Eve Effingham/Chapitre 15

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Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 195-207).


CHAPITRE XV.


On vendra en Angleterre pour un penny le pain de sept demi-pence ; le pot à trois cercles en aura dix ; je déclarerai crime de félonie de boire de la petite bière ; tout le royaume sera en commun, et mon cheval paîtra l’herbe dans Cheapside.
Jack Cade.



Quoique l’affaire de la pointe continuât à répandre l’agitation le jour suivant dans le village de Templeton, on l’avait presque oubliée au wigwam. Plein de confiance dans ses droits, M. Effingham, quoique indigné qu’on voulût abuser ainsi de sa longue libéralité, grâce à laquelle ce terrain avait été ouvert au public, ce qui n’avait été que trop souvent gênant et désagréable pour le propriétaire, avait pour le moment écarté ce sujet de son esprit, et repris ses occupations ordinaires. Il n’en était pas de même de M. Bragg. Il avait assisté à l’assemblée comme il l’avait promis, et maintenant une sorte d’importance mystérieuse semblait régler tous ses mouvements, comme s’il eût été le dépositaire de quelque grand secret. Cependant personne n’y faisait attention ; car Aristobule, ses secrets et ses opinions avaient trop peu de prix aux yeux de la plus grande partie de la compagnie pour qu’on s’en inquiétât. Il avait pourtant trouvé un homme qui sympathisait avec lui en la personne de M. Dodge, qui, grâce à la grande politesse de M. Effingham, avait été invité à passer quelques jours avec ceux dans la compagnie desquels il avait, fort involontairement, couru tant de périls. Ils devinrent bientôt amis intimes ; et tout étranger qui aurait été témoin de leurs conférences secrètes dans des coins, de leurs conversations à demi-voix, et de leurs secouements d’épaules, les aurait crus chargés des affaires les plus importantes de l’État. Mais cette pantomime, qui avait pour but d’éveiller l’attention générale, était à peu près perdue pour toute la compagnie. Les dames, accompagnées de Paul et du baronnet, allèrent faire une promenade à pied dans la forêt après le déjeuner, et les deux cousins continuèrent à lire avec une indifférence contrariante les journaux qui arrivaient de la ville tous les matins. Ni Aristobule ni M. Dodge n’y purent résister plus longtemps ; et après avoir mis leur esprit à la torture pour engager l’un ou l’autre à leur faire quelque question sur l’assemblée de la veille, le désir de se décharger le cœur l’emporta sur leur affectation de mystère, et ils firent prier M. Effingham de leur donner audience dans sa bibliothèque. M. Effingham y consentit ; mais prévoyant quel serait le sujet de la conversation, il pria John de rester. Tous quatre furent bientôt réunis dans cet appartement.

À l’instant même où sa demande d’une entrevue venait de lui être accordée, Aristobule hésita sur ce qu’il devait dire. Enfin M. Effingham lui ayant dit qu’il était prêt à l’entendre, il sentit qu’il était trop tard pour changer de détermination.

— J’ai assisté à l’assemblée d’hier soir, comme nous en étions convenus, monsieur Effingham, dit-il, et c’est avec beaucoup de regret que je me trouve forcé d’en rapporter le résultat à un homme pour qui j’ai un si profond respect.

— L’assemblée a donc eu lieu ? dit M. Effingham en faisant une légère inclination pour répondre au compliment du gérant.

— Oui, Monsieur et je crois que Dodge vous dira que l’assemblée était nombreuse.

— Le public était convenablement représenté, dit l’éditeur du Furet Actif ; cinquante à soixante personnes étaient présentes.

— Le public a très-certainement le droit de s’assembler et de délibérer sur les droits qu’il peut croire lui appartenir, dit M. Effingham ; je n’ai rien à dire contre une telle marche. Mais je pense qu’il aurait mieux consulté sa propre dignité, s’il avait exigé que la convocation fût faite par des hommes plus respectables que ceux qui, m’a-t-on dit, sont à la tête de cette affaire, et qu’elle fût conçue en termes plus convenables.

Aristobule jeta un coup d’œil sur M. Dodge, et M. Dodge jeta un coup d’œil sur Aristobule ; car ni l’un ni l’autre de ces champions politiques ne se faisait une idée de la dignité calme avec laquelle un homme bien élevé pouvait envisager une affaire de cette nature.

— Ils ont adopté plusieurs résolutions, Monsieur, dit Aristobule avec la gravité qu’il prenait toujours quand il parlait de choses de cette nature ; — oui, Monsieur, plusieurs résolutions.

— On devait s’y attendre, répondit M. Effingham en souriant. Les Américains sont un peuple qui aime les résolutions. Trois hommes ne peuvent se réunir sans nommer un président et un secrétaire, et une résolution est une suite aussi naturelle d’une telle « organisation, » — je crois que c’est le mot consacré, — qu’un œuf est celle du caquetage d’une poule.

— Mais, Monsieur, vous ne savez pas encore quelle est la nature des résolutions qu’ils ont prises.

— Rien de plus vrai, monsieur Bragg ; c’est un renseignement que j’aurai le plaisir d’obtenir de vous.

Aristobule et Steadfast se regardèrent encore avec un air de surprise, car ils ne pouvaient revenir de leur étonnement qu’un homme pût être si indifférent aux résolutions prises par une assemblée régulièrement organisée, ayant un président et un secrétaire, et se disant le public d’une manière si peu équivoque.

— C’est un devoir dont je m’acquitte à contre-cœur, monsieur Effingham ; mais, puisque vous l’exigez, il faut le remplir. La première résolution qu’ils ont prise est que feu votre père avait l’intention de donner la pointe au public.

— Cette résolution doit décider l’affaire. Elle détruit toutes les résolutions de mon père sur le même sujet. Mais se sont-ils arrêtés à la pointe, monsieur Bragg ? n’ont-ils pas aussi pris une résolution portant que feu mon père avait intention de donner au public sa femme et ses enfants ?

— Non, Monsieur ; il n’a rien été dit sur cet objet.

— Je ne puis trop exprimer ma reconnaissance de leur modération ; car ils avaient autant de droit de prendre cette résolution que la première.

— Le pouvoir du public est redoutable, monsieur Effingham.

— Oui, Monsieur ; mais heureusement celui de la République l’est encore davantage, et je compte sur son appui en cette crise. — Crise, n’est-il pas le mot d’usage, John ?

— Qu’il y ait un changement d’administration, qu’une diligence vienne à verser, ou qu’un cheval de charrette meure, tout cela est également une crise dans le vocabulaire américain, Édouard.

— Eh bien ! monsieur Bragg, après avoir adopté la résolution qu’ils connaissent les intentions de mon père mieux qu’il ne les connaissait lui-même, comme le prouve la méprise qu’il a faite dans son testament, qu’ont-ils fait de plus dans la plénitude du pouvoir du public ?

— Ils ont pris une seconde résolution portant qu’il était de votre devoir d’exécuter les intentions de votre père.

— À cet égard, nous sommes parfaitement d’accord, et le public le découvrira très-probablement avant la fin de cette affaire. C’est une des plus pieuses résolutions que j’aie jamais vu prendre par le public. En ont-ils adopté encore quelque autre ?

Malgré sa longue habitude de basse déférence pour les hommes qu’il était accoutumé à appeler le public, M. Bragg avait pour les principes et le caractère de M. Effingham un respect que nul sophisme, nul encouragement dans les pratiques de confusion sociale ne pouvaient vaincre, et il hésita un instant à lui communiquer la résolution suivante. Mais voyant que M. Effingham et son cousin attendaient qu’il parlât, il fut obligé de faire taire ses scrupules et de s’expliquer clairement.

— Je suis fâché d’être obligé d’ajouter, monsieur Effingham, qu’ils ont déclaré ensuite que vous vous étiez rendu odieux par votre conduite relativement à la pointe, et que cette conduite et votre avertissement leur inspiraient un souverain mépris.

— Si je dois être regardé comme odieux, dit M. Effingham avec le plus grand calme, parce que je réclame le droit de disposer à mon gré de ce qui m’appartient, que doit-on penser de votre public qui prétend disposer de ce qui n’est pas à lui ?

— Tout le monde ne regardera certainement pas cette résolution du même œil. Je me suis hasardé à donner à entendre à l’assemblée qu’il pouvait y avoir quelque méprise ; mais…

— Elle a décidé, suivant l’usage, qu’elle était infaillible, dit John Effingham, qui avait, non sans peine gardé le silence jusqu’alors. Vous pouvez regarder cette affaire comme il vous plaira, Édouard ; mais à mes yeux c’est un attentat contre la vérité, une violation des lois, un outrage indécent aux droits d’un citoyen.

— Que dites-vous, monsieur John ! Vous oubliez que ces résolutions ont été adoptées par une assemblée publique ; une assemblée publique est sacrée !

John Effingham allait lui répondre avec tout le mépris que lui inspirait un tel abus des termes, mais un geste de son cousin l’engagea à garder le silence.

— Voulez-vous à présent, monsieur Bragg, dit ce dernier, me donner quelque idée de la composition de cette assemblée ? M. Howel n’y était certainement pas ?

Aristobule fut obligé de convenir que M. Howel ne s’y trouvait pas. M. Effingham nomma ensuite vingt à trente des habitants les plus respectables et les plus éclairés du village, en y comprenant ceux qui, par leur âge, leur position dans le monde, et leur longue résidence à Templeton, avaient le droit de prendre intérêt à une telle question, et aucun d’eux n’y avait paru. Surpris de ce résultat, d’après le ton d’importance avec lequel M. Bragg avait parlé de l’assemblée, il lui demanda ensuite les noms de ceux qui s’étaient mis le plus en avant dans cette affaire. Le plus grand nombre se composait de cette population flottante qui forme une si grande partie de la plupart des communautés américaines, et il y en avait même qui n’avaient pas demeuré plus d’un mois à Templeton.

— Ces hommes me sont étrangers pour la plupart, dit M. Effingham, et d’après leur âge et le peu de durée de leur résidence dans ce village ils ne peuvent connaître le mérite de la question contestée, ni rien savoir de mon père, qui est mort il y a près de trente ans.

— Ils n’en forment pas moins le peuple, Monsieur.

— Non, Monsieur, ils ne forment pas le peuple. C’est une prétention impudente ; ils n’ont pas plus de droit à être considérés ainsi, qu’à vouloir s’emparer de ma propriété.

— Il suffit qu’ils se regardent comme le peuple pour qu’ils prétendent avoir le droit de tout faire, dit John Effingham. J’espère, Édouard, que vous n’avez pas dessein de supporter de telles insultes ?

— Que voulez-vous que je fasse, John, si ce n’est d’avoir pitié d’hommes assez ignorants pour vouloir s’ériger en juges dans leur propre cause ? Certainement je soutiendrai mes droits légitimes ; c’est même à présent un devoir dont je dois m’acquitter pour l’honneur des lois de notre pays ; mais je ne vois pas que vous puissiez exiger autre chose de moi.

— Mais ils ont publiquement exprimé leur mépris pour vous.

— Ce qui est le signe le plus sûr qu’ils ne me méprisent pas. Le mépris est silencieux, et l’on n’en fait jamais parade aux yeux du monde. On ne méprise pas un homme quand on croit nécessaire de faire une déclaration solennelle qu’on le méprise. J’espère que ma conduite prouvera de quel côté le mépris se trouve réellement.

— Ils se sont rendus coupables de libelle contre vous en prenant une résolution pour vous déclarer odieux.

— C’est à la vérité une forte mesure, et elle mérite d’être réprimée dans l’intérêt des lois et des bonnes mœurs. Personne ne peut se mettre moins en peine que moi, monsieur Bragg, d’opinions dont la fausseté est si clairement démontrée par la manière absurde dont ceux qui les avouent se sont laissés induire en erreur ; mais c’est aller trop loin, quand quelques membres de la communauté se permettent de prendre de telles libertés à l’égard d’un citoyen, surtout lorsqu’il s’agit d’un droit prétendu qu’ils réclament. Je vous prie donc de les informer que, s’ils osent publier leur résolution qui me déclare odieux, je leur apprendrai ce qu’ils paraissent ne pas savoir encore, que nous vivons dans un pays gouverné par des lois ; je les ferai assigner pour cette offense. J’espère que c’est m’expliquer assez clairement.

Aristobule resta confondu. Faire assigner le public était une chose dont il n’avait jamais entendu parler, et il commença à s’apercevoir que la question avait deux faces. Cependant son respect pour les assemblées publiques, et sa soif de popularité, le décidèrent à ne pas abandonner l’affaire sans un nouvel effort.

— Ils ont déjà ordonné que leurs résolutions fussent publiées, Monsieur, dit-il, comme si cet ordre n’eût pu être révoqué.

— Je crois, Monsieur, que lorsqu’il s’agira d’en venir au fait, et qu’ils songeront aux peines qui résulteront d’une poursuite, les chefs commenceront à songer à leur personne plus qu’à leur caractère public. Ceux qui chassent en troupes, comme les loups, ont ordinairement peu de courage quand ils sont seuls : la fin le prouvera.

— Je voudrais de tout mon cœur que cette fâcheuse affaire pût s’arranger à l’amiable, dit Aristobule. Elle fera naître des animosités, et rendra le voisinage déplaisant.

— On pourrait le croire, dit John Effingham, car personne, n’aime à être persécuté.

— Mais ici, monsieur John, c’est le public qui se croit persécuté.

— Ce terme, appliqué à un corps qui non-seulement fait la loi, mais qui l’exécute, est si évidemment absurde, que je suis surpris qu’il se trouve quelqu’un qui veuille l’employer. Mais, monsieur Bragg, vous avez vu des pièces qui doivent vous avoir convaincu que le public n’a pas le moindre droit à cette pointe de terre.

— Cela est vrai, Monsieur ; mais vous voudrez bien vous souvenir que le peuple ne sait pas ce que je sais à présent.

— Et vous voudrez bien vous souvenir, Monsieur, que lorsqu’il plaît au peuple de prendre un ton si haut, comme dans cette affaire, il doit s’assurer qu’il en a le droit. L’ignorance, en pareil cas, est comme l’excuse tirée d’un état d’ivresse, elle ne fait que doubler la faute.

— Ne pensez-vous pas, monsieur John, que M. Effingham aurait pu informer les citoyens de l’état réel des choses ? Le peuple a-t-il si grand tort pour avoir fait une méprise ?

— Puisque vous me faites cette question franchement, monsieur Bragg, j’y répondrai avec la même sincérité. M. Effingham est un homme d’un âge mûr, fils, héritier et exécuteur testamentaire d’un homme que tout le monde convient avoir été propriétaire de la pointe de terre contestée. Connaissant ses propres affaires, ce M. Effingham, en vue de la tombe de son père, et sous le toit paternel, a eu l’intolérable impudence…

— Arrogance, est le mot employé par le public, John dit M. Effingham en souriant.

— Eh bien ! l’intolérable arrogance de supposer que ce qui lui appartient est à lui ; et il ose l’affirmer sans avoir eu la politesse d’envoyer ses titres et ses papiers privés à tous ceux qui habitent ce village depuis si peu de temps, qu’ils ne peuvent savoir rien de ce qui s’y est passé depuis un demi-siècle. Quelle arrogance impardonnable, Édouard !

— Vous paraissez oublier, monsieur John, que le public a droit d’être traité avec plus d’attention qu’un particulier. S’il a commis une erreur, il fallait le détromper.

— Sans contredit ; et je conseille à M. Effingham de vous charger, vous, son gérant, d’aller montrer à chaque homme, à chaque femme, à chaque enfant du village, ses titres de propriété, et le testament de son père, et de leur en faire à tous la lecture, afin que tous, hommes, femmes, enfants, puissent être bien convaincus qu’ils n’ont aucun droit aux propriétés d’Édouard Effingham.

— On pourrait adopter une marche plus courte, Monsieur.

— On le pourrait sans doute, mais c’est ce que mon cousin a déjà fait en faisant insérer dans le journal, suivant l’usage, son avertissement.

— Au surplus vous devez savoir, monsieur Bragg, qu’il y a trois ans, quand je faisais faire des réparations à cette maison, je me suis donné beaucoup de peine pour rectifier l’erreur que j’appris alors que votre public immaculé avait commise par son penchant à vouloir connaître les affaires des autres mieux que les parties intéressées ne les connaissent elles-mêmes.

Aristobule ne dit rien de plus, mais il renonça à l’affaire, de désespoir. Il sortit de la maison, et alla informer les esprits les plus ardents de la détermination de M. Effingham de ne pas se laisser intimider par les résolutions d’une prétendue assemblée publique. Le sens commun, pour ne pas dire l’honnêteté commune, commença à reprendre peu à peu son ascendant, et la prudence mit aussi son poids dans la balance. Cependant Aristobule et M. Dodge furent d’accord que c’était une témérité inouïe de résister ainsi à la volonté du peuple, et cela sans que le motif fût proportionné à l’audace ; car la valeur intrinsèque de la pointe contestée n’avait d’importance pour aucune des deux parties.

Le lecteur ne doit pas supposer qu’Aristobule Bragg et Steadfast Dodge appartenaient à la même variété de l’espèce humaine, parce qu’ils avaient les-mêmes idées sur cette affaire, et d’autres traits généraux de ressemblance dans leur manière de penser. Ils offraient nécessairement tous deux ces traits de caste, de condition, d’origine, et d’opinions qui caractérisent leur ordre particulier ; mais quand on en venait à ces distinctions plus subtiles qui marquent l’espèce et l’individualité, il n’aurait pas été facile de trouver deux hommes plus essentiellement différents. Le premier était hardi au moral et au physique, aspirant à tout, ayant de l’empire sur lui-même, adroit, ayant l’esprit singulièrement propre à réussir dans ses projets, quand il savait à qui il avait affaire, et intelligent pour les conduire. Si la nature l’avait jeté dans une sphère plus distinguée, les mêmes qualités qui le rendaient si propre à la situation présente, se seraient plus heureusement développées, et auraient probablement fait de lui un homme instruit, aimable, et en état de contribuer au bonheur de ses semblables. Si tel n’était pas son destin, c’était un malheur plutôt que sa faute ; car, semblable à une cire molle, son caractère, avait pris très-promptement l’impression des objets avec lesquels il était en contact. D’une autre part, Steadfast Dodge était naturellement hypocrite, lâche, vain, envieux et méchant, et les circonstances n’avaient fait que prêter leur aide à la tendance naturelle de son caractère. Que des hommes jetés par la nature dans deux moules si différents se fussent rencontrés comme à un point central commun dans un si grand nombre de leurs opinions et de leurs habitudes, c’était le résultat de leur éducation et du chapitre des accidents.

Entre les autres points de ressemblance qui existaient entre eux, était leur coutume de confondre la cause et les effets des institutions particulières sous lesquelles ils vivaient et avaient été élevés. Parce que la loi donnait au peuple cette autorité qui, sous d’autres systèmes, est confiée à un seul homme ou au petit nombre, ils s’imaginaient que le peuple était investi d’un pouvoir bien plus grand qu’ils ne l’auraient cru, s’ils eussent bien compris leurs propres principes ; en un mot, ils commettaient l’un et l’autre cette méprise qui devient trop commune en Amérique, celle de supposer que les institutions du pays étaient des moyens et non une fin. D’après cette fausse idée ils ne voyaient que le mécanisme du gouvernement, et oubliaient que le pouvoir qui était donné collectivement au peuple ne lui était accordé que pour lui assurer toute la liberté dont peuvent jouir les individus. Aucun d’eux ne s’était assez élevé au-dessus des idées vulgaires pour comprendre que l’opinion publique, pour être toute-puissante ou même formidable au-delà d’une effervescence temporaire, doit être conforme à la justice, et que si un homme se rend méprisable en adoptant inconsidérément et injustement de fausses idées, des corps d’hommes, tombant dans la même erreur, encourent les mêmes peines, et, en outre, le reproche de s’être comportés en lâches.

Tous deux avaient encore commis une autre méprise, faute de savoir distinguer les principes. La résistance d’un individu à la volonté populaire leur paraissait en soi-même un acte d’arrogance et d’aristocratie, sans qu’il fût besoin d’examiner la question de savoir si cet individu avait tort ou raison. Ils croyaient avec assez de justice dans l’acception générale de ce terme, que le peuple était le souverain, et ils faisaient partie d’une classe nombreuse qui, dans une démocratie, regardent la désobéissance au souverain, même dans ses caprices illégaux, à peu près comme le sujet d’un despote considère la désobéissance à son maître.

Il est à peine nécessaire de dire que M. Effingham et son cousin pensaient à cet égard tout différemment. Judicieux, juste et libéral, dans toute sa conduite, le premier surtout ne songeait qu’avec peine à ce qui venait de se passer, et il se promena plusieurs minutes en silence après le départ de M. Bragg, étant réellement trop affligé pour pouvoir parler.

— C’est une affaire très-extraordinaire, John, dit-il enfin. Il me semble que c’est une pauvre récompense de la libéralité que j’ai montrée en permettant au public depuis trente ans de venir se récréer sur une propriété qui m’appartient, et souvent, très-souvent, comme vous le savez, d’une manière gênante pour moi et pour mes amis.

— Je vous avais prévenu, Édouard, que vous ne deviez pas vous attendre à retrouver l’Amérique à votre retour telle que vous l’aviez laissée en partant pour l’Europe. Je suis convaincu qu’aucun pays n’a subi en si peu de temps un pareil changement en pire.

— Qu’une prospérité pécuniaire sans exemple détériore sensiblement les manières de ce qu’on appelle le monde, en introduisant tout à coup dans la société des corps nombreux d’hommes et de femmes sans éducation et sans instruction, c’est une suite naturelle de causes évidentes. Nous devons même nous attendre à ce que cette circonstance corrompe les mœurs, car on nous a appris à croire que c’est l’influence la plus corruptrice sous laquelle on puisse vivre ; mais j’avoue que je ne croyais pas voir le jour où des étrangers, oiseaux de passage, créatures d’une heure, s’arrogeraient le droit de demander aux anciens habitants, depuis longtemps établis dans le pays de leur justifier de leur titre à leurs propriétés, sous peine d’en être dépouillés par la violence, chose extraordinaire et inouïe.

— Depuis longtemps établis ! répéta John en riant. Qu’appelez-vous depuis longtemps établis ? N’avez-vous pas été absent dix ans, et ces gens ne réduisent-ils pas tout au niveau de leurs habitudes ? Je suppose que vous vous imaginez que vous pouvez aller à Rome, à Constantinople, à Jérusalem, y passer quatre à cinq lustres, revenir ensuite à Templeton, et en reprenant possession de votre maison, vous appeler un ancien habitant de ce village.

— Bien certainement ! je le suppose. Combien n’avons-nous pas rencontré d’Anglais, de Russes et d’Allemands en Italie, qui y séjournaient depuis bien des années, et qui n’en conservaient pas moins leurs droits naturels et leur attachement à leur patrie ?

— Cela est vrai dans les pays où la société est permanente, où les hommes sont accoutumés à voir les mêmes objets, les mêmes figures, et à entendre les mêmes noms pendant toute leur vie. J’ai eu la curiosité de prendre quelques informations, et je me suis assuré qu’aucune des anciennes familles établies à Templeton n’a pris part à cette affaire de la pointe, et que toutes les clameurs ont été poussées par ce que vous appelez les oiseaux de passage. Mais qu’importe ? Ces gens s’imaginent que tout est réduit aux six mois que la loi exige pour avoir le droit de voter, et que le tour de rôle dans les personnes est aussi nécessaire au républicanisme que le tour de rôle dans les places.

— N’est-il pas extraordinaire que des gens qui ont si peu de lumières sur ce sujet soient si indiscrets et prennent un ton si péremptoire ?

— Point du tout en Amérique, Édouard. Regardez autour de vous, et vous verrez des aventuriers prendre le dessus partout dans le gouvernement, dans les villes, et même dans les villages. Nous sommes une nation changeante. Je conviens pourtant que c’est la suite naturelle de causes légitimes, car un immense pays couvert de forêts ne peut se peupler à d’autres conditions. Mais cette nécessité a vicié le caractère national, et l’on ne peut souffrir aucun statu quo, même quand il est utile. Tout contribue à confirmer ce sentiment, et rien ne le combat. Le retour constant des élections habitue les hommes au changement de leurs fonctionnaires publics. Le grand accroissement de la population amène de nouvelles figures, et la prompte accumulation des richesses place de nouveaux hommes en évidence. L’architecture du pays n’est pas assez respectable pour inspirer le désir de conserver les bâtiments, sans lesquels nous n’aurons pas de monuments à révérer.

— Nul tableau ne manque de coloris quand vous l’avez retouché, John.

— Lisez le premier journal qui s’offre à vous, et vous y verrez les jeunes gens du pays fortement invités à s’assembler pour délibérer sur les affaires publiques, comme si l’on ne voulait plus des conseils et de l’expérience de leurs pères. Nul pays ne peut prospérer quand le mode ordinaire de conduire les affaires qui tiennent à la racine du gouvernement commence par un tel acte d’impiété filiale.

— C’est certainement un trait désagréable du caractère national mais nous devons nous rappeler les artifices employés par les intrigants pour capter ceux qui sont encore sans expérience. Si j’avais un fils qui eût la présomption de dénoncer avec si peu de respect la sagesse et l’expérience de son père, je déshériterais le drôle.

— Ah ! John, c’est un fait notoire que les enfants des célibataires sont particulièrement bien élevés. Espérons pourtant que le temps amènera d’autres changements, et que l’un de ces changements sera plus de constance dans les personnes, dans les choses et dans les affections.

— Le temps amènera des changements, Édouard ; mais pour tout ce qui touche aux droits individuels, dès qu’ils blessent le caprice ou de prétendus intérêts populaires, il est à craindre qu’ils aient lieu dans un tout autre sens que celui que vous supposez.

— La tendance est certainement de substituer la popularité au droit ; mais il faut prendre le bon avec le mauvais. Vous-même, John, vous ne voudriez pas échanger cet état d’oppression populaire contre aucun des autres systèmes de gouvernement que vous connaissez.

— Je n’en sais rien. — Non, je n’en sais rien. De tous les genres de tyrannie, la tyrannie de la populace est celle que j’ai le plus en horreur.

— Vous aviez coutume d’admirer le système de gouvernement de l’Angleterre dit M. Effingham en souriant d’une manière que son cousin comprit fort bien ; mais je crois que vos observations ont un peu diminué votre admiration.

— Écoutez, Édouard, nous concevons tous, de fausses idées dans notre jeunesse, et je n’ai pas été plus infaillible que les autres ; mais s’il fallait choisir entre les deux, j’aimerais mieux la froide et entêtée domination des lois anglaises, que de consentir à être foulé aux pieds par le premier vagabond à qui il peut arriver de traverser cette vallée en courant après des dollars. Il y a une chose dont vous devez convenir vous-même, c’est que le peuple a trop de penchant à négliger les devoirs qu’il devrait remplir, et à s’acquitter de ceux dont il n’est aucunement chargé.

Cette remarque, pleine de vérité, termina la conversation.