Eugène Onéguine/6

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Eugène Onéguine (Евгений Онегин)
Traduction par Paul Béesau.
Librairie A. Franck (p. 141-162).


CHAPITRE VI


Là, sotto giorni nubilosi e brevi,
Nasce une gente a cui l’morir non dole.

(Pétrarque.)


Eugène a remarqué la disparition de Wladimir. Satisfait alors de sa vengeance, il retombe dans son ennui ordinaire, et une profonde rêverie l’absorbe tout entier, à côté d’Olga. La jeune fille sent aussi l’ennui venir ; elle commence à bâiller ; du regard elle cherche Lensky… Il lui semble que l’interminable cotillon ne finira jamais : malgré elle, ses yeux se ferment Enfin, il est achevé !…

Le souper est servi et la foule se presse autour des longues tables. Les domestiques dressent des lits pour les visiteurs, depuis le vestibule jusqu’à la mansarde des servantes. Tous ont hâte de se livrer au sommeil ; Onéguine seul s’en retourne chez lui.


Tout est calme. Le lourd Poustiakoff et sa lourde moitié ronflent dans le salon. Gvozdine, Bouianof, Pétouchkof et Flianof, un peu souffrant, se reposent sur des chaises, dans la salle à manger. Monsieur Triquet, en camisole et en bonnet de nuit, s’est fait un lit sur le plancher. Les jeunes filles se sont partagé les chambres de Tatiana et d’Olga. Tout le monde est plongé dans un sommeil calme et profond. Seule, Tatiana ne dort pas : assise près de la fenêtre, elle regarde tristement la campagne sombre.


La soudaine apparition d’Eugène, la tendresse qui avait un instant fait briller ses yeux, son étrange conduite avec Olga, tout cela a bouleversé l’âme de la jeune fille. Une angoisse jalouse l’oppresse ; il semble qu’une main glacée lui serre le cœur, et qu’un gouffre béant s’entr’ouvre et gronde sous ses pas « Je vais mourir, » dit-elle, « mais la blessure qui me vient de lui m’est chère ; je ne murmure pas : il ne peut me donner le bonheur ! »


Pressons-nous, mon petit livre, un nouveau personnage nous appelle !

À cinq verstes de la Montagne-Rouge où se trouve la campagne de Lensky, demeure et vit, en bonne santé jusqu’à présent, dans son désert philosophique, Zaretsky, jadis personnage turbulent, hetman d’une bande de joueurs passionnés, chef de vauriens, tribun des restaurants et des cafés, maintenant bon et simple père de famille, ami sûr, paisible propriétaire et même honnête homme. — Ainsi notre siècle va se corrigeant.


Il était renommé pour son adresse au tir ; il touchait d’une balle un as placé à cinq sagènes[1]. Il faut dire aussi, qu’un jour, il s’était distingué sur un champ de bataille, car il tomba dans la boue de dessus son cheval kalmouk, dans un état complet d’ivresse, et resta aux mains des Français comme un précieux otage. Nouveau Régulus, esclave de la foi jurée, il serait volontiers retourné à Paris, reprendre ses fers ; à Paris où il buvait, tous les matins à crédit, trois bouteilles chez Véry.


Jadis, il maniait agréablement la raillerie, savait berner un sot, mystifier même à merveille un homme d’esprit. — Ses tours, pourtant, ne passaient pas toujours sans leçon ; en plus d’une circonstance il avait fait la figure d’un sot et ne s’était pas tiré d’affaires avec honneur. Quoi qu’il en soit, on peut dire qu’il savait se disputer gaîment, faire des réparties spirituelles, quelquefois étonner par sa bêtise feinte et exagérée, se taire à propos, se quereller à propos, brouiller ensemble de jeunes amis et les conduire ensuite sur le terrain,


ou bien les forcer à se réconcilier pour faire un bon déjeuner à trois, quitte à les diffamer partout avec une fine raillerie ou un mensonge. Sed alia tempora ! L’audace effrontée, comme le songe de l’amour (autre polissonnerie), passe avec la vivacité de la jeunesse. Comme je vous l’ai déjà annoncé, mon Zaretsky s’est retiré du monde, et, sous l’ombrage des pruniers et des acacias, mène maintenant la vie d’un véritable philosophe. Il plante des choux, comme Horace, il élève des canards et des oies, et il enseigne l’alphabet à ses enfants.


Il n’était pas sot, et Eugène, tout en ne faisant pas grande estime de son cœur, appréciait son esprit, ses jugements, et la manière dont il envisageait beaucoup de choses de ce bas-monde. Il n’y avait pas longtemps encore qu’ils s’étaient entrevus avec plaisir, aussi, fut-ce sans aucune surprise qu’Eugène vit, le lendemain de la soirée chez les Larine, son voisin entrer chez lui. Zaretsky, après les premières politesses, interrompt la conversation commencée et, regardant Onéguine en souriant, il lui remet un billet du poète. Notre héros s’approche de la fenêtre et lit tout bas.


C’était tout simplement un noble, un laconique défi : un cartel ! deux lignes polies et froides par lesquelles Lensky provoquait son ami en duel. — Onéguine, dans son premier mouvement, se tourne vers le porteur du billet et lui dit sans autre préambule, qu’il est toujours prêt. Zaretsky se lève aussitôt, prétextant ses occupations, et sort. Eugène, resté seul avec sa conscience, était mécontent de lui-même.


Ce secret tribunal lui reprochait bien des choses. D’abord, il était coupable d’avoir, la veille, raillé avec tant de légèreté un amour naïf et sincère. Et puis, que le poète Lensky fasse des folies, il a son excuse dans ses dix-huit ans ; mais Eugène, qui l’aime de tout son cœur, devrait lui prouver qu’il est au-dessus des préjugés, qu’il sait dominer sa colère et n’est pas, enfin, un fougueux duelliste, mais un homme d’honneur et d’esprit.


Il aurait dû s’expliquer avec son jeune ami, lui donner les raisons qui l’avaient fait agir, et non se hérisser comme une bête fauve ; il aurait dû désarmer le poète ! Mais il est trop tard maintenant, le temps a fui… et d’ailleurs, le vieux duelliste est mêlé dans cette affaire, il est méchant, cancanier, bavard. Ses plaisanteries, il est vrai, ne méritent que le mépris, mais les chuchotements, les rires des sots !… et l’opinion !… l’opinion, ce ressort de l’honneur ! Hélas ! c’est ainsi que va le monde !


En proie à une impatience fiévreuse, Lensky attend la réponse. Enfin, son bavard voisin la lui apporte solennellement. C’est un jour de fête pour ce cœur où déborde une colère jalouse ! Il avait craint que le spirituel Eugène ne se tirât d’affaire par une plaisanterie et qu’il n’inventât quelque ruse pour détourner le pistolet de sa poitrine. Maintenant ces doutes ne peuvent plus exister : demain, ils se rendront tous deux derrière le moulin, avant le lever du soleil ; ils chargeront leurs armes et ajusteront ou la tête ou le cœur.


Lensky était bien décidé à bannir Olga de sa pensée et à ne pas la voir avant le duel. Il regardait le soleil, il tourmentait sa montre, il s’agitait et enfin, il sortait pour faire une dernière visite à ses voisines. Il pensait que sa présence troublerait Olga, il n’en fut rien. Suivant sa coutume, la jeune fille sauta du perron à la rencontre du pauvre poète, semblable à l’espérance, vive, insouciante et gaie, tout-à-fait la même que les jours précédents.


« Pourquoi donc avez-vous disparu si vite hier soir ? » Tel fut le premier mot de la jeune fille. À cette demande inattendue, le poète se trouble, il baisse la tête en silence ; sa jalousie et sa colère se sont évanouies devant la sérénité du regard de sa fiancée, devant sa tendre simplicité et la transparente limpidité de son âme. Il la contemple avec un doux attendrissement ; il sent qu’il est toujours aimé ! Déjà, il se repent, il est prêt à lui tout avouer, à demander son pardon, il tremble, la parole expire sur ses lèvres, il est heureux, presque guéri !


Redevenu triste et pensif, il n’a pas le courage de rappeler les circonstances de la veille. Il se dit : « Je serai son sauveur, je me placerai entre ce cœur naïf et tendre et les soupirs et les flatteries d’un infâme séducteur ! J’écraserai ce ver méprisable qui veut ronger la tige délicate de ce beau lys et souiller sa blanche corolle. Non, non, cette fleur qui compte deux matins à peine ne sera pas aussitôt fanée qu’éclose. »

Tout cela, cher lecteur, revient à dire : Je veux me battre avec mon ami !


Oh ! si la blessure qui rongeait le cœur de Tatiana avait été connue ! Si Tatiana elle-même avait pu savoir que demain Lensky et Eugène se disputeraient la tombe, peut-être son amour lui eût-il donné le pouvoir de réunir les deux amis. Mais personne encore ne soupçonnait cette passion : Tatiana dépérissait en silence, Onéguine se taisait sur toutes choses ; seule, la bonne aurait pu parler, mais on sait déjà que la perspicacité n’était pas une de ses vertus.


Toute la soirée, Lensky fut extrêmement distrait ; tantôt il gardait un morne silence, tantôt il se livrait à une folle gaieté. Mais l’enfant chéri de la Muse n’est-il pas toujours ainsi ?… Il fronçait le sourcil, se mettait au piano, en tirait quelques accords, puis, fixant ses regards sur Olga, il disait tout bas : « Je suis heureux, n’est-ce pas ? »

Il est tard, le moment de partir est venu. En disant adieu à la jeune fille, son cœur se serra douloureusement ; il sentit sa poitrine se déchirer. Olga le regardait en face. « Qu’avez-vous ? » — « Je n’ai rien ! » et il sortit brusquement.


Arrivé chez lui, il examine ses pistolets et les replace dans leur boîte, puis il se déshabille, approche une lampe et ouvre Schiller. Mais une pensée unique l’absorbe et la tristesse dont son âme est remplie ne lui permet pas un instant de calme. L’image d’Olga, divinement belle, se tient toujours devant lui. Il ferme alors son livre, prend une plume, et des vers, d’un non-sens amoureux, s’échappent de son esprit troublé. Il les lit à haute voix dans la chaleur de la composition, comme D*** dans l’ivresse d’un festin.


J’ai conservé ces vers et je les ai encore, les voici :


Où donc, où donc es-tu, soleil de ma jeunesse ?
Dis, que m’apportera le temps mystérieux ?…
Je voudrais soulever l’inconnu qui m’oppresse ;
Mais un nuage épais le dérobe à mes yeux.


Eh ! qu’importe la loi qui sévère ou clémente
Doit gouverner ces jours qui bientôt vont finir ?
À tous les coups du sort mon âme indifférente,
Dans la peine ou la joie, à jamais veut bénir !

Loi fatale et divine, à jamais sois bénie ;
Tu n’excite en mon cœur ni larme ni regret !
Qu’importera ma mort, et qu’importe ma vie ?
Tout n’est-il pas écrit, tout n’est-il pas bien fait ?

Pressant ses coursiers bleus, bientôt la pâle Aurore
Va répandre un rayon de sa douce clarté,
Et le brillant soleil va se lever encore
Pour dorer l’univers de son disque enflammé.

Et moi ?… Peut-être, alors, sous une froide pierre,
Dans la nuit du cercueil mes os reposeront,
Et sur mon souvenir et sur ma vie entière
Les flots silencieux de l’oubli descendront.

La mémoire du monde est courte et fugitive ;
Mais toi dont la beauté si longtemps m’enivra,
Toi, ne viendras-tu pas sur ma tombe hâtive
Répandre quelques pleurs et te dire : « Il m’aima !

» De ses jours orageux seule j’étais le charme,
» Pendant toute sa vie il fut à mes genoux. »
Viens, ô ma fiancée, ah ! verse cette larme
Sur la cendre de ton époux.


L’âme remplie de tristesse, le jeune poète écrivait ces vers que nous appelons romantiques (je ne sais trop pourquoi). — Lorsque le jour commença à poindre, il s’était assoupi doucement en traçant le mot idéal. Mais à peine a-t-il goûté les charmes du premier sommeil que son voisin entre dans le cabinet silencieux et le réveille. « Il est temps, » dit-il, « sept heures vont sonner ; sûrement Onéguine nous attend déjà. »


Il se trompait ; Eugène, dans ce moment, dormait d’un sommeil de plomb. Les ombres de la nuit disparaissent, l’étoile du matin est saluée par le chant du coq, et Onéguine dort profondément. Le soleil est déjà haut sur l’horizon, la neige tourbillonne et brille, Eugène n’a pas encore quitté son lit, ses paupières restent appesanties. Enfin, il ouvre les yeux, soulève le rideau, regarde, et voit avec dépit qu’il devrait être parti depuis longtemps.


Il sonne. Son domestique, le français Guillot, s’empresse de lui apporter la robe de chambre et les pantoufles. Onéguine s’habille à la hâte, il ordonne à Guillot de se tenir prêt à partir et de prendre sa boîte de pistolets. Le traîneau est prêt. Eugène s’y assied et vole au moulin, lieu du rendez-vous. Guillot remet alors à son maître les armes fatales de Lepage[2] et renvoie les chevaux dans la plaine près des deux chênes.


Appuyé sur la digue, Lensky attend depuis de longues heures et il s’impatiente du retard. Zaretski parle d’économie rurale et critique les meules de foin qui sont dans la prairie. Enfin Onéguine les rejoint en s’excusant.

« Où est donc votre témoin ? » dit Zaretsky avec étonnement. — Classique et pédant, il aimait la méthode en toute chose, dans les duels surtout ; il ne permettait pas d’étendre un homme sur le carreau, sinon d’après les règles les plus sévères de l’art et les strictes traditions des anciens (détail que nous ne pouvons trop admirer en lui !)


« Mon témoin ? » dit Eugène. « le voilà ; c’est mon ami, monsieur Guillot. Je ne pense pas qu’on fasse d’objection à mon choix. Bien que monsieur Guillot vous soit tout-à-fait inconnu, il n’en est pas moins un très-honnête homme. »

Zaretski se mordit les lèvres.

Onéguine demanda à Lensky : « Eh bien ! commençons-nous ? » — « Soit, » dit Wladimir ; et ils se rendirent derrière le moulin, pendant que notre Zaretsky et l’honnête homme s’entretenaient des chances du combat.

Les ennemis se placèrent l’un devant l’autre, les yeux baissés.


Les ennemis ! Y a-t-il longtemps qu’ils ont soif du sang l’un de l’autre ? Y a-t-il longtemps qu’ils partageaient en frères leurs repas, leurs loisirs, leurs soins et leurs pensées ? Aujourd’hui, la rage dans le cœur, comme animés dans un rêve affreux, incompréhensible, d’une haine héréditaire, — ils méditent froidement leur perte. — Et cependant, ne devraient-ils pas s’entendre, maintenant que leurs mains ne sont pas encore teintes de sang ? ne devraient-ils pas s’expliquer sur une offense qui n’a pas été sérieuse et ne doit se terminer que par le rire des combattants ? Mais le courage du monde n’affronta jamais la fausse honte.


Déjà brille le canon des pistolets ; la baguette retentit ; la balle descend dans le tube ciselé ; la batterie sonne une première fois ; la poudre descend en sillage grisâtre dans le bassinet ; la pierre est fortement serrée par la vis : ils arment de nouveau. Guillot, tout tremblant, se met alors à l’abri derrière un buisson.

Les deux champions quittent leurs manteaux, Zaretsky mesure trente-deux pas avec une exactitude parfaite, et les place aux deux extrémités. Chacun lève son arme.


« Maintenant, allez ! »

À ces mots, les deux ennemis s’avancent de sang-froid, sans viser encore. Ils font quatre pas lents et égaux, quatre degrés de plus vers la tombe ! Eugène ne cesse pas de s’avancer, et, le premier, il lève son pistolet et vise. Ils font encore cinq pas, — et Lensky, fermant l’œil gauche, vise à son tour. Tout-à-coup, Onéguine tire ! — L’heure fatale a sonné ; le poète lâche silencieusement son arme,


met lentement la main sur sa poitrine, et tombe… Son regard voilé annonce la mort et non pas la douleur : ainsi le bloc de neige, étincelant au soleil, s’affaisse lentement sur la montagne.

Saisi subitement d’un froid au cœur, Onéguine court au jeune homme, le regarde, l’appelle mais en vain. Il n’est plus ! Le jeune poète est mort avant le temps ! L’orage a soufflé, la fleur s’est fanée dès l’aurore, le feu sacré s’est éteint sur l’autel !


Il était là, immobile, étendu par terre. La paix qui se reflétait sur son front livide était étrange et effrayante. La balle avait traversé le cœur, et le sang coulait à flots de la blessure. Il n’y a qu’un moment, l’inspiration, le ressentiment, l’amour et l’espérance faisaient battre ce cœur ! Il n’y a qu’un moment, il était tout plein de vie, le sang y bouillonnait. — Et maintenant, tout est triste, tout est sombre. Il s’est tu pour jamais ! Comme dans une maison déserte, dont les volets sont fermés et les vitres blanchies de craie, la maîtresse du logis est absente !… Où est-elle ?… Dieu seul le sait ; ses traces mêmes ont disparu !…


C’est un plaisir de piquer un ennemi par une audacieuse épigramme ; c’est un plaisir de le surprendre se regardant au miroir, avec toutes ses laideurs, sans se reconnaître. C’est un plaisir plus grand encore, s’il s’écrie bêtement : C’est moi ! — Mais croyez-vous, amis, qu’il soit plus doux encore de lui préparer une tombe silencieuse, de viser lentement son front pâle à une distance raisonnable, et enfin de l’envoyer rejoindre ses aïeux ?


Eh bien ! si, pour un regard malin ou une réponse insolente, ou une autre niaiserie provoquée par le vin, la balle de votre pistolet étendait à vos pieds votre jeune ami, — quand même il vous aurait appelé en duel le premier, dans un moment de colère… Dites-moi, quel sentiment s’emparerait de votre âme, lorsque vous le verriez à terre, sans mouvement, la mort sur le front, les membres glacés et roides, sourd à votre appel désespéré ?…


Déchiré par de cuisants remords, le pistolet serré dans sa main crispée, Eugène regarde Lensky. « Eh bien ! quoi ? » dit le voisin ; « il est mort ! »

Il est mort ! ce mot affreux accable Onéguine ! Il s’éloigne en silence et appelle ses gens. Zaretsky pose avec précaution dans le traîneau, le cadavre glacé, et transporte à la maison ce lamentable trésor. Les chevaux, sentant la mort, hennissent, se cabrent, couvrent le mors d’une blanche écume et partent avec la rapidité d’une flèche.


Amis, vous plaignez le sort de mon poète ? Il avait fait quelques pas à peine dans le sentier de la vie, et déjà il n’est plus ! Son cœur surabondait d’espérances qui n’ont pu germer. Qu’est devenue l’ardente inspiration et la noble impétuosité de ses chants ? Où sont ses sentiments si élevés, si hardis et si tendres ? Où sont les souhaits généreux de l’amitié, la soif du savoir et du travail, l’horreur du vice et de la honte ! — Et vous, secrètes rêveries, mirage d’une vie céleste, élans d’une sainte poésie, où êtes-vous, où êtes-vous ?


Peut-être Lensky était-il né pour le bien de l’humanité, ou du moins pour sa gloire. Peut-être sa lyre, silencieuse maintenant, eût-elle vibré longtemps dans le souvenir des siècles ; peut-être les palmes du triomphe l’attendaient-elles au seuil de son existence ; — peut-être son ombre éplorée a-t-elle emporté un saint mystère, et un chant qui eût jeté dans le monde une semence de vie ? Alors l’hymne des temps à venir et les bénédictions des cœurs auxquels il aurait entr’ouvert l’idéal, seraient venus bercer doucement son ombre, par delà les froids tombeaux !


Ou bien, qui sait ? peut-être ses jours auraient-ils coulé dans la tranquillité et la monotonie d’une existence banale ; peut-être, la jeunesse une fois passée, l’ardeur de son âme se serait-elle éteinte. Il aurait dit adieu à la Poésie, il se serait marié. Heureux alors et trompé par sa femme, bien couvert d’une robe de chambre ouatée, il eût pris la vie par son côté réel et pratique. Mangeant bien, buvant mieux encore, il eût attendu la goutte vers quarante ans, l’embonpoint ensuite, et puis l’ennui, l’affaiblissement et enfin la mort, dans son lit, au milieu de ses enfants, de femmes en pleurs et de médecins.


Mais ni l’une ni l’autre de ces hypothèses n’a pu se réaliser. — Hélas ! le jeune amant, le poète inspiré, le rêveur solitaire est tombé, frappé par une main amie !…

À gauche du village où il vécut, il est un tertre vert, ombragé de deux sapins qui ont grandi en entrelaçant leurs branches et leurs racines. Là coule un ruisseau limpide, près duquel le laboureur aime à se reposer ; les moissonneurs viennent plonger dans ses ondes leurs cruches sonores ; là, sous l’ombre épaisse, on a posé le marbre d’un tombeau.


Près de cette tombe, lorsque la pluie du printemps arrose l’herbe des prairies, le berger chante la romance des Pêcheurs du Volga, en tressant sa chaussure d’écorce. Près de cette tombe s’arrête, en traversant seule, à cheval, les champs solitaires, la jeune fille qui a quitté la ville pour passer l’été à la campagne. Elle retient son coursier, puis, écartant son voile, elle lit d’un regard rapide la simple épitaphe, et sent une larme mouiller ses yeux.


Elle reprend ensuite, au pas, en silence, plongée dans une rêverie profonde, son chemin à travers la plaine immense. Longtemps son âme reste involontairement remplie du souvenir de Lensky ; elle se dit : « Qu’est devenue Olga ? A-t-elle longtemps souffert, ou bien ses larmes se sont-elles vite séchées ? Et sa sœur, où est-elle maintenant ? Et cet ennemi des hommes et du monde, l’Adonis à la mode, le sombre original, le meurtrier du poète, où est-il ? »

Je répondrai en détail à toutes ces questions,


mais non pas immédiatement, quoique je sois, croyez-le bien, fortement attaché à mon héros.

Les années, voyez-vous, lecteur, nous inclinent vers la prose austère ; les années chassent la rime aventureuse : et moi, je l’avoue en soupirant, je sens à mon tour que mon nerf et mon entrain d’autrefois sont affaiblis. — Ma plume n’a plus son ancienne légèreté, elle ne remplit plus si rapidement les feuilles légères. Mon esprit est obsédé de chimères plus froides, plus graves, plus prosaïques.


J’ai de nouveaux désirs qui ont pris la place des anciens ; des peines nouvelles qui ont absorbé les premières. Ô mes illusions passées ! où est maintenant votre douceur ? Où est ce besoin de chanter qui dévorait ma jeunesse ? Est-il vraiment possible que ma couronne d’années soit déjà flétrie ? Est-il vrai (et je le dis sérieusement cette fois, et non plus pour faire une élégie), — est-il vrai que le printemps de mes jours est fini ? est-il vrai qu’il ne reviendra plus ? est-il vrai que j’aurai bientôt trente ans ?


Ainsi donc, je touche au midi de ma carrière ; je le vois, je le sens, il n’y a plus à en douter ! Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, ô ma brillante jeunesse, reçois mon adieu amical ! Merci pour les jouissances, pour les tristesses, pour les tourments pleins de charme que tu m’as donnés ! Merci pour le bruit, les tempêtes, les festins : pour tous, pour tous tes dons ! Par toi, au milieu des troubles et du calme, j’ai goûté de véritables délices. C’est assez ! aujourd’hui j’entre dans une voie nouvelle, avec une âme sereine et résignée : le temps est venu de me reposer du passé !


Je reviens encore jeter un regard en arrière. Adieu donc, forêts qui couvriez de votre ombre les passions, l’oisiveté, les rêves de mon âme mélancolique ! — Et toi, souffle de l’inspiration, viens faire sortir ma pensée et mon cœur de ce sommeil qui va les accabler ! Visite quelquefois ma demeure. Ne laisse pas refroidir l’âme du poète ; ne la laisse pas s’endurcir et se pétrifier dans l’ivresse mortelle du monde, parmi les orgueilleux égoïstes et les sots importants.


Qu’au milieu d’enfants astucieux, lâches et gâtés ; qu’au milieu de scélérats ridicules et ennuyeux, de juges stupides et tracassiers, de coquettes dévotes et d’esclaves volontaires, je ne perde pas ma sérénité ! Que je ne me ressente pas de tout ce qui se passe sur la scène du monde : ni des caresses d’une femme dont les baisers sont autant de trahisons, ni des sentences sévères de la vanité impitoyable, ni des calculs, des jugements et des conversations !

Hélas ! hélas ! c’est dans ce gouffre, ô mes amis, que je suis plongé avec vous !



  1. La sagène équivaut à deux mètres.
  2. Nom d’un armurier célèbre de Paris.