Eugène-Melchior de Vogüé (Paul Bourget)

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Eugène-Melchior de Vogüé (Paul Bourget)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 241-265).
EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGÜÉ

J’ai connu Eugène-Melchior de Vogüé, en 1883. Je le rencontrai à un dîner chez Mme Adam où j’étais son voisin. Vogüé occupait alors le poste de secrétaire à l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg. Trente années n’ont pas effacé le souvenir de l’impression que me donna aussitôt la personnalité révélée par cette première causerie. Une longue intimité n’a fait que préciser, que creuser, si je peux dire, cette impression. Je sentis que j’avais devant moi un des hommes supérieurs de notre époque, à la fois très exceptionnel par les traits si puissamment contrastés de sa destinée et de sa nature, très représentatif par sa faculté d’intelligence et de sympathie, par son souci passionné de comprendre son temps pour être utile. L’extrême variété de sa culture semblait faire de lui, par avance, une proie assurée à la maladie du dilettantisme. Aucun artiste de nos jours n’en fut moins touché. Aucun n’a mérité davantage que les compagnons qui lui survivent lui rendent un témoignage public. Je lui apporte le mien au moment où la réception de son successeur à l’Académie Française va de nouveau appeler l’attention sur cette haute figure. J’essaierai de caractériser les origines de ce rare talent en montrant chez lui l’empreinte ineffaçable de la Race et du Sol. J’indiquerai ensuite quelles conditions gouvernèrent son développement. Je tenterai en dernier lieu de définir la place occupée par son œuvre dans le vaste et confus travail de la génération d’après la guerre. Ces trois points de vue sont loin d’épuiser cette riche et complexe nature. Bien traités, ils en marqueraient les traits les plus importans.


I

Nous avons, sur les atavismes lointains dont Eugène-Melchior de Vogüé fut l’éclatante mise en valeur, un document de premier ordre : je veux parler du volume publié par le chef actuel de la maison, M. le marquis de Vogüé, sous le titre : Une famille Vivaroise. C’est l’histoire des Vogüé, depuis le XIe siècle où un premier seigneur de ce nom apparaît comme donateur « à vénérable sœur Simplice, prieure de la Villedieu, de toutes les terres qu’il possédait sur la paroisse de Villedieu et de Bayssac. » Cette générosité l’atteste : cette famille avait dès cette époque un établissement solide dans cette partie montagneuse de l’actuelle Ardèche qui ressortissait au diocèse de Viviers. Toute cette portion des Cévennes étant terre d’Empire, et, presque indépendante, par suite de l’éloignement, l’Evêque s’y était constitué une souveraineté véritable. C’est à lui que les familles grandissantes demandaient la consécration de leurs conquêtes territoriales, moyennant quoi elles mettaient à son service la force militaire, instrument à la fois et signe de leur reconnaissance.

Des gens de guerre et des montagnards, tels étaient ces seigneurs de Vogprium, à leur origine. Tels ils demeurèrent tout au long de l’histoire de France. L’auteur d’Une famille Vivaroise a très judicieusement annexé, à son Livre de raison, un tableau généalogique où reviennent sans cesse des mentions comme celles-ci : tué à l’armée d’Italie, tué au Tessin, mort à l’armée de Hollande, tué au siège de Vallon, pour finir par celles-ci : tué à Reichshoffen, tué à Patay, blessé mortellement à Sedan. Eugène-Melchior avait la conscience que c’était bien là une caractéristique essentielle de sa lignée. Lui, si simple, et qui répugnait à tout étalage, il ne portait qu’une décoration : le ruban de la médaille militaire. Il l’avait gagnée en combattant, comme simple soldat, pendant la campagne de 70. Le sentiment de « la grande nécessité française, » c’est ainsi qu’il appelle quelque part la guerre, faisait une pièce maîtresse de cet esprit et de cette sensibilité. Physiquement, cette hérédité d’une race d’officiers se reconnaissait à son allure, à la minceur musclée de son corps, à son masque un peu altier et qui décelait l’instinct du commandement. Moralement, il déployait, dans les moindres choses de la vie, cette discipline personnelle que le langage usuel caractérise si justement de tenue militaire. Combien il était dur pour lui-même, ceux qui l’ont vu travailler le savent. Il composait ses articles et ses livres, comme on fait campagne, en demandant à ses forces leur plein rendement d’énergie. Les surcharges de l’existence parisienne l’acculaient parfois à n’avoir qu’un temps bien limité pour écrire un dis cour-académique qui devait être prononcé à telle date, un essai pros mis à un prochain numéro de la Revue des Deux Mondes, une partie d’un roman déjà commencé. Vogüé se piquait d’honneur à ne jamais signer une page qu’il ne l’eût portée à son point de perfection. A l’approche de ces échéances, il cessait littéralement de vivre pour s’appliquer tout entier à son travail. Il n’ouvrait plus ses lettres, ne sortait plus, mangeait à peine, passait les nuits. Une semaine, deux semaines de ce labeur acharné, et le tour de force était accompli, la partie de roman était livrée, le discours était prononcé, l’essai avait paru dans la Revue. Vogüé avait exécuté, en quelques jours, une tâche qui eût exigé des mois. A quel prix ! Son départ prématuré n’a pas eu d’autre cause que ces continuels à-coups de travail auxquels ce descendant de soldats se complaisait. Oui, c’était un peu faire campagne, et quand sa plume, au cours d’un de ces dangereux paris engagés et gagnés avec lui-même, rencontrait un thème de guerre, il était visible qu’un autre emploi de son énergie le tentait toujours. Cet arrière-petit-fils des Grands Baillis d’Épée de sa province avait beau exceller dans l’art littéraire, avec quelle nostalgie, parlant des Commentaires du soldat du Vivarais, il évêque cet autre danger : « Sortir, le matin, de son donjon, pour aller couper la route à des cavaliers du parti contraire ; se retrouver, la nuit, pour appliquer des échelles aux murs de quelques bicoques !… » Comme il regrette secrètement « ces plaisirs, cette fonction de l’activité vitale, aussi naturelle à nos pères que la respiration !… » L’historien de l’Homme d’Autrefois, cet observateur très fin que fut Albert Costa de Beauregard, ne s’y trompait pas : il surnommait Eugène-Melchior, le Féodal. C’était là le fond intime et dernier de cette énergie dépensée dans des livres, et qui aurait tant souhaité l’action.

J’ai dit que les Vogüé étaient, en même temps que des gens de guerre, des montagnards ; il convient d’ajouter, et des montagnards cévenols. L’originalité de cet éperon du plateau central qui, par la chaîne du Coiron, pointe sur le Rhône, c’est qu’il constitue, au sens ancien du mot, la marche de Provence. Aller du Puy jusqu’à Vals, Aubenas, Bagnols, la patrie de Rivarol, Roquemaure, enfin Avignon, par Le Monastier, Le Béage, le lac dTssarlès, Saint-Aignan et Montpezat, c’est descendre du Nord au Midi, de la plus rude nature et de la plus âpre, à la plus caressante, à la plus douce. Il semble que l’âme cévenole ait reçu l’empreinte de l’un et de l’autre climat, qu’elle soit septentrionale et méridionale, qu’elle unisse, au sérieux du Nord, toute l’ardeur du Sud, que la réflexion et l’enthousiasme, la volonté froide et la passion s’y mélangent dans un amalgame dont le talent de Vogüé nous prouve combien le métal peut en être rare et précieux. Cette philosophie et ce lyrisme, cette phrase tour à tour si précise dans l’abstrait et soudain si colorée, si éclatante, cette pensée où l’idée et l’image coexistent sans cesse, si raisonneuse et si exaltée, si ramassée et si intuitive, qu’est-ce autre chose que l’imprégnation séculaire de ce sol au double versant ? Eugène-Melchior le savait mieux que personne qu’il devait, à nos Cévennes, la saveur profonde, je dirais, si la métaphore n’était pas vulgaire, le bouquet de son génie. Et pourquoi non ? Lui-même, avec cette familiarité dans l’éloquence qui fut un de ses dons, n’a-t-il pas, au cours d’une page merveilleuse sur les gens du Vivarais, évoqué le souvenir d’un Pagel[1] endormi dans une grange, au pied du Gerbier des Joncs, contre une barrique de vin d’Aubenas. « Sa femme, » continue-t-il, « me dit qu’elle avait dix enfans, sans compter ceux qui reposent dans le bon Dieu… Comme ce ruisselet qui sera la Loire, le grand fleuve d’apostolat et de dévouement a ses principales sources sur ces plateaux d’où il se répand sur le monde ! Sources ténébreuses, misérables ! Ici, à regarder les choses sans faux idéalisme, le fleuve sacré sort de cette barrique de vin d’Aubenas. Une opération mystérieuse va l’épurer, faire des forces nobles avec ces résultantes d’instincts brutaux : travail perpétuel de l’esprit qui agit dans la nature et dans l’histoire… »

A la visible joie que l’écrivain au nom aristocratique éprouve et traduit devant de tout humbles tableaux, comme celui-là, d’existences locales, vous reconnaissez la trace laissée dans la sensibilité de l’homme fait par les souvenirs de l’enfance. Ce que fut Combourg pour Chateaubriand, le château de Gourdan. près d’Annonay, le fut pour Vogüé. Si ma mémoire me sert bien, Gourdan, que j’ai visité en 1870, n’a rien de commun avec le sombre manoir évoqué dans les Mémoires d’Outre-Tombe. C’est une demeure seigneuriale construite sur la fin de la monarchie, avec d’innombrables fenêtres, et qui révèle cette imitation de Versailles, un des fléaux de la noblesse française. Vogüé, quand il parlait de Gourdan, mentionnait toujours, parmi les causes qui en avaient rendu l’entretien trop lourd, la « folie des citernes, » comme il disait. Mais, entre un Combourg et un Gourdan, il y a parité de mélancolie, si l’adolescent, perdu dans les longs corridors et dans les vastes salles, retrouve partout le témoignage des difficultés matérielles où se débattent les siens, l’évident contraste entre les splendeurs d’autrefois et l’abandon d’aujourd’hui. La dédicace que lit Eugène-Melchior, de son premier livre à son ami de jeunesse, Henri de Pontmartin, porte la trace des songes qu’il a promenés sur les escaliers déserts de la vaste habitation ancestrale et dans les bois d’alentour. « Qui nous rendra, » s’écrie-t-il, « ces jeunes soirées, déjà si lointaines, nous nous passions au coin de mon feu, dans la vieille bibliothèque, à lire les poètes, mettant nos deux vingt ans ensemble, pour apprendre la vie et la parer de plus de rimes ? J’ai cru, plus d’une fois, m’appuyer sur votre bras, par les matinées de printemps, dans le petit chemin dont chaque pierre a gardé une de nos joies, un de nos mauvais vers, un de nos bons rires. Vous savez, le petit chemin qui monte entre les pins » de La Mûre, et que nous ne referons plus… » Une discrète et profonde plainte s’échappe des mots que j’ai soulignés, celle du descendant des fondateurs d’une terre, qui a dû se séparer de cette terre, céder à des étrangers la demeure associée à la vie des siens pendant des siècles, vendre les pierres et îles ombrages, les pierres dressées par les aïeux, les arbres plantés par leurs mains. La Sicotière rapporte, dans son livre, trop touffu mais si passionnant, sur ce héros malheureux que fut Louis de Frotté, le discours que tenait, au futur général des Chouans, un grand-oncle retiré près d’Alençon : « Mon ami, chaque arbre que je plante, c’est avec l’espoir que tu te reposeras sous son ombrage quand tu auras atteint mon âge, et que tu penseras quelquefois à ton vieil oncle qui te regarde et l’aime comme son enfant. Il est bien naturel, à ton âge, d’avoir le désir de voir le monde, et d’y parcourir une carrière brillante, mais sois sûr qu’il vient un temps où l’homme sage, après avoir servi son Roi, aime et désire la retraite… » Si les ancêtres qui ont construit la maison et planté les arbres n’ont pas exprimé, s’ils n’ont même pas discerné en eux ce sentiment magnifique, ils l’ont éprouvé, ils l’ont vécu, et le descendant qui signe de leur nom, au bas d’un acte de vente, la renonciation au bénéfice de leur œuvre subit, quand il a le sens des choses de lame, — et qui eut ce sens-là plus qu’Eugène-Melchior ? — une douleur sans analogue. Elle explique le « que nous ne ferons plus » de la dédicace à Henri de Pontmartin. Il y a de l’exil dans certains départs. Ce pénétrant Jules Lemaître avait distingué, en Vogüé, ce caractère si particulier : « C’est un exilé ! » en a-t-il écrit. Le mot allait plus loin que ne l’a vu peut-être le critique des Contemporains. Pour bien juger de la nature de cette sensibilité si entièrement atavique, il faut se reporter à des documens comme ce discours du grand-oncle de Frotté, comme cette lettre du marquis de Mirabeau à l’admirable Bailli, digne d’avoir un autre neveu que le coquin de génie que fut l’Orateur. « Quant à ce que tu me dis du dégoût pour Mirabeau, parce qu’il sera le logis d’un autre que du sang de ceux qui l’ont bâti, 1° je n’en sais rien ; 2° je n’en saurai rien ; 3° je ne l’estime pas comme le gîte futur, mais comme le gîte passé de nos grands-pères et arrière-grands-pères… » Voilà la forte vision de durée humaine que l’ancienneté du nom éveille chez un homme qui a la conscience de ce que représente ce mot si émouvant, si grave : un héritage. S’il le perd, cet héritage, il en est exilé. Mais peut-il le perdre ? Oui, dans le fait. Il n’aura plus le domaine des ancêtres, leurs jardins, leurs parcs, leurs terres. Il ne pourra plus, ce sont les termes mêmes dont se sert l’auteur de la Famille Vivaroise, « rester attaché au sol natal, fixé au foyer ancestral dans le domaine héréditaire soigneusement administré et régulièrement agrandi, avec la solidité et l’influence que donnent l’assiette territoriale et la clientèle traditionnelle. » Il pourra toujours préserver l’héritage moral et pratiquer le conseil que donnait, en 1720, à ses enfans Cérice-François de Vogüé, l’arrière-grand-père du grand-père d’Eugène-Melchior, en commençant ses Mémoires : « Je fais peu de cas de la noblesse, lorsqu’elle n’est pas soutenue par la vertu ; j’aimerais bien mieux laisser des exemples à mes enfans que de vains titres qui ne serviraient qu’à les déshonorer s’ils n’y répondaient par leurs sentimens et par leur vertu. » Cette vertu de la noblesse se résume dans un seul mot bien émouvant lui aussi et bien beau : servir.


II

Eugène-Melchior de Vogüé ressentit plus que personne ce généreux, cet irrésistible besoin de servir, comme avaient fait ceux de sa race. Le secret de son génie et de son cœur tient tout entier dans ces formules de Bonald, qu’il aurait pu faire siennes : « Le mot de servir appliqué aux plus hautes fonctions, inconnu dans ce sens aux peuples anciens, est dans toutes les langues des peuples chrétiens, de l’Evangile qui dit : « Que celui qui veut être « au-dessus des autres ne soit que leur serviteur, » et qui demande : « Qui est le plus grand, de celui qui sert ou de celui qui « est servi ? » Et le peuple n’était-il pas servi par ceux qui étaient voués exclusivement et héréditairement à sa défense par les lois et par les armes ? L’orgueil ne voit flans ce service que des distinctions et des supériorités. La raison, la conscience, la politique n’y voient que des devoirs. » Plus que personne aussi Vogüé connut la tragédie que ce besoin de servir représente pour un homme d’un vieux nom dans notre démocratie révolutionnaire. Il ne s’en est jamais plaint, mais sa physionomie seule la racontait, cette tragédie, par le tourment dont elle restait empreinte et l’espèce de ferveur tendue dont tant de ses pages sont encore souffrantes. Dans le monde moral comme dans le monde de l’action, nos blessures sont nos titres de gloire. Quand la mort a pris Vogüé, il rêvait d’écrire un livre sur Chateaubriand. C’eût été une confession, la seule que sa fierté se fût permise, car les mêmes causes produiront toujours les mêmes effets : l’héritier des seigneurs de Combourg a traversé les mêmes épreuves que celui des seigneurs de Gourdan, — moins fortes peut-être, le corps social français étant moins malade. En même temps qu’un Chateaubriand, qu’un Vogüé, grandes âmes sorties d’une grande race, entendent résonner en eux, au plus profond de leur être, cette voix impérieuse qui leur dit : « Tu dois servir, » une autre voix s’élève qui répond : « Mais comment ? » La première de ces voix est celle de ces morts qui parlent, — que de choses de lui Vogüé a mises dans ce titre ! — La seconde est celle du Siècle, de cette société où la destinée les a fait naître. Cette société est reconstruite au rebours de tout ce qu’aimèrent, de tout ce que voulurent les lignées dont ils descendent. Leurs morts ont vécu, ils se sont dévoués au nom du Roi. Le Roi est proscrit. L’autorité paternelle, le mariage indestructible de la race et du sol, l’hérédité des privilèges qui n’est qu’une forme de l’hérédité des charges, — rien ne subsiste de ce qui faisait la donnée ou, si l’on veut, le champ d’action de la famille, et cependant la famille survit, représentée dans le jeune homme : ici, un voyageur de vingt ans qui trompe sa mélancolie en contemplant les paysages vierges du Nouveau Monde et des horizons sans passé, — là, un autre voyageur, « assis sur le stylobate des colonnes affaissées de Baalbeck et de Byblos »[2] et il leur demande… quoi ? « Le secret de l’histoire ? » Il la croit, comme l’autre croit qu’il va reconnaître le détroit de Behring et doubler le dernier cap septentrional de l’Amérique. L’un et l’autre, en réalité, égarent, à travers le décor de l’Amérique et de l’Asie, une pareille inquiétude, celle de la voie où employer utilement les puissantes facultés qu’ils sentent s’agiter en eux. Quand Chateaubriand trouve, dans une cabane de la Floride, un journal anglais avec cette phrase : « Flight of the King, fuite du Roi, » ce cri jaillit de sa conscience de gentilhomme : « Retourne en France. » Et il ajoute : « Les Bourbons n’avaient pas besoin qu’un cadet de Bretagne revînt d’outremer leur offrir son obscur dévouement. J’aurais pu faire ce que j’aurais voulu, puisque j’étais seul témoin du débat. Mais, de tous les témoins, c’est celui aux yeux duquel je craindrais le plus de rougir. » C’est pour obéir à un ordre pareil qu’Eugène-Melchior s’était engagé dès le début de la guerre de 70. Dans un essai consacré à un des romans d’Emile Zola, la Débâcle, il s’est décrit ; au soir de Sedan, prisonnier perdu dans la foule des autres prisonniers, sur les pentes des coteaux qui vont de Bazeilles à Douzy, et regardant les bivouacs des vainqueurs étoiler de leurs feux la vallée de la Meuse. « Du champ des œuvres sanglantes, » continue-t-il, « où campaient ces cent mille hommes, » alors qu’on les croyait endormis, harassés de leur victoire, une voix puissante monta, une seule voix sortie de ces cent mille poitrines. Ils chantaient le Choral de Luther. La grave prière gagna tout l’horizon et emplit tout le ciel, aussi loin qu’il y avait des feux, des hommes allemands. » et il ajoute, sans se désigner autrement : — mais de qui parle-t-il, sinon de lui-même ? — « Plus d’un qui était bien jeune alors et peu mûri à la réflexion, vit clairement, dans cette minute, quelle force nous avait domptés. Ce n’était pas la ceinture des bouches d’acier et le poids des régi mens. C’était l’âme supérieure faite de toutes ces âmes, trempée dans la foi divine et nationale… » Reconnaissez-vous, à ce frémissement, le traditionaliste-né, l’héritier d’un long passé qui porte en lui une âme collective, qui sent le prix de la longue addition des efforts ? Et il le dit : « l’âme résignée et obstinée vers un seul but, depuis trois générations, depuis cinquante ans, depuis Iéna… » Pensant, cette douloureuse parole est encore de lui, « à ce qu’avait été la France, » le prisonnier oublie un instant son mal « pour subir l’émotion maudite. » Et comment ne la subirait-il pas en la maudissant ? Cette affreuse victoire, c’est la mise en œuvre des vérités sociales que pratiquait cette ancienne France dont les siens furent de bons ouvriers. Cette nation victorieuse, elle est construite d’après le type qui fut, dix siècles, le noire. Dans cette France d’autrefois, la place du gentilhomme qui défile ainsi sous la capote de simple soldat était toute marquée. Il n’a plus, dans celle d’aujourd’hui, que celle qu’il saura se faire. Laquelle ? Par quel biais accommoder ses forces à une société hostile, mais dont il veut être, où il veut agir, car c’est la France, et, à aucun prix, il n’acceptera d’être un émigré ?

Il semble bien que les circonstances plus que le choix aient dirigé Eugène-Melchior dans son second effort pour servir. Le premier avait été le départ volontaire pour l’armée, lors de la guerre. A-t-il pensé, un moment, à y rester et à faire carrière d’officier ? Ce n’est guère probable. Les conditions d’avancement par le bas étaient trop contraires à ses facultés. Le chef de sa maison occupait alors l’ambassade de France en Turquie. C’était une occasion d’entrer dans la diplomatie par la grande porte, et d’y être utile dans le chemin traditionnel. Et puis, l’Orient tentait secrètement l’artiste qui s’ignorait encore. Il y a un impérieux et obscur appel de notre faculté maîtresse auquel nous obéissons avant même de la comprendre. Si Vogüé avait eu, dès lors, la large indépendance qui ne lui vint qu’au soir de ses jours, j’imagine que cet appel eût pris une autre forme, peut-être. Parce qu’il était de génie cévenol jusque dans ses fibres les plus intimes, Eugène-Melchior eût pu être un magnifique écrivain de terroir. Pour cela il eût fallu résider. C’est un service encore que la présence. Un gentilhomme du XVIIIe siècle, protestant et persécuté comme tel, disait à son neveu (des notes de ce neveu nous gardent ce texte admirable) : « Cette terre vous reviendra, un jour, et vous verrez alors que, sans emploi dans l’Etat, on peut encore servir utilement sa famille et sa patrie. Je l’ai peut-être mieux servie, en souffrant ici, en silence, et en donnant les conseils et l’exemple de la soumission, aux protestans qui sont restés dans ce pays. J’ai entretenu et amélioré ma fortune. Je mourrai sans reproche. » Mais quand on ne possède plus le domaine ? Mais quand la fortune a disparu ? C’est un autre épisode de la tragédie du noble que le res augusta domi avec un certain nom. Ce motif aussi acheva d’incliner Vogüé vers une carrière qui assurait à la fois l’emploi de ses talons et la dignité de sa vie. Il l’exerça un peu plus de dix ans.

Je n’étonnerai aucun de ceux qui l’ont approché si je dis qu’il fut un excellent agent. Il ne s’est jamais chargé d’une besogne qu’il n’y ait aussitôt appliqué toutes ses facultés. A Constantinople et à Saint-Pétersbourg, il apprit à fond la politique européenne. Les pages qu’il écrivit sur Nigra, sur Ignatief, sur l’empereur Guillaume Ier, portent à toutes leurs lignes la marque d’une compétence et d’une lucidité supérieures qui ne s’exerçaient pas seulement d’une manière rétrospective. Quand M. d’Æhrenthal, il y a six ans, arriva au pouvoir, Vogüé fut le premier parmi nous à prédire que le ministre autrichien, son ancien collègue à Saint-Pétersbourg, ferait figure de grand homme d’Etat. Devenu administrateur de Suez, sa connaissance précise des choses d’Egypte lui permit d’être un des plus utiles serviteurs de la Compagnie. Il avait été un efficace préparateur de l’alliance entre la France et la Russie, ayant deviné, avant tous, la portée de cette nouvelle distribution des forces et des influences. Autant de preuves qu’il n’avait pas traversé la carrière en amateur. Il pouvait, en se rappelant sa jeunesse de diplomate, se rendre cette justice. Il n’y persévéra guère pourtant. Dès l’époque où je le connus, il méditait de démissionner. Il ne se décida pas à cette résolution sans effort. Mais l’écrivain était né en lui. Au cours de ses voyages de diplomate, en Syrie et en Palestine, il avait pris des notes, « au hasard de l’heure, sous la tente, sur une table d’auberge, sur un pont de bateau, sur le pommeau de la selle et le bât du chameau. » Mis bout à bout et publiés dans la Revue des Deux Mondes, ces feuillets de route révélèrent aux connaisseurs, un maître accompli. Eugène-Melchior avait, dès cette époque, et portées à un degré véritablement étonnant chez un homme de son âge, les qualités d’artiste visionnaire et réfléchi qu’il conserva intactes jusqu’à son dernier jour : l’élégance nerveuse et fière du style, une précision ferme et sobre dans les descriptions, un don prestigieux d’ouvrir tout à coup d’immenses perspectives et de dégager la haute signification du fait quotidien, de l’incident banal pour tout autre. Le volume intitulé : Syrie, Palestine, Mont-Athos, dans lequel ces articles sont réunis, durera comme le monument de cette précoce maturité. Vogüé lui a donné ce sous-titre : Voyage aux pays du passé, et, dans la lettre-préface à Henri de Pontmartin que j’ai déjà citée, il ajoute à cette formule ce commentaire significatif : « La pratique attentive de l’Orient contemporain a confirmé ma foi dans cette idée : pour l’ensemble de la famille humaine, les phases de l’histoire ne sont pas successives, mais bien plutôt synchroniques. En cherchant judicieusement autour de lui, dans ce vaste monde, l’historien peut toujours trouver, chez les races attardées, les types vivans des sociétés disparues. C’est avec ces élémens que la Science recomposera, un par un, les anneaux qui forment la chaîne de l’histoire et la déroulera sûrement jusqu’à ces origines humaines dont la connaissance peut seule apaiser la grande angoisse de ce siècle. » Telle était la conception que se faisait de la littérature ce jeune homme de vingt-cinq ans. Quand il dit : « l’angoisse de ce siècle, » lisez : « l’angoisse de la France. » De quel accent il parle, dans cette même préface, de « ce pays troublé, affolé de regrets, de craintes et d’espérances ! » Comme on sent frémir en lui le désir de lui apporter un peu de vérité et de lumière ! Le service était là, dans une besogne dont une élite seule est capable, — il se sentait de cette élite, — et non pas dans les chancelleries où beaucoup d’autres pouvaient le remplacer aux postes subordonnés qu’il devrait occuper longtemps encore. Il alla où l’appelait la voix.

Je me rappelle. Au cours de cette soirée chez Mme Adam où je le connus, il me parla longuement d’un essai sur Alexandre Dumas (ils que je venais de publier dans la Nouvelle Revue. Cet article contenait des pages sur l’amour qui inquiétaient Vogüé. Il avait cru voir, dans ce morceau de simple analyse, un nihilisme moral dont il me fit aussitôt des reproches avec une si évidente sincérité de conviction, en les accompagnant d’ailleurs de tels éloges littéraires, que mon amour-propre ne pouvait guère s’en offenser. Je l’entends encore me dire le rôle qu’il entrevoyait pour la littérature dans la France d’après la guerre, et me citer les noms de Tolstoï et de Dostoïewsky. Je les connaissais l’un et l’autre par Tourguénief que je voyais quelquefois chez Taine. C’est une de mes belles impressions de jeunesse que la généreuse impartialité du vieux romancier russe rendant ainsi une haute et large justice à de plus jeunes rivaux. Seulement, Tourguénief, préoccupé surtout d’esthétique, ne nous avait révélé deux que leur original génie de conteurs. Il avait la religion de l’art du roman. Il y voyait tout l’avenir de la littérature moderne, et les détails de facture l’intéressaient à la passion. C’est dire combien il admirait, chez Tolstoï, le don prodigieux de la présence, chez Dostoïewsky, celui de créer, autour de ses personnages, une atmosphère psychologique. Vogüé n’avait pas, à cette époque, ces soucis professionnels. Je ne les lui ai vus qu’à la fin, quand il se mit lui-même à composer des romans. Encore ne s’y est-il donné qu’un peu à contre-cœur. Je n’ai guère connu, en France, que Taine et Maupassant, Barbey d’Aurevilly quelquefois, qui aient considéré la technique du roman avec la même curiosité attentive que l’auteur des Reliques Vivantes, et qui aient aperçu dans un récit la valeur de la composition. Le dialogue, le portrait, la description, le choix du sujet, la crédibilité, la transcription du temps, la perspective des épisodes et celle des personnages, autant de problèmes que nous agitions indéfiniment dans la chambre meublée de la rue Rousselet où vieillissait pauvrement Barbey, dans le logement encore bien modeste de la rue Dulong, aux Batignolles, où Maupassant commençait Bel-Ami, dans l’appartement bourgeois où Taine écrivait les premiers volumes des Origines de la France contemporaine. C’était au fond de la cour, dans une vieille maison du boulevard Saint-Germain, aujourd’hui détruite. Le cabinet de travail du philosophe donnait sur la façade grise de Saint-Thomas-d’Aquin. Que de fantômes ! C’en est un aussi, hélas ! que le Vogüé de 1883, tout remué d’enthousiasme et comparant l’ampleur morale des romanciers russes dont il allait être l’annonciateur à ce qu’il appelait, bien justement, les maigreurs de notre naturalisme d’alors. Il incriminait chez nos conteurs, et pas seulement chez eux, mais chez nos auteurs dramatiques, nos critiques, nos poètes, nos chroniqueurs, un appauvrissement de la vie intérieure et un rétrécissement de l’horizon intellectuel. Il estimait que cette littérature s’étiolait faute de se retremper aux sources profondes, dans la sensibilité nationale, d’une part, dans la haute culture, de l’autre. Un Gogol, un Tolsloï, un Dostoïewsky avaient su communier avec l’âme populaire de la Russie, un Tourguénief s’assimiler l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Angleterre. Celui-ci comme ceux-là avaient apporté, à la sève sentimentale et morale de leur pays, un enrichissement, parce qu’ils n’avaient pas été de purs lettrés, des mandarins du suprême bouton, mais des hommes vivans écrivant pour des hommes vivans. Je crois bien employer les expressions mêmes qui venaient aux lèvres de Vogüé dans cet entretien. Quand il causait, les idées lui arrivaient si précises, si abondantes qu’il prenait à peine le temps d’achever ses phrases. Il y avait comme du halètement dans sa voix, et cela faisait une espèce d’éloquence, prenante ou irritante, suivant que l’on acceptait ou non ses idées. Mais personne n’a jamais causé avec lui qu’il ait laissé indifférent.

Il m’apprit, au terme de cette conversation, qu’il allait sans doute rentrer à Paris. Je prévis alors quelle sorte d’œuvre il allait tenter et aussi à quelles difficultés il se heurterait. Si étrange que la chose puisse paraître au premier abord, la littérature d’après 1870 commença par continuer celle d’avant le désastre, exactement comme si la funeste année n’avait pas marqué, pour notre race, la plus redoutable des étapes. Il y eut certes des exceptions. Pour la majorité des écrivains, ou bien la défaite sembla, une fois la première surprise passée, ne pas compter, ou bien elle devint une matière à observation tout comme une autre. Les nouvelles réunies dans le volume : Les Soirées de Médan, toutes remarquables, et dont une au moins, Boule-de-Suif, est un chef-d’œuvre, révèlent cet état d’esprit, Filles procèdent, comme les divers romans de cette époque, des théories professées par les maîtres qui florissaient sous le second Empire : Taine, — le Taine d’avant les Origines, — les frères de Goncourt, Flaubert. Entre le Parnasse de 1870 et celui de 1860, aucune différence d’inspiration. C’est toujours le même néo-romantisme dont Gautier, Baudelaire et Leconte de Lisle avaient été les plus brillans initiateurs. Le sentiment de la profonde blessure nationale ne s’éveilla que peu à peu. Le temps seul nous révéla que la défaite n’avait pas été un épisode, mais qu’elle continuerait, que nous serions battus et tous les jours indéfiniment, jusqu’à l’heure où nous aurions restauré le patrimoine français dans son intégrité. J’oserai dire qu’aujourd’hui, après quarante ans, la vérité nationale est plus évidente aux nouveaux venus et qui n’étaient pas nés à l’époque de Sedan qu’à ceux qui vécurent ces cruelles heures. Elles avaient passé si vite qu’elles leur apparurent d’abord comme un accident, formidable sans doute, mais la vie, à Paris par exemple, avait si vite repris son cours, et si pareille dans son décor ! Pourquoi eût-elle été différente dans son expression intellectuelle ? C’est bien aussi le péril que Vogüé avait diagnostiqué de l’étranger. Comment le conjurer, ce péril ? Est-il possible de détourner, dans un autre sens, le courant d’une littérature ? Vogüé le crut, comme le croyait, à cette même date, Ferdinand Brunetière. Bien d’étonnant si cette communauté de foi les unit d’une amitié dont la dédicace des Morts qui parlent perpétue le témoignage.

Le Roman Russe, paru en 1886, marque la première campagne, — cette métaphore s’impose de nouveau ici, — du Vogüé délivré de toute attache officielle et venu à Paris pour y accomplir la mission qu’il s’était donnée, ou, mieux, qu’il avait reconnue être la sienne. Sauf une incursion dans la politique active, il ne devait plus être jusqu’à la fin qu’un homme de lettres, dans le sens le plus haut de ce noble terme, usurpé par tant d’indignes. Quand il s’applique à un Vogüé comme à un Brunetière, il reprend sa véritable valeur. Il représente une des grandes formes de l’action civique. J’aime à réunir ces deux amis, qui furent aussi les miens, dans une égale vénération pour ce que je ne crains pas d’appeler leurs vertus de métier. Ce trait encore leur fut commun : ils devaient faire leur œuvre en faisant leur vie. Le secrétaire d’ambassade n’avait plus assez de fortune pour que son travail littéraire lût un luxe de sa pensée. Il eut le courage de l’organiser avec une patience et une régularité de non ouvrier, — encore un terme si noble dès qu’il est traduit dans sa vérité profonde ! — Il accepta, des années durant, de donner, à la Revue des Deux Mondes, un article tous les mois. Il écrivait également une Lettre de Russie pour le Journal des Débats. La mort l’a pris, engagé avec le Figaro dans une collaboration régulière, et jamais, au cours de ce labeur qu’il eût été en droit de considérer comme un esclavage, sa plume n’a tracé une phrase qu’il n’ait méditée et rédigée comme eût fait le grand seigneur du château de Gourdan composant ses livres à son aise. La pièce qui lui servait de cabinet de travail n’avait rien dans ces années-là, de commun, par ses dimensions exiguës, avec la vieille bibliothèque de là-bas dont il parlait à Pontmartin avec un regret tendre. Quelques tapis rapportés d’Orient en étaient la parure, et aussi d’anciens portraits, la plupart de gens de guerre qui regardaient leur descendant les continuer à sa manière. Le hasard voulait que les fenêtres de ce modeste logis donnassent sur les jardins attenant à un hôtel qui avait été celui de Villars. Un des ancêtres d’Eugène-Melchior avait épousé la sœur du maréchal, et il on avait hérité. Les portraits avaient été enlevés de l’hôtel quand on l’avait vendu. Ce détail donnait pour moi une poésie singulière à ce coin de Paris où Vogüé a passé tant de nuits, penché sur son papier ou ses épreuves, comme Balzac. Il ne s’interrompait d’écrire que pour allumer une de ces cigarettes de tabac russe dont l’arôme lui rappelait les libres chevauchées de l’Orient, ou bien les visites à ces îles qu’il voulut revoir, lors de son dernier voyage à Saint-Pétersbourg. Quelques minutes de rêve et de nostalgie sans doute, et le bon ouvrier reprenait sa tâche. Ainsi furent composés, après le Roman Russe, ces volumes qui s’appellent : Spectacles contemporains, Regards historiques et littéraires, Heures d’Histoire, Souvenirs et Visions, Cœurs Russes, Devant le siècle, l’Exposition du Centenaire. Relisez-en les sommaires ; vous serez étonnés de l’extraordinaire variété des sujets. Relisez-en quelques pages au hasard. C’est l’unité de la pensée que vous admirerez. Choses d’Allemagne et choses d’Italie, histoire byzantine et histoire coloniale contemporaine, questions rétrospectives et questions actuelles, Talleyrand et Chateaubriand, le maréchal Ney et Hippolyte Taine, Hyde de Neuville et Renan, Ravenne et la revue de la flotte anglaise, lors du jubilé de la reine Victoria, l’empereur Alexandre II et le pape Léon XIII, — tels sont quelques-uns des thèmes traités par l’écrivain, et un même esprit circule à travers ces pages, extrayant, de ces matières si diverses, un même enseignement, provoquant, suscitant la réflexion nationale. L’abondance des renseignemens déconcerte. Le foisonnement des idées étonne. Que de lectures, derrière de tels essais ! Quelle tension acharnée de l’être intérieur ! Dumas fils disait à Vogüé : « Vous faites un article avec la substance d’un volume. » Et c’était vrai, et c’était tragique. Nous pressentions la fatale échéance, nous les témoins de la vie de Vogüé, qui le voyions multiplier ces tours de force d’invention, se renouveler à l’âge où l’on doit se reposer, se créer romancier de toutes pièces, comme il s’était créé essayiste. Jean d’Agrève, les Morts qui parlent, le Maître de la Mer sont de 1898, de 1899 et de 1900, — et Vogüé devait nous quitter au mois de mars 1910 !


III

Cette mort est venue, brutale et inattendue, arracher la plume à la main du grand écrivain. Il avait commencé un nouveau roman : Claire. Il méditait, je l’ai dit, une longue étude sur Chateaubriand. Il semble qu’il ait eu le pressentiment que les jours lui étaient comptés. Il m’écrivait, le 9 mars 1910, moins de deux semaines avant sa fin : « Je passe mes journées dans la retraite, avec mon deuil. Elles sont remplies par des tâches secondaires : lot ordinaire des vieux arbres qui ont poussé un fouillis de branches désordonnées où s’accrochent un tas de choses et de gens qui les tirent vers la terre, qui empêchent le fût de croître en hauteur vers la lumière… » Il n’ajoutait pas que, ces choses et ces gens, il les subissait par charité intellectuelle. Vogüé avait la passion du talent des autres. Dès qu’un livre lui était signalé comme contenant une promesse, il le lisait de la première page à la dernière. Il écrivait à l’auteur. Il le recevait. Il causait avec lui indéfiniment. S’agissait-il d’une candidature à l’Académie qu’il considérait comme nécessaire au maintien du prestige de la Compagnie, — ainsi celle de l’éloquent cardinal de Montpellier, — il préparait la présentation des titres avec un scrupule infini de documentation et de rédaction. Tous ceux de ses confrères qui ont assisté à la séance où il témoigna ainsi pour Mgr de Cabrières, se rappellent quel portrait il nous parla. Sa correspondance était immense et toujours efficace, je veux dire que ses lettres comme sa conversation s’associaient à l’activité de ses amis pour les réchauffer, pour les susciter. Aucune prédication, aucun pédantisme, mais une virile communication d’esprit à esprit. J’ignore si cette correspondance sera jamais réunie et publiée. Si elle l’est, elle prendra place à côté de celle de Taine, et elle achèvera de caractériser la figure morale d’un des meilleurs Français que le pays ait eus pour le servir, dans ce dernier tiers de siècle. Je viens involontairement d’employer de nouveau la même expression, que mon excuse soit la phrase de Pascal qu’Eugène-Melchior m’a citée souvent : « Quand, dans un discours, se trouvent des mots répétés, et qu’essayant de les corriger on les trouve si propres qu’on gâterait le discours, il les faut laisser. C’en est la marque. »

Quel a donc été le service rendu par Eugène-Melchior de Vogüé ? Aujourd’hui que son œuvre se tient devant nous, je ne dirai pas complète, mais terminée, nous pouvons répondre à cette question. Dans la préface qu’il a mise en tête du Roman Russe, il montrait la jeunesse d’alors « travaillée d’inquiétude, et cherchant, dans le monde des idées, un point d’appui nouveau. » Nous apercevons, à la distance de ces vingt-cinq ans (1886-1911), qu’une réaction commençait contre l’intellectualisme excessif de la génération précédente. Les puissances de sentiment, auxquelles ce même Pascal faisait déjà, contre le rationalisme de son temps, un appel désespéré, avaient été trop méconnues par une époque dont le maître le plus écouté définissait l’homme, « un théorème qui marche. » « Il faut mettre notre foi dans le sentiment, » est-il dit dans les Pensées. Et encore : « Tout notre raisonnement se réduit au sentiment. » Sommes-nous donc vraiment acculés à cette alternative qu’il nous faille concevoir la vie ou mécaniquement ou mystiquement, sacrifier ou la Science ou la Foi, la déduction logique ou la croyance ? Quand on essaye de synthétiser le mouvement accompli, durant ces vingt-cinq ans, par la pensée française, on reconnaît que tout son effort, obscur souvent, parfois égaré, douloureux toujours, a consisté dans la recherche passionnée d’une via média entre ces deux extrêmes. L’intellectualisme, quand il est absolu, produit inévitablement le pessimisme. Au terme de la Science, il montre à l’esprit l’inconnaissable, et sa vue uniquement déterministe du monde accable la volonté sous la nécessité. Elles sont bien les caractéristiques de la génération à laquelle s’adresse la préface du Roman Russe. Vogüé a dénoncé avec beaucoup de sens, comme l’aboutissement de cette erreur, ce Don Quichotte de la bêtise, Bouvard cl Pécuchet. « Ecce homo ! Bouvard, voilà l’homme tel que l’ont fait le progrès, la Science, les immortels principes, sans une grâce supérieure qui le dirige ; un idiot instruit qui tourne dans le monde des idées comme un écureuil dans sa cage. » Soit, mais la Science n’en est pas moins la Science, et les lois qu’elle a dégagées n’en sont pas moins des lois. Bouvard peut penser médiocre, penser impuissant ; il ne pense pas faux, s’il pense d’après la Science. Celle-ci n’a pas fait, elle ne peut pas faire faillite, tant que l’homme lui demande seulement ce qu’elle a promis : fixer les conditions suffisantes et nécessaires de certains phénomènes. Elle n’est outillée ni pour fournir une explication totale de l’univers, ni pour donner le pourquoi de la vie humaine. Elle n’épuise pas le Réel, et d’ailleurs elle n’en a jamais eu l’intention. même ce mot de Science, au singulier, n’est pas scientifique. Il y a des sciences, chacune avec son objet, toutes dominées par un principe commun : la soumission au Réel. C’est donc le Réel qui est leur épreuve et leur mesure. C’est lui qui détermine la méthode à suivre. L’erreur de l’Intellectualisme réside précisément dans l’application à des phénomènes d’un certain ordre, de méthodes qui convenaient pour d’autres. Employer, comme l’ont fait les philosophes du XVIIIe siècle et de la Révolution, pour les phénomènes sociaux, la méthode de déduction excellente en mathématiques, c’est manquer à l’esprit scientifique. C’est y manquer que d’étudier, comme un Strauss, l’histoire des phénomènes religieux avec les méthodes valables pour l’histoire des mœurs ou des législations. C’est, au contraire, penser scientifiquement que d’admettre un domaine et une méthode propres au fait religieux, au fait moral, au fait social et politique. Il y a une expérience religieuse, une expérience morale, une expérience politique, puisqu’il y a des religions vivantes, des moralités vivantes, des sociétés vivantes, et que la vie n’apparaît, ne s’épanouit, ne dure que si elle se conforme à des lois. Pour découvrir ces lois, ce ne sont pas des constructions logiques qu’il faut, dresser, ce sont des observations qu’il faut recueillir, ce sont des mystères qu’il faut constater et comprendre comme tels. Il ne s’agit pas de rejeter la physique et la chimie, les mathématiques et la biologie, pour ne plus en appeler qu’à l’instinct. Il s’agit d’admettre que les problèmes religieux, moraux et sociaux ne sont des problèmes ni de physique, ni de chimie, ni de mathématiques, ni de biologie. Voilà l’idée, si simple, croirait-on, et si neuve, qui ouvre la via media. Elle a créé ce mouvement du traditionalisme par positivisme dont l’influence régénératrice suscite aujourd’hui les plus fortes manifestations françaises, en littérature aussi bien qu’en sociologie, dans l’apologétique religieuse et dans la politique. La réconciliation de la Science et de la Foi, celle des énergies prolétariennes et de l’ordre national sont en puissance dans cette doctrine.

De tels développemens de psychologie collective ne s’accomplissent pas sous une seule influence. Parfois même ceux qui les ont déterminés avec le plus d’efficacité n’en prévoyaient pas exactement la direction. Taine s’est-il jamais douté que son grand livre d’histoire s’ajouterait à ceux de Donald, de Joseph de Maistre, de Le Play et deviendrait un des bréviaires de la jeune école monarchiste et catholique ? Eugène-Melchior de Vogüé, lui, était bien un traditionaliste par le plus infime de son cire, mais il avait cet autre trait en commun avec Chateaubriand : il croyait disparues pour toujours les conditions où s’était élaborée sa tradition à lui. Comme Chateaubriand, il faisait volontiers crédit à la nouveauté. Il y avait entre eux cette différence : chez l’auteur de René, cette attitude n’était trop souvent qu’un ménagement de sa double gloire. Il voulait qu’on dît de lui : « Il a été par honneur le serviteur fidèle d’une cause vaincue, mais il l’a été, désabusé, parce que son génie comprenait toutes les aspirations du monde moderne. » Chez Vogüé, au contraire, cette complaisance à des formes de société contraires à ses hérédités provenait du plus généreux scrupule. Il semble qu’il ait toujours appréhendé cette paralysie de l’action par le préjugé, l’une des misères des castes dépossédées. J’explique ainsi son recul devant certaines conclusions et son indulgence pour certaines chimères. Le secret amour avec lequel il a peint, dans les Morts qui parlent, la figure du marquis de Kermaheuc, révèle de quel côté allait tout son cœur. Il a redouté, s’il y cédait, de se sentir, comme le vieux gentil homme qu’il nous montre, à Versailles, « fini dans les choses finies. » Peut-être vaut-il mieux qu’il ait eu cette appréhension, de même qu’il vaut mieux que Taine se soit cru, simplement, un entomologiste considérant la France comme un insecte. Etant d’une bonne foi absolue dans ce qu’ils croyaient être la limitation de leur tâche, leur prise a été plus forte sur des esprits qui se seraient cabrés, s’ils avaient deviné où ces maîtres les menaient. Que railleur du Roman Russe eût attaqué l’intellectualisme au nom de la tradition, il n’eût pas conquis les innombrables pensées qu’atteignait sa propagande de sympathie, d’humanité, d’enrichissement moral, par la recherche « des dessous, de l’en lourde la vie, » — c’est une de ses formules, — son sens du mystère et des sources cachées. Il y a dans l’Evangile de saint Jean, celui qu’on lit à la fin de toutes les messes, un texte qui devient bien remarquable, si l’on déplace un peu la ponctuation : « Quart factum est in ipso vita erat. Tout ce qui a été créé était déjà une vie en Dieu. » Vogüé avait au plus haut degré et il communiquait à ses lecteurs la vision d’un élément vital, arrière-fond et support de tout phénomène, et qu’il faut sentir pour comprendre ce phénomène. Qu’il s’agisse d’une œuvre d’imagination comme celle de Gogol ou de Tolstoï, d’une cité comme Rome, Paris ou Jérusalem, d’une personnalité historique comme celle de l’empereur Guillaume, philosophique comme Taine, militaire comme Galliffet, d’une inauguration de chemin de fer comme à Samarcande, en 1888, ou d’une revue navale comme à Spilhead, en 1897, il le dégage, cet élément vital. Il donne à l’accident local de quelques heures sa signification éternelle et universelle. Il a été un de ceux qui ont réappris à une génération épuisée, desséchée d’analyse, la valeur de l’intuition. Cet enseignement seul le classerait au premier rang des Maîtres de l’heure, pour emprunter une expression juste à l’un de ses meilleurs portraitistes, M. Victor Giraud.

Il ne nous a pas légué seulement une influence. Prosateur aussi réfléchi qu’il était brillant, il a renouvelé deux (ormes d’art, ou, si le terme paraît exagéré, il a marqué fortement, de sa personnalité, les deux genres auxquels il s’est appliqué : l’Essai et le Roman. L’Essai, d’abord. Car l’Essai est bien un genre. Il est, au grand livre d’histoire ou de critique, ce que la nouvelle est au roman, et à l’article de journal, ce que la nouvelle est au conte. Le définir n’est pas très aisé. C’est un morceau de moyenne longueur qui constitue un tout, le résumé des impressions et des idées d’un esprit sur un objet qu’il ne connaît pas assez pour l’épuiser, dont il a une perception assez nette pour qu’il vaille la peine de les dire. Un tel travail suppose une forte culture, — tant vaut l’essayiste, tant vaut l’essai, — un choix heureux du sujet ; — si la matière traitée n’est pas importante, à quoi bon ces trente ou quarante pages ? — un point de vue surtout et de la portée. Il y faut l’art de la composition courte, le plus difficile ; le talent de discerner l’essentiel dans les questions et dans les personnes ; enfin un style qui supplée par sa vertu d’intensité aux sacrifices qu’impose une dimension trop serrée. Aussi le nombre des essayistes qui ont réussi ce difficile tour de force est-il assez restreint, et ils ne l’ont pas réussi toujours. Taine, Renan, Montégut, Planche, à l’occasion d’Adolphe, Sainte-Beuve avant les Lundis, Brunetière, tels sont, pour ne parler que des morts, quelques-uns des maîtres du genre. J’allais oublier J.-J. Weiss, ce génie si mal dirigé et si remarquable. Aucun d’eux n’a surpassé Vogüé par la richesse et la variété de la culture ; peu l’ont égalé par l’ordonnance de l’ensemble, l’art de la gradation et la qualité d’une langue si svelte, si nerveuse dans la force, d’un goût si sûr dans l’éclat. Je viens de prendre et de rouvrir, au hasard, un de ses recueils : Heures d’Histoire. Je suis tombé sur un morceau intitulé Images Romaines. Je l’indiquerai non pas comme son chef-d’œuvre, mais comme un exemplaire très réussi de son procédé : un début très simple, presque familier, qui précise avec une parfaite netteté le point de vue auquel va se mettre l’auteur, une définition très nette de l’objet qu’il se propose d’examiner, une vérité générale énoncée tout de suite et qui marque quelle sorte de démonstration il va tenter. Puis le développement commence, disert et souple, pour aboutir à deux ou trois pages qui font sommet : une description d’un tombeau à Sainte-Marie-du-Transtévère, dans la première partie ; dans la seconde, une évocation de la colonne Trajane. Ce tombeau est celui du cardinal Armellini. Il y est représenté endormi sur un livre qui emprisonne un de ses doigts. « Quelle fatigue d’avoir tant lu !… » dit Vogüé. Et c’est tout notre siècle dont il voit le symbole dans ce savant lassé jusqu’à l’agonie, et qui a voulu avoir pour épitaphe : Certè homo bulla est. Certes l’homme n’est qu’une bulle d’air ? Un baptême a lieu près de ce tombeau. « La frêle loque rouge gémissait de toute sa force naissante. Je n’entendis pas le nom que le prêtre lui donnait. Qu’importe ? Je le savais, ce nom. Lorsque Dante approche de la funeste ville de Dite, un malheureux se cramponne à sa barque ; au voyageur qui lui demande son nom, il répond : Vedi che soi un che piango ; tu vois que je suis un qui pleure… » Et il continue : « Nus tard, quand cet enfant sera blessé, et ce sera souvent, il reviendra ici, car, pour ceux de sa sorte, il n’y a pas d’autre asile où porter ses larmes… Vous pouvez attacher un instituteur primaire à la personne de chaque citoyen, vous ne remplacerez pas cela. Vous serez récompensés de vos soins, c’est probable, et les fruits le montrent assez, par le mot de Caliban à son maître : Vous m’avez appris à parler et le profit que j’en retire, c’est de savoir maudire. » Voyez comme la pensée s’est faite consubstantielle à la description, comme la vision et l’idée se trouvent amalgamées, la plus simple réalité et le plus haut symbolisme. C’est tout le bienfait de Rome que Vogüé vient de rendre perceptible dans ces vingt lignes, comme plus loin, toute l’histoire, dans vingt autres lignes sur la colonne Trajane. J’en citerai seulement la fin. Aucun commentaire ne démontrerait mieux son incomparable talent d’essayiste. « Lentement, sûrement, allant où il ignore, comme ceux qui gravissent les lacets d’une montagne sans jamais prévoir le tournant prochain, le peuple-roi monte en déroulant son triomphe, il pousse devant lui son César, ses légions, ses captifs, les foules. rassemblées et fondues de la Bretagne à l’Adiabène, de la Scythie à la Cyrénaïque ; toutes les forces, les gloires, les peines de cet ancien monde rampent le long des flancs du fût de marbre, elles vont s’offrir et se perdre aux pieds de l’apôtre, du pauvre tendeur de filets exhaussé sur cette grandeur ; il la foule du talon en même temps qu’il l’absorbe, pour nourrir son auréole, pour mieux justifier sa prise des deux clés, celle du. passé, celle de l’avenir. Symbole de Rome, et symbole de la démocratie, le plus expressif, le plus noble qu’elle puisse souhaiter : l’univers vaincu portant aux nues le plus humble de ses enfans… »

On le voit : il y avait un poète dans Vogüé, à côté de l’historien, du critique, du philosophe et du diplomate. Or, si ductile que soit l’Essai, si capable qu’il soit de se plier aux allées et venues les plus capricieuses de l’esprit, cette forme a ses limites. À maintes reprises, dans les essais de Vogüé, on sent qu’il les touche, qu’il s’y heurte, qu’il s’y meurtrit, qu’il a besoin d’une réalisation plus concrète, d’un mouvement plus vivant encore. Gœthe disait avoir hérité de sa mère : « Lust zum fabulieren, la passion d’imaginer des fables. » Cette passion, Eugène-Melchior en fut toujours tourmenté. A plusieurs reprises, il avait été près d’y céder, témoin les Histoires Orientales, témoin surtout ce curieux fragment : le Testament de Silvanus. Placé dans le même recueil que le célèbre morceau sur les Cigognes et traitant au fond le même thème, il nous fait assister à la transformation de l’essai en nouvelle, à son animation, si l’on peut dire, et il accroît notre regret que Vogüé se soit si longtemps délié de ses aptitudes de conteur. Moins illustre, il eût peut-être osé plus tôt cette tentative toujours redoutable : débuter en pleine gloire dans un genre absolument nouveau. C’est une partie à jouer devant laquelle les plus courageux reculent. Il s’y décida pourtant, et cela dans sa quarante-septième année. Jean d’Agrève, coup sur coup, les Morts qui parlent, le Maître de la Mer vinrent prouver, une fois de plus, et la merveilleuse vitalité de son génie et l’extraordinaire largeur de ce genre du roman qui va d’Adolphe à Madame Bovary, de Volupté aux Parens pauvres, de Dominique à Colomba. Toutes les intelligences peuvent s’exprimer par lui et toutes les sensibilités.

Jean d’Agréve était plutôt un poème en prose. Le romancier, dans Vogüé, prit conscience de sa pleine originalité avec les Morts qui parlent et surtout le Maître de la Mer. Ce dernier livre est, je crois bien, unique dans la littérature contemporaine. Vogüé seul, avec sa vaste expérience de voyageur et de diplomate, sa connaissance de la politique intérieure et extérieure, sa culture internationale et pourtant si française, pouvait concevoir et mener à bien ce roman mondial. On m’excusera de cette formule. Elle seule convient à ce drame où s’agitent, derrière les personnages, les idées et les intérêts qui gouvernent, à l’heure présente, les rapports de peuple à peuple, de civilisation à civilisation. Il faut remonter à Disraeli pour rencontrer une peinture analogue, et cette évocation d’une société européenne qui n’a rien de commun avec le cosmopolitisme banal des Palace-Hotel et des villes de plaisir. C’est le roman des hommes d’État que Vogüé a conçu et dont il a créé un modèle. Le progrès de la facture est bien remarquable dans ce dernier livre. L’artiste achève son apprentissage. Ses héros bougent et vivent, respirent et parlent. L’action est ménagée, nouée, dénouée. Toutes les qualités de l’essayiste sont là, mais vêtues de chair. Pareille force de coup d’œil, pareille abondance de renseignemens, pareille portée d’esprit. Le don de création s’y ajoute. Pourquoi si tard ? Même des ouvriers les plus laborieux et qui ont le plus énergiquement accompli leur tâche, et pendant un long espace de vie humaine : grande mortalis ; ævi spatium, disaient un Ancien, on peut répéter, avec un Ancien encore :


pendent opera interrupta


S’il avait vécu, Eugène-Melchior de Vogüé aurait certainement ajouté à son œuvre de romancier. Il l’aurait amplifiée et développée. Nous avions le droit d’espérer que le temps lui serait donné. Il restait si jeune d’aspect et si jeune d’esprit, si ouvert et si vibrant, si actif et si neuf aux impressions. Il commençait seulement d’être touché par l’âge, et nous l’imaginions nous ses amis, continuant longtemps d’être un bienfait vivant par son seul exemple. Ne représentait-il point parmi nous cette réussite trop rare de la nature sociale : un grand lettré issu d’une grande famille, et prolongeant, dans l’ordre de la pensée, l’action de sa lignée dans l’ordre des faits ? Le duc Albert de Broglie avait été cela aussi, à la distance d’une génération. Si différens par la tournure d’esprit, par les circonstances de leur destinée, par l’âge, ces deux hommes se ressemblaient en ce point : ils étaient l’un et l’autre le moment intellectuel d’une race de guerre. Ils le savaient et ils acceptaient cet emploi de leurs facultés comme une consigne héréditaire, simplement, fermement. Je ne leur ai jamais connu le sentiment frelaté qu’Alfred de Vigny a traduit dans des vers souvent cités, mais d’inspiration si médiocre. Vous vous les rappelez :


J’ai mis sur le cimier doré du gentilhomme
Une plume de fer qui n’est pas sans beauté.


Et encore :


Dans le caveau des morts plongeant mes pas nocturnes,
J’ai compté mes aïeux, suivant leur vieille loi…
C’est en vain que d’eux tous le sang m’a fait descendre,
Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi…


Deux orgueils également déplaisans, celui de la naissance et celui du talent, me gâtent ce poème de l’Esprit pur, où se rencontrent pourtant des touches dignes de son auteur. Mais quelle aberration de célébrer l’ancienneté de ses ancêtres pour se préférer à eux ! Quelle pauvreté dans cette conception de la gloire littéraire considérée comme l’apothéose de l’Esprit ! A ce manque de goût se reconnaît ce qui fut la tare de l’admirable poète de Moïse, de Samson, de la Mort du Loup et de la Maison du Berger. Il y avait chez lui de la fatuité. Pour un Albert de Broglie, pour un Eugène-Melchior de Vogüé, la littérature fut un service, — j’y reviens, — après un autre. « Tout homme, » a dit Blanc de Saint-Bonnet, « est l’addition de sa race… » Il ajoutait : « Les pères ont des enfans qui ressemblent au fond de leur pensée… » Je ne sais pas si le romancier des Morts qui parlent a connu ces deux profonds aphorismes du philosophe lyonnais, mais il les a pratiqués. Et pour achever de caractériser son œuvre, c’est encore à l’Histoire d’une famille Vivaroise que j’emprunterai une devise. « On dit proverbialement en Vivarais » écrivait, en 1807, une dame de Vogüé : « Probe « comme un Vogüé ; » l’auteur de cette Histoire s’adresse, ainsi, à ses enfans : « Vous resterez attachés à cette terre qui nous a faits ce que nous sommes, où s’est élaborée la fortune ancestrale, où s’est constitué, à côté du patrimoine territorial qui a disparu, le patrimoine moral dont nous vivons… Cette terre où est née, du libre suffrage de l’opinion populaire, cette devise que je reproduis ici, en terminant ce livre, comme l’épigraphe qui en résume les enseignemens : Probité de Vogüé. » C’est bien l’épigraphe qui convient à toute l’œuvre d’Eugène-Melchior. Elle en ramasse, dans une définition intime, toutes les vertus de conscience : recherche ardente du vrai, effort constant vers la bienfaisance, sentiment sérieux du mystère du monde, foi absolue que le mot de ce mystère est en harmonie avec les plus hautes exigences de l’intelligence et du cœur. Oui, ces trois mots, c’est vraiment toute l’âme de son œuvre, et l’éloge que son cœur lier eût souhaité par-dessus tous les autres : Probité de Vogüé.


PAUL BOURGET.

  1. C’est le nom local des montagnards. — Notes sur le Bas-Vivarais.
  2. Syrie, Palestine, Mont-Athos.