Euthyphron (trad. Cousin)/Notes

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome premier
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NOTES.

SUR L’EUTHYPHRON.

Je préviens que, pour ce dialogue, comme pour les trois autres dont se compose ce volume, j’ai fait quelques emprunts aux traductions existantes, toutes les fois que le système de fidélité et d’exactitude littérale que je me suis imposé, me l’a permis.

Quant, à ces notes, le seul but que je m’y suis proposé, est de rendre compte de mon opinion personnelle et de m’absoudre du reproche de légèreté, lorsque j’ai cru devoir m’écarter de l’interprétation généralement reçue, ou lorsque, sur des points difficiles et fréquemment controversé, il a fallu me décider entre plusieurs autorités célèbres.

J’ai eu constamment sous les yeux les éditions générales de H. Étienne et de Bekker ; les éditions particulières de Forster, de Fischer, de Wolf (Berlin, 1820) ; la traduction latine de Ficin, la traduction allemande de Schleiermacher ; l’Eclogœ Cornarii, et le Specimen criticum de Van-Heusde.

Maucroix et Dacier ont traduit ce dialogue en français.


Page 9. — Quitter ces habitudes du Lycée pour le portique du Roi.

Τὰς ἐν Λυκείῳ καταλιπὼν διατριβὰς ἐνθάδε νῦν διατρίβεις περὶ τὴν τοῦ βασιλέως στοάν (BEKKER, Ire partie, Ier vol., p. 351.)

Nul doute que διατρίϐειν et διατριϐὴ n’expriment souvent l’action de converser et même celle de discuter. Dacier : Les conversations du Lycée. Ficin : exercitationes. Fischer relève avec raison l’erreur de Serranus qui traduit : spatia, les promenades du Lycée ; il veut que διατριϐὰς signifie positivement disputationes. Bast, dans son essai critique sur le texte du Banquet, p. 167, à propos d’une phrase du Banquet où διατρίϐειν veut dire indiscutablement disputer, renvoie à la note de Fischer sur l’Euthyphron, et affirme que διατριϐὴ, διατρίϐειν, ne marquent pas seulement la présence (den Aufenthalt) de Socrate au Lycée, mais ce qu’il y fait (seine Beschäftigung), son occupation, qui était de disputer. Bast écrivait ceci en 1794. Cependant, en 1805, M. Schleiermacher, en traduisant l’Euthyphron, n’a pas hésité à se servir de ce même mot Aufenthalt, condamné d’avance par Bast, et je suis entièrement de l’avis de M. Schleiermacher : 1o parce que le sens propre et primitif de διατρίϐειν est bien le versari des Latins, passer son temps ; 2o parce que διατρίϐεις περὶ τὴν τοῦ ϐασιλέως στοὰν membre de phrase que l’on a trop négligé pour l’explication du précédent, signifie incontestablement : Nunc versaris circa regis porticum, et qu’il serait trop bizarre que διατρίϐειν et διατριϐὰς fussent employés si près l’un de l’autre dans deux sens différens.

Je crois que c’est de la même manière qu’il faut entendre les passages suivants de l’Apologie de Socrate.

Ὑμεῖς μὲν… οὐχ οἷοί τε ἐγένεσθε ἐνεγϰεῖν τὰς ἐμὰς διατριϐὰς ϰαὶ τοὺς λόγους. Bekker, Ire part., IIe vol., p. 131. — Dacier et Thurot traduisent : Ma conversation et mes discours. Fischer prétend que λόγους détermine le sens de διατριϐὰς : il paraît plus juste de dire que si λόγους signifie conversation, διατριϐὰς ne doit pas signifier la même chose, et doit marquer seulement la manière d’être de Socrate en général, laquelle consistait à converser avec ses concitoyens, modification exprimée par λόγους.

Θαυμαστὴ ἂν εἴη ἡ διατριϐὴ αὐτόθι, ὁπότε ἐντύχοιμι Παλαμήδει ϰαὶ Αἴαντι…… Bekker, ibid.., p. 138. — Wolf : Conversatio delectabilis si colloqui licebit. Mais ἐντύχοιμι ne veut pas dire colloqui ; et le sens de διατριβὴ est bien expliqué plus bas par ces mots : καὶ τὸ μέγιστον (εἴη) τοὺς ἐκεῖ ἐξετάζοντα…… (διάγειν)…… D’ailleurs il ne s’agit pas ici de conversation. C’est avec les sages, comme Hésiode, Homère, Orphée, qu’il serait doux à Socrate de s’entretenir. Quant à Ajax, il n’y aurait pas grande conversation à faire avec lui, mais il serait agréable de le rencontrer, ainsi que Palamède, parce qu’ils avaient été condamnés injustement, comme Socrate. Il y aurait du plaisir à passer son temps avec eux. Ficin traduit très bien, habitatio illa atque consuetudo. Schleiermacher : das Leben.


Page 10. — Il est du bourg de Pithos…

J’appelle Pithos, et non Pithis, et encore moins Pitthée avec Dacier, le même auquel appartient Mélitus, sur l’autorité d’Étienne de Byzance, de Proclus ad Hesiod., qui déclarent que Πίθος était un dême ainsi appelé, parce qu’on y faisait des tonneaux, πίθων αὐτόθι γενομένων. Si Πίθος est le nom du dême, l’habitant du dême doit s’appeler Πιθεὺς et non Πιτθεὺς, avec Bekker, p. 351. (Voyez la note de Fischer, page 8, note 8.)


Page 12. Ils nous portent envie à tous tant que nous sommes, qui avons quelque mérite.
Ἀλλ’ ὅμως φθονοῦσιν ἡμῖν πᾶσι τοῖς τοιουτοις. (Bekker, p. 353.)

Je ne puis me persuader que ἡμῖν πᾶσι ne comprenne pas aussi Socrate. Alors τοῖς τοιούτοις ne pourrait signifier seulement des devins, des hommes de la profession d’Euthyphron, comme semblent le vouloir toutes les traductions ; mais τοιοῦτος serait là, comme assez souvent, une expression emphatique. Euthyphron se met, par générosité, sur la même ligne que Socrate ; il le console d’abord par son propre exemple, et finit par lui dire que c’est leur sort commun à eux tous, gens de mérite, à nous tous qui valons ce que nous valons, d’être enviés et calomniés. M. Schleiermacher a négligé τοῖς τοιούτοις.


Page 24. — Socrat. Et cela te paraît bien dit ? — Euthyphr. Oui, n’est-ce pas ce qui a été dit ? — Socrat. Mais il a été dit aussi que les dieux ont entre eux des inimitiés et des haines, et qu’ils sont brouillés et divisés. — Euthyphr. Et je m’en tiens à mes paroles.


ΣΩΚ. ϰαὶ εὖγε φαίνεται εἰρῆσθαι ; — ΕΥΘ. Δοϰῶ, ὦ Σώϰρατες, εἴρηται γάρ. — ΣΩΚΡ. Οὐκοῦν ϰαὶ ὅτι στασιάζουσιν οἱ θεοὶ, ὦ Εὔθυφρων, ϰαὶ διαφέρονται ἀλλήλοις, ϰαὶ ἔχθρὰ ἐστὶν ἐν αὐτοῖς πρὸς ἀλλήλους, ϰαὶ τοῦτο εἴρηται. — ΕΥΘ. Εἴρηται γάρ. (Bekker, p. 362.)

D’abord il est impossible de prendre les deux γὰρ dans deux sens différens. Ensuite l’un comme l’autre exprime non pas seulement une simple affirmation, mais une véritable relation logique. Il a déjà été convenu que le saint et l’impie sont opposés, et on vient redemander à Euthyphron s’il croit que le saint et l’impie sont opposés ! Certainement, s’écrie-t-il, sans cela nous n’en serions pas déjà convenus ; car c’est ce qui a été dit. Sur quoi, Socrate a l’air de s’étonner qu’on prenne pour une raison légitime de croire une chose, cette considération, qu’on en est convenu, qu’on l’a dite, et il lui fait l’objection suivante : Mais il a été dit aussi que tous les dieux ont entre eux des inimitiés et des haines, ce qui pourtant paraît étrange. Est-ce que tu le crois aussi ? Oui, certes, dit Euthyphron, je le crois, sans cela en serais-je convenu ? car je l’ai dit. Il y a bien une certaine suffisance dans la réponse du bon devin ; cependant il est assez naturel qu’il ne veuille pas se dédire. D’ailleurs il n’y a pas d’exemple d’un seul γὰρ inutile, c’est-à-dire qu’on ne puisse ramener à un sens logique. Heusde, qui refait le texte de Platon toutes les fois qu’il ne l’entend pas, bouleverse toute cette phrase. Les traductions latines traduisent le premier γὰρ par car, et le second par sans doute. Ficin : Dicta ENIM sunt ; puis : dictum PROFECTO. Schleiermacher, qui traduit le second γὰρ par sans doute, freilich, recule, je ne sais pourquoi, devant le premier γὰρ, qu’il aurait bien pu traduire comme le second : il ne l’ose et le change en γ’ οὖν, soupçonnant au reste que ce premier εἴρηται γὰρ est une glose tirée du second. Tout est nécessaire et parfaitement à sa place.

Il y a dans le second Alcibiade plusieurs passages semblables à celui-ci. — BEKKER, Ire partie, IIe vol.

Ὡμολόγηται γὰρ. — Ὡμολόγησα γὰρ. — Οὐ γάρ, p. 272-273. — Φαμὲν γάρ. p. 289.

Et dans l’Hipparque. — BEKKER, Ire partie, IIe vol.

Σωϰρ. Οὐϰ ἄρα οἴεταί γε ϰερδαίνειν ἀπὸ τῶν σϰευῶν τῶν μηδενὸς ἀξίων. — Ἑταιρ. Οὐ γάρ. p. 233. Il ne le pense pas ; car il ne doit pas le penser.

Ibid. Σωϰρ. Ἐναντίον δὲ ὂν ϰαϰῶ, ἀγαθὸν εἶναι. — Ὡμολογήσαμεν γάρ. Oui, car nous en sommes convenus.

Et dans le Ier Alcibiade. Bekker, IIe part., IIIe vol., 304 : Ἆρ´ ἐρωτᾷς εἴ τιν´ ἔχω εἰπεῖν λόγον μαϰρόν, οἵους δὴ ἀϰούειν εἴθισαι; οὐ γάρ ἐστι τοιοῦτον τὸ ἐμόν.Non, car ce n’est pas là ma manière.


PAGE 35. — D’un autre côté, ce qui est aimable aux dieux est aimable aux dieux, est aimé des dieux, parce que les dieux l’aiment.


Ἀλλ μὲν δὴ διοτὸ φιλεῖται ὑπὸ θεῶν, φιλούμενόν ἐστι ϰαὶ θεοφιλὲς τὸ θεοφιλές. (BEKKER. p. 371.)

Depuis la remarque et la correction célèbre de Bast, τὸ θεοφιλές a pris l’autorité d’une leçon reconnue. Schleiermacher l’adopte dans sa traduction ; Wolf l’introduit dans son texte, et Bekker dans le sien. Bekker l’aurait-il trouvée dans un manuscrit ? C’est ce que nous saurons quand paraîtra l’Apparatus in Platonem. En attendant, j’ai traduit comme s’il y avait τὸ θεοφιλές, sans le croire peut-être absolument indispensable dans le texte, mais pour plus de clarté dans la traduction.


Page 38. — Je veux aller à ton secours, et te montrer comment tu pourras me conduire à la connaissance de ce qui est saint, et ne pas me laisser en route.


Αὐτός σοι ξυμπροθυμήσομαι δεῖξαι ὅπως ἄν με διδάξῃς ϰαὶ μὴ προαποϰάμης.

Telle est la leçon ordinaire, et elle me suffit parfaitement. Schleiermacher propose de retrancher δεῖξαι avec le Mss. de Florence, δεῖξαι ne pouvant aller, selon lui, avec ξυμπροθυμήσομαι, et encore moins avec ὅπως μὴ προαποϰάμης. J’avoue que je ne trouve aucune difficulté à tout cela. Je m’efforcerai avec toi de te montrer comment il faut que tu t’y prennes pour m’instruire ; car c’est à l’écolier à aider un peu le maître, et à lui montrer ce qu’il doit faire pour lui être utile. Le maître doit chercher la route la meilleure, mais l’écolier doit aussi la chercher avec lui, et même avant lui. ξυμ… προ… θυμήσομαι δεῖξαι. Aussi Bekker a-t-il conservé δεῖξαι. Quant à δεῖξαι… ὅπως μὴ προαποϰάμης, on conçoit très bien que si le maître prend une mauvaise route, il s’y embarrassera dans mille obstacles qui finiront par le décourager, tandis que s’il choisit la vraie, il la poursuivra avec courage et persévérance, et conduira l’élève au but. Ainsi, montrer à son maître comment on a besoin d’être instruit, c’est lui montrer comment il pourra nous mener au but, et ne pas nous laisser en chemin. Mais ici Bekker, frappé sans doute de l’objection de M. Schleiermacher, sépare διδάξης de ϰαὶ μὴ προαποϰάμης, de peur qu’on ne les rapporte au même verbe : au lieu de διδάξης, il lit διδάξαις avec un point en haut, puis il fait de ϰαὶ μὴ προαποϰάμης le commencement d’une phrase indépendante de la première (Bekker, p. 373). Je doute, malgré toute ma déférence pour le talent critique de M. Bekker, que ces changemens soient nécessaires et très heureux.

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