupes, — et qui vous parfumez des parfums les plus exquis, etc. » N’est-il pas évident que dans une pareille liaison les chants ou les airs de David font partie de ces divertissemens dont l’austère prophète se scandalise, et que jamais il n’eût parlé de la sorte, si « des chants de David » eussent de son temps signifié « des psaumes? »

Comment donc s’est formée une tradition aussi constante et aussi ancienne? Elle doit sa naissance au même cours d’idées qui a transfiguré la personne de David dans les souvenirs de son peuple. Son règne, malgré ses taches, fut le plus glorieux de l’histoire nationale. Ce fut surtout après sa mort et celle de Salomon, qui moissonna ce que David avait semé, ce fut lorsqu’on dut faire à chaque instant la pénible comparaison de l’état mesquin, humiliant ou même intolérable du peuple de Dieu et de sa brillante situation sous le sceptre du fils d’Isaï qu’il devint le héros populaire, le roi bien-aimé, en un mot un idéal national. Mais vint l’époque où religion et nation ne représentèrent plus pour le peuple juif qu’un seul et même intérêt, où ce qui était national devint par cela même religieux. C’est ainsi que David passa à la dignité de roi « selon le cœur de Dieu, » de prototype du Messie, et qu’on trouva tout naturel d’attribuer à son inspiration poétique des chants qui charmaient le peuple fidèle par la correction, non moins que par l’énergie du sentiment religieux. David n’avait-il pas été poète et chanteur ? Donc il avait fait des psaumes, les plus beaux psaumes, et l’image que l’on voit si souvent en tête des vieilles Bibles représentant le roi-prophète couvert du manteau royal, la couronne en tête et s’accompagnant de la harpe, se peignit dans l’imagination du peuple juif et des premiers chrétiens bien longtemps avant d’être gravée sur bois.

Sans doute il reste toujours possible que David, qui s’occupa du culte et qui remplit lui-même sans scrupule des fonctions sacerdotales, a composé aussi des hymnes religieuses, il se peut même que quelques débris de ces vieilles poésies aient été incorporés dans des œuvres d’un âge beaucoup plus récent ; mais il faut renoncer à l’espoir de les retrouver dans les textes que nous possédons. Ce qui est certain, c’est qu’à la lumière d’une critique purement historique la grande majorité des psaumes ne trouve sa place naturelle que dans la période qui suit le retour de la captivité de Babylone et qui s’étend jusqu’à la renaissance nationale dont l’héroïque famille des Macchabées prit la direction. Plusieurs même portent clairement la marque de ce grand événement, qui s’accomplit dans le second siècle avant Jésus-Christ. Longtemps une telle assertion a paru d’une excessive audace. Elle dérangeait toute sorte de systèmes élaborés subtilement par de respectables hébraïsans qui tenaient à faire la moindre brèche possible à la tradition. M. Reuss, avec beaucoup de netteté, a montré que l’horizon politique et religieux de la plupart des psaumes, que leur manière de comprendre le présent et l’avenir du peuple invité à les chanter, que l’opposition si fréquente des pauvres ou des humbles d’une part, des méchans ou des pécheurs de l’autre, c’est-à-dire au fond du peuple juif et des païens, que la manière dont il est parlé de la loi comme d’un code écrit qu’il faut méditer sans cesse, que tout cela nous fait penser à un temps fort différent de celui de David et même de la période intermédiaire entre son règne et la captivité.

Prenons par exemple le psaume 74, un des plus importans de la collection au point de vue historique. La situation qu’il dépeint est désespérée. L’ennemi païen n’est pas seulement maître et tyran du pays saint, il a déclaré la guerre à la religion nationale.


« L’ennemi a tout dévasté dans le sanctuaire. — Tes adversaires hurlent dans l’enceinte de tes parvis, — Pour symboles, ils y ont mis les leurs. — On peut les voir pareils au bûcheron — qui brandit la hache dans un fourré du bois. — Ainsi à l’envi ils en brisent les sculptures — à coups de marteau et de cognée.

« Ils ont mis le feu à ton saint lieu, — ils ont abattu et profané la demeure de ton nom. — Ils disent dans leur cœur : Écrasons-les tous ! — Ils ont brûlé tous les lieux de culte (les synagogues) dans le pays. — Nos emblèmes, nous ne les voyons plus. — Il n’y a plus parmi nous de prophète, — et nul d’entre nous ne sait jusques à quand... »


Évidemment il s’agit ici d’une dévastation du sanctuaire de Jérusalem. Or il n’y a que deux événemens de ce genre qu’on puisse rapprocher d’une telle peinture, la destruction du temple par Neboucadneçar et la profanation de ce temple sous Antiochus Épiphane; mais le premier rapprochement est impossible. Neboucadneçar brûla le temple et le rasa, tandis que cette fois il a été dévasté, en partie incendié, mais il est resté debout, et la preuve, c’est qu’on y a introduit les symboles d’un culte étranger. Il faut de plus remarquer cette plainte dont ceux qui connaissent de près l’histoire d’Israël ne sauraient exagérer l’amertume: « il n’y a plus parmi nous de prophète! » Ce n’est pas au temps de Jérémie et d’Ézéchiel qu’on pouvait se plaindre de la sorte. Enfin les ennemis du peuple et de Dieu ont brûlé les synagogues, ce qui nous reporte une fois de plus à la période qui suivit le retour de l’exil. En effet ce fut seulement depuis lors qu’il put être question des synagogues en pays juif. C’est donc vers l’an 168 avant notre ère, lorsque Antiochus, décidé à extirper une religion qu’il regardait à juste titre comme le principal obstacle à son plan d’hellénisation du peuple juif, mit à sac la ville et le peuple et superposa un autel de Jupiter à celui de Jahveh, que cette lamentation fut composée. Nous avons par conséquent par devers nous la preuve de fait que le psautier ne fut clos qu’après cette époque, et que nous pouvons nous attendre à y rencontrer des chants inspirés par les souffrances et les triomphes inespérés de la période macchabéenne.

Bien loin d’avoir pour auteur le roi David, le psautier toucherait donc d’assez près, par le moment de sa clôture définitive, à l’ère chrétienne, ce qui rendrait moins étonnantes les affinités entre certains psaumes et les doctrines évangéliques. De là on peut remonter le cours des siècles. On trouvera des psaumes qui se rapprochent des temps de la captivité, quelques-uns qui peuvent en être contemporains, bien peu que l’on doive reporter au-delà. Du moins les motifs péremptoires manquent. Parmi les psaumes les plus anciens, il faut ranger probablement le 8e et le 18e, que nous avons reproduits, ainsi que le 29e, dont les accens rudes, presque sauvages, ont quelque chose de primitif. C’est probablement à cause de cette analogie de situation, confusément sentie même à travers la lourde enveloppe des traductions, que les psaumes n’ont jamais été plus populaires qu’au sein des sociétés militantes et persécutées, comme l’était le peuple juif sous les Séleucides. La réforme leur fit à peu près partout une seconde jeunesse. Le fameux cantique de Luther : Ein feste Barg ist unser Gott, est l’écho d’un psaume. Les réformés en Suisse, en France, en Écosse, dans les Pays-Bas, puisèrent dans le psautier leurs chants favoris de consolation et de guerre. Nos huguenots surtout en firent l’usage le plus fréquent. On sait qu’ils avaient à leur disposition la traduction versifiée de Clément Marot et des mélodies, trop négligées aujourd’hui, fort admirées pourtant par les rares amateurs d’une musique religieuse grave et austère. Qu’on me permette à ce propos de rappeler un trait de notre histoire nationale, fort peu connu et tout à l’honneur des psaumes. C’était en 1589, à Arques, près de Dieppe, dans la Haute-Normandie. Celui qui représentait alors la France moderne, la France du libre esprit et de l’avenir, Henri IV, se voyait à la veille de devoir renoncer à la lutte. Contraint de lever le siège de Paris, il s’était retiré près de la mer avec sa petite armée pour, en cas de dernière défaite, pouvoir se réfugier en Angleterre. L’armée de la ligue, plus forte que la sienne, se flattait de frapper à Arques un coup décisif. C’était là un de ces instans éminemment tragiques, où les destinées d’une nation, cette nation fût-elle la France, ne semblent plus tenir qu’à un fil. Le Béarnais vaincu, c’était le triomphe incontesté de la ligue, la suprématie de l’Espagne, l’ultramontanisme tout-puissant, et la France descendant à son tour dans l’in-pace où se sont ensevelis tant de vaillans peuples émasculés par ce terrible système. Henri IV avait bien posté sa faible armée sur des hauteurs dominées par un vieux château-fort du temps de Guillaume le Conquérant, et dont les ruines imposantes existent encore. Les protestans de Dieppe et des environs l’avaient renforcée de leur mieux, mais ce n’était guère, deux fortes compagnies au plus. L’armée de Mayenne avait attaqué, et, malgré la bravoure déployée par les soldats du roi, elle avançait, les écrasant sous le poids de sa supériorité numérique. Déjà le désordre se jetait dans les rangs de l’armée royale, une compagnie de lansquenets faisait défection et passait à l’ennemi, la bataille semblait perdue, lorsque Henri s’élança vers deux sombres groupes immobiles sur les hauteurs, qui jusqu’alors n’avaient pas donné et qu’on avait placés à l’arrière-garde, peut-être avec quelque défiance de leur solidité militaire; mais il n’y avait plus à balancer. « Allons! monsieur le ministre, cria le roi au pasteur Damour, qui avait accompagné ses paroissiens, entonnez le psaume, il est grand temps! » Aussitôt on vit les deux masses noires s’ébranler, marcher à l’ennemi piques baissées, et par-dessus les bruits de la bataille s’éleva une mélodie cadencée qui leur servait à marquer le pas. C’était le chant de guerre huguenot, le psaume 68 :

Que Dieu se montre seulement,
Et l’on verra dans un moment
Abandonner la place.
Le camp des ennemis épars,
Epouvanté, de toutes parts,
Fuira devant sa face.
On verra tout ce camp s’enfuir
Comme l’on voit s’évanouir
Une épaisse fumée.
Comme la cire fond au feu.
Ainsi des méchans devant Dieu
La force est consumée.


Les deux compagnies sombres, tout en chantant et en perdant à chaque pas quelques-uns des leurs, s’enfoncèrent comme deux coins de fer dans les rangs des ligueurs, et leur trouée permit à l’armée royale de reprendre l’offensive. Au même instant, le brouillard, qui toute la matinée avait empêché l’artillerie du vieux château de diriger son feu sur les troupes de Mayenne, se dissipa, et bientôt le chant du psaume fut souligné par les détonations régulières des canons du roi. A partir de ce moment, la débandade des ligueurs fut complète, ils furent poursuivis l’épée dans les reins, Henri IV fut sauvé et, nous pouvons bien le dire, la France avec lui. C’est une chose étrange, il faut l’avouer, que de voir ce cantique juif, d’un auteur inconnu, probablement du temps des Séleucides, contribuer ainsi pour sa bonne part à faire la France moderne. Et, puisque nous sommes sur le terrain biblique, nous ne pouvons mieux terminer qu’en rappelant cette parole d’un autre livre sacré : « L’esprit souffle où il veut, et nul ne sait d’où il vient ni où il va. »


ALBERT REVILLE.

  1. Pour éviter des complications fastidieuses, nous indiquerons le chiffre des psaumes dans cette étude d’après le texte hébreu qu’ont suivi la plupart des versions modernes. La version grecque des Septante et la Vulgate en diffèrent en ce que les psaumes 9 et 10 du texte hébreu n’en font qu’un. De plus les psaumes 114 et 115 du texte hébreu sont réunis sous le chiffre 113 dans les versions grecque et latine, tandis que le numéro 110 hébreu forme chez elles deux chants distincts. Il en est de même du numéro 147 hébreu, qui se trouve scindé en doux cantiques en grec et en latin.
  2. Ce n’est pas qu’on n’ait bien souvent essayé. On a voulu y voir David épousant la fille du roi de Ghéshour, Salomon nouvel époux de la fille d’un pharaon, Achab et la Tyrienne Jézabel, Joram et Athalle, un roi de Perse, enfin Alexandre Balas et Cléopâtre (I Macch., X). Toutes ces conjectures manquent absolument de fondement.
  3. 1o  de 1 à 41, — 2o  de 42 à 72, — 3o  de 73 à 89, — 4o  de 90 à 106, — 5o  de 107 à la fin.
  4. Par exemple le psaume 14 est répété dans le 53e, le psaume 70 reproduit la seconde moitié du 40e, et le 108e est un composé du 57e et du 60e.
  5. Ce sont les psaumes 6, 32, 38, 51 (le Miserere), 102, 130 (le De profundis), 143.
  6. Ou Jehovah; mais il convient d’adopter désormais cette forme employée aujourd’hui par tous les hébraïsans sérieux, du nom « inexprimable, » à dessein défiguré par la vieille vocalisation rabbinique, et dont Jehovah est une prononciation certainement mauvaise.
  7. C’est un des rares fragmens que la version française rimée a heureusement paraphrases :

    Et cette richesse champêtre
    Par de muets accords
    Chante aussi l’auteur de son être,
    Qui répand ses trésors.