Eurydice deux fois perdue/Notes et fragments

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Société Littéraire de France (p. 95-134).


NOTES ET FRAGMENTS


C’est l’automne aux paupières peintes.

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On dirait que l’eau pend du ciel sans se détacher.

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On dirait que le ciel descend prendre à la terre sa mélancolie et les rêves tristes de ses enfants, comme le calife qui, dans les fables, se déguise en pauvre et erre la nuit dans les bazars ; et lui nous comprend peut-être, mais que saurions-nous comprendre et répondre ?

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Chante le printemps avant l’oiseau comme, avant la feuille, l’oiseau chante avril et bientôt mai.

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La corne de la lune comme le geste de la main d’une femme qui dit adieu.

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Tout est misérable, tout souffre, tout m’écrase. Où est-il le cœur qui espère, plein, comme une forêt, de déchirures vertes ?

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À l’heure où l’ombre d’une feuille tombe sur l’autre et que chaque arbre est vert et noir.

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Récapitulons : je suis libre, j’ai la froide, la sacrilège, j’ai la brutale liberté, la liberté qui tue les âmes.

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Le bonheur, c’est de sentir le bonheur, d’imaginer toutes les possibilités de bonheur ; c’est de regarder dans la maison du bonheur sans en chercher l’entrée.

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Et la douleur court dans la chair comme une aiguille dans l’étoffe.

* * *

Déjà, déjà, c’est un petit livre ce cahier.

Il me suffit bien en effet qu’une très douce personne, de par le monde, lise ce livre et, l’ayant lu, rêve. D’autres peuvent l’ouvrir ; son faible intérêt, son manque d’aventures le leur feront bientôt fermer ; car, nous le répétons, voici des notes, des gémissements, point ou peu de m’amours, des cris encore : certes, en aucune façon, une petite histoire.

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Reviens, reviens ; songes-tu à ce bonheur, l’un des plus inouïs, celui qu’on attend, qui s’annonce et qui revient deux jours plus tôt, à pied, sans bruit de grelots dans la cour, sans cheval qui piaffe.

* * *

Et je n’avais pas de passé, et vous avez fait le passé en moi.

* * *

Tels deux coups d’archet qui font rêver de clair de lune,

deux guirlandes de violettes au fronton d’un temple,

deux signes de paix au-dessus de tout,

avec leur grande expression de résignation, de dédain, de calme,

tes sourcils.
* * *

Vos yeux verts comme des prairies qui descendraient en pente douce, par une brume de chaleur, jusqu’à votre âme noire et souriante comme l’eau d’un puits.

* * *

Ô vos joues, vos joues pareilles au rivage, cet affreux tremblement autour de la bouche fermée, comme si le visage d’une statue s’animait et que sa matière frémît doucement autour des yeux fixes.

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Elle tient la tête baissée comme si elle retenait entre la gorge et le menton une étoffe.

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Je souffre toutes les fois que, dans la conversation, nous ne sommes pas comme des mains unies et que leur moiteur confond.

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Et son visage comme un abîme, et le pli de sa bouche qui dit : « Venez, repaissez-vous de mon silence, accroissez ma pâleur. »

* * *

Une façon de te retourner en te cachant à demi le front derrière ton épaule haussée.

Ne me regarde pas en face avec ces yeux qui ont bu la rosée.

* * *

Ni tout ton visage semblable à un fort rayon de soleil.

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Comme il est doux de sentir dans l’air ce bonheur dont on n’a pas la charge et l’entretien.

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Et quand je cherchais à y lire, ses cils formaient devant ses yeux de longs écrans que le feu faisait luire, car nous étions couchés près du foyer. Son bras comme un beau nénuphar pendait le long de mon épaule, et je la tenais dans mes bras, son âme perdue dans ses veines, flottante, et elle ne remuait pas.

* * *

Il voit venir la paix, la paix, et il gémit : « Combien de temps vais-je m’occuper à ces petites choses que les hommes font dans l’intervalle des grandes ? »

* * *

Il me semble (je pense à toi) que deux larmes font effort sous mes joues pour monter jusqu’à mes paupières et qu’elles vont, en tombant, répandre ce parfum qui n’est qu’à toi et dont il reste encore quelques précieuses gouttes dans mon cœur.

* * *

Il se peut qu’il y ait dans ce que j’écris un certain air de pureté, une naïveté qui déplairait ; je ne pouvais pas croire qu’il y eût de mauvais prêtres avant que moi-même, en quelque façon, je le devinsse.

* * *

Je ne sais quelle impression fait sur moi la parole d’un homme qui s’avoue incapable de rendre une sensation qu’il éprouve. C’est éprouver cela que je cherche, quelque chose qui me dépasse, qui me noie.

Je succombe à une joie immensément vague quand j’entends, quand je lis : ce que j’éprouvais ne se peut décrire.

* * *

Tandis que les vagues écument autour du paquebot qui siffle ; tandis que la Patrie, qui se soulève sur son flanc, se traîne au bord de la falaise autant qu’elle peut, maladroitement, vers la mer, se penche vers ses enfants pauvres (et à la fois l’odeur du blé, l’odeur de la soupe et l’odeur de l’eau dans les bas quartiers de sa ville natale montent au cœur de l’émigrant qui tourne le dos à la mer). Combien de fois t’ai-je attendue, prêt à tous les départs !

* * *

Tu sais bien qu’avec ces colères, ce ton brusque, ce front buté, je ne suis rien qu’une fleur lacérée, moite.

… Ce que nous savons le moins d’un autre être, c’est comment il souffre.

* * *

Vaincre, c’est la force de ceux qui ne peuvent pas séduire jusqu’aux moelles, car séduire par l’apparence, qu’est-ce ? C’est faire l’étourdissement sur tous les départs, étourdir la bête qu’on frappe, la prendre évanouie dans ses bras ; et, maintenant, je voudrais t’avoir vaincue.

J’aurais voulu te séduire, te prendre, te bercer, te détacher de toi comme l’essaim qu’on tire de sa ruche pour lui dérober tout son miel.

* * *

Il ne faut pas seulement savoir être un homme, il faut savoir être l’arc et les flèches de l’amour, le lien qui lie la porte au mur, la barrière infranchissable, la nuit trop brune, le jour trop éclatant, le pardon, l’excuse, le géant Briarée ; il faut tout comprendre.

* * *

Il me semble que c’est l’amour qui les a faits si délicats, si faciles à ployer pour que je sente mieux ta chair céder contre la mienne quand je te presse dans mes bras ; et n’est-ce pas tout l’amour de la femme, ce sein qui cède et qui se défend, cette chair dont le seul toucher rend ivre d’un bonheur fait d’une tendresse inouïe ?

D’ailleurs je me souviens du cri que vous laissâtes échapper quand, à travers l’étoffe, je pris dans ma main qui tremblait votre sein. C’est une caresse décisive que celle-là ; mais aussitôt vous posâtes votre main sur la mienne, non pour la retirer, mais pour l’appuyer, lui donner d’un plein consentement d’une étreinte plus forte tout votre amour dans la plus tendre chair de votre chair ;

* * *

C’était la volupté, elle avait un visage d’une expression affreuse et cependant point d’yeux, point de nez ; de la chair et une bouche.

* * *

Ces paupières de plomb, ces cernes de feu, ce brisement, c’était mon amour ; ces nerfs excédés, cette chair froissée, cette meurtrissure au bras, c’était mon amour, l’amour jailli du sang.

* * *

… Cette atmosphère pleine de lâcheté fétide et de lourdes vapeurs pestilentes… les exhalaisons des marais…

Et il semble qu’on soit tout alourdi soi-même de boue, enduit de boue.

Et l’on n’a même plus la force de se lever sur les genoux.

Là-bas une seconde, entre les nuages et l’horizon, le soleil, puis il s’enfonce.

… On regarde encore ; les choses les plus proches paraissent éloignées et vues dans un miroir.

On respire le sol et sa puissante odeur triste et chrétienne, l’air tout rempli d’une poussière végétale, d’encens balancés d’aromes, cet air plein de confusions d’échanges…

* * *

Reviens, avant que l’automne ne m’ait englouti ; l’automne, hélas, notre accord trop profond m’achève !

* * *

Quand j’étais petit et que ma mère me disait : « Il pleut. Les abeilles ne sortiront pas aujourd’hui. »

… Il pleut ou plutôt c’est du brouillard qui tombe.

* * *

Il pleut. Il semble qu’à nous, mélancoliques, un paradis soit accordé d’où la joie qui nous épouvante, d’où la lumière qui nous blesse soient bannies.

La pluie chante…

C’est comme si toutes nos larmes retombaient du ciel, en bénédiction sur nous et, autour de nous, sur l’herbe.

* * *

La nuit, souvent ici les nuages descendent dans les champs et, le lendemain, nous envoient ces pluies tristes comme une confidence à la terre et une parole échangée en souvenir des délices de la nuit précédente.

Ce matin, ils ne se sont point en allés ; ils sont restés attachés aux fleurs, aux feuilles ; peut-être ont-ils pompé les sucs de ciguë, se sont-ils enivrés. Et elle demeure en suspens, brume qui ne se relèvera plus, et il n’y a point, d’une branche à l’autre, vide, transparence, clarté, mais douce continuité, mystère.

* * *

Il ne s’est point levé de la journée. Il s’est épaissi. Cette brume est devenue brouillard fait, dirait-on, de faibles mânes oubliés, d’âmes en train de se dissoudre dans l’universel.

Le ciel est semblable à une litière de paille. Adieu le noble ciel, ces blocs d’azur l’un sur l’autre entassés sans qu’on en voie jamais le joint. On ne voit rien. Parfois il se déchire, et l’on aperçoit un toit qui luit comme la mer avant l’orage. Dans une ferme, au loin, on entend glougloter un dindon ; on frissonne ; c’est le crépuscule pareil à la mort d’un malade ; et la feuille qui va tomber sent qu’elle ne tient plus qu’à peine.

Un bruissement de feuilles très espacé, un chuchotement à ras de terre : le ruisseau qui se reforme, la peine qui reprend le chemin du cœur.

* * *

Ne t’y trompe pas, je ne parle pas du soleil et d’y puiser encore la vie. Non, je ne souhaite pas qu’il dure, ni ce calme pareil à celui de la passion sûre de soi, de la passion partagée. Certes cela ne ressemble guère à ce qu’hier j’écrivais : ce grand amour de la nature n’a guère duré. Cela a été l’affaire de deux jours et je suis retombé dégrisé, à côté de ma louange. Tout m’est égal.

Et il pourrait y avoir la mer au bout.

Ce ciel gris, ni l’après-midi, émouvante comme la bonté d’une mère, ne me touchent.

Certes, autrefois, devant un ciel pur j’étais sans refuge ; mais qu’il y ait le moindre petit nuage et je m’y réfugie, je m’y cache.

Et on me demande : « Où es-tu ? à quoi penses-tu ? » et l’on ne voit pas dans le ciel un nuage.

Le corps penché comme un haleur, je marche, je marche jusqu’à ce que j’aie oublié que je suis seul.

* * *

Le soir, lorsque le brouillard monte (ah ! laisse délirer la triomphale couleur jaune), lorsque tout est pareil à moi, et les quatre murs noirs de l’ombre, et l’aride silence, et point d’écho, je sors.

Je foule la feuille deux fois morte. Je m’adosse au tronc d’un arbre dépouillé ; un lierre épais et bleu pend autour de moi. Il me semble que je vais pouvoir sortir de moi-même, devenir l’un de ces frêles bouleaux qui ont l’air de jeunes dieux qui jouent de la flûte, la jambe infléchie et immobile, le pied redressé et dont l’orteil seul repose à terre.

Un grand vide se fait en moi.

Mon âme se plaît en cet état bizarre. Mon souffle s’égalise, se perd ; mes paupières se ferment, plus rien ; un camion passe, des journaliers.

Je ne sais quelle humidité dans l’air, comme des larmes… un souffle… une musique… l’automne cesse ; c’est la nuit. J’attends que le froid m’engourdisse et que le vent prête une voix au mystère des choses créées.

* * *

Voici le soir pareil à un pont d’une seule arche, arqué haut et vaste, et quand on s’y engage, il fait presque noir.

Il relie les campagnes flottantes, les lointaines forêts à la route obscure.

Difficulté de vivre au coucher du soleil, ô dur moment ! il faut sortir.

J’aime le traverser, j’entre résolument dans la campagne ; des paysans me croisent, me saluent ; les maisons se retirent du paysage, elles qui éclataient de blancheur au soleil, insolemment ; humainement un peuplier s’efface ; des chardons droits comme des hommes, des genêts doux et hérissés se confondent avec les forêts lointaines. Je m’enfonce dans l’ombre avare de paroles, dans la froide, hostile solitude ; la feuille évite mon regard, la branche se dérobe si je la heurte, la fleur que je foule se soulève derrière moi.

Qui m’enseignera pour que j’y vive ce pays où le vent, l’arbre, la colline éprouvent les passions des hommes ?

Et malgré moi, avec mon cœur, j’interroge les choses finissantes.

* * *

Chaque jour devient plus court et quand il n’y a pas eu de brouillard c’est le soir.

Dans les fermes, on songe à Noël et au retour du colporteur.

L’eau d’un noir de myrtille reflète le ciel sec.

Déjà les touffes de la clématite annoncent et figurent la neige. Sous l’écorce assombrie, durcie, le cœur de la dryade se fend, ne bat plus qu’à coups inégaux. Un vent glacé souffle dans les hauteurs et, bientôt, l’hiver né du ciel s’abattra sur la terre humide.

Les rivières avant de devenir dangereuses s’assombrissent, et, comme si la surface en était étamée, on voit dedans les nuages, avec leurs saillies, leurs escarpements et leurs profondeurs.

Il y a eu un jour clair. J’ai été près de l’étang.

D’un toit s’élevaient deux hautes cheminées blanches. La pente est toute mauve de menthe et l’on dit qu’il y a là des serpents.

Si je souhaitais d’aucune heure qu’elle dure, d’aucun moment qu’il se prolonge !…

Rien qui fasse tableau.

Une lumière douce, enfermée entre les nuages bas, l’herbe et l’eau, une morne phosphorescence.

Dans l’air flottent comme au printemps de douces senteurs de lèvres, de joues.

Le silence est si pur qu’on est effrayé de ne point entendre les oiseaux voler en même temps qu’on les voit.

Là-bas comme le but suprême de la vie, les collines en cercle.

* * *

Déjà tu t’applaudis de me voir aimer la nature. Ah ! ne triomphe pas ; je déguise, amie, quelquefois. Souviens-toi que j’ai feint de dormir quelquefois dans tes bras. En tout cas, le remède n’opère pas toujours. Quelquefois je pars pour de grandes excursions, botté, prêt à marcher ; je fais quelques pas ; j’étais gai, un murmure dans l’herbe m’a rendu triste ; cela me fait mal tout à coup, je rentre précipitamment, je me calfeutre jusqu’au soir.

* * *

Je le sais — et cela m’est une douleur affreuse, — quand nous nous reverrons pour la première fois, nous n’aurons point cet élan de nuages qui foncent l’un sur l’autre et se brisent en un éclair. Le doute, l’inquiétude, les journées vécues l’un sans l’autre nous feront baisser les yeux tout d’abord et mourir de tendresse avant d’essayer une caresse violente.

* * *

Le premier amour.

Celui où l’espoir d’une chose impossible est mêlé. Après on n’aime plus qu’avec désespoir ; on aime sans chercher cela, sans compter que le ciel va s’ouvrir.

* * *

Pourtant je ne cesse de me déchirer. Je vous aime, je vous hais ; je vous appelle, je vous repousse ; nous nous expliquons ; je me tais, vous aussi ; je ne sens plus votre présence ; votre souvenir m’échappe ; la nuit n’est pas plus noire ; j’ai peur.

Ta pensée descend dans mon cœur tout à coup, comme le sommeil dans les yeux d’un enfant.

* * *

Pourtant, amie, jamais, jusque dans ces moments, je ne t’aurai manqué d’égards. Comme ces pauvres êtres, ces faibles animaux qui se mordent d’eux-mêmes et font mine de se déchirer dès qu’on les menace de coups, je ne m’en prends qu’à moi de mon désordre, de mon tumulte, de leur laideur, tandis que tu règnes au milieu, silencieusement belle.

* * *

Il y a des jours où tu es couchée en moi ; d’autres jours où, debout dans mon cœur, tu soutiens de tes bras dressés sa masse lourde.

Aujourd’hui, je voudrais que tu fusses appuyée à ma poitrine, comme à la cloison frémissante d’un train de nuit. Tu regarderais vaguement courir l’ombre aux portières, attentive au soin d’écouter le grondement des roues qui t’emportent, et, par moments brefs, ce cri misérable que les locomotives n’expulsent que dans les plus noires ténèbres.

* * *

Maintenant je connais le pays, ma détresse a passé partout. Je cherche de nouvelles routes, je sais toutes les sortes de douleurs qui m’y attendent et celle qui m’a dit : « Pourquoi reviens-tu encore ? » et celle qui m’a dit : « Tue-moi ; tout ce que tu souffres, je le souffre ! » et celle-ci, plus supportable, au tournant de la fontaine, et celle du sentier des noyers.

* * *

Et mon amour est la condamnation de l’amour…

* * *

Puisque l’amour est un combat, comprend-on qu’un homme puisse supporter l’amour d’une femme qu’il n’a point blessée mortellement ?

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La douleur est comme Dieu, toute dans la plus petite parcelle d’elle-même.

* * *

Du moment où l’on voit que l’espérance est le plus grand des biens, on le perd, on cesse d’espérer.

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Il n’est plus d’abri contre la douleur le jour où l’amour de la douleur vient à manquer.

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Il faudrait que la douleur ne fût jamais plus qu’une musique, elle briserait déjà bien des cœurs.

* * *

Elle ne s’installe point en nous, mais elle ne sort de notre cœur que pour y entrer à nouveau ; c’est son jeu le plus cruel.

Et comme le cœur de l’homme se donne à elle ; ah ! que la femme en soit jalouse !

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Travailler, jouir : deux occupations médiocres. Souffrir !

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Est-il vrai qu’on devienne plus adroit, qu’on souffre moins et qu’on n’ait qu’une fois l’âge de la douleur ?

Si j’étais sûr de cela.

* * *

Il y a dans la douleur un fond de certitude qui ne se rencontre en aucune sorte de plaisir.

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La douleur, elle ne nous apprend qu’à être vieux, à ne plus rien voir, à ne songer qu’à elle ; et l’odeur de la fumée comme le parfum des roses, tous les souvenirs s’échappent, et il ne nous reste qu’une capacité sans cesse accrue de souffrir du présent, une insensibilité à la joie, et l’on juge tout d’un point de vue étranger à la vie.

La tristesse remue en nous les sources de la sensualité. Malheur aux tristes parce que la sensualité est leur rançon, la couleur de la chair les obsède, et plus elle est intense, plus douce elle leur est.

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Et pour nous qui sommes le sang de tous les cœurs, si Dieu nous disait : « Venez, mes bien-aimés, mes poètes, mes enchanteurs, mes créateurs, mes autres saints. »

La beauté pour la beauté, l’art pour l’art, point de récompense à cela ; un ciel pour la vertu, un paradis pour les justes, mais pour nous l’oubli comme d’une femme, une fin comme à la fièvre de l’amour.

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Mais quand un être jeune souffre, rien n’est plus proche d’un dieu qui souffre.

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Ce qui nous fait honte, c’est que nous soyons toujours tellement prêts à revivre au moindre signe.

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De temps en temps on ne souffre plus, on dit alors : « C’est le bonheur ! ô le calme, ô la paix ! » Attendez un peu ; c’est que le fer n’était plus assez rouge, alors il faut bien le replonger au foyer.

Comme c’est effrayant notre rapide confiance.

Car notre confiance n’est point en Dieu, mais dans le bonheur, dans la vie !

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C’est la Vie, la Vie. Et cependant les damnés l’appellent la vie sereine ; et la lumière, la belle lumière ; et ce monde-ci, le doux monde.

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Le premier sentiment d’un homme qui s’attache c’est de n’être pas seul ; qu’il soit avec la femme qu’il aime ou avec l’amour qu’elle lui laisse, il a perdu la solitude. Ah ! la terrible habitude ! et si l’on aime après, on aime pour n’être plus seul.

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Je cherchais son moindre sourire, naïvement, simplement, comme un enfant aime voir de l’eau.

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Mon âme ne me plaît qu’en cet état bizarre ; dans les ténèbres de la chair, elle agite sa grande aile d’or.

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Ce qu’on dit, c’est peu ; n’entendre plus que la voix sans pouvoir s’attacher aux sons qu’elle forme, c’est déjà quelque chose ; ce n’est plus rien, quand, le bras sur ses épaules, on sent tout son être frêle retentir des faibles paroles qu’il prononce, ou plutôt je ne l’entends pas parler, mais je comprends tout ce qu’elle dit.

Sentir des mots qu’elle prononce frémir toute cette jeune armature, et le son vibrer jusque dans le sein, et son émotion filtrer dans cette chair sensible et venir frapper la main qu’on a glissée entre la taille et le bras, et l’aider à trembler.

* * *

Et cependant ton sourire flotte dans l’air, ce sourire doux comme le tournant d’une route ombragée.

* * *

Alors brusquement tu n’es plus si jeune, mais seulement belle, plus belle de n’arrêter plus par ta jeunesse. Ni l’air mutin, ni la distraction d’être jeune n’occupent ton visage ; il s’abandonne à sa beauté, comme un arc détendu qui n’a plus cette flèche de l’activité jeune à lancer ; il se repose dans sa suprême raison d’être qui n’est pas la jeunesse après tout.

* * *

Je n’ai été heureux qu’enfant, tout enfant, et je ne le serai jamais plus. Pauvre bonheur de mon enfance !

Et cependant, Seigneur, vous ne m’aviez pas épargné les croix à ma taille. Et quelquefois j’aidais les autres à soulever la leur, que, pour eux, Seigneur, vous eussiez pu faire moins lourde.

* * *

On renonce facilement à tout et point au bonheur ; ne faudrait-il pas commencer par renoncer à cela même ?

* * *

Je voudrais sentir que j’existe d’une autre façon que les rocs.

* * *

Des moments de bonheur on en a quelquefois dans le train, parce qu’on est détaché de tout et que le paysage aux portières court si vite que la pensée n’a pas le temps de s’y poser. Et puis on se souvient d’autres départs, quand on était jeune vraiment.

* * *

Je voudrais dormir et que toutes mes larmes durant mon sommeil coulent de mes yeux et mes douleurs avec elles.

* * *

Certains éclairages du soir m’annoncent plutôt ta venue que celle de la nuit. Ils m’arrachent de courtes plaintes, ils me rejettent tout entier dans ce domaine d’où je m’exile volontiers : l’Étrangeté, délices de mon esprit, malheur de mon caractère.

Et je me souviens de spectacles qui me tinrent en haleine des heures entières par leur pernicieux attrait ; de tableaux que je contemplai jusqu’à ne plus concevoir ce qu’ils pouvaient représenter, en proie à je ne sais quels plaisirs singuliers devant l’accord de deux tons qui s’appelaient d’un bout d’une toile à l’autre ; je me souviens de toi qui échappes, me semble-t-il par moments, à toutes les analogies qu’on rencontre entre les personnes humaines.

* * *

Ah ! pourquoi frappez-vous si fort… et si faiblement frappez-vous ? Ces murs n’en sont-ils point ébranlés ? Ai-je vraiment entendu autre chose que le heurt d’une petite branche sur le seuil ?

* * *

Un soir, dans son cabinet de toilette, assise, avec son grand vêtement blanc en laine tricotée, devant la glace. Comme elle ajoutait aux lumières ! quelques bougies seulement dans cette pièce, et elle me semblait éclatante, trop éclairée ; c’est l’éclat qu’elle y ajoutait, parce qu’elle y ajoutait la joie ; mais aujourd’hui comme tout est sombre, la tristesse éteint tout. Légère fièvre. Elle était sur un siège bas.

* * *

L’être qui peut consoler de tout, qui magnétise. Non qui fait oublier, qui cherche à faire oublier, qui reluit, mais celui qui réveille une douleur pour la rendormir d’un plus complet sommeil. Elle est entourée de toutes mes douleurs.

* * *

Que tu sais donc bien être fatiguée ! Tu penches la tête en arrière, tu ne fermes pas tout à fait les yeux. Tes traits n’offrent point l’expression contenue du sommeil ; ils flottent rêveusement sur ta chair amollie ; tu condescends à sourire avec une fadeur qui va jusqu’à l’écœurement et jusqu’à la suavité. Ta fatigue traîne autour de toi, comme autour d’un saule gris son feuillage. Quelque chose de brisé dans la jointure de tes os laisse tes bras sans soutien. Comme on cherche ses mots, ils cherchent leurs gestes, puis, les ayant trouvés, retombent le long de ton corps avec une grâce accablante. Et leur langueur atteint, du premier coup, un tel point de perfection que je me sens près de les mouiller de larmes, aussi délicieusement lentes à se former que celles qui, peu à peu, emplissent les paupières, quand on s’étire, le soir, en été.

* * *

Tu me diras : « Ce que j’aimais en toi, c’était cette facilité à sourire, la souplesse de tes traits, tes subites rougeurs et tes vives paroles. Tu étais ivre d’être jeune, ivre d’aimer et d’être aimé. »

Ou plutôt, saisissant mon douloureux visage, tu le presseras dans tes mains, pour imaginer un instant quelles traces une joie égale à mes ennuis eût laissées sur ce visage si sensible.

* * *

Elle est là !

Tantôt un mouvement du bras la révèle, un pli des lèvres la dérobe ; tantôt dans les yeux elle apparaît, elle poudroie comme une traînée d’or.

* * *

Oh ! alors, oh ! la sapidité d’un sang à la fois rire et larmes ! joie qui se contient de peur d’étouffer dans son étreinte un cœur qui suffoque ! comble d’angoisse ! extase ! plus encore.

* * *

Dans les regards de tes yeux comme dans les rais du soleil on voit danser l’or vaporisé des rêves.

* * *

Et il me semble presque qu’il a, votre fantôme, l’adorable manie que vous avez de changer à tout moment vos bagues de doigts.

* * *

Tu es si bonne qu’il n’y a pas en toi de charme plus profond ; mais tu es si belle que beaucoup l’ignorent. Ta beauté arrête, ta bonté retient. Si tu étais là je me reculerais pour juger de ta beauté ; je t’enlacerais, je te presserais contre moi pour enfermer ta bonté dans mes bras.

Je n’ai pas besoin d’ouvrir les yeux pour sentir combien tu es bonne.

* * *

Se rencontrer, certes c’est déjà l’amour.

Mais ne pouvoir plus se quitter !

Oui, cela nous a été difficile, mais toi tu as pu me quitter.

* * *

Autre chose que l’habitude nous a réunis et, d’un coup, est devenu l’habitude, l’ancienne, la plus ancienne, la longue, la plus longue, notre éternelle habitude.

* * *

Il vous fallait donc l’ébranler cette tour déjà minée, ruinée, fière et défaite ; il vous fallait pierre à pierre la renverser, pour qu’un jour le trésor qu’elle cachait roulât ses diamants sous vos pieds.

Venez, je vous aimerai mieux !