Eupalinos ou l’Architecte
Que fais-tu là, Socrate ? Voici longtemps que je te cherche. J’ai parcouru notre pâle séjour, je t’ai demandé de toutes parts. Tout le monde ici te connaît, et personne ne t’avait vu. Pourquoi t’es-tu éloigné des autres ombres, et quelle pensée a réuni ton âme, à l’écart des nôtres, sur les frontières de cet empire transparent ?
Attends. Je ne puis pas répondre. Tu sais bien que la réflexion chez les morts est indivisible. Nous sommes trop simplifiés maintenant pour ne pas subir jusqu’au bout le mouvement de quelque idée. Les vivants ont un corps qui leur permet de sortir de la connaissance et d’y rentrer. Ils sont faits d’une maison et d’une abeille.
Merveilleux Socrate, je me tais.
Je te remercie de ton silence. L’observant, tu fis aux dieux et à ma pensée le sacrifice le plus dur. Tu as consumé ta curiosité, et immolé ton impatience à mon âme. Parle maintenant librement, et si quelque désir te reste de m’interroger, je suis prêt à répondre, ayant achevé de me questionner et de me répondre à moi-même. — Mais il est rare qu’une question que l’on a réprimée ne se soit pas dévorée elle-même dans l’instant.
Pourquoi donc cet exil ? Que fais-tu, séparé de nous tous ? Alcibiade, Zénon, Ménéxène, Lysis, tous nos amis sont étonnés de ne pas te voir. Ils parlent sans but, et leurs ombres bourdonnent.
Regarde et entends.
Je n’entends rien. Je ne vois pas grand’chose.
Peut-être n’es-tu pas suffisamment mort. C’est ici la limite de notre domaine. Devant toi coule un fleuve.
Hélas ! Pauvre Ilissus !
Celui-ci est le fleuve du Temps. Il ne rejette que les âmes sur cette rive ; mais tout le reste, il l’entraîne sans effort.
Je commence à voir quelque chose. Mais je ne distingue rien. Tout ce qui file et qui dérive, mes regards le suivent un instant et le perdent sans l’avoir divisé… Si je n’étais pas mort, ce mouvement me donnerait la nausée, tant il est triste et irrésistible. Ou bien, je serais contraint de l’imiter, à la façon des corps humains : je m’endormirais pour m’écouler aussi.
Ce grand flux, cependant, est fait de toutes choses que tu as connues, ou que tu aurais pu connaître. Cette nappe immense et accidentée, qui se précipite sans répit, roule vers le néant toutes les couleurs. Vois comme elle est terne dans l’ensemble.
Je crois à chaque instant que je vais discerner quelque forme, mais ce que j’ai cru voir n’arrive jamais à éveiller la moindre similitude dans mon esprit.
C’est que tu assistes à l’écoulement vrai des êtres, toi immobile dans la mort. Nous voyons, de cette rive si pure, toutes les choses humaines et les formes naturelles mues selon la vitesse véritable de leur essence. Nous sommes comme le rêveur, au sein duquel, les figures et les pensées bizarrement altérées par leur fuite, les êtres se composent avec leurs changements. Ici tout est négligeable, et cependant tout compte. Les crimes engendrent d’immenses bienfaits, et les plus grandes vertus développent des conséquences funestes : le jugement ne se fixe nulle part, l’idée se fait sensation sous le regard, et chaque homme traîne après soi un enchaînement de monstres qui est fait inextricablement de ses actes et des formes successives de son corps. Je songe à la présence et aux habitudes des mortels dans ce cours si fluide, et que je fus l’un d’entre eux, cherchant à voir toutes choses comme je les vois précisément maintenant. Je plaçais la Sagesse dans la posture éternelle où nous sommes. Mais d’ici tout est méconnaissable. La vérité est devant nous, et nous ne comprenons plus rien.
Mais d’où peut donc, ô Socrate, venir ce goût de l’éternel qui se remarque parfois chez les vivants ? Tu poursuivais la connaissance. Les plus grossiers essaient de préserver désespérément jusqu’aux cadavres des morts. D’autres bâtissent des temples et des tombes qu’ils s’efforcent de rendre indestructibles. Les plus sages et les mieux inspirés des hommes veulent donner à leurs pensées une harmonie et une cadence qui les défendent des altérations comme de l’oubli.
Folie ! ô Phèdre ; tu le vois clairement. Mais les destins ont arrêté que, parmi les choses indispensables à la race des hommes, figurent nécessairement quelques désirs insensés. Il n’y aurait pas d’hommes sans l’amour. Ni la science n’existerait sans d’absurdes ambitions. Et d’où penses-tu que nous ayons tiré la première idée et l’énergie de ces immenses efforts qui ont élevé tant de villes très illustres et de monuments inutiles, que la raison admire qui eût été incapable de les concevoir ?
Mais la raison, cependant, y eut quelque part. Tout, sans elle, serait par terre.
Tout.
Te souvient-il de ces constructions que nous vîmes faire au Pirée ?
Oui.
De ces engins, de ces efforts, de ces flûtes qui les tempéraient de leur musique ; de ces opérations si exactes, de ces progrès à la fois si mystérieux et si clairs ? Quelle confusion, tout d’abord, qui sembla se fondre dans l’ordre ! Quelle solidité, quelle rigueur naquirent entre ces fils qui donnaient les aplombs, et le long de ces frêles cordeaux tendus pour être affleurés par la croissance des lits de briques !
Je garde ce beau souvenir. Ô matériaux ! Belles pierres !… Ô trop légers que nous sommes devenus !
Et de ce temple hors les murs, auprès de l’autel de Borée, te souvient-il ?
Celui d’Artémis la Chasseresse ?
Celui-là même. Un jour, nous avons été par là. Nous avons discouru de la Beauté…
Hélas !
J’étais lié d’amitié avec celui qui a construit ce temple. Il était de Mégare et s’appelait Eupalinos. Il me parlait volontiers de son art, de tous les soins et de toutes les connaissances qu’il demande ; il me faisait comprendre tout ce que je voyais avec lui sur le chantier. Je voyais surtout son étonnant esprit. Je lui trouvais la puissance d’Orphée. Il prédisait leur avenir monumental aux informes amas de pierres et de poutres qui gisaient autour de nous ; et ces matériaux, à sa voix, semblaient voués à la place unique où les destins favorables à la déesse les auraient assignés. Quelle merveille que ses discours aux ouvriers ! Il n’y demeurait nulle trace de ses difficiles méditations de la nuit. Il ne leur donnait que des ordres et des nombres.
C’est la manière même de Dieu.
Ses discours et leurs actes s’ajustaient si heureusement qu’on eût dit que ces hommes n’étaient que ses membres. Tu ne saurais croire, Socrate, quelle joie c’était pour mon âme de connaître une chose si bien réglée. Je ne sépare plus l’idée d’un temple de celle de son édification. En voyant un, je vois une action admirable, plus glorieuse encore qu’une victoire et plus contraire à la misérable nature. Le détruire et le construire sont égaux en importance, et il faut des âmes pour l’un et pour l’autre ; mais le construire est le plus cher à mon esprit. Ô très heureux Eupalinos !
Quel enthousiasme d’une ombre pour un fantôme ! — Je n’ai pas connu cet Eupalinos. C’était donc un grand homme ? Je vois qu’il s’élevait à la suprême connaissance de son art. Est-il ici ?
Il est sans doute parmi nous ; mais je ne l’ai encore jamais rencontré dans ce pays.
Je ne sais pas ce qu’il pourrait y construire. Ici, les projets eux-mêmes sont souvenirs. Mais réduits que nous sommes aux seuls agréments de la conversation, j’aimerais assez de l’entendre.
J’en ai retenu quelques préceptes. Je ne sais s’ils te plairaient. Moi, ils m’enchantent.
Peux-tu m’en redire quelqu’un ?
Écoute donc. Il disait bien souvent : Il n’y a point de détails dans l’exécution.
Je comprends et je ne comprends pas. Je comprends quelque chose, et je ne suis pas sûr qu’elle soit bien celle qu’il voulait dire.
Et moi je suis certain que ton esprit subtil n’a pas manqué de bien saisir. Dans une âme si claire et si complète que la tienne, il doit arriver qu’une maxime de praticien prenne une force et une étendue toutes nouvelles. Si elle est véritablement nette, et tirée immédiatement du travail par un acte bref de l’esprit qui résume son expérience, sans se donner le temps de divaguer, elle est une matière précieuse au philosophe ; c’est un lingot d’or brut que je te remets, orfèvre !
Je fus orfèvre de mes chaînes ! — Mais considérons ce précepte. L’éternité d’ici nous convie à n’être pas économes de paroles. Cette durée infinie doit, ou ne pas être, ou contenir tous les discours possibles, et les vrais comme les faux. Je puis donc parler sans nulle crainte de me tromper, car si je me trompe, je dirai vrai tout à l’heure, et si je dis vrai, je dirai faux un peu plus tard.
Ô Phèdre, tu n’es pas sans avoir remarqué dans les discours les plus importants, qu’il s’agisse de politique ou des intérêts particuliers des citoyens, ou encore dans les paroles délicates que l’on doit dire à un amant, lorsque les circonstances sont décisives, — tu as certainement remarqué quel poids et quelle portée prennent les moindres petits mots et les moindres silences qui s’y insèrent. Et moi, qui ai tant parlé, avec le désir insatiable de convaincre, je me suis moi-même à la longue convaincu que les plus graves arguments et les démonstrations les mieux conduites avaient bien peu d’effet, sans le secours de ces détails insignifiants en apparence ; et que, par contre, des raisons médiocres, convenablement suspendues à des paroles pleines de tact, ou dorées comme des couronnes, séduisent pour longtemps les oreilles. Ces entremetteuses sont aux portes de l’esprit. Elles lui répètent ce qui leur plaît, elles le lui redisent à plaisir, finissant par lui faire croire qu’il entend sa propre voix. Le réel d’un discours, c’est après tout cette chanson, et cette couleur d’une voix, que nous traitons à tort comme détails et accidents.
Tu fais un immense détour, cher Socrate, mais je te vois revenir de si loin, avec mille autres exemples, et toutes tes forces dialectiques déployées !
Considère aussi la médecine. Le plus habile opérateur du monde, qui met ses doigts industrieux dans ta plaie, si légères que soient ses mains, si savantes, si clairvoyantes soient-elles ; pour sûr qu’il se sente de la situation des organes et des veines, de leurs rapports et de leurs profondeurs ; quelle que soit aussi sa certitude des actes qu’il se propose d’accomplir dans ta chair, des choses à retrancher et des choses à rejoindre ; si par quelque circonstance dont il ne s’est pas préoccupé, un fil, une aiguille dont il se sert, un rien qui dans son opération lui est utile, n’est point exactement pur, ou suffisamment purifié, il te tue. Te voilà mort…
Heureusement la chose est faite ! Et c’est précisément celle qui m’advint.
Te voilà mort, te dis-je, te voilà mort, guéri selon toutes les règles ; car toutes les exigences de l’art et de l’opportunité étant satisfaites, la pensée contemple son œuvre avec amour. — Mais tu es mort. Un brin de soie mal préparé a rendu le savoir assassin ; ce plus mince des détails a fait échouer l’œuvre d’Esculape et d’Athéna.
Eupalinos le savait bien.
Il en est ainsi dans tous les domaines, à l’exception de celui des philosophes, dont c’est le grand malheur qu’ils ne voient jamais s’écrouler les univers qu’ils imaginent, puisque enfin ils n’existent pas.
Eupalinos était l’homme de son précepte. Il ne négligeait rien. Il prescrivait de tailler des planchettes dans le fil du bois, afin qu’interposées entre la maçonnerie et les poutres qui s’y appuient, elles empêchassent l’humidité de s’élever dans les fibres, et bue, de les pourrir. Il avait de pareilles attentions à tous les points sensibles de l’édifice. On eût dit qu’il s’agissait de son propre corps. Pendant le travail de la construction, il ne quittait guère le chantier. Je crois bien qu’il en connaissait toutes les pierres. Il veillait à la précision de leur taille ; il étudiait minutieusement tous ces moyens que l’on a imaginés pour éviter que les arêtes ne s’entament, et que la netteté des joints ne s’altère. Il ordonnait de pratiquer des ciselures, de réserver des bourrelets, de ménager des biseaux dans le marbre des parements. Il apportait les soins les plus exquis aux enduits qu’il faisait passer sur les murs de simple pierre.
Mais toutes ces délicatesses ordonnées à la durée de l’édifice étaient peu de chose au prix de celles dont il usait, quand il élaborait les émotions et les vibrations de l’âme du futur contemplateur de son œuvre.
Il préparait à la lumière un instrument incomparable, qui la répandît, tout affectée de formes intelligibles et de propriétés presque musicales, dans l’espace où se meuvent les mortels. Pareil à ces orateurs et à ces poètes auxquels tu pensais tout à l’heure, il connaissait, ô Socrate, la vertu mystérieuse des imperceptibles modulations. Nul ne s’apercevait, devant une masse délicatement allégée, et d’apparence si simple, d’être conduit à une sorte de bonheur par des courbures insensibles, par des inflexions infimes et toutes-puissantes ; et par ces profondes combinaisons du régulier et de l’irrégulier qu’il avait introduites et cachées, et rendues aussi impérieuses qu’elles étaient indéfinissables. Elles faisaient le mouvant spectateur, docile à leur présence invisible, passer de vision en vision, et de grands silences aux murmures du plaisir, à mesure qu’il s’avançait, se reculait, se rapprochait encore, et qu’il errait dans le rayon de l’œuvre, mû par elle-même, et le jouet de la seule admiration. — Il faut, disait cet homme de Mégare, que mon temple meuve les hommes comme les meut l’objet aimé.
Cela est divin. J’ai entendu, cher Phèdre, une parole toute semblable, et toute contraire. Un de nos amis, qu’il est inutile de nommer, disait de notre Alcibiade dont le corps était si bien fait : En le voyant, on se sent devenir architecte !… Que je te plains, cher Phèdre ! Tu es ici bien plus malheureux que moi-même. Je n’aimais que le Vrai ; je lui ai donné ma vie ; or, dans ces prés élyséens, quoique je doute encore si je n’ai pas fait un assez mauvais marché, je puis imaginer toujours qu’il me reste quelque chose à connaître. Je cherche volontiers, parmi les ombres, l’ombre de quelque vérité. Mais toi, de qui la Beauté toute seule a formé les désirs et gouverné les actes, te voici entièrement démuni. Les corps sont souvenirs, les figures sont de fumée ; cette lumière si égale en tous les points ; si faible et si écœurante de pâleur ; cette indifférence générale qu’elle éclaire, ou plutôt qu’elle imprègne, sans rien dessiner exactement ; ces groupes à demi transparents que nous formons de nos fantômes ; ces voix tout amorties qui nous restent à peine, et qu’on dirait chuchotées dans l’épais d’une toison ou dans l’indolence d’une brume… Tu dois souffrir, cher Phèdre ! Mais encore, ne pas assez souffrir… Cela même nous est interdit, étant vivre.
Je crois à chaque instant que je vais souffrir… Mais ne me parle pas, je te prie, de ce que j’ai perdu. Laisse ma mémoire à soi-même. Laisse-lui son soleil et ses statues ! Ô quel contraste me possède ! Il y a peut-être, pour les souvenirs, une espèce de seconde mort que je n’ai pas encore subie. Mais je revis, mais je revois les cieux éphémères ! Ce qu’il y a de plus beau ne figure pas dans l’éternel !
Où donc le places-tu ?
Rien de beau n’est séparable de la vie, et la vie est ce qui meurt.
On peut le dire… Mais la plupart ont de la Beauté je ne sais quelle notion immortelle.
Je te dirai, Socrate, que la beauté, selon ce Phèdre que je fus…
Platon n’est-il pas dans ces parages ?
Je parle contre lui.
Eh bien ! parle !
… ne réside pas dans certains rares objets, ni même dans ces modèles situés hors de la nature, et contemplés par les âmes les plus nobles comme les exemplaires de leurs dessins et les types secrets de leurs travaux ; choses sacrées, et dont il conviendrait de parler avec les mots mêmes du poète :
Gloire du long désir, Idées !
Quel poète ?
Le très admirable Stephanos, qui parut tant de siècles après nous. Mais à mon sentiment, l’idée de ces Idées desquelles notre merveilleux Platon est le père, est infiniment trop simple, et comme trop pure, pour expliquer la diversité des Beautés, le changement des préférences dans les hommes, l’effacement de tant d’œuvres qui furent portées aux nues, les créations toutes nouvelles, et les résurrections impossibles à prévoir. Il y a bien d’autres objections !
Mais quelle est ta propre pensée ?
Je ne sais plus comment la saisir. Rien ne l’enferme ; tout la suppose. Elle est en moi comme moi-même ; elle agit infailliblement ; elle juge, elle désire… Mais quant à l’exprimer, je le puis aussi difficilement que je puis dire ce qui me fait moi, et que je connais si précisément et si peu.
Mais puisqu’il est permis par les dieux, mon cher Phèdre, que nos entretiens se poursuivent dans ces enfers, où nous n’avons rien oublié, où nous avons appris quelque chose, où nous sommes placés au delà de tout ce qui est humain, nous devons savoir maintenant ce qui est véritablement beau, ce qui est laid ; ce qui convient à l’homme ; ce qui doit l’émerveiller sans le confondre, le posséder sans l’abêtir…
C’est ce qui le met sans effort, au-dessus de sa nature.
Sans effort ? Au-dessus de sa nature ?
Oui.
Sans effort ? Comment se peut-il ? Au-dessus de sa nature ? Que veut dire ceci ? Je pense invinciblement à un homme qui voudrait grimper sur ses propres épaules !… Rebuté par cette image absurde, je te demande, Phèdre, comment cesser d’être soi-même ; puis, revenir à son essence ? Et comment, sans violence, peut arriver ceci ?
Je sais bien que les extrêmes de l’amour, et que l’excès du vin, ou encore l’étonnante action de ces vapeurs que respirent les pythies, nous transportent, comme l’on dit, hors de nous-mêmes ; et je sais mieux encore, par mon expérience très certaine, que nos âmes peuvent se former, dans le sein même du temps, des sanctuaires impénétrables à la durée, éternels intérieurement, passagers quant à la nature ; où elles sont enfin ce qu’elles connaissent ; où elles désirent ce qu’elles sont ; où elles se sentent créées par ce qu’elles aiment, et lui rendent lumière pour lumière, et silence pour silence, se donnant et se recevant sans rien emprunter à la matière du monde ni aux Heures. Elles sont alors comme ces calmes étincelants, circonscrits de tempêtes, qui se déplacent sur les mers. Qui sommes-nous, pendant ces abîmes ? Ils supposent la vie qu’ils suspendent…
Mais ces merveilles, ces contemplations et ces extases n’éclaircissent pas pour mes yeux notre étrange problème de la beauté. Je ne sais pas attacher ces états suprêmes de l’âme à la présence d’un corps ou de quelque objet qui les suscite.
Ô Socrate, c’est que tu veux toujours tout tirer de toi-même !… Toi que j’admire entre tous les hommes, toi plus beau dans ta vie, plus beau dans ta mort, que la plus belle chose visible ; grand Socrate, adorable laideur, toute-puissante pensée qui changes le poison en un breuvage d’immortalité, ô toi qui, refroidi, et la moitié du corps déjà de marbre, l’autre encore parlante, nous tenais amicalement le langage d’un dieu, laisse-moi te dire quelle chose a manqué peut-être à ton expérience.
Il est bien tard, sans doute, pour m’en instruire. Mais parle tout de même.
Une chose, Socrate, une seule t’a fait défaut. Tu fus homme divin, et tu n’avais peut-être nul besoin des beautés matérielles du monde. Tu n’y goûtais qu’à peine. Je sais bien que tu ne dédaignais pas la douceur des campagnes, la splendeur de la ville, et ni les eaux vives, ni l’ombre délicate du platane ; mais ce n’étaient pour toi que les ornements lointains de tes méditations, les environs délicieux de tes doutes, le site favorable à tes pas intérieurs. Ce qu’il y avait de plus beau te conduisant bien loin de soi, tu voyais toujours autre chose.
L’homme, et l’esprit de l’homme.
Mais alors, n’as-tu pas rencontré, parmi les hommes, certains dont la passion singulière pour les formes et les apparences t’ait surpris ?
Sans doute.
Et dont l’intelligence pourtant, et les vertus ne le cédaient à aucunes ?
Certes !
Les plaçais-tu plus haut ou plus bas que les philosophes ?
Cela dépend.
Leur objet te paraissait-il plus ou moins digne de recherche et d’amour que le tien même ?
Il ne s’agit pas de leur objet. Je ne puis penser qu’il existe plusieurs Souverain Bien. Mais ce qui m’est obscur, et difficile à entendre, c’est que des hommes aussi purs, quant à l’intelligence, aient eu besoin des formes sensibles et des grâces corporelles pour atteindre leur état le plus élevé.
Un jour, cher Socrate, je parlais de ces mêmes choses avec mon ami Eupalinos.
— Phèdre, me disait-il, plus je médite sur mon art, plus je l’exerce ; plus je pense et agis, plus je souffre et me réjouis en architecte ; — et plus je me ressens moi-même, avec une volupté et une clarté toujours plus certaines.
Je m’égare dans mes longues attentes ; je me retrouve par les surprises que je me cause ; et au moyen de ces degrés successifs de mon silence, je m’avance dans ma propre édification ; et j’approche d’une si exacte correspondance entre mes vœux et mes puissances, qu’il me semble d’avoir fait de l’existence qui me fut donnée, une sorte d’ouvrage humain.
À force de construire, me fit-il en souriant, je crois bien que je me suis construit moi-même.
Se construire, se connaître soi-même, sont-ce deux actes, ou non ?
… et il ajouta : J’ai cherché la justesse dans les pensées ; afin que, clairement engendrées par la considération des choses, elles se changent, comme d’elles-mêmes, dans les actes de mon art. J’ai distribué mes attentions ; j’ai refait l’ordre des problèmes ; je commence par où je finissais jadis, pour aller un peu plus loin… Je suis avare de rêveries, je conçois comme si j’exécutais. Jamais plus dans l’espace informe de mon âme, je ne contemple de ces édifices imaginaires, qui sont aux édifices réels ce que les chimères et les gorgones sont aux véritables animaux. Mais ce que je pense est faisable ; et ce que je fais se rapporte à l’intelligible… Et puis… Écoute, Phèdre (me disait-il encore), ce petit temple que j’ai bâti pour Hermès, à quelques pas d’ici, si tu savais ce qu’il est pour moi ! — Où le passant ne voit qu’une élégante chapelle, — c’est peu de chose : quatre colonnes, un style très simple, — j’ai mis le souvenir d’un clair jour de ma vie. Ô douce métamorphose ! Ce temple délicat, nul ne le sait, est l’image mathématique d’une fille de Corinthe, que j’ai heureusement aimée. Il en reproduit fidèlement les proportions particulières. Il vit pour moi ! Il me rend ce que je lui ai donné…
— C’est donc pourquoi il est d’une grâce inexplicable, lui dis-je. On y sent bien la présence d’une personne, la première fleur d’une femme, l’harmonie d’un être charmant. Il éveille vaguement un souvenir qui ne peut pas arriver à son terme ; et ce commencement d’une image dont tu possèdes la perfection, ne laisse pas de poindre l’âme et de la confondre. Sais-tu bien que si je m’abandonne à ma pensée, je vais le comparer à quelque chant nuptial mêlé de flûtes, que je sens naître de moi-même.
Eupalinos me regarda avec une amitié plus précise et plus tendre.
— Oh ! dit-il, que tu es fait pour me comprendre ! Nul plus que toi ne s’est approché de mon démon. Je voudrais bien te confier tous mes secrets ; mais, des uns, je ne saurais moi-même te parler convenablement, tant ils se dérobent au langage ; les autres risqueraient fort de t’ennuyer, car ils se réfèrent aux procédés et aux connaissances les plus spéciales de mon art. Je puis te dire seulement quelles vérités, sinon quels mystères, tu viens maintenant d’effleurer, me parlant de concert, de chants et de flûtes, au sujet de mon jeune temple. Dis-moi (puisque tu es si sensible aux effets de l’architecture), n’as-tu pas observé, en te promenant dans cette ville, que d’entre les édifices dont elle est peuplée, les uns sont muets ; les autres parlent ; et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent ? — Ce n’est pas leur destination, ni même leur figure générale, qui les animent à ce point, ou qui les réduisent au silence. Cela tient au talent de leur constructeur, ou bien à la faveur des Muses.
— Maintenant que tu me le fais remarquer, je le remarque dans mon esprit.
— Bien. Ceux des édifices qui ne parlent ni ne chantent, ne méritent que le dédain ; ce sont choses mortes, inférieures dans la hiérarchie à ces tas de moellons que vomissent les chariots des entrepreneurs, et qui amusent, du moins, l’œil sagace, par l’ordre accidentel qu’ils empruntent de leur chute… Quant aux monuments qui se bornent à parler, s’ils parlent clair, je les estime. Ici, disent-ils, se réunissent les marchands. Ici, les juges délibèrent. Ici, gémissent des captifs. Ici, les amateurs de débauche… (Je dis alors à Eupalinos que j’en avais vu de bien remarquables dans ce dernier genre. Mais il ne m’entendit pas.) Ces loges mercantiles, ces tribunaux et ces prisons, quand ceux qui les construisent savent s’y prendre, tiennent le langage le plus net. Les uns aspirent visiblement une foule active et sans cesse renouvelée ; ils lui offrent des péristyles et des portiques ; ils l’invitent par bien des portes et par de faciles escaliers, à venir, dans leurs salles vastes et bien éclairées, former des groupes, se livrer à la fermentation des affaires… Mais les demeures de la justice doivent parler aux yeux de la rigueur et de l’équité de nos lois. La majesté leur sied, des masses toutes nues ; et la plénitude effrayante des murailles. Les silences de ces parements déserts sont à peine rompus, de loin en loin, par la menace d’une porte mystérieuse, ou par les tristes signes que font sur les ténèbres d’une étroite fenêtre, les gros fers dont elle est barrée. Tout ici rend les arrêts, et parle de peines. La pierre prononce gravement ce qu’elle renferme ; le mur est implacable ; et cette œuvre, si conforme à la vérité, déclare fortement sa destination sévère…
Ma prison n’était point si terrible… Il me semble que c’était un lieu terne et indifférent en soi.
Comment peux-tu le dire !
J’avoue que je l’ai peu considérée. Je ne voyais que mes amis, l’immortalité, et la mort.
Et je n’étais pas avec toi !
Platon n’y était pas non plus, ni Aristippe… Mais la salle était pleine, les murs m’étaient cachés. La lumière du soir mettait la couleur de la chair sur les pierres de la voûte… En vérité, cher Phèdre, je n’eus jamais de prison que mon corps. Mais reviens à ce que te disait ton ami. Je crois qu’il allait te parler des édifices les plus précieux, et c’est ce que je voudrais entendre.
Eh bien, je poursuivrai.
— Eupalinos me fit encore un magnifique tableau de ces constructions gigantesques que l’on admire dans les ports. Elles s’avancent dans la mer. Leurs bras, d’une blancheur absolue et dure, circonscrivent des bassins assoupis dont ils défendent le calme. Ils les gardent en sûreté, paisiblement gorgés de galères, à l’abri des enrochements hérissés et des jetées retentissantes. De hautes tours, où veille quelqu’un, où la flamme des pommes de pin, pendant les nuits impénétrables, danse et fait rage, commandent le large, à l’extrémité écumante des môles… Oser de tels travaux, c’est braver Neptune lui-même. Il faut jeter les montagnes à charretées, dans les eaux que l’on veut enclore. Il faut opposer les rudes débris tirés des profondeurs de la terre, à la mobile profondeur de la mer, et aux chocs des cavaleries monotones que presse et dépasse le vent… Ces ports, me disait mon ami, ces vastes ports, quelle clarté devant l’esprit ! Comme ils développent leurs parties ! Comme ils descendent vers leur tâche ! — Mais les merveilles propres à la mer, et la statuaire accidentelle des rivages sont offertes gracieusement par les dieux à l’architecte. Tout conspire à l’effet que produisent sur les âmes, ces nobles établissements à demi naturels : la présence de l’horizon pur, la naissance et l’effacement d’une voile, l’émotion du détachement de la terre, le commencement des périls, le seuil étincelant des contrées inconnues ; et l’avidité même des hommes, toute prête à se changer dans une crainte superstitieuse, à peine lui cèdent-ils et mettent-ils le pied sur le navire… Ce sont en vérité d’admirables théâtres ; mais plaçons au-dessus les édifices de l’art seul ! Dussions-nous faire contre nous-mêmes un effort assez difficile, il faut s’abstraire quelque peu des prestiges de la vie, et de la jouissance immédiate. Ce qu’il y a de plus beau est nécessairement tyrannique…
— Mais je dis à Eupalinos que je ne voyais pas pourquoi il en doit être ainsi. Il me répondit que la véritable beauté était précisément aussi rare que l’est, entre les hommes, l’homme capable de faire effort contre soi-même, c’est-à-dire de choisir un certain soi-même, et de se l’imposer. Ensuite, ressaisissant le fil d’or de sa pensée : Je viens maintenant, dit-il, à ces chefs-d’œuvre entièrement dus à quelqu’un, et desquels je te disais, il y a un instant, qu’ils semblent chanter par eux-mêmes.
Était-ce là une parole vaine, ô Phèdre ? Étaient-ce des mots négligemment créés par le discours, qu’ils ornent rapidement, mais qui ne supportent pas d’être réfléchis ? Mais non, Phèdre, mais non !… Et quand tu as parlé (le premier, et involontairement) de musique à propos de mon temple, c’est une divine analogie qui t’a visité. Cet hymen de pensées qui s’est conclu de soi-même sur tes lèvres, comme l’acte distrait de ta voix ; cette union d’apparence fortuite de choses si différentes, tient à une nécessité admirable, qu’il est presque impossible de penser dans toute sa profondeur, mais dont tu as ressenti obscurément la présence persuasive. Imagine donc fortement ce que serait un mortel assez pur, assez raisonnable, assez subtil et tenace, assez puissamment armé par Minerve, pour méditer jusqu’à l’extrême de son être, et donc jusqu’à l’extrême réalité, cet étrange rapprochement des formes visibles avec les assemblages éphémères des sons successifs ; pense à quelle origine intime et universelle il s’avancerait ; à quel point précieux il arriverait ; quel dieu il trouverait dans sa propre chair ! Et se possédant enfin dans cet état de divine ambiguïté, s’il se proposait alors de construire je ne sais quels monuments, de qui la figure vénérable et gracieuse participât directement de la pureté du son musical, ou dût communiquer à l’âme l’émotion d’un accord inépuisable, — songe, Phèdre, quel homme ! Imagine quels édifices !… Et nous, quelles jouissances !
— Et toi, lui dis-je, tu le conçois ?
— Oui et non. Oui, comme rêve. Non, comme science.
— Tires-tu quelque secours de ces pensées ?
— Oui, comme aiguillon. Oui, comme jugement. Oui, comme peines… Mais je ne suis pas en possession d’enchaîner, comme il le faudrait, une analyse à une extase. Je m’approche parfois de ce pouvoir si précieux… Une fois, je fus infiniment près de le saisir, mais seulement comme on possède, pendant le sommeil, un objet aimé. Je ne puis te parler que des approches d’une si grande chose. Quand elle s’annonce, cher Phèdre, je diffère déjà de moi-même, autant qu’une corde tendue diffère d’elle-même qui était lâche et sinueuse. Je suis tout autre que je ne suis. Tout est clair, et semble facile. Alors mes combinaisons se poursuivent et se conservent dans ma lumière. Je sens mon besoin de beauté, égal à mes ressources inconnues, engendrer à soi seul des figures qui le contentent. Je désire de tout mon être… Les puissances accourent. Tu sais bien que les puissances de l’âme procèdent étrangement de la nuit… Elles s’avancent, par illusion, jusqu’au réel. Je les appelle, je les adjure par mon silence… Les voici, toutes chargées de clarté et d’erreur. Le vrai, le faux, brillent également dans leurs yeux, sur leurs diadèmes. Elles m’écrasent de leurs dons, elles m’assiègent de leurs ailes… Phèdre, c’est ici le péril ! C’est la plus difficile chose du monde !… Ô moment le plus important, et déchirement capital !… Ces faveurs surabondantes et mystérieuses, loin de les accueillir telles quelles, uniquement déduites du grand désir, naïvement formées de l’extrême attente de mon âme, il faut que je les arrête, ô Phèdre, et qu’elles attendent mon signal. Et les ayant obtenues par une sorte d’interruption de ma vie (adorable suspens de l’ordinaire durée), je veux encore que je divise l’indivisible, et que je tempère et que j’interrompe la naissance même des Idées…
— Ô malheureux, lui dis-je, que veux-tu faire pendant un éclair ?
— Être libre. Il y a bien des choses, reprit-il, il y a… toutes choses dans cet instant ; et tout ce dont s’occupent les philosophes se passe entre le regard qui tombe sur un objet, et la connaissance qui en résulte… pour en finir toujours prématurément.
— Je ne te comprends pas. Tu t’efforces donc de retarder ces Idées ?
— Il le faut. Je les empêche de me satisfaire, je diffère le pur bonheur.
— Pourquoi ? D’où tires-tu cette force cruelle ?
— C’est qu’il m’importe sur toute chose, d’obtenir de ce qui va être, qu’il satisfasse, avec toute la vigueur de sa nouveauté, aux exigences raisonnables de ce qui a été. Comment ne pas être obscur ?… Écoute : j’ai vu, un jour, telle touffe de roses, et j’en ai fait une cire. Cette cire achevée, je l’ai mise dans le sable. Le Temps rapide réduit les roses à rien ; et le feu rend promptement la cire à sa nature informe. Mais la cire, ayant fui de son moule fomenté et perdue, la liqueur éblouissante du bronze vient épouser dans le sable durci, la creuse identité du moindre pétale…
— J’entends ! Eupalinos. Cette énigme m’est transparente ; le mythe est facile à traduire.
Ces roses qui furent fraîches, et qui périssent sous tes yeux, ne sont-elles pas toutes choses, et la vie mouvante elle-même ? — Cette cire que tu as modelée, y imposant tes doigts habiles, l’œil butinant sur les corolles et revenant chargé de fleurs vers ton ouvrage. — n’est-ce pas là une figure de ton labeur quotidien, riche du commerce de tes actes avec tes observations nouvelles ? — Le feu, c’est le Temps lui-même, qui abolirait entièrement, ou dissiperait dans le vaste monde, et les roses réelles et tes roses de cire, si ton être, en quelque manière, ne gardait, je ne sais comment, les formes de ton expérience et la solidité secrète de sa raison… Quant à l’airain liquide, certes, ce sont les puissances exceptionnelles de ton âme qu’il signifie, et le tumultueux état de quelque chose qui veut naître. Cette foison incandescente se perdrait en vaine chaleur et en réverbérations infinies, et ne laisserait après soi que des lingots ou d’irrégulières coulées, si tu ne savais la conduire, par des canaux mystérieux, se refroidir et se répandre dans les nettes matrices de ta sagesse. Il faut donc nécessairement que ton être se divise, et se fasse, dans le même instant, chaud et froid, fluide et solide, libre et lié, — roses, cire, et le feu ; matrice et métal de Corinthe.
— C’est cela même ! Mais je t’ai dit que je m’y essaye seulement.
— Comment t’y prends-tu ?
— Comme je puis.
— Mais dis-moi comment tu essayes ?
— Écoute encore, puisque tu le désires… Je ne sais trop comment t’éclaircir ce qui n’est pas clair pour moi-même… Ô Phèdre, quand je compose une demeure, (qu’elle soit pour les dieux, qu’elle soit pour un homme), et quand je cherche cette forme avec amour, m’étudiant à créer un objet qui réjouisse le regard, qui s’entretienne avec l’esprit, qui s’accorde avec la raison et les nombreuses convenances, … je te dirai cette chose étrange qu’il me semble que mon corps est de la partie… Laisse-moi dire. Ce corps est un instrument admirable, dont je m’assure que les vivants, qui l’ont tous à leur service, n’usent pas dans sa plénitude. Ils n’en tirent que du plaisir, de la douleur, et des actes indispensables, comme de vivre. Tantôt ils se confondent avec lui ; tantôt ils oublient quelque temps son existence ; et tantôt brutes, tantôt purs esprits, ils ignorent quelles liaisons universelles ils contiennent, et de quelle substance prodigieuse ils sont faits. Par elle cependant, ils participent de ce qu’ils voient et de ce qu’ils touchent : ils sont pierres, ils sont arbres ; ils échangent des contacts et des souffles avec la matière qui les englobe. Ils touchent, ils sont touchés, ils pèsent et soulèvent des poids ; ils se meuvent, et transportent leurs vertus et leurs vices ; et quand ils tombent dans la rêverie, ou dans le sommeil indéfini, ils reproduisent la nature des eaux, ils se font sables et nuées… Dans d’autres occasions, ils accumulent et projettent la foudre !…
Mais leur âme ne sait exactement pas se servir de cette nature qui est si près d’elle, et qu’elle pénètre. Elle devance, elle retarde ; elle semble fuir l’instant même. Elle en reçoit des chocs et des impulsions qui la font s’éloigner en elle-même, et se perdre dans son vide où elle enfante des fumées. Mais moi, tout au contraire, instruit par mes erreurs, je dis en pleine lumière, je me répète à chaque aurore :
« Ô mon corps, qui me rappelez à tout moment ce tempérament de mes tendances, cet équilibre de vos organes, ces justes proportions de vos parties, qui vous font être et vous rétablir au sein des choses mouvantes ; prenez garde à mon ouvrage ; enseignez-moi sourdement les exigences de la nature, et me communiquez ce grand art dont vous êtes doué, comme vous en êtes fait, de survivre aux saisons, et de vous reprendre des hasards. Donnez-moi de trouver dans votre alliance le sentiment des choses vraies ; modérez, renforcez, assurez mes pensées. Tout périssable que vous êtes, vous l’êtes bien moins que mes songes. Vous durez un peu plus qu’une fantaisie ; vous payez pour mes actes, et vous expiez pour mes erreurs : Instrument vivant de la vie, vous êtes à chacun de nous l’unique objet qui se compare à l’univers. La sphère tout entière vous a toujours pour centre ; ô chose réciproque de l’attention de tout le ciel étoilé ! Vous êtes bien la mesure du monde, dont mon âme ne me présente que le dehors. Elle le connaît sans profondeur, et si vainement, qu’elle se prend quelquefois à le ranger au rang de ses rêves ; elle doute du soleil… Infatuée de ses fabrications éphémères, elle se croit capable d’une infinité de réalités différentes ; elle imagine qu’il existe d’autres mondes, mais vous la rappelez à vous-même, comme l’ancre, à soi, le navire…
« Mon intelligence mieux inspirée ne cessera, cher corps, de vous appeler à soi désormais ; ni vous, je l’espère, de la fournir de vos présences, de vos instances, de vos attaches locales. Car nous trouvâmes enfin, vous et moi, le moyen de nous joindre, et le nœud indissoluble de nos différences : c’est une œuvre qui soit fille de nous. Nous agissions chacun de notre côté. Vous viviez, je rêvais. Mes vastes rêveries aboutissaient à une impuissance illimitée. Mais cette œuvre que maintenant je veux faire, et qui ne se fait pas d’elle-même, puisse-t-elle nous contraindre de nous répondre, et surgir uniquement de notre entente ! Mais ce corps et cet esprit, mais cette présence invinciblement actuelle, et cette absence créatrice qui se disputent l’être, et qu’il faut enfin composer ; mais ce fini et cet infini que nous apportons, chacun selon sa nature, il faut à présent qu’ils s’unissent dans une construction bien ordonnée ; et si, grâces aux dieux, ils travaillent de concert, s’ils échangent entre eux de la convenance et de la grâce, de la beauté et de la durée, des mouvements contre des lignes, et des nombres contre des pensées, c’est donc qu’ils auront découvert leur véritable relation, leur acte. Qu’ils se concertent, qu’ils se comprennent au moyen de la matière de mon art ! Les pierres et les forces, les profils et les masses, les lumières et les ombres, les groupements artificieux, les illusions de la perspective et les réalités de la pesanteur, ce sont les objets de leur commerce, dont le lucre soit enfin cette incorruptible richesse que je nomme Perfection. »
Quelle prière sans exemple !… Et ensuite ?
Il se tut.
Tout ceci sonne étrangement dans ce lieu. Maintenant que nous sommes privés de corps, nous devons assurément nous en plaindre, et considérer cette vie que nous avons quittée, du même œil envieux que nous regardions jadis le jardin des ombres heureuses… Ni les œuvres, ni les désirs ne nous suivent ici ; mais il y a place pour les regrets.
Ces bosquets sont hantés d’éternels misérables..
Si je rencontrais cet Eupalinos, je lui demanderais quelque chose encore.
Il doit être le plus malheureux des bienheureux. Que lui demanderais-tu ?
De s’expliquer un peu plus clairement au sujet de ces édifices dont il disait « qu’ils chantent ».
Je vois que cette parole te poursuit.
Il est des paroles qui sont abeilles pour l’esprit. Elles ont l’insistance de ces mouches, et le harcèlent. Celle-ci m’a piqué.
Et que dit la piqûre ?
Elle ne cesse de m’exciter à divaguer sur les arts. Je les rapproche, je les distingue ; je veux entendre le chant des colonnes, et me figurer dans le ciel pur le monument d’une mélodie. Cette imagination me conduit très facilement à mettre d’un côté, la Musique et l’Architecture ; et de l’autre, les autres arts. Une peinture, cher Phèdre, ne couvre qu’une surface, comme un tableau ou un mur ; et là, elle feint des objets ou des personnages. La statuaire, mêmement, n’orne jamais qu’une portion de notre vue. Mais un temple, joint à ses abords, ou bien l’intérieur de ce temple, forme pour nous une sorte de grandeur complète dans laquelle nous vivons… Nous sommes, nous nous mouvons, nous vivons alors dans l’œuvre de l’homme ! Il n’est de partie de cette triple étendue qui ne fut étudiée, et réfléchie. Nous y respirons en quelque manière la volonté et les préférences de quelqu’un. Nous sommes pris et maîtrisés dans les proportions qu’il a choisies. Nous ne pouvons lui échapper.
Sans doute.
Mais ne vois-tu pas que la même chose nous arrive dans une autre circonstance ?
Quelle chose ?
D’être dans une œuvre de l’homme comme poissons dans l’onde, d’en être entièrement baignés, d’y vivre, et de lui appartenir ?
Je ne devine pas.
Hé quoi ! tu n’as donc jamais éprouvé ceci, quand tu assistais à quelque fête solennelle, ou que tu prenais ta part d’un banquet, et que l’orchestre emplissait la salle de sons et de fantômes ? Ne te semblait-il pas que l’espace primitif était substitué par un espace intelligible et changeant ; ou plutôt, que le temps lui-même t’entourait de toutes parts ? Ne vivais-tu pas dans un édifice mobile, et sans cesse renouvelé, et reconstruit en lui-même ; tout consacré aux transformations d’une âme qui serait l’âme de l’étendue ? N’était-ce pas une plénitude changeante, analogue à une flamme continue, éclairant et réchauffant tout ton être par une incessante combustion de souvenirs, de pressentiments, de regrets et de présages, et d’une infinité d’émotions sans causes précises ? Et ces moments, et leurs ornements ; et ces danses sans danseuses, et ces statues sans corps et sans visage (mais pourtant si délicatement dessinées), ne te semblaient-ils pas t’environner, toi, esclave de la présence générale de la Musique ? Et cette production inépuisable de prestiges, n’étais-tu pas enfermé avec elle, et contraint de l’être, comme une pythie dans sa chambre de fumée ?
Oui, certainement. Et même j’ai observé que d’être dans cette enceinte et dans cet univers créé par les sons, ici ou là, c’était être hors de soi-même…
Et davantage ! N’as-tu pas ressenti cette mobilité comme immobile, relativement à la pensée plus mobile encore ? N’as-tu pas considéré, par instants, et comme à part toi, cet édifice d’apparitions, de transitions, de conflits et d’événements indéfinissables, comme chose dont on peut se distraire, et à laquelle on peut revenir, ainsi que par un chemin, la retrouvant à peu près la même ?
Je confesse qu’il m’arrivait de me détacher sans le savoir, de la musique, et en quelque sorte de la laisser où elle était… Je m’en distrais à partir d’elle-même qui m’y invite. Puis, je rentre dans son sein.
Toute cette mobilité forme donc comme un solide. Elle semble exister en soi, comme un temple bâti autour de ton âme ; tu peux en sortir et t’en éloigner ; tu peux y rentrer par une autre porte…
C’est exact. Et même, on n’y rentre jamais par la même porte.
Il y a donc deux arts qui enferment l’homme dans l’homme ; ou, plutôt, qui enferment l’être dans son ouvrage, et l’âme dans ses actes et dans les productions de ses actes, comme notre corps d’autrefois était tout enfermé dans les créations de son œil, et environné de vue. Par deux arts, il s’enveloppe de deux manières, de lois et de volontés intérieures, figurées dans une matière ou dans une autre, la pierre ou l’air.
Je vois bien que Musique et Architecture ont chacune avec nous cette profonde parenté.
Toutes les deux occupent la totalité d’un sens. Nous n’échappons à l’une que par une section intérieure ; à l’autre, que par des mouvements. Et chacune d’elles emplit notre connaissance et notre espace, de vérités artificielles, et d’objets essentiellement humains.
Donc l’une et l’autre, se rapportant si directement à nous, sans intermédiaires, doivent soutenir entre elles des rapports particulièrement simples ?
C’est cela même ; et tu dis bien : sans intermédiaires. Car les objets visibles, qu’empruntent les autres arts et la poésie : les fleurs, les arbres, les êtres vivants (et même les immortels), quand ils sont mis en œuvre par l’artiste, ne laissent pas d’être ce qu’ils sont, et de mêler leur nature et leur signification propre, au dessein de celui qui les emploie à exprimer sa volonté. Ainsi, le peintre qui désire qu’un certain lieu de son tableau soit de couleur verte, y place un arbre ; et il dit par là quelque chose de plus que ce qu’il voulait dire dans le principe. Il ajoute à son ouvrage toutes les idées qui dérivent de l’idée d’un arbre, et ne peut pas se borner à ce qui suffit. Il ne peut séparer la couleur, de quelque être.
Tel est le profit, et tel le désavantage, d’être asservi aux objets réels ; chacun d’eux est une pluralité de choses pour l’homme, et peut entrer dans une pluralité d’utilités différentes pour ses actes… Ce que tu dis du peintre me fait songer aussi à ces enfants, auxquels le pédagogue demande de raisonner sur Achille et la tortue, et de trouver le temps qu’il faut à un héros pour rejoindre un pesant animal. Au lieu de chasser la fable de leurs esprits, et de ne retenir que les nombres et leurs rapports arithmétiques, ils imaginent d’une part, les pieds ailés ; de l’autre, la tardive tortue ; ils épousent successivement les deux êtres ; pensent l’un, et pensent l’autre ; et créant ainsi deux temps et deux espaces incommunicables, ne parviennent jamais à l’état dans lequel il n’y a plus d’Achille ni de tortue, ni de temps même, ni de vitesse ; mais des nombres et des égalités de nombres.
Mais les arts dont nous parlons doivent, au contraire, au moyen de nombres et de rapports de nombres, enfanter en nous non point une fable, mais cette puissance cachée qui fait toutes les fables. Ils élèvent l’âme au ton créateur, et la font sonore et féconde. Elle répond à cette harmonie matérielle et pure qu’ils lui communiquent, par une abondance inépuisable d’explications et de mythes qu’elle engendre sans effort ; et elle crée, pour cette émotion invincible que les formes calculées et les justes intervalles lui imposent, une infinité de causes imaginaires, qui la font vivre mille vies merveilleusement promptes et fondues.
La peinture, ni la poésie, n’ont cette vertu.
Elles ont les leurs, certes ! Mais qui résident, en quelque sorte, dans le présent. Un beau corps se fait regarder en soi-même, et nous offre un admirable moment : c’est un détail de la nature, que l’artiste a arrêté par miracle… Mais la Musique et l’Architecture nous font penser à tout autre chose qu’elles-mêmes ; elles sont au milieu de ce monde, comme les monuments d’un autre monde ; ou bien comme les exemples, çà et là disséminés, d’une structure et d’une durée qui ne sont pas celles des êtres, mais celles des formes et des lois. Elles semblent vouées à nous rappeler directement, — l’une, la formation de l’univers, l’autre, son ordre et sa stabilité ; elles invoquent les constructions de l’esprit, et sa liberté, qui recherche cet ordre et le reconstitue de mille façons ; elles négligent donc les apparences particulières dont le monde et l’esprit sont occupés ordinairement : plantes, bêtes et gens… Même, j’ai observé, quelquefois, en écoutant la musique, avec une attention égale à sa complexité, que je ne percevais plus, en quelque sorte, les sons des instruments en tant que sensations de mon oreille. La symphonie elle-même me faisait oublier le sens de l’ouïe. Elle se changeait si promptement, si exactement, en vérités animées et en universelles aventures, ou encore en abstraites combinaisons, que je n’avais plus connaissance de l’intermédiaire sensible, le son.
Tu veux dire, n’est-ce pas ? que la statue fait penser à la statue, mais que la musique ne fait pas penser à la musique, ni une construction à une autre construction ? C’est en quoi, — si tu as raison, — une façade peut chanter ! Mais je me demande en vain comment ces étranges effets sont possibles ?
Il me semble que nous avons déjà trouvé.
Je n’en ai que le sentiment confus.
Qu’avons-nous dit ? — Imposer à la pierre, communiquer à l’air, des formes intelligibles ; n’emprunter que peu de chose aux objets naturels, n’imiter que le moins du monde, voilà bien qui est commun aux deux arts.
Oui. Cette négation leur est commune.
Mais produire, au contraire, des objets essentiellement humains ; user de moyens sensibles qui ne soient pas des ressemblances de choses sensibles, et des doubles des êtres connus ; donner des figures aux lois, ou déduire des lois elles-mêmes leurs figures, n’est-ce pas également le fait de l’un et de l’autre ?
Ils se comparent aussi par là.
Le mystère est donc traqué dans ces quelques idées. L’analogie que nous poursuivons tient peut-être à ces figures, à ces êtres à demi concrets, à demi abstraits, qui jouent un si grand rôle dans nos deux arts : Ce sont des êtres singuliers, véritables créatures de l’homme, qui participent de la vue et du toucher, — ou bien de l’ouïe, — mais aussi de la raison, du nombre, et de la parole.
Tu veux parler des figures géométriques ?
Oui. Et des groupes de sons, ou des rythmes et des modes musicaux. Le son, lui-même, le son pur, est une sorte de création. La nature n’a que des bruits.
Mais toutes les figures ne sont-elles pas géométriques ?
Pas plus qu’un bruit n’est un son musical.
Mais comment distingues-tu les unes des autres, et les figures géométriques de celles qui ne le sont pas ?
Considérons d’abord celles-ci… Suppose, cher Phèdre, que nous soyons vivants encore, pourvus de corps, et de corps entourés. Prends un style, te dirais-je, ou prends une pierre aiguë, et trace sur quelque muraille n’importe quel trait sans y penser. Trace d’un seul mouvement. Le fais-tu ?
Je le fais, quoique immatériel, me servant de mes souvenirs.
Qu’as-tu fait ?
Il me semble que j’ai tracé une ligne de fumée. Elle va, se brise, revient, et se noue ou se boucle ; et se brouille avec elle-même, et me donne l’image d’un caprice sans but, sans commencement, ni fin, ni sans autre signification que la liberté de mon geste dans le rayon de mon bras…
C’est cela. Ta main ne savait pas elle-même, étant à tel endroit, où elle irait ensuite. Elle était confusément poussée par la tendance de sortir seulement du lieu qu’elle occupait. Elle était retenue, d’autre part, et comme ralentie par son éloignement croissant de son corps… Et enfin la pierre elle-même, rayant la pierre avec une facilité inégale dans les différentes directions, ajoutait ce hasard aux tiens propres. Est-ce là une figure géométrique, ô Phèdre ?
Certainement non. Mais je ne sais pourquoi.
Et si je te priais maintenant de dessiner avec cette pierre, ou avec ce poinçon, la figure d’une chose ; celle d’un vase, par exemple, ou le profil camus de Socrate, ce trait que tu tracerais serait-il plus géométrique que le trait gravé au hasard sur le mur ?
Non ; non, en soi.
Tu réponds comme je l’eusse fait moi-même : « Non, en soi. » Tu sens donc qu’il y a quelque chose de plus dans ton acte assujetti à un modèle, que dans l’acte précédent qui ne tendait à rien, qu’à rayer l’enduit d’une muraille. Et pourtant la figure tracée, — le galbe d’un vase, ou la bizarre sinuosité du nez de Socrate, — n’est pas en soi plus géométrique que la ligne aveuglément conduite tout d’abord. Chaque instant de ton mouvement est étranger aux autres instants. Rien de nécessaire ne lie la concavité de mon nez à la convexité de mon front. Mais ta main, cependant, n’est plus libre d’errer sur le mur ; à présent, « tu veux » quelque chose, et tu imposes à ton tracement cette loi extérieure : qu’il reproduise une forme donnée. Tu t’obliges à ceci, et même tu as défini cette loi que tu t’es imposée, par ces quelques mots « représenter l’ombre de la tête de Socrate sur une surface plane ». Cette loi n’est pas suffisante pour guider ta main, puisqu’il y faut encore la présence du modèle ; mais elle régit l’ensemble de son action ; elle en fait un tout, qui a sa fin, sa sanction, et ses bornes.
En vérité, je pourrais donc dire que je fais acte géométrique, mais que la figure elle-même qui en résulte, n’est pas géométrique ?
Parfaitement. Ou tu peux dire qu’elle l’est, en tant que ressemblance, et qu’elle ne l’est pas en elle-même.
Arrive maintenant aux figures véritablement géométriques.
J’y arrive ; mais je ne crois pas mieux dire ce qu’elles sont, que je ne l’ai fait par l’exclusion des autres figures.
Il faut le dire tout de même.
J’appelle donc « géométriques », celle des figures qui sont traces de ces mouvements que nous pouvons exprimer en peu de paroles.
Alors, si tu commandes à quelqu’un de marcher, ce seul mot engendre des figures géométriques ?
Non. Si je dis : Marche ! le mouvement n’est pas assez bien défini par cet ordre. L’homme peut aller en avant, en arrière, obliquement ou de travers… Ce qu’il faut, c’est que, par une seule proposition, le mouvement soit défini de façon si précise qu’il ne reste au corps mobile d’autre liberté que de le tracer, et lui seul. Et il faut que cette proposition soit obéie de tous les moments de ce mouvement de telle sorte que toutes les parties de la figure soient une même chose dans la pensée, quoique différentes dans l’étendue. Si donc je te dis de marcher en te tenant toujours également distant de deux arbres, tu engendres une de ces figures, pourvu que tu conserves dans ton mouvement cette condition que je t’ai donnée.
Et ensuite ? Quoi de merveilleux dans cette génération ?
Je ne sais rien de plus divin, rien de plus humain : rien de plus simple, rien de plus puissant.
Je suis curieux de tes raisons.
Ô mon ami, tu ne trouves donc pas admirable que la vue et le mouvement soient si étroitement unis que je change en mouvement un objet visible, comme une ligne ; et un mouvement en objet ? Que cette transformation soit certaine, et la même toujours, et qu’elle le soit au moyen de la parole ? La vue me donne un mouvement, et le mouvement me fait sentir sa génération et les liens du tracement. Je suis mû par la vue ; je suis enrichi d’une image par le mouvement, et la même chose m’est donnée, que je l’aborde par le temps, que je la trouve dans l’espace…
Mais en quoi les paroles sont-elles nécessaires ? Et pourquoi ce peu de paroles ?
Ceci, cher Phèdre, est le plus important : Pas de géométrie sans la parole. Sans elle, les figures sont des accidents ; et ne manifestent, ni ne servent, la puissance de l’esprit. Par elle, les mouvements qui les engendrent étant réduits à des actes nettement désignés par des mots, chaque figure est une proposition qui peut se composer avec d’autres ; et nous savons ainsi, sans plus d’égards à la vue ni au mouvement, reconnaître les propriétés des combinaisons que nous avons faites ; et comme construire ou enrichir l’étendue, au moyen de discours bien enchaînés.
Alors le géomètre, quand il a suffisamment considéré la figure, ferme en quelque sorte les yeux, et se fait aveugle ?
Pour un temps, il se retire des images, et cède aveuglément au destin que font aux paroles les machines de l’esprit. Au sein d’un laborieux silence, les paroles plus complexes se résolvent aux plus simples ; les idées qui étaient identiques, mais distinctes, se confondent ; les formes intellectuelles semblables se résument et se simplifient ; les notions communes engagées dans des propositions différentes, servent de lien entre celles-ci, et disparaissent, permettant de réunir les autres choses à quoi elles étaient séparément attachées… Il ne reste plus de la pensée que ses actes purs, par lesquels, devant elle-même, elle se change et se transforme en elle-même. Elle extrait enfin de ses ténèbres le jeu entier de ses opérations…
Cet aveugle admirable se contemple en tant que théâtre d’une chorégraphie savante de symboles !… Te souvient-il des yeux hagards de Dioclès ?
Mais ces merveilles ne sont que les effets suprêmes du langage.
Voici donc que le langage est constructeur ?… Je savais déjà qu’il est la source des fables ; et pour certains, le père même des…
Phèdre, Phèdre, l’impiété manque de grâce en ces lieux. Ici n’étant point de foudre, le blasphème n’a point de mérites… Et ces vagues prairies ne nourrissent de ciguë. Mais véritablement, la parole peut construire, comme elle peut créer, comme elle peut corrompre… Un autel qu’on lui dresserait, devrait présenter au jour trois faces différemment ornées ; et si j’avais à la figurer sous les apparences humaines, je lui donnerais trois visages : l’un, presque informe, signifierait la parole commune : celle qui meurt à peine née ; et qui se perd sur-le-champ, par l’usage même. Aussitôt, elle est transformée dans le pain que l’on demande, dans le chemin que l’on vous indique, dans la colère de celui que frappe l’injure… Mais le second visage jetterait par sa bouche arrondie, un flot cristallin d’eau éternelle : il aurait les traits les plus nobles, l’œil grand et enthousiaste ; le col puissant et gonflé, que les statuaires donnent aux Muses.
Et le troisième ?
Par Apollon, comment figurer celui-ci ?… Il y faudrait je ne sais quelle physionomie inhumaine, avec des traits de cette rigueur et de cette subtilité qu’on dit que les Égyptiens ont su mettre sur le visage de leurs dieux.
On dit vrai. La ruse, les énigmes, une précision presque cruelle, une finesse implacable et quasi bestiale ; tous les signes de l’attention féline et d’une féroce spiritualité sont visibles sur les simulacres de ces dures divinités. Le mélange habilement mesuré de l’acuité et de la froideur cause dans l’âme un malaise et une inquiétude particulière. Et ces monstres de silence et de lucidité, infiniment calmes, infiniment éveillés, rigides et qui semblent doués d’imminence, ou d’une souplesse prochaine, apparaissent comme l’Intelligence elle-même, en tant que bête et animal impénétrable, qui tout pénètre.
Qu’est-ce qu’il y a de plus mystérieux que la clarté ?… Quoi de plus capricieux que la distribution, sur les heures et sur les hommes, des lumières et des ombres ? Certains peuples se perdent dans leurs pensées ; mais pour nous autres Grecs, toutes choses sont formes. Nous n’en retenons que les rapports ; et comme enfermés dans le jour limpide, nous bâtissons, pareils à Orphée, au moyen de la parole, des temples de sagesse et de science qui peuvent suffire à tous les êtres raisonnables. Ce grand art exige de nous un langage admirablement exact. Le nom même qui le désigne est aussi le nom, parmi nous, de la raison et du calcul, un seul mot dit ces trois choses. Car, qu’est-ce, la raison, sinon le discours lui-même, quand les significations des termes sont bien limitées et assurées de leur permanence, et quand ces significations immuables s’ajustent les unes avec les autres, et se composent clairement ? Et c’est là une même chose avec le calcul.
Comment cela ?
C’est que, parmi les paroles, sont les nombres, qui sont les paroles les plus simples.
Mais les autres paroles, qui ne sont pas simples, ne sont pas propres au calcul ?
Elles le sont difficilement.
Pourquoi ?
C’est qu’elles furent créées séparément ; et les unes à tel instant, et par tel besoin ; et les autres, dans une autre circonstance. Un seul aspect des choses, un seul désir, un seul esprit, ne les ont pas instituées comme par un seul acte. Leur ensemble n’est donc approprié à aucun usage particulier, et il est impossible de les conduire à des développements certains et éloignés, sans se perdre dans leurs ramifications infinies… Il faut donc ajuster ces paroles complexes comme des blocs irréguliers, spéculant sur les chances et les surprises que les arrangements de cette sorte nous réservent, et donner le nom de « poètes » à ceux que la fortune favorise dans ce travail.
Tu sembles conquis toi-même à l’adoration de l’architecture ! Voici que tu ne peux parler sans emprunter de l’art majeur, ses images et son ferme idéal.
Je suis encore tout imprégné des propos d’Eupalinos que tu rapportais. En moi-même ils ont réveillé quelque chose qui leur ressemble.
Tu contenais donc un architecte ?
Rien ne peut nous séduire, rien nous attirer ; rien ne fait se dresser notre oreille, se fixer notre regard ; rien, par nous, n’est choisi dans la multitude des choses, et ne rend inégale notre âme, qui ne soit, en quelque manière, ou préexistant dans notre être, ou attendu secrètement par notre nature. Tout ce que nous devenons, même passagèrement, était préparé. Il y avait en moi un architecte, que les circonstances n’ont pas achevé de former.
À quoi le connais-tu ?
À je ne sais quelle intention profonde de construire qui inquiète sourdement ma pensée.
Tu n’en fis rien paraître quand nous étions.
Je t’ai dit que je suis né plusieurs, et que je suis mort, un seul. L’enfant qui vient est une foule innombrable, que la vie réduit assez tôt à un seul individu, celui qui se manifeste et qui meurt. Une quantité de Socrates est née avec moi, d’où, peu à peu, se détacha le Socrate qui était dû aux magistrats et à la ciguë.
Et que sont devenus tous les autres ?
Idées. Ils sont restés à l’état d’idées. Ils sont venus demander à être, et ils ont été refusés. Je les gardais en moi, en tant que mes doutes et mes contradictions… Parfois, ces germes de personnes sont favorisés par l’occasion, et nous voici très près de changer de nature. Nous nous trouvons des goûts et des dons que nous ne soupçonnions pas d’être en nous : le musicien devient stratège, le pilote se sent médecin ; et celui dont la vertu se mirait et se respectait elle-même, se découvre un Cacus caché, et une âme de voleur.
Il est bien vrai que certains âges de l’homme sont comme des croisements de routes.
L’adolescence est singulièrement située au milieu des chemins… Un jour de mes beaux jours, mon cher Phèdre, j’ai connu une étrange hésitation entre mes âmes. Le hasard, dans mes mains, vint placer l’objet du monde le plus ambigu. Et les réflexions infinies qu’il me fit faire, pouvaient aussi bien me conduire à ce philosophe que je fus, qu’à l’artiste que je n’ai pas été…
C’est un objet qui t’a sollicité si diversement ?
Oui. Un pauvre objet, une certaine chose que j’ai trouvée, en me promenant. Elle fut l’origine d’une pensée qui se divisait d’elle-même entre le construire et le connaître.
Merveilleux objet ! Objet comparable à ce coffret de Pandore où tous les biens et tous les maux étaient ensemble contenus !… Fais-moi voir cet objet, comme le grand Homère nous fait admirer le bouclier du fils de Pélée !
Tu penses bien qu’il est indescriptible… Son importance est inséparable de l’embarras qu’il me causa.
Explique-toi plus abondamment.
Eh bien, Phèdre, voici ce qu’il en fut : je marchais sur le bord même de la mer, je suivais une plage sans fin… Ce n’est pas un rêve que je te raconte. J’allais je ne sais où, trop plein de vie, à demi enivré par ma jeunesse. L’air, délicieusement rude et pur, pesant sur mon visage et sur mes membres, m’opposait un héros impalpable qu’il fallait vaincre pour avancer. Et cette résistance toujours repoussée faisait de moi-même, à chaque pas, un héros imaginaire, victorieux du vent, et riche de forces toujours renaissantes, toujours égales à la puissance de l’invisible adversaire… C’est là précisément la jeunesse. Je foulais fortement le bord sinueux, durci et rebattu par le flot. Toutes choses, autour de moi, étaient simples et pures : le ciel, le sable, l’eau. Je regardais venir du large ces grandes formes qui semblent courir depuis les rives de Libye, transportant leurs sommets étincelants, leurs creuses vallées, leur implacable énergie, de l’Afrique jusqu’à l’Attique, sur l’immense étendue liquide. Elles trouvent enfin leur obstacle, et le socle même de l’Hellas ; elles se rompent sur cette base sous-marine ; elles reculent en désordre vers l’origine de leur durée. Les vagues, à ce point, détruites et confondues, mais ressaisies par celles qui les suivent, on dirait que les figures de l’onde se combattent. Les gouttes innombrables brisent leurs chaînes, une poudre étincelante s’élève. On voit de blancs cavaliers sauter par-delà eux-mêmes, et tous ces envoyés de la mer inépuisable périr et reparaître, avec un tumulte monotone, sur une pente molle et presque imperceptible, que tout leur emportement, quoique venu de l’extrême horizon, jamais toutefois ne saurait gravir… Ici, l’écume, jetée au plus loin par le flot le plus haut, forme des tas jaunâtres et irisés qui crèvent au soleil, ou que le vent chasse et disperse, le plus drôlement du monde, comme bêtes épouvantées par le bond brusque de la mer. Mais moi, je jouissais de l’écume naissante et vierge… Elle est d’une douceur étrange, au contact. C’est un lait tout tiède, et aéré, qui vient avec une violence voluptueuse, inonde les pieds nus, les abreuve, les dépasse, et redescend sur eux, en gémissant d’une voix qui abandonne le rivage et se retire en elle-même ; cependant que l’humaine statue, présente et vivante, s’enfonce un peu plus dans le sable qui l’entraîne ; et cependant que l’âme s’abandonne à cette musique si puissante et si fine, s’apaise, et la suit éternellement.
Tu me fais revivre. Ô langage chargé de sel, et paroles véritablement marines !
Je me suis laissé parler… Nous avons l’éternité pour discourir sur le temps. Nous sommes ici pour épuiser nos esprits, à la manière des Danaïdes.
L’objet ?
L’objet gît sur le bord où je marchais, où je me suis arrêté, où je t’ai parlé longuement d’un spectacle que tu connais aussi bien que moi, mais qui, rappelé dans ce lieu, emprunte une sorte de nouveauté de ce fait qu’il est à jamais disparu. Attends donc, et dans quelques mots, je vais trouver ce que je ne cherchais pas.
Nous sommes bien toujours sur le rivage de la mer ?
Nécessairement. Cette frontière de Neptune et de la Terre, toujours disputée par les divinités rivales, est le lieu du commerce le plus funèbre, le plus incessant. Ce que rejette la mer, ce que la terre ne sait pas retenir, les épaves énigmatiques ; les membres affreux des navires disloqués, aussi noirs que le charbon, et tels que si les eaux salées les avaient brûlés ; les charognes horriblement becquetées, et toutes lissées par les flots ; les herbages élastiques arrachés par les tempêtes aux pâtis transparents des troupeaux de Protée ; les monstres dégonflés, aux couleurs froides et mourantes ; toutes les choses enfin que la fortune livre aux fureurs littorales, et au litige sans issue de l’onde avec le rivage, sont là portées et déportées ; élevées, rabaissées ; prises, perdues, reprises selon l’heure et le jour ; tristes témoins de l’indifférence des destinées, ignobles trésors, et les jouets d’un échange perpétuel comme il est stationnaire…
Et c’est là que tu as trouvé ?
Là même. J’ai trouvé une de ces choses rejetées par la mer ; une chose blanche, et de la plus pure blancheur ; polie, et dure, et douce, et légère. Elle brillait au soleil, sur le sable léché, qui est sombre, et semé d’étincelles. Je la pris ; je soufflai sur elle ; je la frottai sur mon manteau, et sa forme singulière arrêta toutes mes autres pensées. Qui t’a faite ? pensai-je. Tu ne ressembles à rien, et pourtant tu n’es pas informe. Es-tu le jeu de la nature, ô privée de nom, et arrivée à moi, de par les dieux, au milieu des immondices que la mer a répudiées cette nuit ?
De quelle grandeur était cet objet ?
Gros à peu près comme mon poing.
Et de quelle matière ?
De la même matière que sa forme : matière à doutes. C’était peut-être un ossement de poisson bizarrement usé par le frottement du sable fin sous les eaux ? Ou de l’ivoire taillé pour je ne sais quel usage, par un artisan d’au delà les mers ? Qui sait ?… Divinité, peut-être, périe avec le même vaisseau qu’elle était faite pour préserver de sa perte ? Mais qui donc était l’auteur de ceci ? Fut-ce le mortel obéissant à une idée, qui, de ses propres mains poursuivant un but étranger à la matière qu’il attaque, gratte, retranche, ou rejoint ; s’arrête et juge ; et se sépare enfin de son ouvrage, — quelque chose lui disant que l’ouvrage est achevé ?… Ou bien, n’était-ce pas l’œuvre d’un corps vivant, qui, sans le savoir, travaille de sa propre substance, et se forme aveuglément ses organes et ses armures, sa coque, ses os, ses défenses ; faisant participer sa nourriture, puisée autour de lui, à la construction mystérieuse qui lui assure quelque durée ?
Mais, peut-être, ce n’était que le fruit d’un temps infini… Moyennant l’éternel travail des ondes marines, le fragment d’une roche, à force d’être roulé et heurté de toutes parts, si la roche est d’une matière inégalement dure, et ne risque à la longue de s’arrondir, peut bien prendre quelque apparence remarquable. Il n’est pas entièrement impossible, un morceau de marbre ou de pierre tout informe étant confié à l’agitation permanente des eaux, qu’il en soit retiré quelque jour, par un hasard d’une autre espèce, et qu’il affecte maintenant la ressemblance d’Apollon. Je veux dire que le pêcheur qui a quelque idée de cette face divine, le reconnaîtra sur ce marbre tiré des eaux ; mais quant à la chose elle-même, le visage sacré lui est une forme passagère d’entre la famille des formes que l’action des mers lui doit imposer. Les siècles ne coûtant rien, qui en dispose, change ce qu’il veut en ce qu’il veut.
Mais alors, cher Socrate, le travail d’un artiste, quand il fait immédiatement, et par sa volonté suivie, un tel buste (comme celui d’Apollon), n’est-il pas, en quelque sorte, le contraire du temps indéfini ?
Précisément. Il en est le contraire même, comme si les actes éclairés par une pensée abrégeaient le cours de la nature ; et l’on peut dire, en toute sécurité, qu’un artiste vaut mille siècles, ou cent mille, ou bien plus encore ! — C’est dire qu’il eût fallu ce temps presque inconcevable, à l’ignorance ou au hasard, pour amener aveuglément la même chose que notre homme excellent a accomplie en peu de jours. Voilà une étrange mesure pour les œuvres !
Tout à fait étrange. C’est un grand malheur que nous ne puissions guère nous en servir… Mais, dis-moi, que fis-tu avec cette chose dans ta main ?
Je demeurai quelque temps et la moitié d’un temps, à la considérer sous toutes ses faces. Je l’interrogeai sans m’arrêter à une réponse… Que cet objet singulier fût l’œuvre de la vie, ou celle de l’art, ou bien celle du temps et un jeu de la nature, je ne pouvais le distinguer… Alors, je l’ai tout à coup rejeté à la mer.
L’eau rejaillit, et tu te sentis soulagé.
L’esprit ne rejette pas si facilement une énigme. L’âme ne se remet pas au calme aussi simplement que la mer… Cette question qui venait de naître, ne manquant de subsides, ni de résonance, ni de loisir, ni d’espace, dans mon âme, commença de croître, et pendant des heures, m’exerça. J’avais beau respirer délicieusement, et laisser se réjouir mes regards des brillantes beautés de l’étendue, toutefois je me sentais le captif d’une pensée. Mes souvenirs l’alimentaient d’exemples, qu’elle essayait de tourner à son avantage. Je lui présentais mille choses, car je n’étais pas encore, en ce temps-là, si expert dans l’art de réfléchir et de me leurrer, que je pressentisse ce qu’il fallait et ce qu’il ne fallait pas exiger d’une vérité trop jeune encore, et trop délicate pour supporter toutes les rigueurs d’un long interrogatoire.
Voyons un peu cette vérité si fragile.
Je n’ose guère t’en offrir l’amusement…
Mais c’est toi qui l’as proposé !
Oui. Je la croyais plus honorable à exposer… Mais à mesure que je m’approche, et me trouvant tout près de la dire, la pudeur me saisit, et je ressens quelque vergogne à te faire connaître cette naïve production de mon âge d’or.
Quel amour-propre ! Tu oublies que nous sommes ombres…
Voici donc mon idée ingénue. Intrigué par cet objet dont je n’arrivais pas à connaître la nature, et que toutes les catégories demandaient ou repoussaient également, je tentai d’échapper à l’image agaçante de ma trouvaille. Comment s’y prendre, sinon par le détour d’un agrandissement de la difficulté même ? Après tout, me disais-je, le même embarras qui m’est proposé par cet objet trouvé se peut concevoir au sujet d’un objet connu. Mais dans celui-ci, puisqu’il est connu, nous possédons la question et la réponse ; ou plutôt nous possédons surtout la réponse, et, sentant que nous l’avons, nous négligeons de poser la question… Suppose donc que je considère une chose très familière, comme une maison, une table, une amphore ; et que je feigne quelque temps d’être un homme tout à fait sauvage et qui n’aurait jamais vu de tels objets, je pourrais bien douter si ces objets sont de fabrication humaine… Ne sachant à quoi ils peuvent servir ni même s’ils sont de quelque usage à quelqu’un ; et n’étant, d’ailleurs, renseigné par personne, il faudrait bien que j’imagine le moyen d’apaiser mon esprit à leur sujet…
Et qu’est-ce que tu as imaginé ?
Cherchant, trouvant, perdant et retrouvant le moyen de discerner ce qui est produit par la nature, de ce qui est fait par les hommes, je restai quelque temps à la même place, l’œil hésitant au milieu de plusieurs lumières ; puis, je me mis à marcher très rapidement vers l’intérieur des terres, comme quelqu’un en qui les pensées, après une longue agitation dans tous les sens, semblent enfin s’orienter ; et se composer dans une seule idée, engendrant du même coup pour son corps, une décision de mouvement bien déterminé et une allure résolue…
Je sens cela. J’ai toujours admiré que l’idée qui survient, fût-elle la plus abstraite du monde, vous donne des ailes, et vous mène n’importe où. On s’arrête, puis on repart, voilà ce qui est penser !
Et, moitié courant, je raisonnais ainsi : un arbre, chargé de feuilles, est un produit de la nature. C’est un édifice dont les parties sont les feuilles, les branches, le tronc et les racines. Je suppose que chacune de ces parties me donne l’idée d’une certaine complexité. Je dis maintenant que l’ensemble de cet arbre est plus complexe que l’une quelconque de ses parties.
Ceci est évident.
Je suis bien loin de le penser. Mais j’avais à peine dix-huit ans, et je ne connaissais que certitudes ! — L’arbre, donc, comprenant telles et telles parties, comprend et assume toutes leurs diverses complexités ; et il en est de même d’un animal, dont le corps tout entier est chose plus complexe que le pied, ou que la tête, puisque la complexité du tout comprend en quelque sorte, comme parties, les complexités des diverses parties.
Le fait est, mon cher Socrate, que l’on ne peut guère concevoir un arbre comme partie d’une feuille, ou accessoire d’une racine ; ni un cheval comme organe ou partie de sa cuisse…
J’en inférai sur-le-champ que, dans tous ces êtres, le degré de l’ensemble est nécessairement plus élevé que le degré des détails ; ou plutôt qu’il peut être égal, ou plus élevé que celui-ci, mais jamais inférieur à lui.
Ta pensée me semble assez claire ; mais ce degré est difficile à concevoir nettement.
Je t’ai dit et redit que j’avais dix-huit ans ! Je pensais, comme je le pouvais, à un degré de l’ordre et de la distribution des parties, et des éléments assemblés pour former un être… Mais tous ces êtres dont j’ai parlé sont de ceux que produit la nature. Ils s’accroissent, de façon telle que la matière dont ils sont faits, les formes qu’ils revêtent, les fonctions qu’ils comportent, les moyens qu’ils possèdent de composer avec les localités et les saisons, soient liés entre eux invisiblement par de secrètes relations ; et c’est là peut-être ce que veulent dire ces mots : « produit par la nature ».
Mais quant aux objets qui sont œuvres de l’homme, il en va tout autrement. Leur structure est… un désordre !
Comment se peut-il ?
Quand tu penses, ne sens-tu pas que tu déranges secrètement quelque chose ; et quand tu t’endors, ne sens-tu pas que tu la laisses s’arranger comme elle peut ?
Je ne sais…
Cela ne fait rien ! Je poursuis. Les actes de l’homme qui construit, ou qui fabrique quelque chose, ne s’inquiètent pas de « toutes » les qualités de la substance qu’ils modifient, mais seulement de quelques-unes. Ce qui est suffisant à notre but, voilà ce qui nous importe. Ce qui suffit à l’orateur, ce sont les effets du langage. Ce qui suffit au logicien, ce sont ses relations et sa suite ; et comme l’un néglige la rigueur, l’autre, les ornements. Et de même, dans l’ordre matériel : une roue, une porte, une cuve, demandant telle solidité, tel poids, telles facilités d’ajustement ou de travail ; et si le châtaignier, ou l’orme, ou le chêne y sont également (ou presque également) propres, le charron ou le menuisier les emploieront à peu près indifféremment, ne regardant qu’à la dépense. Mais tu ne vois pas dans la nature le citronnier produire des pommes, quoique, peut-être, cette année-là, elles lui coûteraient moins cher à former que des citrons.
L’homme, te dis-je, fabrique par abstraction ; ignorant et oubliant une grande partie des qualités de ce qu’il emploie, s’attachant seulement à des conditions claires et distinctes, qui peuvent, le plus souvent, être simultanément satisfaites, non par une seule, mais par plusieurs espèces de matières. Il boit du lait, ou du vin, ou de l’eau, ou de la cervoise, indifféremment dans l’or, dans le verre, dans la corne ou dans l’onyx ; et que le vase soit large ou élancé, ou en forme de feuille, ou de fleur, ou bizarrement tordu sur son pied, le buveur ne regarde guère que le boire. Celui même qui a fait cette coupe, n’a jamais pu que grossièrement accorder entre elles sa substance, sa forme et sa fonction. Car la subordination intime de ces trois choses et leur profonde liaison ne pourraient être l’œuvre que de la nature naturante elle-même. L’artisan ne peut faire son ouvrage sans violer ou déranger un ordre, par les forces qu’il applique à la matière pour l’adapter à l’idée qu’il veut imiter, et à l’usage qu’il prévoit. Il est donc conduit inévitablement à produire des objets dont l’ensemble est d’un degré toujours inférieur au degré de leurs parties. S’il construit une table, l’assemblage de ce meuble est un arrangement bien moins complexe que celui de la texture des fibres du bois, et il rapproche grossièrement, dans un certain ordre étranger, les morceaux d’un grand arbre, lesquels s’étaient formés et développés dans d’autres rapports.
Il me vient à l’esprit un étrange exemple de ce désordre.
Et lequel ?
L’ordre même, l’ordre si admirable, que l’art du stratège impose aux individus eux-mêmes, quand on les prépare à servir dans le rang. Te souvient-il, cher Socrate, de ces journées dépensées aux alignements, et aux formations, ou massives ou déployées, qui accoutument la jeunesse à l’obéissance militaire et à l’unanimité dans l’action ?
Par Hercule ! je fus soldat, et bon soldat.
Eh bien, ces longues lignes hérissées, ces phalanges de formidable carrure, ces rectangles armés, que nous formions dans les plaines poussiéreuses, n’étaient-ce pas des figures très simples, cependant que chaque élément de ces figures était l’objet le plus complexe du monde, un homme ? Et même, parmi ces hommes, il y avait des Socrates et des Phidias, des Périclès et des Zénons, admirables éléments en qui s’ajoute à la complexité ordinaire des humains, toute celle des univers possibles qu’ils ont dans l’esprit !
Ton exemple est assez bon. J’ai souvenir qu’il me fallait quelquefois en appeler à ma raison, pour faire accepter à mon âme riche et nombreuse, ce rôle de simple unité et de partie indiscernable d’une armée. Tu vois donc que l’ordre et le désordre, convenablement maniés, expliquent, ou, du moins, rapprochent bien des choses.
Je vois que, mis en mouvement par cet objet trouvé sur le bord de la mer et auquel tout autre que toi n’eût prêté la moindre attention, ton génie adolescent s’est élevé presque aussitôt à la considération d’une différence très importante, et très simple. Tu as tiré de l’incident le plus mince, cette pensée que les créations humaines se réduisent au conflit de deux genres d’ordre, dont l’un, qui est naturel et donné, subit et supporte l’autre, qui est l’acte des besoins et des désirs de l’homme.
J’ai cru cela. L’homme n’a pas besoin de toute la nature, mais seulement d’une partie d’elle. Philosophe est celui qui se fait une idée plus étendue, et veut avoir besoin de tout. Mais l’homme qui ne veut que vivre, n’a besoin ni du fer ni de l’airain « en eux-mêmes » ; mais seulement de telle dureté ou de telle ductilité. Il est contraint de les prendre où elles se trouvent, c’est-à-dire dans un métal qui a aussi d’autres qualités indifférentes… Il ne regarde que son but. S’il veut enfoncer un clou, il le frappe avec une pierre, ou avec un marteau qui est de fer, ou de bronze, ou même de bois très dur ; et il l’enfonce à petits coups, ou d’un seul plus énergique, ou parfois par une pression ; qu’importe à lui ? Le résultat est le même, le clou est enfoncé. Mais si l’on ne regarde pas à suivre le fil de cette action, et qu’on envisage toutes les circonstances, ces opérations paraissent entièrement différentes, et des phénomènes incomparables entre eux.
Je conçois maintenant comme tu as pu hésiter entre le construire et le connaître.
Il faut choisir d’être un homme, ou bien un esprit. L’homme ne peut agir que parce qu’il peut ignorer, et se contenter d’une partie de cette connaissance qui est sa bizarrerie particulière, laquelle connaissance est un peu plus grande qu’il ne faut !
C’est pourtant ce petit excès qui nous fait hommes !
Hommes ?… Crois-tu donc que les chiens ne voient pas les étoiles, dont ils n’ont que faire ? Il leur suffirait que leur œil perçût les choses terrestres ; mais il n’est pas si exactement adapté à la pure utilité, qu’il ne soit capable, cependant, des corps célestes, et de la majestueuse ordonnance de la nuit.
Ils aboient inlassablement vers la lune !
Et les humains, de mille manières, ne s’efforcent-ils pas de remplir ou de rompre le silence éternel de ces espaces infinis qui les effraye ?
Ta propre vie s’y est consumée !… Mais moi, je ne me console point de la mort de cet architecte qui était en toi, et que tu as assassiné pour avoir trop médité sur le fragment d’une coquille ! Avec ta profondeur et tes finesses prodigieuses, Socrate, tu aurais laissé derrière toi nos constructeurs les plus fameux. Ictinos, ni Eupalinos de Mégare, ni Chersiphron de Gnosse, ni Spinthanos de Corinthe, n’eussent été capables de rivaliser avec Socrate l’Athénien.
Phèdre, je t’en supplie !… Cette matière subtile dont nous sommes faits à présent, ne nous permet pas de rire. Je me sens devoir rire, mais, je ne puis pas… Cesse donc !
Mais sans rire, Socrate, qu’aurais-tu fait, architecte ?
Que sais-je ?… Je vois seulement, à peu près comme j’aurais conduit mes pensées.
Conduis-les tout au moins jusqu’au seuil de l’édifice que tu n’as pas construit.
Il me suffit de poursuivre cette espèce de raisonnement de rêverie que je te faisais tout à l’heure.
Nous avons dit, — ou à peu près dit, — que toutes les choses visibles procèdent de trois modes de génération, ou de production qui, d’ailleurs, se mêlent et se pénètrent... Les unes font principalement paraître le hasard, comme on le voit par les débris d’une roche, ou par un paysage, non choisi, peuplé de plantes çà et là poussées. Les autres, — comme la plante elle-même, ou l’animal, ou le morceau de sel, dont les facettes pourprées s’agglomèrent mystérieusement, font concevoir un accroissement simultané, sûr et aveugle, dans une durée où ils semblent contenus en puissance. On dirait que ce que ces choses seront attende ce qu’elles furent ; et aussi qu’elles augmentent en harmonie avec les autres choses environnantes… Il y a, enfin, les œuvres de l’homme, qui traversent, en quelque sorte, cette nature et ce hasard ; les utilisant, mais les violant, et en étant violées selon ce que nous avons dit, il y a un instant.
Or, l’arbre ne construit ses branches ni ses feuilles ; ni le coq son bec et ses plumes. Mais l’arbre et toutes ses parties ; et le coq, et toutes les siennes, sont construits par les principes eux-mêmes, non séparés de la construction. Ce qui fait, ce qui est fait, sont indivisibles ; et il en est ainsi de tous les corps vivants, ou quasi vivants, comme les cristaux. Ce ne sont pas des actes qui les engendrent ; et on ne peut expliquer leur génération par aucune combinaison d’actes, car les actes supposent déjà les vivants.
On ne peut dire, non plus, qu’ils soient spontanés, — ce mot est un simple aveu d’impuissance…
Nous savons, d’ailleurs, que mille choses sont nécessaires dans le voisinage de ces êtres, pour qu’ils soient. Ils dépendent de toutes choses, quoique l’action de toutes choses semble, à soi seule, incapable de les créer.
Mais quant aux objets faits par l’homme, ils sont dus aux actes d’une pensée.
Les principes sont séparés de la construction, et comme imposés à la matière par un tyran étranger qui les lui communique par des actes. La nature, dans son travail, ne distingue pas les détails de l’ensemble ; mais pousse à la fois de toutes parts, s’enchaînant à elle-même, sans essais, sans retours, sans modèles, sans visée particulière, sans réserves ; elle ne divise pas un projet de son exécution ; elle ne va jamais directement et sans égard aux obstacles ; mais elle se compose avec eux, les mélange à son mouvement, les tourne ou les emploie ; comme si le chemin qu’elle prend, la chose qui emprunte ce chemin, le temps dépensé à le parcourir, les difficultés même qu’il oppose, étaient d’une même substance. Si un homme agite son bras, on distingue ce bras de son geste, et l’on conçoit entre le geste et le bras une relation purement possible. Mais, du côté de la nature, ce geste du bras et le bras même ne se peuvent séparer…
Le construire serait donc de créer par principes séparés ?
Oui, le fait de l’homme est de créer en deux temps dont l’un s’écoule dans le domaine du pur possible, au sein de la substance subtile qui peut imiter toutes choses et les combiner à l’infini entre elles. L’autre temps est celui de la nature. Il contient, d’une certaine façon, le premier, et d’une autre façon, il est contenu en lui. Nos actes participent des deux. Le projet est bien séparé de l’acte, et l’acte, du résultat.
Mais, comment peut-on concevoir la séparation, et comment trouver les principes ?
Ils ne sont pas toujours si distincts que je l’ai dit. Et tous les hommes, d’ailleurs, ne les distinguent pas également. Mais une réflexion très simple et très primitive suffit à en donner l’idée. L’homme discerne trois grandes choses dans le Tout : il y trouve son corps, il y trouve son âme : et il y a le reste du monde. Entre ces choses, se fait un commerce incessant, et parfois même une confusion s’opère ; mais jamais un certain temps ne s’écoule, que ces trois choses ne se distinguent l’une de l’autre nettement. On dirait que leur mélange n’est pas durable, et que cette division doive nécessairement se réveiller, de temps à autre.
L’homme qui dort prend quelquefois sa jambe pour une pierre, et son repos pour un mouvement. Il prend son désir pour une lumière ; le bruit de son sang pour une voix mystérieuse ; le sentiment de son propre visage effleuré par une mouche lui apparaît un visage terrifiant qui le poursuivrait… Mais, en effet, tout cela ne saurait durer. Il se réveille, rejetant le passé loin de son corps, le réservant à son âme ; il divise de nouveau toutes choses et se rebâtit selon ses principes.
Il est donc raisonnable de penser que les créations de l’homme sont faites, ou bien en vue de son corps, et c’est là le principe que l’on nomme utilité, ou bien en vue de son âme, et c’est là ce qu’il recherche sous le nom de beauté. Mais, d’autre part, celui qui construit ou qui crée, ayant affaire au reste du monde et au mouvement de la nature, qui tendent perpétuellement à dissoudre, à corrompre, ou à renverser ce qu’il fait ; il doit reconnaître un troisième principe, qu’il essaye de communiquer à ses œuvres, et qui exprime la résistance qu’il veut qu’elles opposent à leur destin de périr. Il recherche donc la solidité ou la durée.
Voilà bien les grands caractères d’une œuvre complète.
La seule architecture les exige, et les porte au point le plus haut.
Je la regarde comme le plus complet des arts.
Ainsi, le corps nous contraint de désirer ce qui est utile ou simplement commode ; et l’âme nous demande le beau ; mais le reste du monde, et ses lois comme ses hasards, nous oblige à considérer en tout ouvrage, la question de sa solidité.
Mais ces principes, si distincts dans l’expression que tu en donnes, ne sont-ils pas, dans le fait, toujours mêlés ? Il me semblait parfois qu’une impression de beauté naquît de l’exactitude ; et qu’une sorte de volupté fût engendrée par la conformité presque miraculeuse d’un objet avec la fonction qu’il doit remplir. Il arrive que la perfection de cette aptitude excite en nos âmes le sentiment d’une parenté entre le beau et le nécessaire ; et que la facilité, ou la simplicité finales du résultat, comparées à la complication du problème, nous inspirent je ne sais quel enthousiasme. L’élégance inattendue nous enivre. Rien, dans ces heureuses fabrications, rien ne figure que d’utile : elles ne retiennent plus rien qui ne soit uniquement déduit des exigences de l’effet à obtenir ; mais on sent qu’il fallait presque un dieu pour une déduction si pure. Il y a des outils admirables, étrangement clairs, et nets comme des ossements ; et, comme eux, qui attendent des actes ou des forces, et rien de plus.
Ils se font faits d’eux-mêmes, en quelque sorte ; l’usage séculaire a trouvé nécessairement la meilleure forme. La pratique innombrable rejoint un jour l’idéal, et s’y arrête. Les milliers d’essais de milliers d’hommes convergent lentement vers la figure la plus économe et la plus sûre : celle-ci atteinte, tout le monde l’imite ; et les millions de ces répliques répondent à jamais aux myriades de tâtonnements antérieurs, et les recouvrent. Cela se voit jusque dans l’art capricieux des poètes, et non seulement dans le matériel du charron et de l’orfèvre… Qui sait même, Phèdre, si l’effort des humains dans la recherche de Dieu ; les pratiques, les prières essayées, la volonté obstinée de trouver les plus efficaces… Qui sait si les mortels, à la longue, ne trouveront pas une certitude, — ou une incertitude, stable, et conforme exactement à leur nature, — sinon à celle même du Dieu ?
Il y a aussi des discours si brefs, et dont quelques-uns n’ont qu’un mot ; mais si pleins, et qui dans leur nette énergie, répondent à tout si profondément, qu’ils paraissent concentrer des années de discussions internes et d’éliminations secrètes ; ils sont indivisibles et décisifs comme des actes souverains. Les hommes vivront longtemps de ces quelques paroles !… Et les géomètres ? Crois-tu qu’il n’y ait pas chez eux une recherche singulière, et des exemples merveilleux de cette espèce rigoureuse de beauté ?
Mais elle est ce qu’ils ont de plus précieux ! — Chaque but particulier qu’ils poursuivent, ils y tendent par le rapprochement des vérités les plus générales ; lesquelles, ils semblent, d’abord, réunir et composer sans arrière-pensée. Ils dissimulent leur dessein, ils cachent leur visée réelle. On ne voit pas d’abord où ils veulent en venir… Pourquoi tirer cette ligne ? Pourquoi nous rappeler cette proposition ?… Pourquoi faire ceci et non cela ? — Il n’est plus question du problème qui était en jeu. On dirait qu’ils l’ont oublié, et qu’ils se perdent dans l’éloignement dialectique… Mais, tout à coup, ils font une simple remarque. L’oiseau tombe des nues, la proie est à leurs pieds et nous nous demandons encore ce qu’ils prétendent faire, que déjà ils nous regardent en souriant !
Avec mépris.
Ces artistes-là n’ont point de raison d’être modestes. Ils ont trouvé le moyen de mêler inextricablement la nécessité et les artifices. Ils inventent des tours et des prestiges, qui sont comme la jonglerie de la raison. La plus grande liberté naît de la plus grande rigueur. Mais quant à leur secret, il est assez connu. Ils substituent à la nature, contre laquelle s’évertuent les autres artistes, une nature plus ou moins extraite de la première, mais dont toutes les formes et les êtres ne sont enfin que des actes de l’esprit ; actes bien déterminés et conservés par leurs noms. De cette manière essentielle, ils construisent des mondes parfaits en eux-mêmes, qui s’éloignent parfois du nôtre au point d’être inconcevables ; et parfois s’en approchent, jusqu’à coincider en partie avec le réel.
Et il arrive que l’extrême de la spéculation donne parfois des armes à la pratique…
Cette étendue de leurs pouvoirs est le triomphe même de ce mode de construire dont je te parlais.
Par principes séparés ?
Par principes séparés.
Je vois bien ces principes et cette séparation dans les choses spéculatives ; mais le réel se prête-t-il aussi bien à ces distinctions ?
Pas si aisément. Tout ce qui est sensible existe, en quelque sorte, de plusieurs façons. Tout ce qui est réel tient à une infinité de suites, remplit mille fonctions ; il emporte avec soi bien plus de caractères et de conséquences que l’acte d’une pensée n’en peut embrasser. Mais dans certains cas, et pour un certain temps, l’homme se soumet cette réalité si nombreuse et en triomphe quelque peu.
J’ai entendu les mêmes choses au Pirée. Une bouche très salée tenait des propos peu différents de ceux-ci. Elle disait crûment qu’il fallait ruser avec la nature ; et, suivant l’occurrence, l’imiter pour la contraindre, l’opposer à elle-même, et lui ravir les secrets qui se retournassent contre son mystère.
Tu as donc connu une quantité d’Eupalinos ?
Je suis naturellement curieux des gens de métier. Je recherche avidement les personnes de qui les idées et les actes s’interrogent et se répondent nettement. Mon sage du Pirée était un Phénicien d’une étrange multiplicité. Il fut d’abord esclave, en Sicile. D’esclave, il devint mystérieusement le patron d’une barque ; et de marin, se fit maître calfat. Las de radoubs, et laissant les vieilles coques pour les neuves, il s’institua constructeur de navires. Sa femme tenait un cabaret à quelques pas de son chantier. Je n’ai pas vu de mortel plus varié dans ses moyens, plus instruit en stratagèmes : plus curieux de tout ce qui ne le regardait pas, plus habile à s’en servir dans les choses qui le concernaient… Il envisageait toutes les affaires sous le seul rapport de la pratique et des procédés. Même le vice et la vertu lui étaient des occupations qui ont leurs temps et leurs élégances particuliers, et qui s’exercent selon l’occasion. « Parfois, disait-il, on prend le largue, et parfois on est au plus près. L’essentiel est de naviguer proprement ! »
Je pense bien qu’il a dû sauver quelques hommes dans des événements de mer, et en assassiner quelques autres à cause de ces difficultés qui naissent dans les lupanars, ou dans des négociations laborieuses entre pirates. Mais le tout, bien exécuté !
J’ai grand’peur que son ombre ne soit du côté de chez Ixion !
Bah ! Il se sera tiré d’affaire… Il n’a jamais perdu la tête. Il se répétait à tout moment : Tiens bon ! Tiens bon !… Quel brave homme c’était !… Jamais un regret, jamais un reproche, jamais un remords, jamais un souhait… Mais tout acte, et argent comptant !
Que vient faire cette canaille dans notre analyse ?
Tu vas voir quel coup de main le cher homme va nous donner ! Sache donc, délectable Socrate, qu’il était pourvu des oreilles les plus fines et les plus profondes que jamais crâne ait possédées. Tout ce qui pénétrait dans ces labyrinthes embroussaillés était la proie d’un monstre singulièrement avide. La bête qui s’abritait dans cette forte coquille, s’engraissait de toutes choses précises. Je ne sais combien de langages, de recettes, elle avait digérés ! Combien de sagesses variées elle avait changées en une substance choisie ! Elle avait sucé tant d’autres cervelles ! Je l’imaginais entourée des débris et des coques vides de mille esprits épuisés !
Mais tu me peins un poulpe !
Mais un poulpe qui interroge les eaux peuplées, choisit, bondit, brandissant ses fouets dans l’épaisseur de l’onde, et qui vertigineusement s’empare de ce qui lui convient, n’est-il pas un vivant cent fois plus vivant que l’immobile éponge ? Combien d’éponges nous avons connues, collées à jamais sous un portique d’Athènes, absorbant et restituant sans effort toutes les opinions fluctuantes autour d’elles ; éponges de paroles baignées, imbues indifféremment de Socrate, d’Anaxagore, de Mélittos, du dernier qui a parlé !… Les éponges et les sots ont ceci de commun qu’ils adhèrent, ô Socrate !
Mais quant à mon fils de la mer, enfant très curieux de la putain retentissante qui appelle éternellement les hommes, il s’était approprié et assimilé ce qui était le meilleur quant à lui-même. Issu d’aventures étonnantes, et de pêches véritablement miraculeuses ; pâli, noirci, doré successivement par les climats ; ayant observé de ses propres yeux les météores qui ne se rencontrent presque jamais ; rusé avec les poissons les plus subtils ; séduit les marchands les plus durs, embobiné les plus infidèles, et barguigné, çà et là, quant au salaire, — à donner, ou… à recevoir, — avec bien des aigres prostituées, — cet homme, le croirais-tu ? quand il revenait des périls, allait, se reprenant des plus basses débauches, s’entretenir avec les savants hommes, les sages et les doctes qu’il avait appris de révérer.
Et où l’avait-il appris ?
Sur la mer. Là, quand tu es perdu loin des terres, le navire étant comme un aveugle abandonné sur le toit d’une maison, il arrive que le conseil donné par un de ces sages, te soit le signe du salut. Une parole de Pythagore, un précepte et un nombre qu’on retint de Thalès, si tout à coup quelque planète se découvre, et si le sang-froid ne t’a pas abandonné, te reconduisent à la vie.
Mais, toi-même, où me conduis-tu ?
Je voulais te guider aux édifices de bois que bâtissait le Phénicien. Il fallait peindre l’homme, tout d’abord… Si tu l’avais vu, une seule fois, avec ses yeux bordés de rouge, et pareils aux fonds cuivrés de la mer brûlante sur lesquels se rencontre le poisson vert qui est dangereux à manger !… Mais nous parlions, cher Socrate, du mariage de la pratique avec la théorie. Je pensais te faire sentir à quel point les vicissitudes de sa vie, les leçons qu’elle lui avait vendues, celles qu’il avait prises des sages, se combinaient dans son esprit. Ce Phénicien audacieux ne cessait de considérer dans son âme le problème de la navigation. En soi-même, il agitait incessamment l’Océan. Qu’est-ce que l’homme peut opposer à cet univers inconstant, travaillé de loin par les astres, couru de houles et de montagnes transparentes, incertain sur ses bords, inconnu dans ses profondeurs ; origine de tout ce qui vit, mais tombe impénétrable aux mouvements de berceau, et recouverte de lumière ? — Son démon industrieux le poussait à vouloir faire les meilleurs vaisseaux qui eussent jamais entamé les ondes de leur tailloir. Et cependant que ses émules se bornaient à imiter les modèles en usage ; de copie en copie, continuaient de reconstruire la nef d’Ulysse, sinon même l’arche immémoriale de Jason, lui, Tridon le Sidonien, ne cessant d’approfondir les parties inexplorées de son art, brisant les assemblages d’idées pétrifiées, reprenant les choses à leur source…
La plupart, cher Phèdre, raisonnent sur des notions qui, non seulement sont « toutes faites », mais encore que personne n’a faites. Nul n’en est responsable, et donc elles servent mal tout le monde.
Mais lui, te dis-je, s’était fait des clartés toutes personnelles…
Ce sont là les seules qui puissent être universelles…
Il imaginait passionnément les natures des vents et des eaux, la mobilité et la résistance de ces fluides. Il méditait la génération des tempêtes et des calmes ; la circulation des courants tièdes, et de ces fleuves immiscibles, qui coulent, mystérieusement purs, entre des murailles sombres d’eau salée ; il considérait les caprices et les repentirs des brises, les incertitudes des fonds et des passes, et des traîtres estuaires…
Par Dieu ! Comment de tout ceci faisait-il un navire ?
Il croyait qu’un navire doit être, en quelque sorte, créé par la connaissance de la mer, et presque façonné par l’onde même !… Mais cette connaissance consiste, à la vérité, à remplacer la mer, dans nos raisonnements, par les actions qu’elle exerce sur un corps, — tellement qu’il s’agisse pour nous de trouver les autres actions qui s’opposent à celles-ci, et que nous n’ayons plus affaire qu’à un équilibre de pouvoirs, les uns et les autres empruntés à la nature, où ils ne se combattaient pas utilement. Mais nos pouvoirs, en cette matière, se réduisent à disposer de formes et de forces. Tridon me disait qu’il imaginait son vaisseau suspendu au bras d’une grande balance, dont l’autre bras supportait une masse d’eau… — Mais je ne sais trop ce qu’il entendait par là… Mais encore, la mer agitée ne se contente pas de cet équilibre. Tout se complique avec le mouvement. Il cherchait donc quelle soit la forme d’une coque, dont la carène demeure à peu près la même, que le navire roule d’un bord à l’autre, — ou qu’il danse, d’autre façon, autour de quelque centre… Il traçait d’étranges figures qui lui rendaient visibles, à lui, les secrètes propriétés de son flotteur ; mais, moi, je n’y reconnaissais rien d’un navire.
Et d’autres fois, il étudiait la marche et les allures ; espérant et désespérant d’imiter la perfection des poissons les plus rapides. Ceux qui nagent facilement en surface, et se jouent dans l’écume entre deux plongées, l’intéressaient entre tous. Il parlait, avec l’abondance d’un poète, des thons et des marsouins, au milieu des bonds et des libertés desquels il avait si longtemps vécu. Il chantait leurs grands corps polis comme des armes ; leurs museaux comme écrasés par la masse de l’eau opposées à leur marche ; leurs ailerons et leurs nageoires, rigides comme le fer, et coupants comme lui, mais sensibles à leurs pensées de poissons, et gouvernant vers leurs destins, selon leurs caprices ; et puis, leur maîtrises vivante au milieu des tempêtes ! On eût dit qu’il sentait par lui-même, leurs formes favorables conduire, de la tête vers la queue, par le chemin le plus rapide, les eaux qui se trouvent devant eux, et qu’il s’agit, pour avancer, de remettre derrière soi… C’est une chose admirable, ô Socrate, que d’une part, si nul obstacle n’empêche ta course, la course est tout à fait impossible ; tous les efforts que tu enfantes se détruisent l’un l’autre, et tu ne peux pousser d’un côté, sans te repousser de l’autre, avec une égale puissance. Mais, d’autre part, l’obstacle nécessaire étant réalisé, il travaille contre toi ; il boit tes fatigues, et te concède parcimonieusement l’espace dans le temps. C’est ici que le choix d’une forme est l’acte délicat de l’artiste : car c’est à la forme de prendre à l’obstacle ce qu’il lui faut pour avancer, mais de n’en prendre que ce qui empêche le moins le mobile.
Mais ne peut-on copier le marsouin, ou le thon eux-mêmes, et piller directement la nature ?
Je le croyais naïvement. Tridon m’a détrompé.
Mais un marsouin n’est-il pas une sorte de navire ?
Tout change avec la grosseur. La forme ne suit pas l’accroissement si simplement ; et ni la solidité des matériaux, ni les organes de direction, ne le supporteraient. Si une qualité de la chose grandit selon la raison arithmétique, les autres grandissent autrement.
Tridon fit-il, du moins, quelque chose de bon ?
Quelques merveilles sur la mer. Quelques autres, sans doute, sont par le fond, et attendent, cuirassées de moules, le temps que la mer se dessèche.
Mais j’ai vu prendre le large à la plus pure de ses filles, la fine Fraternité aux formes fuyantes, le soir qu’elle partit pour son premier voyage. Sa joue écarlate recevait tous les baisers qui bondissent de la route ; les triangles bien tendus de ses voiles pleines et dures appuyaient sa hanche à la lame…
Ô Vie… Et pour moi, les voiles noires et molles du vaisseau chargé de prêtres, qui revenant péniblement de Délos, et se traînant sur ses rames…
Comme tu supportes mal de revivre ta belle vie !
Phèdre, mon pâle Phèdre, Ombre sœur de mon Ombre, je le sens bien que mes regrets seraient infinis s’ils avaient quelque substance à travailler, et si la chair ne manquait à leur exercice ! Ils commencent de sévir, et ils n’achèvent point ! Ils se dessinent, mais il ne se peut point qu’ils se colorent !… Y a-t-il quelque chose de plus vain que l’ombre d’un sage ?
Un sage même.
Hélas ! un sage même, qui ne laisse après soi que le personnage d’un parleur, et diverses paroles immortellement abandonnées… Qu’ai-je donc fait que de donner à croire au reste des humains que j’en savais bien plus qu’eux-mêmes sur les choses les plus douteuses ? — Et le secret de le faire croire consiste dans une mort si bien conduite, parée d’une telle injustice, et de telles amitiés environnée, qu’elle obscurcisse le soleil, et déconcerte la nature. Qu’est-ce qu’il y a de plus redoutable que d’en faire une sorte de chef-d’œuvre ?… La vie ne peut pas se défendre contre ces immortelles agonies. Elle imagine invinciblement, la naïve, que le plus beau de la tragédie commence après le dernier mot du dernier vers !… Les plus profonds regards de l’homme sont pour le vide. Ils convergent au delà du Tout.
Hélas ! hélas ! J’ai usé d’une vérité et d’une sincérité bien plus menteuses que les mythes, et que les paroles inspirées. J’enseignais ce que j’inventais… Je faisais des enfants aux âmes séduites, et je les accouchais habilement.
Tu es dur pour nous tous.
Si vous ne m’eussiez pas écouté, mon orgueil eût cherché de quelque autre manière à se soumettre vos pensées… J’eusse bâti, chanté… Ô perte pensive de mes jours ! Quel artiste j’ai fait périr !… Quelles choses j’ai dédaignées, mais quelles choses enfantées !… Je me sens contre moi-même le Juge de mes Enfers spirituels ! Tandis que la facilité de mes propos fameux me poursuit et m’afflige, voici que je suscite pour Euménides mes actions qui n’ont pas eu lieu, mes œuvres qui ne sont pas nées, — crimes vagues et énormes que ces absences criantes ; et meurtres, dont les victimes sont des choses impérissables !…
Console-toi… Tu les regretterais bien davantage si tu les avais engendrées ! Rien ne semble si beau, et ne nous remord si amèrement que les occasions manquées ! Mais si nous les avons laissé perdre, n’est-ce pas que nous ne pouvions les saisir sans troubler tout le cours du monde ?
C’est bien là ce que nous voudrions !… Quelle âme hésiterait à bouleverser l’univers pour être un peu plus elle-même ? Tu sais bien que nous ne consentons à tout le reste des choses que le droit de nous convenir ! — Nous voulons très exactement que les Cieux innombrables, et que la terre, et que la mer, et que les cités ; et que les hommes aussi, et les femmes particulièrement ; et leurs âmes, et leurs forces, et leurs grâces ; et que les animaux comme les plantes ; — et même nous voulons naïvement que les Dieux, — ne soient tous ensemble, et chacun selon sa beauté qui s’adapte à notre désir, ou selon sa puissance qu’il apporte à notre faiblesse — ne soient donc que les aliments, les ornements, les condiments, les appuis, les ressources, les lumières, les esclaves, les trésors, les remparts et les délices de notre seul individu ! Comme si notre seule flamme, et cette durée absolue si brève, qui est la sienne, valussent de consumer tout ce qui fut, tout ce qui est et tout ce qui sera, pour qu’elle jette l’éclat unique, et une fois apparu, de toute jouissance et de tout savoir, relativement à l’être même qu’elle anime et qu’elle dévore !… Nous croyons que toutes les choses, et que toute l’opulence du Temps, ne sont qu’une bouchée pour notre bouche, et nous ne pouvons penser le contraire.
Tu m’éblouis et tu me consternes !
Tu ne sais pas ce que je vois maintenant que j’eusse pu faire !
Je confesse que cette ombre de désespoir que tu manifestes, et ces tentatives de remords qui semblent se disputer ton apparence, font de moi-même un fantôme de la stupeur. Si les autres t’entendaient !
Crois-tu qu’ils ne me comprendraient pas ?
Presque tout le monde ici est assez vain de sa vie passée. Les scélérats eux-mêmes font parade de leur abominable gloire. Personne ne veut convenir de s’être trompé ; et toi Socrate, de qui le nom si pur impose encore aux envieuses larves, tu leur ferais ces tristes confidences, et leur demanderais leur commisération et leur mépris ?
Ne serait-ce pas continuer d’être Socrate ?
Il ne faut pas vouloir recommencer… On ne réussit pas deux fois…
Ne sois pas plus amer.
Je t’avoue que tes paroles ont quelque peu piqué mon amitié. Tu comprends bien que si tu t’abaisses toi-même, et que si tu ravales Socrate, Phèdre qui s’est donné à lui si pieusement, Phèdre se voit réduit à l’extrême de la sottise, et de la plus aveugle simplicité !
Hélas ! c’est notre état ! Mais j’essaye d’en tirer quelque chose. Ne crois-tu pas que nous devions maintenant employer cet immense loisir que la mort nous abandonne, à nous juger nous-mêmes, et à nous rejuger infatigablement, reprenant, corrigeant, essayant d’autres réponses aux événements qui sont arrivés ; et cherchant, en somme, à nous défendre de l’inexistence par des illusions, comme font les vivants de leur existence ?
Qu’est-ce donc que tu veux peindre sur le néant ?
L’Anti-Socrate.
J’en imagine plus d’un. Il y a plusieurs contraires à Socrate.
Ce sera donc… le constructeur.
Bon. L’Anti-Phèdre l’écoute.
Ô mort coéternel, ami sans défauts, et diamant de sincérité, voici :
Ce ne fut pas utilement, je le crains, chercher ce Dieu que j’ai essayé de découvrir toute ma vie, que de le poursuivre à travers les seules pensées ; de le demander au sentiment très variable, et très ignoble, du juste et de l’injuste, et que le presser de se rendre à la sollicitation de la dialectique la plus raffinée. Ce Dieu que l’on trouve ainsi n’est que parole née de parole, et retourne à la parole. Car la réponse que nous nous faisons n’est jamais assurément que la question elle-même ; et toute question de l’esprit à l’esprit même, n’est, et ne peut être, qu’une naïveté. Mais au contraire, c’est dans les actes, et dans la combinaison des actes, que nous devons trouver le sentiment le plus immédiat de la présence du divin, et le meilleur emploi de cette partie de nos forces qui est inutile à la vie, et qui semble réservée à la poursuite d’un objet indéfinissable qui nous passe infiniment.
Si donc l’univers est l’effet de quelque acte ; cet acte lui-même, d’un Être ; et d’un besoin, d’une pensée, d’une science et d’une puissance qui appartiennent à cet Être, c’est par un acte seulement que tu peux rejoindre le grand dessein, et te proposer l’imitation de ce qui a fait toutes choses. C’est là se mettre de la façon la plus naturelle à la place même du Dieu.
Or, de tous les actes, le plus complet est celui de construire. Une œuvre demande l’amour, la méditation, l’obéissance à ta plus belle pensée, l’invention de lois par ton âme, et bien d’autres choses qu’elle tire merveilleusement de toi-même, qui ne soupçonnais pas de les posséder. Cette œuvre découle du plus intime de ta vie, et cependant elle ne se confond pas avec toi. Si elle était douée de pensée, elle pressentirait ton existence, qu’elle ne parviendrait jamais à établir, ni à concevoir clairement. Tu lui serais un Dieu…
Voyons donc ce grand acte de construire. Observe, Phèdre, que le Démiurge, quand il s’est mis à faire le monde, s’est attaqué à la confusion du Chaos. Tout l’informe était devant lui. Et il n’y avait pas une poignée de matière qu’il pût prendre de sa main dans cet abîme, qui ne fût infiniment impure et composée d’une infinité de substances.
Il s’est attaqué bravement à cet affreux mélange du sec et de l’humide, du dur avec le mol, de la lumière avec les ténèbres, qui constituait ce chaos, dont le désordre pénétrait jusque dans les plus petites parties. Il a débrouillé cette boue vaguement radieuse, où il n’y avait pas une particule de pure, et en qui toutes les énergies étaient délayées, tellement que le passé et l’avenir, l’accident et la substance, le durable et l’éphémère, le voisinage et l’éloignement, le mouvement et le repos, le léger avec le grave, s’y trouvaient aussi confondus que le vin peut l’être avec l’eau, quand ils composent une coupe. Nos savants cherchent toujours à rapprocher leurs esprits de cet état… Mais le grand Formateur agissait au contraire. Il était ennemi des similitudes, et de ces identités cachées qu’il nous enchante de surprendre. Il organisait l’inégalité. Mettant les mains à la pâte du monde, il en a trié les atomes. Il a divisé le chaud d’avec le froid, et le soir d’avec le matin ; refoulé presque tout le feu dans les cavités souterraines, suspendu les grappes de glace aux treilles mêmes de l’aurore, sous les voussures de l’éternel Éther. Par lui, l’étendue fut distinguée du mouvement, la nuit le fut du jour ; et dans sa fureur de tout disjoindre, il fendit les premiers animaux qu’il venait de dissocier des plantes, en mâle et en femelle. Ayant même enfin démêlé ce qui était le plus mixte dans le trouble originel, — la matière avec l’esprit, — il a hissé au suprême de l’empyrée, à la cime inaccessible de l’Histoire, ces masses mystérieuses, dont la descente inéluctable et muette jusqu’au fond dernier de l’abîme, engendre et mesure le Temps. Il a exprimé de la fange, les mers étincelantes et les eaux pures, exondant les montagnes, et distribuant en belles îles ce qui demeurait de concret. C’est ainsi qu’il fit toutes choses, et, d’un reste de fange, les humains.
Mais le constructeur que je fais maintenant paraître, trouve devant soi pour chaos et pour matière primitive, précisément l’ordre du monde que le Démiurge a tiré du désordre du début. La Nature est formée, et les éléments sont séparés ; mais quelque chose lui enjoint de considérer cette œuvre inachevée, et devant être remaniée et remise en mouvement, pour satisfaire plus spécialement à l’homme. Il prend pour origine de son acte, le point même où le dieu s’était arrêté. — Au commencement, se dit-il, était ce qui est : les montagnes et les forêts ; les gîtes et les filons ; l’argile rouge, le blond sable, et la pierre blanche qui donnera la chaux. Il y avait aussi les bras musculeux des hommes, et les puissances massives des buffles et des bœufs. Mais il y avait, d’autre part, les coffres et les greniers des tyrans intelligents, et des citoyens démesurément enrichis par leurs négoces. Et il y avait enfin des pontifes qui souhaitaient de loger leur dieu ; et de si puissants rois qu’ils n’avaient plus rien à désirer qu’une tombe sans pareille ; et des républiques qui rêvaient d’inexpugnables murs ; et des archontes délicats, pleins de faiblesses pour les acteurs et les musiciennes, qui brûlaient de leur faire construire, aux dépens des caisses du fisc, les théâtres les plus sonores.
Or, il ne faut pas que les dieux demeurent sans toit, et les âmes sans spectacles. Il ne faut pas que les masses du marbre demeurent mortellement dans la terre, constituant une nuit solide ; et que les cèdres et les cyprès se contentent de finir par la flamme ou par la pourriture, quand ils peuvent se changer en des poutres odorantes, et en des meubles éblouissants. Mais il faut encore moins que l’or des riches hommes paresseusement dorme son lourd sommeil dans les urnes et dans les ténèbres du trésor. Ce métal si pesant, quand il s’associe d’une fantaisie, prend les vertus les plus actives de l’esprit. Il en a la nature inquiète. Son essence est de fuir. Il se change en toutes choses, sans être changé lui-même. Il soulève les blocs de pierre, perce les monts, détourne les fleuves, ouvre les portes des forteresses et les cœurs les plus secrets ; il enchaîne les hommes ; il habille, il déshabille les femmes, avec une promptitude qui tient du miracle. C’est bien le plus abstrait agent qui soit après la pensée ; mais encore elle n’échange et n’enveloppe que des images, cependant qu’il excite et qu’il favorise la transmutation de toutes les choses réelles, les unes dans les autres ; lui, demeurant incorruptible, et traversant pur toutes les mains.
L’or, les bras, les projets, les substances variées, tout étant en présence, rien néanmoins n’en résulte.
— Me voici, dit le constructeur, je suis l’acte. Vous êtes la matière, vous êtes la force, vous êtes le désir ; mais vous êtes séparés. Une industrie inconnue vous a isolés et préparés selon ses moyens. Le Démiurge poursuivait ses desseins qui ne concernent pas ses créatures. La réciproque doit venir. Il ne s’est pas inquiété des soucis qui devaient naître de cette même séparation qu’il s’est diverti, ou bien qu’il s’est ennuyé de faire. Il vous a donné de quoi vivre, et même de quoi jouir de bien des choses, mais non point généralement de celles dont vous auriez précisément l’envie.
Mais je viens après lui. Je suis celui qui conçois ce que vous voulez, un peu plus exactement que vous-mêmes ; je consumerai vos trésors avec un peu plus de suite et de génie que vous le faites ; et sans doute, je vous coûterai très cher ; mais à la fin tout le monde y aura gagné. Je me tromperai quelquefois, et nous verrons quelques ruines ; mais on peut toujours, et avec un grand avantage, regarder un ouvrage manqué comme un degré qui nous approche du plus beau.
Je les tiens très heureux que tu sois un architecte mort !
Faut-il me taire, Phèdre ? — Tu ne sauras donc jamais quels temples, quels théâtres, j’eusse conçus dans le pur style socratique !… J’allais te faire penser comment j’aurais conduit mon ouvrage. Je déployais d’abord toutes les questions, et je développais une méthode sans lacunes. Où ? — Pour quoi ? — Pour qui ? — À quelle fin ? — De quelle grandeur ? — Et circonvenant de plus en plus mon esprit, je déterminais au plus haut point l’opération de transformer une carrière et une forêt, en édifice, en équilibres magnifiques !… Et je dressais mon plan, eu égard à l’intention des humains qui me payent ; compte tenu des localités, des lumières, des ombres et des vents ; choix fait de l’emplacement selon sa grandeur, son exposition, ses accès, ses tenants et aboutissants et la nature profonde du sous-sol…
Puis, de matières brutes, j’allais composer mes objets tout ordonnés à la vie et à la joie de la race vermeille… Objets très précieux pour le corps, délicieux à l’âme, et que le Temps lui-même doive trouver si durs et si difficiles à digérer, qu’il ne puisse les réduire qu’à coups de siècles ; et encore, les ayant revêtus d’une seconde beauté : une dorure douce sur eux, une majesté sacrée sur eux, et un charme de comparaisons naissantes et de secrète tendresse tout autour d’eux, institué par la durée… Mais tu ne sauras plus rien. Tu ne peux concevoir que l’ancien Socrate, et ton ombre routinière…
Fidèle, Socrate, fidèle.
Alors, il faut me suivre ; et si je change, changer !
Mais vas-tu donc dans l’éternité révoquer toutes ces paroles qui te firent immortel ?
Là-bas, immortel, — relativement aux mortels !… — Mais ici… Mais il n’y a pas d’ici, et tout ce que nous venons de dire est aussi bien un jeu naturel du silence de ces enfers, que la fantaisie de quelque rhéteur de l’autre monde qui nous a pris pour marionnettes !
C’est en quoi rigoureusement consiste l’immortalité.