Eugène Burnouf d’après sa correspondance

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Eugène Burnouf d’après sa correspondance
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 533-550).




EUGÈNE BURNOUF



D’APRÈS SA CORRESPONDANCE[1]



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Les grandes découvertes sont bien souvent l'œuvre d'une époque autant que d'un homme ; seulement, à côté des ouvriers obscurs de la science, dont le rôle a sa grandeur, il est des hommes qui, par la supériorité de leur esprit, prennent la tête du mouvement et le dirigent, et qui, voyant le but, y tendent avec une persévérance et une volonté inébranlables. Eugène Burnouf est de ce nombre. Quand on voudra résumer en quelques noms le travail prodigieux qui, depuis cent ans, nous a ouvert l'Orient, rendant à l'antiquité sa véritable physionomie, ce nom viendra se placer tout naturellement à côté de celui de Champollion et de deux ou trois autres peut-être.

Si l'on cherche d'où lui vient cette situation exceptionnelle, on reconnaîtra qu'il l'a due, moins encore à ses découvertes, dont une seule suffirait à illustrer un homme, qu'à l'esprit élevé qu'il a porté dans ses recherches et à la conscience admirable avec laquelle il les a poursuivies.

Grâce à une rare puissance de travail, il a pu approfondir l'essence de deux ou trois grandes religions que l'on soupçonnait à peine, ressusciter des langues perdues, en reconstituer la grammaire, ouvrir le grand livre de la littérature hindoue. Et, pourtant, ainsi que le disait M. Renan au lendemain de la mort d'Eugène Burnouf, quelque grandes qu'aient été ses découvertes, il fut supérieur à ses travaux. Son plus grand mérite a consisté en un dévoûment absolu à la science, qui l'a porté à se borner à l'œuvre la plus humble et la plus utile, à des recherches minutieuses et à des publications de textes qui ont ouvert la voie aux travaux des autres. Il a été le modèle parfait du savant qui s'efface pour laisser parler les faits, mais qui sait les faire parler et qui en voit les conséquences.

Il suffit, pour s'en convaincre, de jeter les yeux sur les introductions qu'il a mises en tête du Bhâgavata-Purana, et qui sont des modèles de rigueur, de clarté et de pénétration. Rien n'est aride, en général, comme les discussions de textes et de manusfrits ; Eugène Burnouf a su leur donner un intérêt puissant et tirer des démonstrations les plus minutieuses de grandes lumières pour l'histoire de l'esprit humain. L'introduction au tome II, qui est consacrée à l'étude des légendes relatives au déluge, est un chef-d'œuvre ; il y a si bien marqué la vraie relation des traditions des difïérens peuples sur cette matière, que l'on peut dire qu'il a devancé la découverte du récit chaldéen du déluge, et tout cela est déduit clairement, simplement, sans phrases et sans aucune trace de préoccupation personnelle.

Les grandes œuvres d'Eugène Burnouf, l’Essai sur le pâli, le Commentaire sur le Yaçna, qui nous a révélé le zend, la langue des écrits sacrés de Zoroastre, l’Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, se distinguent toutes par les mêmes qualités. On y chercherait en vain, sauf dans de rares échappées, des vues d'ensemble ou des développemens littéraires qu'il s'est toujours interdits ; mais on y sent, d'un bout à l'autre, l'effort soutenu d'une pensée qui domine son sujet et qui va toujours droit au but, s'attaquant à toutes les difficultés et ne les quittant qu'après les avoir résolues. En agissant ainsi, Eugène Burnouf a imprimé aux études indiennes une direction dont elles n'ont plus eu à s'écarter, et il s'est assuré un renom impérissable.

I.

Voilà l'homme que vient de nous livrer tout entier, dans un sentiment de piété envers sa mémoire, sa fille aînée. Mme Léopold Delisle, en tirant de sa correspondance, pour les publier, un choix de lettres adressées à sa famille ou à ses amis.

Les divisions de ce volume sont marquées par les étapes de la vie d'Eugène Burnouf. Ce sont d'abord dix ans d'une correspondance intime, à laquelle on a joint quelques lettres d'un haut intérêt scientifique. On y voit Burnouf, jeune encore, s'entretenir avec quelques savans, ses amis, de leurs études communes, tracer le plan de ses recherches, leur communiquer ses vues générales sur la parenté des langues et ces découvertes de détail, qui sont le seul moyen d'arriver à une conception juste de l'ensemble. On assiste ainsi à l'élaboration de ses grands travaux, dans des études où tout était neuf, où l'on n'avait pas d'instrumens de travail, où une copie de manuscrit était un trésor, et la détermination de la valeur d'une lettre une conquête. Puis, en 1834, il prend son vol. Deux voyages, en Allemagne et en Angleterre, à la recherche de manuscrits, nous font assister à un épanouissement de son être. Il va d'une ville à une autre et d'une bibliothèque à une autre, fréquentant les hommes illustres des deux pays et la société, dont il ne prend que ce que les convenances exigent, jugeant les hommes et les choses, et, même devant ce qu'il admire, gardant toujours une certaine nostalgie de la patrie absente. Enfin, c'est Vichy, auquel le condamnait une santé délabrée avant l'âge ; et, avec Vichy, c'est la lutte contre la maladie, qui devait l'emporter à cinquante ans à peine, en pleine activité.

On éprouve quelque surprise, au premier abord, quand on tombe des hauteurs du Lotus de la bonne loi dans cette correspondance intime, où les préoccupations scientifiques se mêlent aux détails de la vie de tous les jours, et à des sentimens très humains, parfois même à des faiblesses momentanées et à des luttes dont l'intensité de la pensée a effacé les dernières traces dans les écrits d'Eugène Burnouf. C'est une série d'impressions ressenties vivement et traduites dans un langage pittoresque par une âme très sensible et très droite, également prompte à l'admiration et à la critique, et qui se dédommage par un mot piquant des contrariétés de la vie et des ennuis que lui fait subir la sottise des hommes. On dirait un prisme qui décompose la lumière et renvoie des rayons de toutes les couleurs ; mais bientôt on s'aperçoit que cette lumière est singulièrement pure et constante, et qu'aucune tache ne vient la ternir.

En somme, le portrait d'Eugène Burnouf que nous livre sa correspondance est bien d'accord avec l'idée que nous pouvions nous en faire. Le fond du tableau est d'une grande sérénité. Il est rempli par l'affection de Burnouf pour les siens, en particulier pour sa jeune femme, dont la pensée le suivait dans ses voyages et au milieu de ses travaux. Ceux qui ont eu le privilège de la connaître n'ont pas oublié la grâce et l'animation qu’elle avait conservées dans sa vieillesse, un peu voilées par la tristesse d’un regard toujours plongé dans le passé, ni cet air de grande dignité, qui était comme le reflet de cette union si intime avec un tel mari. Il lui écrit de Heidelberg : « Je ne pense qu’à toi et à mes chers enfans. Je ne vois rien, je ne vais nulle part que je ne dise : Si elle était ici ! Je ne puis penser à vous sans avoir les larmes aux yeux, moi que tu connais si stoïque, pas dur, je crois, mais connaissant la vie. Dans les voitures, pendant que les Allemands m’empestent de leur tabac, je fredonne tout bas des mots sans suite qui font à peu près ce sens : « Je reverrai ce doux pays de France, je verrai mon pays chéri, ma douce femme dont j’ai tant souvenance, et mes enfans jolis. » Il y a dans ces pages des trésors de tendresse et d’attentions délicates et un abandon qui montrent à quel point il faut se placer pour les bien juger.

Les hommes sont grands par une habitude de leur esprit et de leur volonté ; mais la vie privée des grands hommes ressemble fort à celle des autres ; souvent même elle paraît plus monotone, parce qu’ils dépensent dans les efforts de leur pensée toute l’originalité que d’autres dispersent sur tous les objets qui attirent leur curiosité. Celle d’Eugène Burnouf n’a rien eu d’extraordinaire ; elle s’est écoulée presque entière entre la rue de l’Odéon et sa petite maison du plateau de Châtillon ; mais, de Châtillon, il a mieux vu l’Inde que beaucoup de ceux qui y ont passé leur vie. Burnouf n’a pas eu beaucoup à sortir de lui-même ; sa vie de famille faisait diversion à son travail, et elle lui suffisait ; une grande partie de ses soirées était consacrée à donner des leçons à ses filles, pour lesquelles il a toujours eu les soins de l’affection la plus dévouée et la plus intelligente.

Il avait aussi deux ou trois amis, toujours les mêmes, qui venaient s’asseoir familièrement à sa table, et avec lesquels il vivait dans une entière communauté d’idées et de sentimens. C’était surtout Jules Mohl, un savant allemand qui avait adopté Paris comme patrie intellectuelle, et dont la science sévère, l’esprit mordant et le sens droit ont fait, pendant près d’un demi-siècle, le gardien redouté des études orientales. Jules Mohl voyageait beaucoup et, durant ses absences, Eugène Burnouf le tenait au courant des détails de sa vie intime, ainsi que des événemens qui se passaient autour de lui, dans le monde de la science comme dans la politique. C’est dans sa correspondance avec Mohl qu’on trouve la trace de l’impression que firent sur lui la révolution de 1830 et celle de 1848, ainsi que les événemens qui amenèrent Napoléon III au pouvoir. On le voit garde national, et prenant avec le plus grand sérieux ses nouvelles fonctions : « Ce que j'ai gagné à la révolution, lui écrit-il le 29 août 1830, c'est d'être de la garde nationale, c'est-à-dire, en d'autres termes, une charge réelle en ce moment, mais qui diminuera par la suite. En deux mots, le changement le plus apparent que cela ait apporté à mes habitudes, c'est que je lis les épreuves de Zoroastre en bonnet de police. »

Les soucis de la politique n'ont jamais été qu'un accident dans la vie d'Eugène Burnouf ; sa pensée était trop occupée à d'autres objets. La grande préoccupation de sa vie, la seule qui l'ait fait sortir du recueillement de son travail, a été la direction des études orientales. Il ne s'agissait pas seulement pour lui d'avoir raison, il fallait faire triompher ses idées, chose difficile dans le monde savant, où la routine est peut-être plus puissante que partout ailleurs, parce qu'elle revêt une forme dogmatique. La Société asiatique, alors tout nouvellement fondée, n'échappait pas à cet écueil ; les représentans des autres branches de l'orientalisme voyaient avec déplaisir l'intrusion d'une science nouvelle dont ils se méfiaient, et ils avaient derrière eux tout le bataillon des partisans de la science facile.

Voilà les seules luttes qu'Eugène Burnouf ait eues à soutenir ; sa correspondance avec Mohl et Lassen en porte à chaque page la trace ; mais c'est toujours la lutte pour une idée, et il n'a guère d'impatience que contre ceux qui cherchent à entraver la marche de la science. Alors, il retrouve toute son ironie pour railler ses adversaires, il les accable de ses épi grammes, il raconte leurs petites intrigues au sein de la Société asiatique, par moment, il bondit, puis il termine en disant : « Tout ceci est tout à fait ridicule. » Rien, en effet, ne paraît mesquin, mais rien aussi n'est irritant pour l'homme qui voit les choses de haut et qui poursuit un but, comme les tentatives des petits esprits pour arrêter son œuvre et paralyser ses efforts. Ce sentiment, chez Eugène Burnouf, était rendu plus vif encore par l'estime qu'on faisait de ses travaux à l'étranger et par la conscience de la justesse de sa cause. Il ne cessait, en effet, de faire de nouvelles conquêtes, et tout ce bruit de bataille est dominé par l'annonce de nouvelles découvertes et par les progrès des travaux qu'il poursuivait dans le silence de son cabinet. Cette vie si simple, où tout marche à découvert, est traversée par une grande pensée : le travail et la poursuite du but qu'on n'atteint jamais. Il semble qu'on ait devant soi l'un de ces marcheurs infatigables qui vont d'un pas toujours égal ; à mesure qu'on avance, on le voit gagner du terrain, et l'on voit en même temps sa figure grandir et dominer de plus haut celles qui l'entourent.

II.

Les deux voyages d’Eugène Burnouf, en Allemagne et en Angleterre, sont comme une halte dans cette vie, vouée à un travail de tous les instans. Nous sommes devenus de grands voyageurs, et ces deux visites à Londres et à Heidelberg nous font un peu l’effet du voyage par mer de Paris à Saint-Cloud ; mais c’est là ce qui en fait le charme. Rien n’est vivant comme cette peinture de deux pays si différens, parce que tout y est naturel ; il dit les choses comme il les voit, et ses jugemens sur les hommes et sur les peuples se mêlent au récit de ses aventures de voyage et à ses descriptions des pays qu’il traverse. Ses remarques sont intéressantes, même dans ce qu’elles ont parfois d’un peu absolu, à cause de leur caractère spontané et original ; on y sent toute la fraîcheur d’impressions d’une âme vierge.

Il est certain qu’Eugène Burnouf a plus de sympathie pour les Allemands que pour les Anglais. Peut-on lui en vouloir, et peut-on souvent se défendre de ce sentiment à l’égard d’un peuple qui semblait si bien fait pour s’entendre avec nous ? Mais nous avons été trompés, et tandis que nous allions chez eux avec des pensées de paix et de fraternité scientifique, ils préparaient la guerre. C’était son premier voyage, et il est saisi par le spectacle de cette Allemagne, « jouissant un peu grossièrement des biens que la terre lui donne, artiste, buveuse, hospitalière, savante. »

La beauté du pays de Bade l’enchante : « Quand viennent les montagnes boisées au milieu desquelles est assis Bade, avec ses maisons vertes et jaunes, si luisantes et si propres, ses beaux hôtels, ses pavillons au milieu des arbres, alors il faut laisser échapper des exclamations de surprise ; ou bien on est de bois… Rien ne vaut pour moi cette belle nature, et cette féerie du luxe de l’Europe jetée au milieu du plus beau site. » Tout est neuf pour lui, le Rhin, et le bateau à vapeur sur lequel il le descend, ce « tuyau fumant, énorme, courant avec une rapidité qui étonne sur un fleuve profond, immense, rapide, encaissé entre des rochers à pic, sur les sommets desquels sont nichés d’anciens châteaux, souvent très beaux, toujours très pittoresques. » Darmstadt, Heidelberg, Francfort, lui inspirent des tableaux qui ne sont pas moins vivans.

Ce charme de la nature était rehaussé à ses yeux par le commerce d’hommes éminens par l’intelligence et la bonté du cœur. Il était heureux de rencontrer de la sympathie pour sa personne et de se trouver au milieu de savans connaissant son nom et ses travaux. C’était Lassen, son maître dans l’étude de l’Inde, avec lequel il était déjà lié d’une ancienne affection, un excellent homme, d'une science merveilleuse et d’une grande simplicité. Puis il saute à Windischmann, un jeune savant qui allait partir pour Rome, et se destinait à devenir cardinal : « C’est un catholique, homme de beaucoup d’esprit, plein d’instruction, de dehors aimables, aimant les plaisirs et les femmes avec passion, en un mot fait pour devenir un prêtre italien ; un brun à l’œil vif, qui contraste singulièrement au milieu des têtes blondes de l'Allemagne. » Comme on le voit, cette admiration n’ôte rien à la vivacité de ses jugemens. Sa visite à Schlegel est très amusante, Schlegel, le grand homme, qui dit de lui : « Ma gloire est européenne. » Toute sa valetaille crie à tue-tête : Herr Baron, de sorte que Schlegel est obligé de les faire taire, en frappant par terre avec sa canne, et en disant : « Ne criez donc pas si fort, marauds, vous ne savez pas que vous êtes devant un Français, et qu'en France on parle bas. »

Si l’Allemagne provoquait l’admiration d'Eugène Burnouf, sa personne n'y excitait pas un moindre étonnement. On était surpris de trouver tant de science dans un homme si jeune encore, aux traits fins, à la démarche singulièrement distinguée, et dont la conversation était pleine d'esprit et d’élévation. On le regardait avec curiosité : « Toutes les petites filles se précipitent aux portes, aux lucarnes, aux coins des escaliers ; on entend des bruits de portes qui s’entr’ouvrent, et on voit des yeux qui vous regardent. C’est comme une maison de fées , » Lui-même s’amusait de cette surprise : « Ces braves gens, dit-il, estiment singulièrement la culture de l'esprit, et quand ils la rencontrent dans des Français, dont ils aiment déjà la vivacité, mais qu’ils trouvent légers, ils tombent dans un étonnement tout à fait récréatif pour le spectateur. » Son jugement, même sur les femmes, devenait moins sévère ; au premier abord elles lui paraissent lourdes, peu jolies, aucune tournure, des jambes, des pieds d’hommes, et toutes des nez en pied de marmite, surtout une qui, sans cela, eût été fort gracieuse. Puis il s’adoucit : « J’ai trouvé les femmes bien mieux, une peau d'une blancheur éblouissante ; un teint un peu pâle, elles portent beaucoup de rose, ce qui leur va bien ; de beaux cheveux blonds… » Et il finit par dire : « Je crois que si j’avais pu être introduit dans la société allemande et voir ces gens-là de plus près, j'y aurais eu quelque plaisir. » Mais, avec cela, il reste, suivant le mot de Victor Hugo qu’il fait sien : « fidèle à ceux qui m’ont, » et il garde dans le cœur le son de cette belle et délicieuse langue française, la langue des gens d’esprit, des braves soldats et des jolies femmes.

Je ne voudrais pas faire Burnouf plus sévère qu’il ne l’est à l’égard des Anglais. Sa première impression leur est très favorable : « Je n’ai jusqu’ici éprouvé que des politesses : on ôte son chapeau quand je parle ; enfin, sur la voiture de Londres à Oxford, j’ai été, de la part de tous les Anglais, l’objet d’attentions tout à fait délicates quand ils ont su que j’étais Français. » Aussi a-t-il vite fait connaissance avec ses compagnons de route et, quand leur froideur a été un peu réchauffée à son feu français, ils causent politique, et ils s’entendent fort bien, sauf l’un d’eux, un tory, enragé du changement de ministère, qui le regarde d’un œil stupide et féroce. Il faut dire qu’on était en 1835, et l’arrivée des whigs au pouvoir avait momentanément amené un revirement dans les sentimens du peuple. On brisait les vitres de Wellington, et on portait aux nues Napoléon. Eugène Burnouf est obligé de prier ses voisins de ne pas continuer : « Loin de chez moi, seul au milieu d’étrangers qui ne me connaissent pas, ces impressions me sont trop pénibles. Mais je sais par expérience maintenant qu’il y a des hommes justes partout, et qu’il y a de l’admiration en Angleterre pour le génie français. »

L’impression que lui produit Oxford rappelle ses descriptions enthousiastes des villes des bords du Rhin : « De quelque côté qu’on se tourne, on voit des palais, des tours, des coupoles. On aperçoit des édifices qui s’élancent les uns par-dessus les autres. On demande leurs noms ; il y en a tant qu’on ne peut les retenir. Celui-ci a été bâti par les Saxons à la fin du xe siècle ; celui-là est du xiie siècle ; ceux-ci du xiiie siècle. Ici on brûlait les hérétiques ; là on a pendu l’évêque Cramer. Ceci est l’église du Christ ; voilà le collège d’Emmanuel. C’est vraiment un beau et solennel spectacle que la vue de toutes ces vieilles bâtisses de tous les âges et de toutes les teintes, depuis le noir le plus antique et le plus foncé jusqu’au blanc le plus clair et le plus moderne. »

Je ne sais si je me trompe, mais en comparant cette description si vivante à celle de Heidelberg, la ville où les étudians sont rois, comme les dragons à Lunéville, il me semble y retrouver quelque chose de la différence du génie des deux peuples. Elle paraît encore plus vivement dans l’accueil qu’il reçoit des savans anglais. Là aussi nous trouvons de belles figures : Wilson, qui personnifie l’Inde en Angleterre. La rencontre de ces deux hommes vaut la peine d’être rapportée : a Je suis introduit dans son cabinet, et je vois assis auprès d’une table et entouré de manuscrits sanscrits de toutes les grandeurs et de la plus belle conservation, cet homme réellement célèbre par la variété de ses connaissances, la grandeur et le nombre de ses travaux, son talent de style et son esprit, que je ne connaissais que dans ses livres ; je lui ai fait, en anglais, le plus beau compliment que j’ai pu ; j’étais visiblement ému ; il m’a compris et m’a donné une cordiale poignée de main ; après quoi nous avons commencé à causer de mes projets et des moyens qu’il était dans son intention de me fournir pour me mettre à même de les exécuter. Il a, quelques instans après, pris son chapeau pour me conduire immédiatement à la bibliothèque bodléienne. » Il y a, dans cet accueil cordial et silencieux, dans ce caractère pratique joint à l’élévation des pensées, dans ce strict emploi du temps, la peinture d’une race.

Le voyage d’Eugène Burnouf avait un but scientifique ; il venait pour étudier les magnifiques manuscrits que possédait l’Angleterre. À partir de ce moment, il n’est plus question que de bibliothèques et de manuscrits, le tout entrecoupé d’épisodes d’un caractère vraiment londonien. « Dans l’omnibus, damnée voiture qui va comme le vent, en entrant, je manquai de tomber sur le strapontin, mon poing passa à travers le bois du fond et le perça de part en part, sans aucun dommage pour ma main. Le panneau tomba dans la rue, les Anglais éclatèrent de rire. » Marvellous ! Un d’eux dit : « C’est un Français ! » Et un autre ajouta : « N’en dites rien, monsieur, il y a trop de bruit ici pour que le cocher s’en aperçoive. » D’Oxford, en effet, il est venu à Londres, et son temps se passe à courir du British-Museum à la compagnie des Indes, et c’est toujours le même travail fastidieux de copie : « J’éprouve autant de satisfaction à t’annoncer que tu en auras à l’apprendre, que j’ai terminé la collation du premier des sept manuscrits qu’il me faut voir à la compagnie. Avec le manuscrit d’Oxford, j’ai donc fait deux manuscrits en quinze jours chacun. Il m’en reste six, ce qui me donne trois mois et me conduit à la fin de juillet. »

Cependant, la besogne s’allongeait. Cette organisation méthodique de la vie lui était à charge. Il écrit à Jules Mohl : « Mon travail va ici aussi bien qu’il peut aller dans une ville où l’on est obligé de faire une lieue et demie pour aller chercher des manuscrits, et où il faut avoir de l’ardeur à point nommé, de dix à quatre heures. » Ce travailleur acharné avait une âme de poète. N’est-ce pas lui qui écrivait quelques années plus tard à M. Émile Burnouf son neveu : « J’espère que tu sauras te consoler dans le commerce de la poésie, de la musique et de son humble sœur la grammaire. C’est la dernière, la seule de ces trois belles filles à laquelle j’ai voué mon culte. Elle n’est pas la plus amusante, mais je lui dois le peu que je sais, et elle m’a toujours aidé à passer les mauvais jours. » Elle avait beaucoup de peine à lui faire supporter son séjour à Londres. Il était iatigué de ce bruit qui l’entourait, fatigué de son travail. L’ennui est la note qui domine dans ses lettres : « J’en ai assez et même trop de cette besogne assommante, poursuivie sans distraction d’aucune sorte. »

Sa santé, d’ailleurs, se ressentait de ce travail ininterrompu et de cette vie errante, ainsi que d’une nourriture à laquelle il ne pouvait s’habituer, une collection de viandes et de légumes cuits dans l’eau, sans la moindre trace d’assaisonnement, ce qu’il appelle quelque part « les misérables choux-fleurs de sa cordonnière. » Une esquinancie, qui le retient en chambre, oblige sa femme à faire ses préparatifs pour venir le rejoindre, et cette perspective est comme un rayon de soleil, au milieu de l’ennui du travail et des brouillards qui l’enveloppent : « Il fait un temps épouvantable, un temps dont on n’a pas d’idée si on ne l’a pas vu. Nous avons à Paris des jours affreux ; tout ce que tu peux y ajouter par l’imagination n’est rien en comparaison d’un vilain temps fondant, à l’improviste, sur cette grande ville noire et terne. Tu n’as pas idée du spectacle déplorable et repoussant que présentent ces grandes routes qu’on appelle rues , non pavées , et couvertes exactement partout de quelques pouces d’une boue claire que les voitures de toute espèce, qui courent au grand galop, font voler en pluie épaisse sur les passans qui sont trop près de la chaussée. » Et puis, c’est le grand et assommant repos du dimanche, jour essentiellement anglais, c’est-à-dire ennuyeux ; et la banalité, toute de convention, des banquets et des toasts officiels, les phrases gluantes et vides de la parlerie anglaise, les gentlemen, allow me now, etc., tout un charlatanisme qui lui est intolérable. Il voit tout en noir ; les efforts même des Anglais pour se mettre à notre portée et parler la langue de leurs hôtes ne trouvent pas grâce à ses yeux : « Il n’y a que leur propreté que je leur envie : le reste est raideur, pédantisme et ennui… Voilà les Anglais, même les meilleurs, toujours l’utile, et seulement pour eux ! »

Je crois qu’Eugène Burnouf a eu le spleen, un spleen compliqué de ce découragement qui saisit parfois le nageur, lorsqu’il lutte contre les vagues et le courant, sans voir se rapprocher la rive. Il s’y joignait aussi le regret de la patrie absente, qui exaspérait son patriotisme : « Passe pour être anglomane à Paris, afin de pousser la paresse française dans la voie que les Anglais ont suivie à leur grand avantage ; ici je suis Français. Tant pis pour les préjugés stupides et mesquins que mon langage peut blesser ! »

On peut regretter qu’il n’ait pas été dans les mêmes dispositions quand, au début de son voyage en Allemagne, il traversait l’Alsace. J’ai quelque peine à lui pardonner la façon dont il juge les Strasbourgeois. Il est vrai qu’il a vu Strasbourg par la pluie, en courant, ou plutôt en pataugeant dans la boue, sur des pavés dont je ne veux pas prendre la défense, et nous avons vu que sa santé délicate ne savait pas s’accommoder du mauvais temps. La vie de Strasbourg est une vie très intime, où la cordialité s’allie à la culture de l’esprit et aux sentimens les plus généreux ; mais il faut en avoir vécu pour la comprendre. Même dans cette course si rapide, une chose l’a frappé, c’est de voir, dans l’église Saint-Thomas, les tombes des savans dont Strasbourg s’honore : les Oberlin, Koch, Schweighäuser, Lederlin, Emmerich, etc. « Bonne ville, qui honore ses professeurs ! Qu’ils viennent à Paris, et on leur dira ce que c’est qu’un professeur. » Voilà le fond de son sentiment, et voilà le vrai. Il ne faut pas après cela lui tenir trop rigueur d’avoir consigné, dans une correspondance intime, les impressions fugitives qui se succédaient dans son âme délicate et nerveuse, et, comme il nous l’a dit lui-même, aussi prompte à l’enthousiasme qu’à la critique, à Londres comme à Strasbourg.

L’homme de génie n’est pas moins sujet que les autres au découragement et aux abattemens, il y est peut-être plus exposé ; à chaque instant on croit qu’il va abandonner la partie ; mais il ne l’abandonne pas, et le combat se termine toujours par une victoire. Pour bien juger, il faut voir les choses d’un peu loin. La note juste du voyage d’Eugène Burnouf en Angleterre, il faut la chercher dans une lettre qu’il écrivait à Lassen, quelque temps après son retour en France. On me pardonnera de la citer presque en entier ; elle marque, avec cette précision scientifique qu’on trouve dans tous les livres d’Eugène Burnouf, le profit que les études orientales avaient retiré de son séjour à Londres, en même temps qu’elle donne de l’homme, de ses sentimens et de l’élévation de ses vues l’idée la plus haute et la plus pure.

« Le résultat le plus général de ces collations, c’est qu’il n’y a absolument qu’une seule rédaction des livres zends, quelles que soient l’origine et la date des manuscrits qui nous îos ont conservés. C’est un fait important qui les met sur le même pied que tous les grands livres de l’antiquité, comme les Védas et la Bible, lesquels sont venus à nous presque intacts et protégés par l’opinion qu’on avait de leur authenticité. Un autre résultat, non moins précieux pour les détails de l’explication et de la grammaire, c’est qu’il n’y a rien à changer aux règles que m’ont fournies les manuscrits d’Anquetil-Duperron. J’ai sans doute beaucoup de variantes ; mais ce ne sont que des différences d’orthographe dont nous avons maintenant les lois, du moins en partie. »

Voici maintenant pour les autres :

« Mais ce qui m’a le plus satisfait, c’est le fruit que j’ai retiré de la connaissance que j’ai faite de M. Rosen, l’homme du monde le meilleur, le plus complaisant, le plus libéral, en un mot le plus exempt des défauts et quelquefois des vices qui déshonorent les gens de lettres, un vrai cœur d’homme avec un esprit et une tête de savant. Vous, qui le connaissez, ne serez pas surpris que j’aie reçu de lui toutes sortes de preuves d’amitié ; mais ce que vous apprendrez sans doute avec plaisir, c’est qu’après m’avoir prêté, pendant quelque temps, les quatre-vingt-seize premières pages de son Rig-Véda, que je lisais le soir, en en comprenant ce que je pouvais, il me les a plus tard offertes en don, en y joignant jusqu’à la page 124, pour que je les garde en France et que j’en fasse l’usage que je désirerai pour l’explication de mon texte zend. »

Enfin, voici son tour :

« Ce noble procédé, par lequel il s’est acquis des droits inoubliables à ma reconnaissance, m’a mis en possession d’une mine infiniment riche de renseignemens de tout genre, qui jettent le plus grand jour sur le fond et sur la forme du Zend-Avesta. Par exemple, tous les mots, sans aucune exception peut-être, que j’avais laissés sans en expliquer l’étymologie, se trouvent dans les Védas avec le sens que leur ont conservé les Parses. Le fameux apâm nappât est le Soleil ! Quand on verra cela, que dira-t-on de ma belle dissertation sur le Bordj ? Voilà une montagne changée en soleil ! Risum teneatis. Mais, après tout, cela m’est absolument égal, je ne tiens pas plus à mes opinions qu’à la plume avec laquelle je les écris ; quand la plume est mauvaise, je la taille, et tout est dit. »

III.

Burnouf n’avait alors que trente-quatre ans, et il avait mené à bonne fin le déchiffrement du zend ; son Commentaire sur le Yaçna, qui forme la première partie des textes sacrés écrits en cette langue, avait déjà rendu son nom célèbre dans toute l’Europe ; il était traité d’égal, consulté par les plus illustres savans, et sa parole faisait partout autorité. Dans ses déclarations si nettes et si franches, on sent plus que l’ardeur d’une conviction intime ; on y sent une grande modestie, jointe à cette autorité particulière que donne la pleine possession de soi-même. Les deux choses ne sont pas inconciliables. La modestie ne consiste pas à se diminuer et à se méconnaître soi-même ; c’est un sentiment profond de la grandeur de l’objet qu’on poursuit, qui porte à rendre justice aux efforts des autres pour l’atteindre et à ne pas prêter à sa propre personne une importance exagérée. Nul ne l’a possédé à un plus haut degré qu’Eugène Burnouf. Tous ses travaux sont empreints de cette haute impersonnalité qui est la marque souveraine de la science. Joignez à cela le désintéressement le plus absolu et une rare noblesse de caractère, et vous aurez l’explication de la considération dont il jouissait auprès de ses contemporains.

À mesure qu’on avance, cette impression se dégage plus nettement de sa correspondance. Il exerce une action de plus en plus grande sur la direction des études asiatiques. On s’adresse à lui de tous côtés, et il emploie son crédit au profit des autres, de la façon la plus large et la plus exempte de parti-pris national. On le voit, du fond de Châtillon, correspondre avec M. Guizot, pour faire accorder une subvention à Prinsep, qui venait de découvrir et de déchiffrer ces fameuses inscriptions d’Açoka, auxquelles nous devons la connaissance de l’ancien alphabet indien ; puis, une fois en possession de précieux documens que Prinsep lui avait envoyés, il n’a rien de plus pressé que de les livrer au monde savant, en les insérant textuellement au Journal asiatique : « Il me semble que cette belle liste des écritures brahmaniques appartient à l’Europe entière. » C’est une marché triomphale à laquelle ne manque pas le memento mori.

La fin de la vie d’Eugène Burnouf a été en efîet attristée par les deuils et la maladie. Le deuil le plus cruel qui l’ait atteint est la mort de son père, survenue le 8 mai 1844. Pour comprendre la grandeur de cette perte, il faut lire la correspondance, pleine d’une confiance respectueuse, qu’Eugène Burnouf a entretenue pendant de longues années avec son père. M. Barthélémy Saint-Hilaire[2] nous a tracé un tableau touchant des rapports de ces deux hommes, si bien faits pour se comprendre, et qui met bien en relief les rares qualités du père et l’action décisive qu’il a exercée sur la carrière de son fils et sur le développement de son génie. Jean-Louis Burnouf, qui a rendu, par ses deux grammaires, de signalés services à l’étude du grec et du latin, avait l’esprit ouvert du côté de l’Orient. Déjà professeur au Collège de France, il s’était mis à apprendre le sanscrit, et c’est lui qui avait initié son fils à ces études et l’avait lancé dans la voie où il devait aller si avant. Il lui avait en outre enseigné la méthode et la conscience scrupuleuse qu’il avait lui-même mises en pratique dans une longue vie toute consacrée au devoir. Eugène Burnouf aimait à lui rapporter le mérite de ses découvertes, faites par ses conseils et sous ses yeux ; mais ce qu’il aimait le plus à relever, c’était la bonté et le désintéressement de cet excellent père, de cet homme dévoué à ses devoirs et aux siens. Il ajoutait qu’il aurait donné toutes ses découvertes pour un seul des bienfaits que cet homme à jamais regrettable avait répandus dans sa longue et modeste carrière. Dans une lettre au secrétaire de l’Académie de Caen, écrite au lendemain de la mort de son père, il nous le montre, au début de sa vie, « allant nu-pieds, faute de souliers ; logeant dans un misérable garni, faute de chambre ; mangeant dans une misérable gargote, où il mourait de faim, faute d’argent. » Ce sont des choses qu’un fils n’oublie pas. Il lui a consacré, en tête de son Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, quelques lignes pleines de larmes, où l’on sent comme un pressentiment de sa fin prochaine :

« L’impression de ce volume a été achevée au milieu des préoccupations les plus pénibles. Frappé par le coup inattendu qui, en enlevant à notre famille un chef respecté, a si cruellement troublé le bonheur qu’elle lui devait, je n’ai pu m’arracher que par de longs efforts au découragement qui m’avait atteint. Il a fallu que le souvenir toujours présent de mon père me rappelât à des travaux qu’il encourageait. Ceux qui l’ont connu ne me demanderont pas de leur dire les motifs que j’ai de le pleurer, car ils savent tout ce dont il était capable pour ceux qu’il aimait, et ils comprendront sans peine que j’aie regardé comme le plus impérieux des devoirs l’obligation de placer cet ouvrage sous la protection de ce nom cher et vénéré. »

Lui-même souffrait depuis longtemps de douleurs néphrétiques qui l’obligeaient à aller chercher à Vichy, sinon la guérison, du moins un soulagement à ses maux. Il était jeune encore et brillant ; sa conversation était pleine de charme et d’esprit ; on l’entourait beaucoup, et il avait besoin, pour ne pas danser, de faire appel à tout son stoïcisme : — « J’ai résisté héroïquement ; mais ce n’a pas été sans recevoir des masses d’imprécations de la part de deux ou trois jolis visages : — « C’est très laid, c’est affreux, on ne croirait pas cela de vous !» — Ce tourbillon mondain, loin de l’attirer, augmentait son aversion pour une vie de plaisirs et de dissipations qui contrastait d’une façon si choquante avec les joies paisibles de son intérieur. Il s’en dédommageait par des lettres plus longues et plus intimes. Il écrit à sa femme : — « Je lis et relis encore ta chère lettre. Combien ton esprit s’anime quand ton cœur s’échauffe ! Tu as eu une idée charmante de te mettre dans la boîte et de me sauter au cou comme la belle, je ne sais qui des Mille et une nuits ! Que n’as-tu pu le faire comme tu l’as imaginé ! » — Et à son père : — « J’ai laissé voir ta lettre et cette belle écriture si nel que tu conserves toujours, même avec les plumes métalliques, quelques-uns de mes voisins, et j’ai été bien heureux de voir qu’on l’appréciait comme une preuve de rare justesse dans l’esprit. Moi, je griffonne, parce que j’ai la fièvre. » — La cure pourtant produisait son effet, lui donnant par tout le corps, suivant son expression, un sentiment de vitalité qu’il ne sentait d’ordinaire que dans la tête ; mais il retombait à peine rentré à Paris. Sa lettre à M. Guizot se termine par un post-scriptum dans lequel il s’excuse auprès de lui de se servir d’une main étrangère, et nous le montre atterré par une fièvre pernicieuse, suite des souffrances terribles contre lesquelles il avait à lutter.

Tant d’épreuves n’empêchaient pas Eugène Burnouf de travailler. À mesure qu’il avançait, le cercle de ses travaux s’élargissait. Après avoir étudié dans le zend la religion de Zoroastre, il s’attaquait au bouddhisme et, du premier coup, dans ce travail monumental auquel il a donné le nom d'Introduction, il en marquait les caractères en traits ineffaçables, à l’aide de cette méthode qui cherchait dans l’étude comparative des faits l’explication de la philosophie des idées. Les inscriptions cunéiformes appelaient aussi son attention. Dès 1836, peu après son retour de Londres, il avait fixé, dans un mémoire célèbre, les règles du déchiffrement et de la langue des inscriptions achéménides. Les inscriptions cunéiformes assyriennes, découvertes à Khorsabad par le consul de France Botta, l’attiraient. Il aurait voulu avoir assez de temps pour s’y consacrer, et Dieu sait quel profit les études assyriennes n’auraient pas retiré de sa méthode et de ses efforts ! Parfois il lui arrivait de regretter d’avoir consacré la meilleure partie de sa vie à des recherches aussi arides : — « Pour un os de paléothérium, que de plâtre et de craie utile ! écrivait-il à Schlegel. Je gémis sous une masse d’épreuves aussi épaisse et aussi pauvre que la couche marneuse qui recouvre le bassin de Paris. » — Il enviait le sort de Prinsep : — « Vous êtes maintenant dans la grande voie des découvertes. Nous sommes loin, nous, de faire de si rapides et si brillans progrès. Nous manquons de monumens et nous ne pouvons étudier que la philologie. Là encore il y a place pour des découvertes en ce qui touche la religion, la philosophie et la littérature ; mais ces découvertes le cèderont toujours en intérêt aux découvertes historiques. L’explication et l’interprétation des textes est une tâche fastidieuse et aride. Il faut l’entreprendre cependant. »

Surtout il était affligé de l’isolement où il se trouvait réduit et, dès 1830, il en signalait la cause avec amertume, dans des termes qui n’ont pas cessé d’être vrais, en quelque mesure : « Ces études sont si infructueuses en France, disait-il, elles sont si complètement inutiles pour se faire une carrière, qu’on ne s’y livre que quand on a pourvu par d’autres moyens à son existence. Nous tous, tant que nous sommes, qui étudions le sanscrit, nous avons un état fort différent qui nous fait vivre, et c’est pendant les momens que nous dérobons à cet état que nous nous occupons de cette belle étude de l’Inde, qui, cultivée seule, nous mènerait directement à l’hôpital. » Si encore il avait été récompensé de ses efforts par la reconnaissance des savans ! Mais, comme toutes les sciences nouvelles, les études indiennes venaient se heurter à une incrédulité et parfois même à une malveillance plus dures à supporter que la contradiction ; Eugène Burnouf rencontrait, parmi ceux-là mêmes qui auraient dû le soutenir, une opposition qui l’a poursuivi jusque sur son lit de mort.

Au milieu de toutes ces luttes, ses forces déclinaient. Il sentait la vie lui échapper, et il aurait voulu pouvoir prendre un secrétaire pour ménager son temps : — « Je ne me porte pas bien, écrivait-il à son neveu, et la grippe que j’ai eue n’est qu’une phase d’un malaise plus profond. » — Sa dernière lettre est du 18 mars 1852. Elle est aussi adressée à Émile Burnouf. Il lui dit : — « Je me trouve depuis le mois de novembre dans un état de santé déplorable. Ces oppressions et défaillances, que tu m’avais vues cet été, ont éclaté depuis janvier en une véritable affection nerveuse qui m’a ôté toute force, a presque détruit la possibilité du travail intellectuel, ou du moins l’a rendu lent et difficile, et m’a jeté dans une fatigue et une impuissance incurables… Il y a des momens où je ne me sens plus que l’ombre de moi-même. »


Quand j’écrivais ces mots il y a quelques semaines, ma pensée se reportait avec angoisse vers le coin de la Bretagne où une autre grande âme était en proie aux mêmes tribulations, et je n’osais poursuivre, de peur de m’avouer à moi-même le malheur qui nous menaçait, dans la crainte aussi que ces lignes ne vinssent à tomber sous les yeux du maître auquel j’avais pris la douce habitude de soumettre tous mes travaux. Maintenant le malheur est consommé Ernest Renan a rejoint cet homme auquel l’unissaient les liens d’une profonde admiration, fondée sur la plus étroite communauté de pensée. Cartons deux se sont fait de la science la même idée et se sont proposé la même tâche : — « Analyser les œuvres de la pensée humaine, en assignant à chacune son caractère essentiel, découvrir les analogies qui les rapprochent les unes des autres, et chercher la raison de ces analogies dans la nature même de l’intelligence. » — L’histoire de l’esprit humain était, suivant le mot de M. Renan, le but suprême qu’ils posaient à la science, histoire non pas improvisée par l’esprit de système ni devinée a priori par une prétendue philosophie, mais fondée sur l’étude la plus patiente et a plus attentive des détails.

« L'œuvre scientifique, a dit M. Renan, dans cette page immortelle qu’il a consacrée à la mémoire d’Eugène Burnouf, renferme deux fonctions bien distinctes : le génie de la découverte, le travail des recherches originales, et l’art de les rendre accessibles au public. Ces deux rôles ne peuvent être bien remplis que par la même personne. La science se trouve presque toujours mal des interprètes qui veulent parler pour elle sans connaître sa méthode et ses procédés. Par un rare bonheur, Eugène Burnouf réunissait ces deux aptitudes presque opposées ; mais des riches dons de sa nature, il préféra le plus sévère et négligea le plus brillant. » — Il semble qu’en écrivant ces lignes, presque au début de sa carrière, M. Renan ait voulu tracer d’avance le double but qu’il proposait à son activité scientifique. Néanmoins, malgré l’éclat incomparable d’écrits qui l’ont placé au premier rang des hommes de son siècle, il est permis de croire qu’il a toujours gardé une secrète prédilection pour la partie la plus obscure de son œuvre, mais qu’il ne considérait ni comme la moins utile ni comme la moins durable ; la pensée d’Eugène Burnouf était son entretien favori et, dans cette petite salle du Collège de France qui les a vus assis à la même place, il aimait chaque année, au début de ses leçons, évoquer le souvenir du savant illustre dont le buste semblait présider à son enseignement.

À la fin de son séjour en Angleterre, Burnouf écrivait à sa femme : « La récolte que j’ai faite ici estd’une grande importance. Elle formera une addition très méritoire à mon travail, aux yeux de l’Allemagne, bien entendu ; car pour la France et l’Angleterre, il est fort indifférent que j’enfile des paroles ou des mots zends. » Il se trompait. Il n’était pas indifférent pour la France qu’il eût dépensé sa vie à ressusciter, à force de patience et de travail, et à reconquérir mot après mot l’ancienne langue des livres sacrés de la Perse. Ses recherches si exactes portaient plus loin que la religion de Zoroastre, plus loin que le bouddhisme indien ; elles portaient sur la manière même dont il convient d’étudier et de traiter les textes anciens. Il a prouvé, par les exemples les plus concluans, que c’était par l’étude minutieuse des détails qu’on pouvait arriver à des vues d’ensemble, et qu’il fallait chercher, dans la comparaison des manuscrits et de leurs variantes et dans l’étude des lois philologiques qu’elle nous révèle, l’intelligence de ces grands monumens que l’antiquité nous a légués. Cette méthode, il l’a appliquée à tous les objets sur lesquels ont porté ses recherches, avec une rigueur qui a exercé sur la direction des études orientales une influence dont l’effet s’est fait sentir dans toute l’Europe. Aussi, parmi tant d’hommes qui ont brillé dans ces études, il n’en est pas qui jouisse d’une gloire plus pure, parce que nul ne s’y est dévoué aussi complètement, et n’y a porté, avec des vues plus élevées, autant de clarté, de précision et d’abnégation.

En tête du volume de ses lettres, les éditeurs de la correspondance d’Eugène Burnouf ont reproduit en une belle héliogravure, pleine de lumière, le médaillon sur lequel David d’Angers a fixé ses traits. Sa tête, fine et puissante, sort d’un grand col qui l’enserre. Son front large, sur lequel il ramène les belles boucles de ses cheveux, ses yeux vifs, tendus vers un objet invisible, son nez, le plissement de ses lèvres, respirent l’esprit, la bonté, la finesse, l’intensité de la pensée. On sent un grand souffle qui anime cette figure. En lui envoyant son œuvre, David d’Angers écrivait à Burnouf, avec une franchise de grand artiste : « Ce n’est pas seulement à l’homme de génie que j’offre ce médaillon, que j’ai eu tant de plaisir à faire, c’est aussi à l’homme dont j’estime profondément le caractère. » Ce jugement était celui du public, qui l’avait compris d’instinct, sans pouvoir suivre ses travaux,

À ce moment, en effet, malgré les luttes qu’avait à soutenir Eugène Burnouf, et celles qui attendaient encore ses successeurs, la partie était gagnée. Le sanscrit et les langues iraniennes avaient conquis leur place dans la grande famille des langues européennes, et allaient transformer l’étude de la philologie, de même que les monumens littéraires de l’Inde et de la Perse allaient prendre place à côté de ceux de la Grèce et de Rome. C’était toute une nouvelle manière de concevoir l’antiquité qui se faisait jour : la méthode comparative, appliquée non-seulement à l’étude des langues, mais à l’histoire des idées et des écrits qui nous les ont transmises. Si ces études avaient peu d’adeptes, il allait ne plus être permis, sous peine d’ignorance, d’en contester la solidité et l’importance pour l’histoire de l’esprit humain. Bientôt elles allaient prendre place dans l’enseignement public ; n’avaient-elles pas déjà une porte ouverte au Collège de France, dont Eugène Burnouf représentait si bien l’esprit ? Et tandis que, grâce à ses efforts, la France marchait en tête de ce mouvement, au moment où l’on venait lui annoncer que l’Académie des inscriptions et belles-lettres l’avait choisi pour secrétaire perpétuel, il était en train de s’éteindre sur un lit de douleur, dans les dernières secousses d’un système nerveux usé par le travail.

Philippe Berger.
  1. Choix de lettres d'Eugène Burnouf (1825-1852), suivi d'une bibliographie avec portrait et fac-similé, 1 vol. in-8o Paris, 1891 ; Champion.
  2. Eugène Burnouf, ses travaux et sa correspondance, 1 vol. in-8o. Paris, 1891.