Eugène Onéguine/3
CHAPITRE III.
— Eh bien, où allez-vous ?… Vraiment, vous autres poètes, vous êtes bien fantasques !
— Adieu, Onéguine ; je suis pressé.
— Je ne te retiens pas. Mais, dis-moi donc où tu passes tes soirées ?
— Chez les Larine.
— Voilà qui est étrange ! et chez eux tu viens à bout de tuer le temps ?
— Certes oui.
— Je n’y comprends rien ! ou plutôt je vois ce
que c’est : écoute-moi, et dis si je me trompe.
On trouve chez les Larine le simple intérieur de la
famille russe, un grand empressement pour les
visiteurs, des confitures et l’éternelle conversation sur la pluie, le beau temps, le lin, le bétail, etc…
— Mon cher, dans tout cela je ne vois rien de mal !
— Et l’ennui donc, c’est lui qui est le mal !
— Je déteste votre monde à la mode ; mais le cercle intime de la famille a des charmes pour moi, j’y trouve…
— Encore une églogue ! assez, assez, mon ami, pour l’amour de Dieu ! Eh bien ! tu pars ? c’est dommage. Écoute, Lensky, ne puis-je voir cette Philis, la dame de tes pensées, de tes chants, de tes larmes, de tes vers, etc ?…
Présente moi !
— Tu plaisantes !
— Non.
— Alors, je suis enchanté.
— À quand la présentation ?
— Allons de suite ! sois assuré que nous serons
parfaitement reçus.
— Partons !
Nos deux amis lancent leurs chevaux au galop et arrivent bientôt. Dès leur entrée ils sont l’objet des attentions, parfois un peu gênantes, de l’hospitalité russe. On sert le thé, les confitures, les gâteaux d’usage ; on place sur la table le carafon de liqueur de brousnika.[1]
Enfin les deux jeunes gens prennent congé de l’aimable famille. Tâchons maintenant de saisir leur conversation tandis qu’ils rentrent chez eux par le plus court chemin, emportés par le galop de leurs chevaux.
« Tu bâilles, Onéguine ?
— Par habitude, mon cher Lensky.
— Mais tu me parais encore plus ennuyé qu’avant notre visite !
— Mon Dieu, non, ni plus, ni moins ! La nuit
se fait autour de nous. Plus vite, plus vite,
Androuchka !… Quels mauvais chemins !… À
propos, madame Larine est une petite vieille qui
est très-aimable. Ouf ! je crains bien que la liqueur
de brousnika ne me fasse du mal !…
» Dis-moi donc laquelle des deux jeunes filles est Tatiana ?
— C’est celle qui, triste et silencieuse comme Svetlana, a traversé le salon pour aller s’asseoir près de la fenêtre.
— Celle-ci est l’aînée. Et tu es amoureux de la cadette ?
— Oui, eh bien ?…
— Moi, si j’étais poète comme toi, je serais amoureux de l’autre. Olga n’a point de vie dans les traits, c’est une madone de Van Dyck ; sa figure est ronde et rouge comme cette lune qui nous regarde si bêtement ! »
Wladimir fit une réponse quelque peu sèche, et
garda le silence le reste du chemin.
Cependant l’apparition d’Onéguine avait fait grande sensation chez les Larine ; tout le voisinage s’en occupait. On fit conjecture sur conjecture, les langues allèrent leur train, et l’on se perdit dans le champ des suppositions : les uns le fiancèrent à Tatiana, d’autres allèrent jusqu’à affirmer que le mariage était décidé, et que la seule difficulté de trouver un anneau à la mode le retardait. Tant qu’au mariage de Lensky, il était depuis longtemps regardé comme certain.
Tatiana écoutait avec peine tout ce commérage,
mais bientôt, et sans le savoir, la pensée d’un
mariage avec Eugène lui devint familière ; elle s’en
nourrit et lui livra son âme. Le temps vint et transforma
cette pensée en amour. Ainsi le grain tombé
dans le sillon germe et se développe sous l’action
de la bienfaisante chaleur du printemps. Depuis
longtemps, l’imagination de la jeune fille, en proie
à l’ennui et à l’excitation d’une vie molle, aspirait
sans cesse après un aliment de feu ; depuis longtemps
son cœur oppressé gonflait sa poitrine, et sa
jeune âme attendait… un ami.
Elle le vit enfin. Ses yeux s’ouvrirent, elle se dit : C’est lui ! À partir de ce moment, ses jours et ses nuits et jusqu’à son sommeil agité sur sa couche solitaire, tout fut rempli de son image.
Partout elle entendait une voix mystérieuse qui prononçait son nom. Hélas ! maintenant tout l’importune, et les paroles aimables, et l’air empressé des domestiques. Plongée dans un profond abattement, elle ne fait aucune attention aux visiteurs, si ce n’est pour maudire leurs loisirs, cause de leur présence importune.
Quel charme elle trouve dans la lecture des
romans ! avec quel bonheur elle se nourrit des
fictions sentimentales ! L’amant de Julie Wolmar,
Maleck-Adhel et Linar ; Werther, ce rebelle martyr,
et Grandisson, cet homme incomparable qui
nous porte au sommeil, tous revêtirent aux yeux
de la rêveuse jeune fille, une seule et même forme,
tous s’identifièrent à Onéguine.
Se croyant l’héroïne de ses ouvrages bien-aimés, Clarisse, Julie ou Delphine, Tatiana erre dans les bois avec ce livre, aliment du feu qui la dévore et où elle retrouve les rêves ardents de son propre cœur. Elle soupire, elle souffre de la souffrance des héros de son dangereux roman, elle s’identifie avec eux et répète les phrases d’une lettre pour son ami.
— Mais cet ami ne ressemble guère à Grandisson.
Autrefois, l’auteur d’un roman nous dépeignait
dans un style grave et châtié, un héros modèle de
perfection, qui, toujours persécuté injustement,
était doué d’une âme sensible, d’un esprit élevé et
d’un beau visage ; sa passion était ardente et pure,
il était prêt à tous les sacrifices. À la dernière page, toujours le vice était puni et la vertu
récompensée.
Aujourd’hui que toute âme est malade, que la
lecture d’un ouvrage moral nous endort, le roman
rend le vice aimable et séduisant ; il le fait triompher
toujours. Aujourd’hui les fantômes de la muse
d’Albion[2] troublent le sommeil de la jeune
adolescente qui professe un culte pour le Vampire,
Melmoth, l’obscur aventurier, ou bien le Juif-Errant,
le Corsaire, ou le mystérieux Sbogar.
Lord Byron, dont le génie est du reste hors
d’atteinte, n’a fait que draper l’égoïsme désespéré
dans le manteau d’un romantisme lugubre.
Et que penser, mes amis, d’un tel état de choses ?
Peut-être le ciel mettra-t-il fin à ma carrière
poétique. Alors un nouveau démon s’emparera de
moi, et, bravant les menaces d’Apollon, je n’écrirai
plus que de la modeste prose : un roman honnête
comme ceux que l’on faisait jadis, occupera mon
joyeux déclin. Je n’y décrirai pas les détours tortueux du crime, mais je peindrai tout simplement
l’intérieur d’une famille russe, les rêves enchantés
de l’amour et les mœurs de nos ancêtres.
Je raconterai les simples paroles d’un père ou
d’un vieil oncle, les rendez-vous des enfants,
sous les tilleuls, au bord du ruisseau. Je dirai les
tourments de la jalousie, les séparations, les pleurs
du retour ; puis surviendra une rupture : enfin je
les conduirai à l’autel. Dans ce temps-là le tendre
langage de la passion et de l’amour inquiet reviendra
à ma mémoire ; — je savais bien le parler
autrefois, aux genoux de ma belle maîtresse :
aujourd’hui je l’ai oublié…
Tatiana, pauvre Tatiana, je veux maintenant
verser des larmes sur ton sort. Tu as livré ta
destinée aux mains d’un jeune élégant qui sera ton
tyran cruel ! Ma pauvre enfant, tu succomberas !
Et en attendant, tu te berces d’espérances, tu
appelles de tes vœux une félicité qui te fera souffrir.
Dans quel aveuglement tu es tombée !…
Tu apprends à connaître les douceurs de la volupté,
tu bois le magique poison des ardents désirs, et un
cortège d’illusions te poursuit. Partout tu vois un asile pour une rencontre, et partout, oui, partout,
ton tentateur se tient à tes côtés.
En proie aux langueurs de l’amour, elle s’enfonce
dans le jardin pour donner un libre cours à ses
larmes. Tout-à-coup son regard devient fixe, il lui
faut un effort pour faire un pas de plus ; son sein
palpite, ses joues se couvrent d’une subite rougeur,
sa respiration devient haletante, ses oreilles bourdonnent,
un éclair passe devant ses yeux…
La nuit vient, la lune commence sa marche dans
la voûte azurée, et au milieu des forêts plongées
dans les vapeurs du soir, le rossignol commence
aussi ses chants mélodieux. Tatiana ne dort pas :
elle veille malgré la nuit sombre, et cause doucement
avec sa vieille bonne.
« Je ne puis dormir, ma bonne ; l’air est si chaud ici ! Ouvre la fenêtre, et assieds-toi près de moi.
— Ma Tania,[3] qu’as-tu donc !
— Je suis triste !… Parle-moi de ton jeune âge.
— De quoi, Tania ? Jadis je connaissais beaucoup d’histoires, beaucoup de contes qui parlaient des mauvais esprits et des jeunes filles ; mais aujourd’hui la nuit s’est faite dans ma mémoire : ce que je savais, je l’ai oublié. Oui, mon tour est venu, je paye mon tribut à la vieillesse.
— Bonne, parle-moi de tes jeunes années. Tu
étais amoureuse alors ?
— Amoureuse ? ah ! bien oui ! De notre temps, nous ne savions pas ce que c’était, Tania, et ma défunte belle-mère m’eût tuée s’il en avait été autrement.
— Alors, comment donc t’es-tu mariée ?
— C’était sans doute écrit dans le ciel ! Mon
Vania[4], vois-tu, ma belle, était plus jeune
que moi, et j’avais seize ans. Pendant quelques
jours une entremetteuse vint chez mes parents, et
puis mon père me donna sa bénédiction. J’eus
grand’peur alors, et je versai des larmes bien
amères ; mais on dénoua la tresse de mes cheveux
malgré mes larmes et l’on me conduisit à l’église
avec des chants de fête.
J’entrai dans une famille étrangère… Mais tu ne m’écoutes pas.
— Ah ! ma bonne, ma bonne, je suis bien triste !… Je souffre, les pleurs m’inondent, les sanglots m’oppressent.
— Tu es malade, mon enfant. Que le Seigneur soit avec toi, qu’il te garde et te protège !… Que veux-tu, dis-moi ?… Laisse-moi jeter sur toi l’eau bénite… tu es toute brûlante.
— Je ne suis pas malade, je… sais-tu, ma bonne ?… j’aime !
— Mon enfant, mon enfant, que Dieu te soit en aide ! »
Et la vieille bonne, de sa main ridée, faisait le
signe de la croix sur le front de la jeune fille, en
balbutiant une prière.
« J’aime ! » murmura de nouveau Tatiana à l’oreille de la vieille.
« Ma chère âme, je suis sûre que tu es malade !
— Laisse-moi, j’aime. »
Et durant ce dialogue, la lune brille au ciel et ses rayons font ressortir le pâle visage de Tatiana, encadré dans ses cheveux flottants et tout baigné de larmes : assise sur un banc se tient la servante, la tête enveloppée d’un châle, d’où s’échappent quelques mèches de cheveux gris.
Tatiana, les yeux fixés sur l’astre des nuits, se livre à une rêverie silencieuse. Soudain une pensée frappe son esprit.
« Va-t-en, laisse-moi seule, ma bonne. Donne-moi une plume et du papier, et approche la table. Je me coucherai bientôt ; adieu ! »
La jeune fille est seule ; tout est tranquille autour
d’elle. Le front penché sur son bras, ayant toujours
devant les yeux la chère image d’Onéguine,
elle confie au papier les aveux d’un amour ingénu.
Voilà la lettre finie, elle est pliée… Tatiana, Tatiana,
pour qui donc est-elle ?
J’ai connu des beautés inaccessibles et étonnantes, froides comme la glace d’un jour d’hiver et chastes comme une malade. J’admirais leur orgueil, leur vertu naturelle, mais je les fuyais, je l’avoue, croyant lire sur leurs fronts l’inscription de l’Enfer :
Malheureux celui qui les aimera ; elles prendront
plaisir à le tourmenter. — Peut-être avez-vous vu
des femmes de ce genre sur les bords de la Néva ?
J’en ai rencontré d’autres, bizarres et orgueilleuses, indifférentes aux soupirs passionnés et aux
flatteuses adulations de leurs adorateurs. Leurs
mœurs sévères rebutaient d’abord un amoureux
timide, mais bientôt elles savaient l’attirer de nouveau,
par un regard, par une parole, et le crédule
amant revenait s’enchaîner au char de la coquette.
En quoi donc Tatiana est-elle plus coupable que
ces femmes ? Est-ce pour avoir, dans sa charmante
simplicité, ignoré le mensonge et cru à son rêve ?
est-ce parce qu’elle aime sans artifice, parce qu’elle
obéit à l’attrait d’un sentiment qu’elle ignore ? est-ce
parce que le Ciel l’a douée d’une imagination
ardente, d’un esprit brillant, d’une volonté forte et
d’un cœur tendre et passionné ? — Auriez-vous
donc le courage, qui que vous soyez, de ne pas
lui pardonner sa conduite imprudente ?
La coquette juge froidement : Tatiana aime sans
calcul ; elle se laisse dominer par le sentiment
qu’elle éprouve, comme une enfant à qui son
inexpérience ajoute un nouveau charme. Elle ne
se dit point : Ne nous hâtons pas, c’est le moyen
d’augmenter l’ardeur de son amour, de le faire plus
facilement tomber dans nos filets. Flattons d’abord sa vanité par l’espoir de la réussite, puis nous tourmenterons
son cœur en y jetant un doute, et enfin
nous exciterons sa flamme en le rendant jaloux.
Si nous n’agissons de la sorte, le premier homme
venu, à peine captivé par nos charmes, rassasié de
jouissance, brisera sa chaîne.
Mais j’entrevois encore une difficulté ; pour sauver
l’honneur de mon pays, je devrais traduire la lettre
de Tatiana, car elle savait mal le russe, ne lisait
jamais nos journaux et s’exprimait très-difficilement
dans cette langue ; en un mot, elle écrivait en français !
Que faire ?… Jusqu’à présent les dames n’ont
jamais parlé d’amour en russe ; jusqu’à présent,
notre langue orgueilleuse ne s’est point pliée au
style épistolaire.
Je sais qu’on veut forcer les dames à lire le
russe ; — vraiment je m’effraie de cette audace[5],
et ne pourrai jamais me figurer une femme du monde
tenant entre ses mains le Bien-Intentionné[6]. — Je
vous prends à témoin, jeunes poètes, n’est-il pas vrai que l’objet aimé auquel chacun de nous adressait
mystérieusement ses vers et consacrait toutes
ses pensées parlait bien incorrectement le russe ?
n’est-il pas vrai qu’une langue étrangère était
devenue, dans sa bouche, sa langue maternelle ?
Que Dieu me préserve de rencontrer au bal ou sur le perron, au départ, le bas-bleu russe, que nous appelons un séminariste en châle jaune ou un académicien en bonnet de femme ! — Le russe parlé sans faute, c’est une bouche rose sans sourire.
Peut-être viendra le temps où une nouvelle génération
de jeunes beautés, obéissant à la voix suppliante
de la presse, nous habituera aux règles de
grammaire, et mettra les vers en usage. Mais que
m’importe après tout ? moi, je resterai fidèle aux
vieilles habitudes.
Alors un babil incorrect et négligé, une prononciation inexacte, me feront battre le cœur, comme autrefois. Je ne me corrigerai point, je n’en ai pas le courage ! Les gallicismes me resteront chers comme les fautes de ma jeunesse, comme les vers de Bogdanovitch.
Mais c’est assez sur ce sujet, il est temps de m’occuper de la lettre de ma belle héroïne. J’ai
donné ma parole de vous en entretenir, mais j’avoue
que j’ai grande envie de la reprendre, car je
sais trop bien que la plume du tendre Parny n’est
plus à la mode de nos jours.
[7] Chantre des festins et des soucis amoureux,
si du moins tu étais près de moi, Baratinski, je
t’adresserais une requête. Je te prierais de transporter
sur ton luth magique les paroles étrangères
d’une jeune fille en proie à une fatale passion. Où
donc es-tu, poète ? Viens : je te cède mes droits
avec bonheur. Mais ton âme n’est plus habituée à
la louange, elle est errante et solitaire sous le ciel
de Finlande, au milieu des rochers grisâtres, et tu
n’entends point mon appel !
La lettre de Tatiana est sous mes yeux. Je la
conserve pieusement. Elle me cause toujours un
trouble secret, et pourtant je ne puis me lasser de
la lire. Qui donc lui inspira cette tendresse, cette
charmante simplicité ? Qui lui révéla ces rêves gracieux, ce langage ardent d’un cœur éperdu, si
entraînant et si dangereux tout à la fois ?… Je ne
sais ! Mais voici la traduction incomplète, la pâle
copie d’un tableau animé où Freyschutz est joué
par de timides écoliers.
« Je vous écris… que puis-je faire de plus ?… Maintenant, je le sais, vous pouvez m’accabler de votre mépris ;… mais non, vous aurez pitié de mon malheureux sort, et vous ne me rejetterez pas !
» D’abord je voulais garder un silence éternel. Jamais vous n’eussiez connu ma faiblesse et ma honte, si j’avais pu conserver l’espoir de vous voir, rarement, une fois par semaine, pour entendre votre voix, pour vous dire un mot, puis nourrir nuit et jour ma pensée de votre souvenir jusqu’à une nouvelle rencontre ! — Mais on dit que vous fuyez le contact des hommes, que l’ennui vous poursuit toujours, jusqu’au fond de la campagne ! et nous, nous n’avons à vous offrir qu’une amitié simple et cordiale…
» Pourquoi êtes-vous venu dans notre maison ? Au fond de notre village, je ne vous aurais jamais connu ; j’aurais toujours ignoré l’amertume des douleurs que le trouble de l’amour apporte à une âme inexpérimentée. Le temps peut-être m’eût donné la force d’accepter la vie ; j’aurais trouvé un ami pour appuyer mon cœur, j’aurais été une épouse fidèle et une mère vertueuse… Un autre ?… non ! à personne au monde je n’aurais accordé mon amour ! Le ciel a rendu un arrêt suprême : Je suis à toi ! Ma vie entière n’a été qu’une attente de toi ; je sais que tu es envoyé de Dieu pour être, jusqu’à la tombe, mon ange gardien !… Tu m’apparaissais dans mes songes ; je ne t’avais pas encore vu, et déjà tu m’étais cher, ton regard enchanteur me ravissait, et depuis longtemps ta voix retentissait dans mon âme ! Non, non, ce n’était pas un rêve ! À peine avais-tu franchi notre seuil que je te reconnus ; un frisson brûlant et glacé parcourut tout mon être, et je me dis : C’est lui. — Ah ! je t’ai entendu, n’est-ce pas ? tu me parlais dans le silence, lorsque je secourais les pauvres, ou que je cherchais dans la prière un peu de calme pour mon âme agitée ? Tu m’apparaissais alors, vision chérie, à travers l’obscurité, qui pour moi devenait lumineuse ; c’était toi, c’était toi qui venais doucement te courber sur mon chevet !…
» N’était-ce pas toi encore qui murmurais à mon oreille des paroles d’amour et d’espérance ? Réponds, qui es-tu, mon bon ange ou mon tentateur ?… Dissipe mon incertitude !
» Peut-être tout cela n’est-ce qu’un mirage, et la vision d’une âme jeune et inexpérimentée… Mais qu’importe ! Dès ce jour, je te livre ma destinée, je verse des larmes à tes pieds, j’implore ton appui ! Vois, je suis seule ici, personne ne me comprend, ma raison s’affaiblit et je dois succomber en silence ! Je t’attends : ton regard ranimera l’espoir dans mon sein, ou bien ton mépris (trop mérité, hélas !) brisera le rêve infortuné de toute ma vie !
» Je finis ; j’ai peur de relire, je me sens mourir
de honte et d’effroi. Mais votre honneur est mon
refuge et c’est à lui que je me confie sans crainte
et sans remords ! »
Tatiana laisse échapper des soupirs et des gémissements ; la lettre tremble dans ses mains, le pain à cacheter sèche sur sa langue brûlante ; elle incline sa tête, et ce mouvement fait glisser sa chemise et découvre sa blanche épaule.
Mais l’astre des nuits a quitté les cieux ; on entrevoit
la vallée à travers le brouillard du matin ; le
torrent s’argente, le villageois se réveille au son
de la corne du berger. Voilà le jour ! tout le monde
est levé depuis longtemps ; mais Tatiana ne voit
rien, ne s’occupe de rien.
Elle ne s’aperçoit pas du lever de l’aurore : assise, la tête toujours baissée, elle ne se hâte point d’imprimer son cachet.
La porte s’ouvre doucement, et la vieille Philipiévna[8] lui apporte son thé sur un plateau.
« Mon enfant, il est temps de te lever. Mais,
ma belle, tu es toute prête ! Ô mon petit oiseau
matinal ! Que j’étais inquiète hier soir ! Dieu merci,
te voilà bien portante, je ne vois plus aucune trace
d’insomnie, ton visage a la teinte pourpre du
pavot.
— Ma bonne, rends-moi un service.
— Mon enfant, je suis à tes ordres !
— Ne pense pas… vraiment… le soupçon… mais, vois-tu… Oh ! ne me refuse pas !
— Mon enfant chérie, je prends Dieu à témoin que je ferai tout ce que tu voudras !
— Eh bien, envoie tout doucement ton petit neveu porter ce billet à O… à celui… à notre voisin ; et recommande bien de ne pas me nommer.
— Mais à qui donc, mon ange ? Maintenant,
vois-tu, je comprends mal ce que l’on dit, et
puis… nous avons autour de nous beaucoup de
voisins, je n’en sais pas même le nombre…
— Comme tu as peu de sagacité, ma pauvre bonne ! tu ne devines donc pas ?…
— Enfant de mon cœur, je suis vieille, bien vieille ; mon esprit est devenu si faible ! Tatiana, jadis j’étais fine, jadis une parole de mes maîtres, et…
— Ah ! ma bonne, tout cela n’est pas la question ! Qu’ai-je à faire avec ton esprit ? Comprends-moi donc : il s’agit de porter une lettre à Onéguine !
— Bien, bien, ne te fâche pas, mon âme ; tu sais que j’entends mal… Mais qu’as-tu donc ? Tu deviens toute pâle ?
— Ma bonne, ma bonne, mais je n’ai rien, je te jure. Envoie donc promptement ton petit neveu !… »
La journée s’écoula et la réponse ne vint pas ; le lendemain arrive et toujours rien !… Pâle comme une ombre, habillée dès le matin, Tatiana attend… quand donc recevra-t-elle une réponse ?…
Sur ces entrefaites arrive l’adorateur d’Olga. « Où donc est votre ami ? » lui demande la maîtresse de la maison… « il semble nous oublier pour tout de bon ! » À ces mots, Tatiana rougit et tremble.
« Il a promis de venir aujourd’hui, » répondit Lensky à la vieille femme, « mais la poste l’aura retenu. »
Tatiana baisse les yeux ; il semble que les paroles de Lensky soient pour elle un reproche.
Le soir est venu ; sur la table brille le Samavar
dont la vapeur légère et chaude réchauffe une
théière en porcelaine de Chine. Le thé odoriférant,
déjà versé par les mains d’Olga, remplit les tasses
d’une liqueur dorée, et le petit garçon présente la
crème. Tatiana, debout contre la fenêtre, couvre
les froides vitres de son haleine, et, toute pensive, trace avec son petit doigt, sur le nuage qu’elle a
formé, les chères initiales O et E.
Pendant ce temps, son âme languit et son mélancolique
regard est rempli de larmes. Soudain
un bruit frappe son oreille, son sang se fige dans
ses veines ; le bruit approche : elle entend le galop
d’un cheval, et Eugène saute dans la cour. Elle
pousse un cri, et, plus légère qu’une ombre, elle
se précipite vers la porte opposée, traverse la cour
et se jette dans le jardin, sans oser regarder derrière
elle. En un clin d’œil, elle a parcouru le
Parc, passé le petit pont, la plaine, l’allée qui conduit
à l’étang et le petit bois ; elle brise tout sur
son passage, les branches des lilas, les fleurs des
plates-bandes… enfin, arrivée près de la rivière,
elle tombe, hors d’haleine, sur un banc.
« Il est ici ! Eugène est ici ! Dieu ! qu’a-t-il pensé de moi ! » Mais dans son cœur agité par une crainte douloureuse, il y a encore de l’espoir.
Elle tremble, un feu brûlant la dévore,… elle
attend : « Ne vient-il pas ? » — Mais aucun bruit
n’arrive jusqu’à elle… Dans le jardin, les servantes
cueillaient des fraises et d’autres petites baies. Elles chantaient en chœur, comme leur maître le
leur avait ordonné. (Lorsqu’on chante, il est impossible
de manger des fruits : — ingénieuse invention
du propriétaire villageois !)
CHANSON DES JEUNES FILLES
Que les échos, joyeuses pastourelles,
Répètent nos chansons !
N’oublions pas que nous sommes les belles,
Les belles du canton.
I
Nos yeux bleus, notre taille ronde
Attireront
Jolis garçons ;
Ils viendront près de notre ronde.
Dès que nous les apercevrons,
Alors nous nous disperserons :
Des fruits dont le jardin abonde
Tout entiers nous les couvrirons !
II
Aujourd’hui, bien que jeunes filles,
Nous vous donnons
Bonnes leçons.
Si vous écoutez près des grilles,
Lorsque le soir nous chanterons,
Alors nous recommencerons !
Si vous fuyez sous les charmilles
Allez, nous vous rattraperons !
Pendant qu’elles chantent, Tatiana attend avec
impatience que les battements de son cœur s’apaisent
et que le feu de ses joues s’éteigne ; mais son
sein se soulève toujours, et ses joues sont de plus
en plus brûlantes. — Ainsi le pauvre papillon, saisi
par un méchant écolier, se débat et fait reluire son
aile azurée, — ainsi le lièvre, au milieu des blés,
tremble en apercevant un chasseur qui se baisse
dans les buissons.
Enfin elle pousse un soupir, se lève et se dispose à regagner la maison. Arrivée au détour de l’allée que voit-elle ? Eugène Onéguine, avec son regard brillant, et semblable à une ombre sévère. Alors, elle s’arrête ; il lui semble qu’un feu intérieur la dévore.
Mais je n’ai pas le courage, chers lecteurs, de vous raconter aujourd’hui l’issue d’une rencontre si inattendue. Il faut que je fasse une promenade et que je prenne haleine après un si long récit : Mais un peu de patience ! Soyez assurés que je finirai d’une manière ou d’une autre.
- ↑ Petite baie qui se trouve dans les bois et avec laquelle on fait une liqueur excellente.
- ↑ Lord Byron.
- ↑ Diminutif de Tatiana.
- ↑ Diminutif d’Ivan.
- ↑ Le temps est bien changé ; depuis quelques années, les dames russes affectent au contraire de ne parler que leur langue.
- ↑ Titre d’un journal du temps, écrit en russe.
- ↑ Pour comprendre cette strophe, il faut se rappeler ce que le poète a dit plus haut, c’est à dire que Tatiana avait écrit sa lettre en français.
- ↑ « Fille de Philippe. » Souvent en Russie on ne désigne les gens que par le nom du père.