Eudore Cléaz

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 1-24).




Le premier jour de l’an 1870 ne commença pas autrement qu’un autre jour de l’année pour le pauvre et savant helléniste Étienne Cléaz et pour sa fille Eudore. Ce matin-là, comme les autres, leur humble logis, situé au troisième étage d’une sorte de masure rue Royer-Collard, eût exprimé la misère la plus absolue si les paperasses, les in-folio, les bouquins aux tranches rouges ne lui eussent communiqué cet aspect de vie excessive et débordante qui se dégage toujours des nobles œuvres de l’esprit humain. Quand huit heures sonnèrent à l’horloge de bois, Mlle  Eudore éteignit la lampe et continua de corriger des épreuves imprimées en langue grecque, sur lesquelles, à travers les textes, les notes latines, les citations empruntées aux divers dialectes et composées en caractères microscopiques, sa plume agile courait avec une rare certitude, rectifiant les fautes, ajoutant les accents oubliés, rétablissant la ponctuation sans hésiter une seule fois, et sans que rien vînt troubler la placidité de son céleste sourire. Quant au vieux Cléaz, feuilletant et lisant vingt volumes à la fois, il travaillait à son édition de Pindare, écrivant d’une écriture serrée et fine sur un feuillet de papier écolier qui déjà contenait la valeur de sept ou huit pages d’impression. Parfois, quand une heureuse découverte longtemps poursuivie couronnait enfin ses efforts, le savant élevait fiévreusement ses mains et regardait le plafond enfumé, où son rêve lui faisait voir les orangers, les lauriers-roses et le ciel embrasé de la Sicile, car en ce moment-là il vivait de la vie du poète des Pythiques et des Néméennes !

On comprendra le complet dénûment de ce grand homme que l’opinion des lettrés acclamait cependant comme un rival des Dübner et des Boissonnade, si l’on songe qu’étranger à l’Université, et n’ayant voulu rien donner à l’enseignement qui eût absorbé ses heures précieuses, il faisait ses admirables éditions pour un éditeur de la rue Cujas, le vieux Lémeric, savant désintéressé lui-même, qui, méconnu et ignoré comme Cléaz, se sacrifiait comme lui pour créer des monuments durables, et qui devait s’imposer des privations inavouées pour lui payer mille francs, au bout de l’année, des travaux que l’avenir estimera sans prix ! Mais le ciel n’avait-il pas récompensé Cléaz selon ses mérites en lui donnant ce trésor réservé à quelques rares élus, une fille qui fut véritablement la fille de sa pensée et dont les traits ne furent pas dessinés à l’image des siens, mais à l’image même de son rêve ? Car non-seulement Eudore avait hérité de sa science prodigieuse, naturellement et par un miracle d’amour, sans qu’il eût besoin de la lui inculquer par des moyens humains et terrestres ; mais, blanche, svelte, couronnée de ses éblouissants cheveux d’or, avec ses traits pareils à ceux de la plus pure médaille syracusaine, elle ressemblait à ces nymphes, à ces divinités de ses poètes chéris qui marchaient dans les noirs bocages de myrtes et près des eaux sacrées de Dircé, portant la ceinture de pourpre et l’urne d’argent !

Tout à coup un large et brillant rayon de soleil, traversant les vitres que couvraient de minces rideaux de mousseline, embrasa de sa lumière les livres et les papiers épars sur la grande table de travail.

« Allons, mon père, dit Eudore, voici le moment d’aller faire au Luxembourg notre petite promenade quotidienne. » Et elle se mit à fermer, à ranger les majestueux in-quarto, que le vieillard se laissait prendre l’un après l’autre comme à regret et avec une sorte de résignation enfantine.

« Ah ! dit-il en se levant enfin et en boutonnant sa pauvre redingote râpée, je le reconnais, ce soleil d’or ! Te rappelles-tu qu’il y a justement un an aujourd’hui, il brillait de même de cet éclat inusité, comme si le printemps allait naître avant l’heure et faire fleurir sous la neige la couronne des arbres d’avril ? Te rappelles-tu cette pauvre petite mendiante en robe de toile qui était là sur le boulevard au coin de notre rue, belle comme le jour et pâle comme la mort, et dont le visage désespéré contrastait si douloureusement avec la gaieté de cette matinée charmante ? Dis, Eudore, te rappelles-tu l’expression divine de ses grands yeux quand tu mis dans sa main les pièces d’argent que contenait ta bourse, toute notre fortune !

— Oui, répondit doucement Eudore, et depuis ce jour-là je ne l’ai plus revue. Cette enfant si frêle, avec sa peau nacrée et transparente, ne pouvait résister à la dure étreinte de la misère. Que sera-t-elle devenue ? car je lisais dans ses yeux une invincible fierté, et, à coup sûr, ce n’était pas pour elle qu’elle mendiait.

— Rassure-toi, dit le vieillard, Dieu n’aura pas permis que ta charité ait agi en vain. Cette belle aumône qu’il te fut inspiré de faire de si grand cœur et sans rien retenir pour nous t’a donné cette fois un beau jour de l’an ; mais cette année, hélas ! tu n’auras pas d’étrennes, car nous sommes bien en retard avec Lémeric. Et il ajouta d’une voix légèrement émue et tremblante : Que désirerais-tu pour tes étrennes, Eudore, si nous étions riches ? »

Eudore regarda tristement son père et ne répondit pas. Elle souffrait, en effet, d’un désir ardent, poignant, sans mesure, que sa pauvreté l’empêcherait à jamais de réaliser. Elle pensait que, lorsque l’avenir aurait donné à Étienne Cléaz la gloire qu’il réserve indubitablement aux hommes de génie, il n’y aurait ni pour Paris, ni pour sa ville natale, un portrait qui rappelât les traits de ce lutteur obstiné à qui la Renaissance eût décerné tous les honneurs dont disposent le peintre et le statuaire. Elle pensait cela, que la personne physique du vainqueur serait effacée et disparue au jour du triomphe, et elle en sentait une angoisse mortelle.

Eudore et son père descendirent au Luxembourg, et qui les eût suivis à travers les allées du jardin où soufflait une brise déjà tiède eût admiré l’innocente joie avec laquelle ces deux êtres enfants s’enivraient de voir la nature respirer et vivre, car le bon Cléaz ignorant tout ce qui est le mal, avait l’âme d’un ange, et la Science qui si amoureusement avait touché de ses lèvres le front de la belle Eudore ne lui avait rien ôté de cette naïveté, de cette profonde ignorance virginale qui sont l’ineffable parure et le don visible de la Grâce. Au détour d’une allée des nouveaux parterres, un jeune homme beau, hâlé, à l’épaisse chevelure, passa près d’eux sans que M. Cléaz le remarquât, et rapidement s’éloigna en rougissant dans une autre direction. Eudore aussi rougit, le sang empourpra son charmant visage, et elle baissa, vers la terre ses yeux dont les grands cils étaient comme des franges d’or. Elle s’était, en effet, attachée avec la blanche innocence de son âme à ce jeune homme à qui elle n’avait jamais parlé, à qui elle ne parlerait jamais, qui à jamais resterait pour elle un étranger : car, ignorant tout, elle savait cependant qu’il n’y a ni amour ni mariage pour une enfant pauvre comme elle, fille d’un homme de génie que son siècle ne connaît pas, et qui s’est voué avec héroïsme aux incessantes privations d’une obscurité glorieuse.

« Rentrons, mon père, dit-elle vivement ; » et le vieillard obéit sans mot dire, car il s’était fait une habitude inconsciente et douce de soumettre ses volontés à celles de sa fille. Ils refirent, cette fois en silence, le chemin qu’ils avaient déjà parcouru, et dix minutes plus tard ils rentraient dans leur pauvre logis. Mais au moment où Eudore ouvrait la porte, leur surprise à tous les deux fut telle que Cléaz ne put s’empêcher de pousser un grand cri, tandis que, pâle et défaillante, la jeune fille tombait sur une chaise sans pouvoir trouver une parole. Ils venaient de voir, accroché à la muraille, encadré par une bordure merveilleusement fouillée et dorée, chef-d’œuvre de sculpture du dix-septième siècle, le portrait, le portrait vivant d’Étienne Cléaz. À la fois vrai et idéal, montrant le vieillard entouré de ses livres et occupé de ses travaux fortifiants, ce tableau, signé par un des maîtres de l’art moderne, Jean Saluce, était peint avec une si heureuse et si puissante distribution de la lumière, qu’il joignait à la vérité d’une représentation intime la grandeur imposante et sérieuse d’une apothéose destinée à traverser les âges futurs. Magnifique témoignage qui plus tard devait dire à la postérité en un langage irrécusable quel avait été l’homme dont la bonté, le génie et la résignation virile étaient racontés là avec une éloquence persuasive et souveraine.

« Ah ! c’est trop, dit enfin le vieillard, ne devais-je pas déjà revivre tout entier, d’abord en toi, si semblable et si supérieure à moi, en toi dont la beauté harmonieuse et toute spirituelle est la visible récompense de mes aspirations vers la science adorée de la poésie, puis aussi peut-être dans mon œuvre, où j’ai tenté de mettre un peu de cette flamme que je sens en moi, toujours avivée par un divin souffle ? »

Eudore se jeta au cou de son père. Après les premiers élans d’une joie ardente, folle, sans mesure, elle parvint enfin à lui faire comprendre qu’elle était aussi étonnée que lui par ce présent tombé du ciel, qui répondait à son désir le plus ardent, mais à un désir dont elle n’aurait jamais osé rêver la réalisation. La portière de la maison, qu’elle interrogea, lui raconta qu’au moment même où elle venait de sortir avec son père, une dame se disant leur amie et autorisée par eux, était venue avec des ouvriers qui portaient le portrait de M. Cléaz et qui sur ses indications l’avaient suspendu à la place où Eudore le voyait maintenant. La dame avait annoncé qu’elle reviendrait à deux heures, et avait laissé une carte sur laquelle se lisait ce nom : Madame Jean Saluce ! On imagine avec quelle curiosité, avec quels rêves, avec quelles angoisses d’étonnement et de bonheur M. Cléaz et sa fille attendirent l’heure fixée. Pour la première fois depuis bien des années, le savant helléniste eut des distractions au milieu de ses ardentes recherches, qui toujours le passionnaient comme au premier jour, et pour la première fois aussi il y eut sur les épreuves que corrigeait Eudore des irrégularités dont elle devait avoir horreur, comme de tout ce qui n’est pas la perfection tranquille et calme.

Jamais, en revanche, le pauvre ménage, les meubles si rares, la table ployant sous son fardeau, les tranches des livres, les antiques reliures de basane aux armoiries effacées, ne reçurent un plus splendide lustre de propreté que ce matin-là ; mais les plus viles occupations du ménage ne pouvaient rien ôter à Eudore de sa grâce souveraine, et elle ne pouvait déchoir, non plus qu’Achille découpant les viandes pour les faire rôtir sur les charbons, ou que Nausicaa lavant les robes à la rivière ! Enfin l’heure si douloureusement attendue arriva ; au premier bruit de la sonnette Eudore courut ouvrir, et elle introduisit près de son père une toute jeune femme d’une étrange beauté, dont les yeux profonds, assurés, pleins de lumière, dont le sourire ingénu et l’épaisse et libre chevelure avaient quelque chose d’enfantin, de sauvage et de charmant à la fois. Mme Jean Saluce était vêtue avec cette simplicité absolue et parfaite dont le grand style n’est deviné que par les Parisiennes millionnaires qui sont assez riches et assez bien douées pour pouvoir échapper à toutes les pauvretés du luxe. Elle salua M. Cléaz avec le plus profond, avec le plus tendre respect ; mais après s’être acquittée de ce devoir, au lieu de s’asseoir sur la chaise que lui présentait Eudore, qui la regardait curieusement et faisait mille efforts pour se persuader qu’elle s’était sans doute trompée en la reconnaissant, elle força elle-même la jeune fille à s’asseoir, et, s’étant agenouillée à ses pieds sur une petite natte de sparterie, elle lui baisa les mains à plusieurs reprises en versant des larmes qui semblaient être non le signe de la tristesse, mais, au contraire, celui d’une joie délicieuse. Et comme Eudore, embarrassée et confuse, voulait l’interroger, elle la prévint et, attachant ses yeux sur ceux de la jeune fille, prit enfin la parole.

« Non, lui dit-elle, ne vous défiez pas de vos yeux ! Je suis bien, en effet, Mme Jean Saluce, la femme du grand peintre que l’Institut vient d’accueillir et dont le nom est sur toutes les lèvres ; mais je suis aussi ou du moins j’étais Antonia Renner, la pauvre petite mendiante qui vous a dû de vivre, et qui vous devra le bonheur de toute sa vie ! Mais, mademoiselle, permettez-moi de vous raconter, de raconter à M. Cléaz mon histoire, dans laquelle vous avez joué le rôle d’un ange, oui, véritablement le rôle d’un messager envoyé pour faire briller un rayon de jour dans les ténèbres de la mort !

— Parlez, madame, dit Étienne Cléaz, et dites-nous si vous n’êtes pas vous-même un de ces anges que vous nommez, car comment avez-vous pu deviner les plus secrètes pensées de ma fille, pour lui faire ce présent que son cœur met au-dessus de toutes les richesses du monde ?

— Il faut, monsieur, reprit Antonia, que vous connaissiez toute ma vie. Mon père était un ouvrier typographe distingué, et s’était marié à la meilleure, à la plus aimante des femmes. Je passe sur les douloureux événements de famille qui nous firent quitter l’Alsace, notre pays, il y a un peu plus de deux ans. En arrivant à Paris, mon père, très-instruit pour un ouvrier, extrêmement habile dans sa profession et que partout on choisissait de préférence pour travailler à l’impression de livres hébreux, grecs et latins, trouva tout de suite du travail à l’imprimerie Lahure. Ceci, monsieur, vous expliquera comment votre nom, vos travaux et votre personne nous étaient connus, et comment nous connaissions aussi la science et la beauté de Mlle Eudore, car lorsque vous passez le dimanche dans le Luxembourg ou dans les vieilles rues de ce quartier, les ouvriers, parmi lesquels vous êtes populaire, sans le savoir sans doute, vous montrent à leurs compagnons et vous citent entre eux comme le plus parfait modèle de grandeur et de vertu ignorées.

— Oh ! madame, interrompit Cléaz, dont un éloge pouvait seul troubler la sérénité habituelle, se peut-il que quelqu’un ait remarqué une vie comme la nôtre, si naturellement cachée et si obscure ?

— Oui, dit Antonia, car les ouvriers qui vous impriment sont vos premiers juges, à l’admiration ou à la sévérité desquels vous ne sauriez vous soustraire. Ma mère raccommodait très-habilement les dentelles ; mon père avait de l’ouvrage, plus même que sa santé n’en pouvait supporter, passait souvent les nuits, et nous vivions. Mais le malheur vint fondre sur nous, et à partir de ce moment-là, notre douloureuse, notre affreuse histoire tient en quelques mots. Mon père, trop faible pour le labeur incessant auquel il s’était voué, tomba malade, ou plutôt, la maladie de poitrine dont il souffrait depuis longtemps s’exaspéra et détruisit toutes ses forces. Il n’appartenait pas encore à l’association des ouvriers typographes, et ainsi, après avoir épuisé ses pauvres économies, ne put être secouru. Nous habitions dans la rue des Maçons Sorbonne une maison noire, étroite, sans air, où le pauvre malade, hélas ! devait succomber. Lorsqu’il nous dit le dernier adieu, ma mère, qui le veillait depuis trente nuits, était elle-même une morte, et déjà n’avait plus que le souffle. En ces jours désolés où je la vis s’éteindre après mon père et comme lui, nous ne fûmes toutes les deux secourues que par la portière de la maison, une jeune veuve nommée Rose Mariaud, qui, dans sa loge humide et obscure, avait un métier à brocher et travaillait pour un brocheur de la rue du Jardinet. Enfin, monsieur, ma pauvre mère expira dans mes bras, désespérée de me laisser au monde seule, sans ressources, même sans la force physique nécessaire pour lutter contre la misère, car j’allais avoir quinze ans et j’en paraissais treize à peine. Mais je n’avais guère souci de vivre ! après avoir baisé pour la dernière fois les lèvres glacées de la chère morte, je n’avais plus le courage de rien, muette, immobile, toujours assise prés de son lit vide, et laissant couler des larmes qui me semblaient creuser dans mes joues des sillons glacés.

« Mais la douleur ne saurait être permise aux malheureux ! La maison où je restais seule avait pour propriétaire un consul de France, habitant depuis plusieurs années des pays lointains, et elle était régie par un homme d’affaires. Aussi, nulle pitié à attendre. Le mobilier de mes parents fut vendu pour les termes de loyer que nous devions, et moi, je fus recueillie par la bonne Rose Mariaud, qui m’apprit le brochage, me donna une place à côté d’elle à son métier et devint pour moi une seconde mère. Elle me donna, comme celle que j’avais perdue, non-seulement le pain, mais aussi les baisers, sans lesquels une enfant comme moi n’aurait pu vivre, et, charité plus grande encore, elle me permit de pleurer et pleura avec moi. Alors j’eus un répit, tout entière à mon travail et à ma douleur, et je pus être par la pensée avec mes chers absents. Hélas ! l’infortune et la maladie n’avaient pas épuisé leurs rigueurs autour de moi. Rose Mariaud fut atteinte par une fièvre typhoïde. Un étudiant en médecine, qui avait connu son mari, vint généreusement la soigner ; mais ce secours était le seul qu’il pût nous offrir, car il était pauvre comme nous, et nous n’avions rien, rien pour acheter les médicaments prescrits, ni pour pourvoir à mes humbles repas devenus si indispensables, à présent que je ne devais plus avoir ni repos ni sommeil. C’est alors, continua la belle Antonia en relevant noblement son front où se lisait la pureté de ses pensées et en regardant la fille de Cléaz pâle d’émotion, c’est alors que je me décidai à mendier.

— Ah ! pauvre enfant ! dit Eudore, il n’est pas une amertume qui vous ait été épargnée. Et cependant, même après de telles angoisses, vous ne doutiez pas de la clémence divine !

— Ma fille, dit Cléaz de sa voix grave, ne sais-tu pas comme moi que le doute est la punition de nos méchancetés et de nos fautes ? Pourquoi douteraient-ils, ceux dont l’âme pure n’a pas de fange qui l’obscurcisse et qui l’empêche de réfléchir l’éternelle espérance, qui est aussi l’éternelle vérité ? »

Il y eut un moment de silence, pendant lequel chacun se laissa aller à la pente de ses pensées, puis Antonia continua en ces termes, après avoir attaché sur la fille de Cléaz un regard empreint de la reconnaissance la plus passionnée :

« Chère, chère mademoiselle Eudore, pourrai-je vous faire comprendre ce que vous êtes pour moi ? Sachez donc que pendant dix jours, pendant le temps que dura ce martyre, vous êtes la seule qui ayez lu dans mes yeux le profond, l’immense désespoir, et qui m’ayez fait l’aumône. Pourtant, mon regard racontait sans doute la dernière angoisse de la désolation, il devait y avoir dans ma voix quelque chose de suprême et de terrifiant ; mais vous seule m’avez vue, vous seule avez eu l’intuition de mon immense malheur. Pendant ces dix jours, chaque fois que vous me rencontriez, sans attendre que j’eusse parlé, vous me donniez une pièce d’argent ; et moi qui vous connaissais, moi qui savais votre pauvreté laborieuse, je baisais ardemment, quand vous aviez disparu, cette monnaie qu’avaient touchée vos doigts angéliques. Oui, mademoiselle, vous seule avez empêché ma bienfaitrice de mourir, et moi je n’ai vécu que de ce que vous me donniez. Oh ! comme j’en suis fière ! » Et alors Antonia désigna du doigt le portrait de M. Cléaz. « Ah ! continua-t-elle, ne croyez pas que j’aie voulu, que je prétende m’acquitter envers vous. Dieu me garde à jamais d’un si infime, d’un si misérable orgueil. Ce portrait, vous allez savoir ce qu’il est, ce qu’il doit signifier pour mon cœur, et aussi, j’espère pour le vôtre.

— Vous avez raison, dit Cléaz, de ne pas supposer à Eudore une pensée vulgaire, car elle ignore tous les calculs humains ; si pauvre que je sois, j’ai pu du moins lui donner cette inappréciable richesse ! » Et pour mieux appuyer les paroles du vieillard, Eudore serra la main de son amie en la regardant avec l’expression de la plus tranquille confiance.

« Un jour vint, dit Antonia, il y a de cela une année à ce moment même, où mes angoisses étaient arrivées à leur dernier terme. Votre adorable, votre précieuse aumône reçue par moi avec des élans d’affection et de reconnaissance n’avait pu cependant répondre aux cruelles nécessités où je me trouvais : il fallait à Rose Mariaud des médicaments encore, mille choses, j’avais besoin de bien plus d’argent, et que pouvais-je faire ? Assurément je ne pouvais le dire à personne, pas même à vous. Je ne pouvais qu’adresser au ciel un appel désolé et muet, dans un regard qui semblait vouloir percer l’espace pour aller implorer sa miséricorde ! Mais cela, mademoiselle, vous l’avez vu ! Avec cette rapidité de pensée qui n’appartient qu’aux esprits supérieurs et détachés de tout, en un instant, bref comme l’éclair, vous aviez tout deviné, tout senti, tout compris ; vous aviez lu en moi avec une lucidité victorieuse ma tristesse, mon dévouement impuissant, mes hésitations et l’immense effort par lequel j’appelais un secours surnaturel. Et Dieu m’avait entendue, puisque vous étiez là, puisqu’il vous avait envoyée ! Mademoiselle, celui qui est mon mari, Jean Saluce, ce grand artiste, ce vaillant cœur, m’a raconté bien souvent cette scène que ni vous ni moi n’avons vue, mais il l’a vue, lui ! Il l’a vue, lui qui passait là près de nous par hasard, à cette minute qui a décidé de sa vie ! Jamais, me dit-il, groupe créé par l’inspiration d’un statuaire de l’antiquité n’eut plus de majesté et de grâce ; car, svelte, souriante dans un rayon de soleil, penchée vers moi comme une divinité secourable pour me promettre la fin de toutes les épreuves et de tous les malheurs, vous étiez véritablement belle, d’une beauté surhumaine et délicieusement transfigurée dans la lumière ! Et moi, il me l’a dit, et pourquoi ne le croirais-je pas ? moi j’étais belle aussi du reflet que jetait sur moi votre bonté infinie, votre calme assurance, tandis que vous vidiez entre mes mains la bourse qui contenait tout ce que vous possédiez, en vous faisant si tranquillement la créancière de Celui qui paye les dettes des misérables !

« Ah ! mademoiselle, c’est ici que je vois clairement le miracle, et que mon âme s’abîme dans la contemplation du miracle ! Votre action, si grande en sa simplicité, brûle, touche, subjugue à jamais le cœur d’un homme sans pareil au monde ; passant ému devant un spectacle qui fait vibrer en lui toutes les cordes de l’enthousiasme, il s’arrête, reste immobile, cloué au sol par l’admiration de votre beauté, dont seul peut-être il peut comprendre le caractère sublime ; n’était-ce pas à vous que devait s’adresser l’amour éclatant et rapide comme un incendie qui venait de s’allumer en lui pour ne plus mourir ? Eh bien non : Dieu, qui l’associait à votre noble, à votre généreux élan, voulut que celle que si soudainement il aima fût la pauvre créature humiliée que relevait et qu’embellissait votre angélique tendresse. Aimer celle que vous aviez secourue, lui donner aussitôt dans sa pensée toute une vie honorée et glorieuse, n’était-ce pas faire monter vers vous la plus parfaite des adorations ?

— Ah ! dit Eudore, n’attribuez pas à mon action si ordinaire un bonheur qui vous était dû, et plutôt oublions toutes les deux la futile circonstance qui en a été le prétexte !

— Comment l’oublierais-je ! reprit Antonia. C’est donc que je n’ai pu vous faire comprendre en mon pauvre langage que c’est seulement sous l’éclair de vos yeux, sous la lumière de votre sourire que je suis devenue celle que Jean Saluce chérit de toutes les forces de son âme ! Lui qui, plus que tout autre homme, connaît et peut traduire la beauté, il a aimé la beauté que vous avez créée en moi, et qui est née à ce moment-là même ; car c’est à ce moment-là que l’enfant pâle et tremblante est devenue une femme, aussitôt mariée par le rayon fécondant de votre ineffable charité ! Je venais à peine de rentrer chez la pauvre Rose Mariaud, que Jean Saluce était près de nous. Je n’oublierai jamais avec quelle joie il apprit que j’étais orpheline, misérable, sans ressources, abandonnée de tout le monde excepté de cette femme qui mourait, et de l’ange qui avait vidé sa bourse dans mes petites mains. Et aussitôt, ses premiers mots furent ceux-ci : Voulez-vous être ma femme ? Et il le disait en tremblant timidement, lui, cet homme si brave, ce grand artiste, cet esprit universellement admiré ! Mais moi, ce fut d’une voix assurée, avec une allégresse infinie et en le regardant bien en face que je lui répondis : Oui, je le veux !

« Un mois plus tard, je portais le nom dont je suis si justement fière ! Ai-je besoin de vous le dire, mademoiselle, en sachant que Jean Saluce est un des hommes les plus illustres de ce temps, qu’il a pour ainsi dire créé dans l’art une forme nouvelle, et que, si jeune encore, il a mérité que son nom fût mis à côté de ceux des maîtres des plus grandes époques ; en apprenant aussi que, déjà riche par ses travaux, un héritage l’avait fait deux fois millionnaire, il ne m’a pas été possible de rien ajouter à la reconnaissance que je lui ai vouée au moment où il prononçait les mots que j’entendrai toujours résonner à mon oreille : Voulez-vous être ma femme ? ― Pour lui, non-seulement il ne doute pas que je l’eusse aimé pauvre, ignoré, malheureux comme je l’étais moi-même ; mais une telle supposition n’aurait pas de sens pour lui, car sa pensée puissante et lucide, qui est celle d’un inspiré, voit le vrai directement, et perce tous les voiles ! Et maintenant, dit Antonia en terminant, comprenez-vous, mademoiselle Eudore, pourquoi ma vie est toute à vous comme elle est toute à lui, et pourquoi j’ai le droit de demander à Dieu que vous soyez heureuse ! »

Après toutes les effusions que fit naître si naturellement le récit d’Antonia, ce fut au tour de Cléaz de parler de Jean Saluce dont il connaissait les œuvres, et qu’il loua avec la perspicace intuition qu’il possédait à un si haut degré. Il expliquait à Antonia et à Eudore, il admirait avec une puissante éloquence le prodige de création par lequel ce merveilleux artiste avait retrouvé, évoqué, interprété à nouveau l’antiquité hellénique et lui avait demandé le seul rajeunissement peut-être dont l’Art soit susceptible en notre époque affairée et compliquée, dont l’âme ne se retrempera que dans les sources vraies de l’immuable et éternelle beauté. Mais, comme on le devine, il manquait à cette causerie un personnage indispensable, Jean Saluce lui-même ; lorsque retentit le coup de sonnette attendu, Antonia alla elle-même lui ouvrir, et ce fut en rougissant de bonheur et d’orgueil qu’elle le présenta à ses nouveaux amis. La reconnaissance de Saluce se montra plus ardente et plus exaltée encore que celle de sa femme, et il ne se lassait pas de remercier Eudore de l’influence qu’elle avait eue sur sa destinée ; toutefois il lui fallut consentir à parler du portrait de M. Cléaz et à le laisser louer franchement comme un chef-d’œuvre.

« Mais enfin, dit Eudore à Antonia, comment avez-vous pu deviner ma pensée et mon unique désir ?

— Ah ! dit Antonia en souriant avec malice, nous nous sommes rencontrés bien souvent au Musée du Luxembourg sans que vous nous ayez vus, car Jean et moi nous avions soin de nous tenir à l’écart. Je vous voyais regarder avec envie, avec chagrin, l’admirable portrait de Cherubini, puis après reporter sur votre cher père vos grands beaux yeux mélancoliques. Pour comprendre ce qui vous occupait en fallait-il davantage à une femme dont Jean Saluce était l’instituteur et à qui il avait appris à penser vite ? Vous n’avez qu’un désir au monde ; nous aussi nous n’en avions qu’un, celui de vous témoigner notre affection par quelque chose qui ne fût pas tout à fait ordinaire. Or, ajouta-t-elle en montrant son mari, l’artiste que voilà est sans doute au-dessus du frivole tour de force qui consiste à peindre un portrait sans avoir le modèle sous les yeux, surtout lorsqu’il s’agit d’un visage comme celui de M. Cléaz, dont les traits se fixent invinciblement dans la pensée et dans le souvenir ! Mais vous épier dans les rues et chez Lémeric, vous suivre comme ferait un voleur ou un espion, étudier par un coup d’œil furtif la pose de votre corps et l’expression de votre regard, corrompre la portière de votre maison, qui, je dois vous l’avouer, est devenue un peu notre complice, pour avoir le droit de dessiner en votre absence un croquis des livres qui vous entourent, il y avait dans tout cela une sorte d’obstacle et de lutte persistante qui devait plaire à cet obstiné. Aussi ne s’en est-il pas refusé le plaisir.

— Ainsi, dit Cléaz au peintre, je vous devrai l’immortalité, car une telle œuvre ne saurait périr !

— Oh ! fit modestement Saluce, vous vous étiez représenté vous-même en des images plus durables que celle-ci ; mais pourtant, si vous croyez que j’aurai aidé à conserver quelque chose de votre mémoire, qui d’elle-même se gardera si bien, veuillez donc m’en récompenser en accordant à ma chère femme la requête dont elle veut vous prier, aussi bien en son nom qu’en celui de notre gouvernante, la bonne Rose Mariaud.

— Quoi que ce soit que votre Antonia désire de nous, dit Eudore, j’engage d’avance le consentement de mon père et le mien ; qu’elle parle donc, afin que j’aie bien vite le plaisir de dire oui ! »

Ainsi encouragée, Mme  Jean Saluce n’hésita pas à avouer son secret désir. Elle voulait que Cléaz et sa fille consentissent à venir faire dans l’atelier de son mari le repas du jour de l’an, seul moyen, disait-elle, de présenter convenablement Rose Mariaud, qui perdrait trop à ne pouvoir montrer son remarquable talent de cuisinière. Comme on vient de le voir, Mlle  Cléaz s’était fermé tout chemin à pouvoir répondre par un refus ; aussi quelques minutes plus tard, les quatre personnages de cette historiette ayant traversé le Luxembourg jusqu’à la rue d’Assas, se trouvaient-ils réunis dans l’atelier du peintre. Antonia, qui n’était pas encore devenue modeste pour son mari, savoura avec bonheur les éloges que Cléaz accorda à ses tableaux, car il les formulait avec une science et une sagacité qui en doublaient le prix. Mais enfin la jeune femme, impatiente sans doute de voir l’effet d’une surprise qu’elle avait longuement et amoureusement ménagée, alla vers un meuble de Boulle sur lequel était posé un objet dont un voile assez épais dérobait la forme sous ses plis.

« Mademoiselle Eudore, dit-elle, le portrait de M. Cléaz, c’est le cadeau de mon mari, mais permettez-moi de vous offrir mon cadeau à moi ! » Elle déroula rapidement le voile, et alors on put admirer un merveilleux buste de femme, une tête grecque couronnée de laurier. Certes jamais l’inspiration, la pensée, le doux charme persuasif que le plus grand des arts prête à ses élus, n’avaient été traduits plus victorieusement qu’ils ne l’étaient dans ce chef-d’œuvre où l’admirable régularité des traits, la musique des lignes, le calme enchantement rhythmique et l’harmonieuse disposition de la chevelure étaient cependant soumis sans nulle échappatoire et sans nul mensonge aux règles les plus inflexibles de la statuaire. Il sembla à Eudore qu’elle n’avait jamais rien vu de plus beau, même parmi les trésors que l’antiquité nous a légués ; aussi, malgré l’évidence qui l’aveuglait et s’imposait à elle impérieusement, voulait-elle hésiter à reconnaître ses traits dans ceux de cette figure idéale qui cependant était, à n’en pouvoir douter, son portrait vivant. Cléaz, lui, ne put s’y tromper, mais chez lui un sentiment d’admiration sans bornes étouffait la surprise que lui causait cette curieuse ressemblance.

« Quoi donc, dit-il à Saluce, vous si grand peintre déjà, êtes-vous en même temps un tel statuaire !

— Permettez-moi de vous parler de mon frère, répondit Jean Saluce d’une voix douce et grave. L’artiste, peut-être pouvez-vous le juger sur cette œuvre seule, et pourtant je veux vous dire en un mot qu’il est né avec cette intuition, avec cette foi créatrice qui dans les beaux âges de l’humanité a fait des sculpteurs les rivaux des poètes. Henri Saluce, j’ajoute cela bien vite, car il va venir, est l’homme que son talent fait désirer qu’il soit, et je ne sais nulle part un bras plus vaillant que le sien, une âme plus pure que la sienne. Sachez que depuis deux années il vit uniquement pour une affection absolue et profonde, pour une de ces affections qui suppriment les conditions ordinaires de la vie et rendent possibles tous les miracles. Eh bien, mon frère Henri m’aime assez pour m’avoir obéi quand je lui ai imposé la plus dure de toutes les épreuves ; car je n’ai pas voulu que son amour fût connu de celle qui l’a inspiré, avant qu’il fût aux yeux de tous ce qu’il était déjà aux miens, un maître dont son époque acceptera et subira l’influence. Mais Henri vient d’exécuter pour les nouveaux appartements du Louvre trois statues représentant les trois Muses grecques primitives, Mousa, Hymnis et Théa (la tête que vous voyez là est celle d’Hymnis,) et le triomphe éclatant que lui ont valu ces créations dont la beauté ne saurait être méconnue lui permettra enfin de rompre le silence. Sachez donc, mademoiselle Eudore… Mais je ne puis vous en dire plus, car, tenez, j’entends son pas, et le voici lui-même. »

En effet, la porte allait s’ouvrir et Eudore avait senti tout son sang refluer vers son cœur, mais elle n’avait pas eu un moment de doute et d’incertitude ; elle savait bien que celui qui allait entrer ne pouvait être un autre que celui auquel elle pensait secrètement ; lorsqu’il entra, elle n’eut, elle ne pouvait avoir aucun étonnement, car elle sentait bien que si ce n’eût pas été lui, son cœur à elle se serait brisé !