Eve Effingham/Chapitre 29

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Eve Effingham ou l’Amérique
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 16p. 391-410).


CHAPITRE XXIX.


Sachez clairement que tout l’amour de mon cœur est fixé sur la charmante fille du riche Capulet, et qu’elle m’aime autant que je l’aime. Tout est donc arrangé, si ce n’est-ce que vous avez à arranger par le saint mariage.
Shakespeare.



Le matin choisi pour le mariage d’Ève et celui de Grace arriva, et tous les habitants du wigwam furent sur pied de très-bonne heure ; mais on avait pris tout le soin possible pour empêcher que la nouvelle de cette cérémonie ne se répandît dans le village. Ils ne savaient pourtant guère combien ils étaient surveillés de près, et à quels bas artifices avaient eu recours quelques-uns de leurs voisins pour gagner des domestiques, afin de procurer de la pâture à leur commérage, et pour justifier à leurs propres yeux leurs exagérations, leurs mensonges et leurs fraudes. La nouvelle s’éventa donc, comme on le verra tout à l’heure, et ce fut par suite d’une cause qui pourra surprendre ceux de mes lecteurs qui ne connaissent pas toutes les particularités de la vie américaine.

Nous avons plus d’une fois parlé d’Annette, femme de chambre qui était venue d’Europe avec Ève, quoique nous n’ayons pas eu occasion de donner une esquisse de son caractère. C’était en général celui des femmes de sa classe, comme on sait qu’elle existe en France. Annette était jeune et bien faite, avait des yeux noirs étincelants, et elle y joignait la tournure et les manières ordinaires d’une grisette parisienne. Comme c’est la méprise ordinaire des provinces dé prendre les grâces factices pour la grâce naturelle, la vanité pour l’élégance et l’exagération pour le mérite, Annette se fit bientôt une réputation dans son cercle, comme ayant des droits plus qu’ordinaires à être distinguée. Sa mise était toujours très-recherchée, et comme elle ne portait guère que les robes que sa maîtresse mettait au rebut, elles étaient toujours des plus belles étoffes. Or, le costume est un point qui a aussi une forte influence sur ceux qui n’ont pas l’expérience du monde.

Comme la double cérémonie devait avoir lieu avant le déjeuner, Annette fut occupée de bonne heure à faire la toilette de noces de sa jeune maîtresse. Tandis qu’elle y travaillait comme d’ordinaire, elle parut extraordinairement agitée ; plus d’une fois elle plaça mal une épingle, et plus d’une fois elle eut à réparer ses méprises, ou à suppléer à ce qu’elle avait oublié. Ève était toujours un modèle de patience, et elle supporta ces petites bévues avec une tranquillité qui aurait donné à Paul une nouvelle garantie de l’empire admirable qu’elle avait sur elle-même, et de la douceur de caractère qui l’élevait presque au-dessus de la fragilité de la race humaine.

— Vous êtes un peu agitée ce matin, ma bonne Annette, dit-elle à sa femme de chambre dans un moment où celle-ci venait de commettre une méprise plus forte que les autres.

— J’espère que Mademoiselle a été contente de moi jusqu’à présent, répondit la suivante un peu mortifiée de sa maladresse, du ton que prend ordinairement une soubrette qui a dessein d’annoncer à sa maîtresse qu’elle va quitter son service.

— Certainement, Annette ; vous vous êtes toujours bien conduite, et vous entendez fort bien tous les devoirs de votre place. Mais pourquoi me faites-vous cette question précisément en ce moment ?

— Parce que… parce que… avec la permission de Mademoiselle, j’ai dessein de lui demander mon congé.

— Votre congé ! Pensez-vous donc à me quitter, Annette ?

— Je ne désirerais rien de plus que de mourir au service de Mademoiselle ; mais nous sommes tous esclaves de notre destinée, — cette conversation avait lieu en français, — et la mienne me force à cesser de servir comme femme de chambre.

— Cela est bien soudain, et c’est une résolution extraordinaire pour une jeune fille en pays étranger. Puis-je vous demander, Annette, ce que vous vous proposez de faire ?

Ici la soubrette se donna des airs, tâcha de rougir, baissa les yeux sur le tapis avec un air de modestie étudiée qui aurait pu tromper quelqu’un qui n’aurait pas connu la classe dont elle faisait partie, et annonça l’intention qu’elle avait de se marier dans un mois.

— De vous marier, Annette ! Ce n’est sûrement pas avec le vieux Pierce ?

— Pierce, Mademoiselle ! je ne daignerais pas jeter un regard sur lui. — Je vais épouser un avocat.

— Un avocat !

— Oui, Mademoiselle ; je vais épouser M. Aristobule Bragg, si Mademoiselle le permet.

Ève resta quelques instants muette d’étonnement, malgré les preuves qu’elle avait eues de l’ample carrière que se donne l’ambition d’un Américain d’une certaine classe. On juge bien qu’elle se rappela la conversation qu’elle avait eue avec Aristobule sur la pointe, et il était naturel qu’une jeune et riche héritière à qui l’on avait fait la cour si peu de temps auparavant, éprouvât quelque surprise en voyant l’amant rejeté par la maîtresse chercher des consolations dans les sourires de la soubrette ; sa surprise fut pourtant moindre que celle que cette nouvelle causera probablement au lecteur, car elle connaissait trop bien l’esprit entreprenant, souple et actif d’Aristobule, pour être très-étonnée de ce tour de force moral de sa façon. Ève elle-même ne connaissait pourtant pas toutes les vues politiques qui avaient déterminé Aristobule à conduire à ce dénouement tous ses projets matrimoniaux, et il faut les expliquer avec quelque détail, pour qu’ils puissent être bien compris.

M. Bragg n’avait aucune idée des distinctions sociales, si ce n’est de celles qui prennent leur source dans la fortune et dans le succès des intrigues politiques. Il avait pour l’argent une déférence pratique qui ne pouvait se comparer qu’au désir que lui inspiraient les jouissances qu’il procure ; et quant à la politique, il avait pour elle exactement la même sorte de respect qu’un homme élevé sous un régime de féodalité éprouverait pour son seigneur. N’ayant pu, malgré tous ses efforts, atteindre à la fortune par le moyen du mariage, il avait songé sérieusement à Annette, qu’il tenait en réserve depuis quelque temps comme un pis-aller dans le cas où il échouerait dans ses projets sur Ève et sur Grace, car il en avait eu sur les deux héritières. Annette était une excellente ouvrière en modes, elle n’était pas sans attraits, et le mauvais anglais qu’elle parlait donnait quelque chose de piquant à ses idées, qui n’étaient jamais très-profondes. Son âge convenait à Aristobule, et il lui fit ses propositions dès qu’il fut bien assuré que les deux cousines étaient irrévocablement perdues pour lui. La soubrette parisienne n’hésita pas un instant à accepter un avocat pour mari, car ce mariage l’élevait au-dessus de sa propre sphère. Leurs arrangements furent bientôt pris ; ils devaient se marier aussitôt après l’expiration du mois qu’Annette devait donner à sa maîtresse pour chercher une autre femme de chambre, et alors ils passeraient dans les nouveaux établissements à l’ouest, où M. Bragg comptait exercer sa profession, ou se faire nommer au congrès, — se faire commerçant, — tenir une école, — ouvrir une taverne, — fendre du bois, — en un mot, faire tout ce qui pourrait lui procurer du profit, tandis qu’Annette contribuerait à sa part des frais du ménage en travaillant en modes et en donnant des leçons de français. Cette dernière occupation promettait de faire d’elle une péripatéticienne, car la population est fort éparse dans l’ouest, et la plupart des habitants de l’intérieur ne jugent pas nécessaire de prendre plus de trois mois d’instruction dans les plus hautes branches de l’éducation, leur but étant d’étudier, suivant leur expression, et non d’apprendre. Aristobule, qui dans tous ses projets ne songeait qu’à marcher en avant, aurait voulu abréger ce délai, mais Annette lui opposa sur ce point une résistance invincible ; son esprit de corps comme femme de chambre, et toutes ses idées de justice, ne lui permettaient pas de croire que les relations qui avaient existé si longtemps entre sa maîtresse et elle pussent se rompre en un seul instant. Les idées des deux futurs époux étaient si diamétralement opposées sur ce point, qu’une rupture pensa éclater entre eux ; M. Bragg portant l’indépendance naturelle de l’homme à un degré qui l’avait dispensé de toutes les obligations qui ne sont pas positivement imposées par la loi, et Annette maintenant la dignité d’une femme de chambre européenne à qui le sentiment des convenances ne permet pas de quitter sa maîtresse sans l’en avoir régulièrement informée d’avance. Cette difficulté fut heureusement aplanie, Aristobule ayant été chargé de la surintendance d’un magasin de marchandises pendant l’absence du propriétaire ; car M. Effingham, se doutant, d’après quelques mots échappés à sa fille, de ce qui s’était passé entre elle et lui, avait profité de l’époque du renouvellement de son engagement pour les fonctions qui lui avaient été confiées par son cousin, pour le remercier de ses services, et mettre ainsi fin à toutes relations avec lui.

Ce dénouement inattendu de la passion de M. Bragg pour Ève aurait beaucoup amusé celle-ci dans tout autre moment ; mais on ne doit pas s’attendre qu’une jeune fille, à l’instant de se marier, s’occupe beaucoup de la félicité d’êtres qui n’ont aucun droit naturel ou acquis à son affection. Les deux cousines, parées pour la cérémonie, se réunirent dans l’appartement de M. Effingham. Il est rare qu’on puisse voir deux jeunes personnes si aimables réunies pour une occasion semblable. Tandis que M. Effingham était entre elles, leur tenant une main à chacune, ses yeux humides se tournaient de l’une à l’autre avec une fierté et une admiration que sa tendresse même ne pouvait surpasser. Leurs toilettes étaient aussi simples que le permettait la cérémonie d’un mariage, car il avait été décidé qu’on ne ferait aucun étalage inutile ; et peut-être la beauté des deux futures était-elle rendue plus attrayante par cette simplicité ; car on a remarqué avec raison que les belles Américaines sont plus séduisantes en négligé que lorsqu’elles sont en grande toilette. Comme on aurait pu s’y attendre, on voyait briller plus d’âme et de sensibilité sur la physionomie d’Ève, quoique celle de Grace eût un air charmant de naturel et de modestie. Toutes deux étaient pleines de grâce, simples et sans la moindre affectation, et nous pouvons ajouter que l’une et l’autre tremblaient quand M. Effingham leur prit les mains.

— C’est un moment agréable, et pourtant pénible, dit cet excellent homme ; un moment qui me fait gagner un fils et perdre une fille.

— Et moi, mon cher oncle, dit Grace, tandis qu’une larme tremblait sur les cils de ses paupières, comme la goutte de rosée prête à tomber d’une feuille, n’ai-je donc aucune part dans vos pensées ?

— C’est vous, ma chère Grace, qui êtes la fille que je perds, car Ève reste avec moi. Mais Templemore a promis de vous rendre heureuse, et je compte sur sa parole.

Il embrassa tendrement les deux jeunes amies, qui touchaient à l’instant le plus important de leur vie, et qui offraient a ses yeux l’aimable aspect de la jeunesse et de la beauté jointes à l’innocence et à la modestie. Passant alors un de leurs bras sous chacun des siens, il les conduisit dans le salon. John Effingham, les deux futurs époux, le capitaine Ducie, M. et mistress Bloomfield, mistress Hawker, le capitaine Truck, mademoiselle Viefville, Nanny Sidley et Annette les y attendaient, et dès qu’on eut enveloppé de grands châles Ève et Grace, pour cacher leur parure nuptiale, toute la compagnie se rendit à l’église.

Il n’y avait que quelques pas du wigwam à la nouvelle église de Saint-Paul, et les pins solennels qui croissaient dans le cimetière faisaient contraste avec la verdure plus gaie des arbres de toute espèce qu’on voyait de différents côtés dans les bosquets de M. Effingham. Comme il n’y avait que peu de maisons dans cette partie du village, toute la compagnie entra dans le saint édifice sans qu’aucun œil curieux l’eût aperçue. Le ministre les attendait. Les deux jeunes gens conduisirent sur-le-champ les objets de leur choix, et la double cérémonie commença sans aucun délai. En cet instant, Aristobule, M. Dodge et mistress Abbot s’avancèrent du fond de la galerie, et prirent tranquillement leur place sur le premier banc. Aucun d’eux ne faisait partie de la congrégation de cette église ; mais ayant découvert, grâce à Annette, que les deux mariages devaient avoir lieu le matin, ils n’avaient pas assez de délicatesse pour se faire un scrupule de se mettre en avant en cette occasion ; car le principe de publicité, qui semblait enraciné dans leur nature, les portait à croire que rien n’était assez sacré pour devoir être à l’abri de leur insatiable curiosité. Ils étaient entrés dans l’église, parce qu’ils regardaient une église comme un endroit public, d’après le même principe qui fait que d’autres personnes de leur classe s’imaginent que si une barrière qui ferme l’entrée d’un champ, se trouve ouverte par accident, il est permis à tout le monde d’y passer.

La présence de ces intrus, présence qui n’avait été désirée par personne, n’empêcha pas que la cérémonie ne continuât, car toute autre pensée était absorbée dans celles que faisait naître un moment si solennel. Quand le ministre demanda, suivant l’usage, s’il y avait quelqu’un qui eût des motifs pour former opposition aux mariages qui allaient être contractés, mistress Abbot poussa du coude le bras de M. Dodge, et lui demanda à voix basse s’il n’était pas possible de trouver quelque objection valide. Si ses pieux souhaits avaient pu s’accomplir, il est certain qu’Ève, simple, sans prétention et ouaille de l’Église anglicane, n’aurait jamais été mariée. Mais l’éditeur du Furet Actif n’était pas homme à agir ouvertement en quoi que ce fût. Il ne se permettait que des demi-mots et des insinuations, et comme de pareils moyens ne pouvaient lui être utiles en ce moment, il résolut sagement de remettre sa vengeance à un autre temps. Nous disons sa vengeance, car Steadfast faisait partie de cette classe d’êtres qui regardent tout bonheur qui arrive à un autre, et auquel ils ne participent pas amplement, comme un tort qui leur est fait à eux-mêmes.

C’est avec beaucoup de sagesse, que l’Église anglicane a rendu Illustrationtrès-courte la cérémonie de la célébration du mariage car, si elle était inutilement prolongée, l’intensité des sentiments qu’elle fait naître deviendrait quelquefois trop forte pour qu’on pût la supporter. M. Effingham présenta les deux futures à l’autel, comme étant le père de l’une et le tuteur de l’autre, et aucun des deux futurs époux ne se trompa de doigt en y passant la bague. C’est tout ce que nous avons à dire de la cérémonie qui eut lieu devant l’autel. Dès que la bénédiction eut été prononcée, et que les nouvelles épouses eurent reçu le premier embrassement de leurs maris, M. Effingham, sans se donner le temps de les embrasser à son tour, jeta à la hâte leurs châles sur leurs épaules, et les emmena sur-le-champ hors de l’église car il ne voulait pas que les sentiments sacrés dont son cœur était rempli devinssent un spectacle pour les intrus dont les yeux observaient tout ce qui se passait. À la porte, il céda le bras de sa fille à Paul, et celui de sa nièce à sir George, sans prononcer un seul mot, mais en leur pressant la main à chacune, après quoi il leur fit signe de retourner promptement au wigwam. On lui obéit, et un quart d’heure s’était à peine écoulé depuis l’instant où ils avaient quitté le salon qu’ils s’y trouvèrent tous de nouveau réunis.

— Quel changement un si court intervalle n’avait-il pas produit dans la situation de tant d’individus !

— Mon père, dit Ève à M. Effingham qui la pressait sur son cœur, tandis que des larmes de tendresse coulaient de leurs yeux, je suis encore votre fille ?

— Mon cœur se briserait si je pensais autrement, ma chère Ève. Non, non, je n’ai pas perdu une fille mais j’ai gagné un fils.

— Et quelle place dois-je occuper dans cette scène de tendresse ? demanda John Effingham, qui avait d’abord présenté ses compliments à Grace pour qu’elle ne pût se croire oubliée dans un pareil moment, et qui la laissa alors recevoir les félicitations du reste de la compagnie. — Dois-je perdre aussi un fils et une fille ?

Ève souriant et essuyant ses larmes, s’arracha des bras de son père pour se jeter dans ceux du père de son mari. Après que John l’eut embrassée plusieurs fois en la tenant serrée contre son cœur, elle sépara les cheveux qui lui couvraient le front, lui passa la main sur le visage, comme un enfant, et lui dit avec douceur :

— Cousin John !

— Oui, je crois que tels doivent encore être mon nom et mon rang. Paul ne mettra aucune différence dans nos sentiments ; nous nous aimerons l’un l’autre comme nous nous sommes toujours aimés.

— Paul ne peut rien être à présent entre vous et moi. Vous avez toujours été un second père à mes yeux et dans mon cœur, cher cousin John.

John Effingham la pressa de nouveau contre son sein et tous deux sentirent, malgré ce qu’ils venaient de dire, qu’un nouveau lien, un lien plus cher que jamais, les unissait l’un à l’autre. Ève reçut alors les compliments du reste de la compagnie, et les deux nouvelles épouses se retirèrent pour substituer un costume plus simple à leur parure nuptiale.

Ève trouva dans son cabinet de toilette Nanny Sidley, qui l’attendait avec impatience pour lui exprimer tous ses sentiments ; car la bonne femme était trop sensée pour se livrer à toute son affection en présence de tiers.

— Madame, miss Ève, mistress Effingham, s’écria-t-elle, dès qu’elle vit arriver sa jeune maîtresse, craignant de s’exprimer trop librement depuis que la jeune fille qu’elle avait vue naître était devenue une femme mariée.

— Ma bonne et chère Nanny, dit Ève en la serrant dans ses bras ; et leurs larmes se confondirent ensemble pendant près d’une minute. Vous venez de voir votre enfant, continua-t-elle, contracter le dernier et le plus solennel de tous les engagements terrestres ; et je sais, Nanny, que vous priez le ciel pour que les suites en soient heureuses.

— Oui, Madame, oui, miss Ève. — Comment dois-je vous appeler désormais, Madame ?

— Appelez-moi miss Ève, comme vous l’avez toujours fait depuis mon enfance, ma chère Nanny.

Nanny reçut cette permission avec délices, et elle en profita vingt fois dans le cours de la matinée. Elle continua même à employer ce terme jusqu’au moment où deux ans après, elle fit danser sur ses genoux une autre Ève en miniature. Alors le rang de mère réclama silencieusement ses droits, et Nanny s’habitua à appeler sa maîtresse mistress Effingham.

— Quoique vous soyez mariée, Madame, j’espère que je ne vous quitterai pas, dit Nanny avec quelque timidité — quoiqu’elle regardât à peine un tel événement comme possible, et qu’Ève l’eût déjà plusieurs fois assurée du contraire, mais elle désirait en avoir une double assurance. Je me flatte qu’il n’arrivera jamais rien qui m’oblige à me séparer de vous, Madame ?

— Jamais, du moins de mon consentement, ma bonne Nanny. Et à présent qu’Annette va se marier, vos services me deviendront doublement nécessaires.

— Et mamerzelle, Madame ? demanda Nanny les yeux étincelants de plaisir. À présent que vous savez tout, et que vous n’avez plus besoin d’elle, je suppose qu’elle va retourner dans son pays ?

— Mademoiselle Viefville retournera en France au commencement de l’automne mais ce sera avec nous tous ; car mon père, mon cousin John, mon mari, — Ève rougit un peu en prononçant ce mot, encore nouveau pour elle, — moi, et vous aussi, Nanny, nous mettrons à la voile pour l’Angleterre dans la première semaine d’octobre avec sir George et lady Templemore, et nous irons ensuite en Italie.

— Peu m’importe où j’irai, miss Ève, pourvu que je sois avec vous. J’avoue que je préférerais ne pas vivre dans un pays où je ne puis entendre tout ce qu’on vous dit ; mais partout où vous serez, ce sera pour moi le paradis terrestre.

Ève embrassa encore une fois la bonne femme, et Annette arrivant en ce moment, elle changea de costume.

En se rendant dans le salon, les deux cousines se rencontrèrent sur le palier du grand escalier. Ève était un peu en avant, mais elle fit place à Grace, et lui dit en souriant et en lui faisant une grande révérence :

— Il ne me convient point de prendre le pas sur lady Templemore, moi qui ne suis que mistress Paul Effingham.

— Je n’ai pas l’esprit aussi faible que vous vous l’imaginez ma chère Ève. Croyez-vous que je ne l’aurais pas épousé s’il n’avait pas été baronnet ?

— Templemore, ma chère cousine, est un homme que toute femme peut aimer ; et je crois aussi fermement que je l’espère qu’il vous rendra heureuse.

— Et cependant, Ève, il y a une femme qui n’a pas voulu l’aimer !

Ève fixa les yeux sur sa cousine et tressaillit un instant ; mais elle fut satisfaite de la conduite de sir George, car la franchise de son aveu était une garantie de sa bonne foi et de sa sincérité. Elle prit la main de sa cousine avec affection, et lui répondit :

— Cette confidence est le plus grand compliment que vous puissiez me faire, Grace, et je dois la payer de retour. Il est possible que sir George Templemore, avant de vous avoir vue, ait eu pour moi une inclination passagère ; mais mon cœur appartenait à un autre longtemps avant que je le connusse.

— Il est convaincu lui-même que vous ne l’auriez jamais épousé, parce que vous êtes trop continentale, comme il le dit, pour aimer un Anglais.

— En ce cas, je choisirai la première occasion favorable pour le détromper ; car il y a un Anglais que j’aime, et cet Anglais c’est lui.

Comme peu de femmes sont jalouses le premier jour de leurs noces, Grace prit cette plaisanterie en bonne part, et elles descendirent l’escalier ensemble, côte à côte, leur sourire timide réfléchissant réciproquement leur bonheur. Elles rencontrèrent leurs maris à la porte du salon, et chacune d’elles prenant le bras de celui qui était devenu pour elle un être d’une si grande importance, elles s’y promenèrent en long et en large jusqu’au moment où on les avertit de se mettre à table pour le déjeuner à la fourchette, à l’ordonnance duquel mademoiselle Viefville avait présidé pour qu’il fût servi à la manière de son pays.

Les jours de noces, comme toutes les fêtes qui sentent l’apprêt, sont quelquefois difficiles à passer ; il n’en fut pas de même en cette occasion, car tout ce qui sentait la préméditation et les préparatifs disparut avec ce repas. Il est vrai que la compagnie ne sortit pas de la maison ; mais, à cela près, l’aisance, la paix et le bonheur y régnaient partout. Le capitaine Truck était le seul qui fût disposé à être sentimental, et plus d’une fois, en regardant autour de lui, il exprima ses doutes qu’il eût suivi le bon chemin pour arriver au bonheur.

— Je me trouve dans une catégorie solitaire, dit-il pendant le dîner. — Mistress Hawker, M. Effingham et son cousin ont été mariés, tous les autres le sont ; et je n’ai d’autre ressource que de dire que moi aussi je le serai un jour, si je puis trouver une femme qui veuille de moi. M. Powis lui-même, qui a été mon bras droit dans cette affaire d’Afrique, m’a abandonné, et m’a laissé comme un pin isolé dans un de vos défrichements, ou comme une poulie sans rouet brandillant à une vergue. Madame la mariée, — car c’est ainsi que le capitaine appela Ève pendant toute la journée, sans faire attention que lady Templemore avait le même droit à ce titre ; — madame la mariée, nous considérerons ma situation désespérée plus philosophiquement, quand j’aurai l’honneur de vous reconduire avec une bonne partie de cette aimable compagnie en Europe d’où je vous ai amenée ici. Avec vos sages avis, je crois que je pourrais même encore à présent risquer le paquet.

— Je vois qu’on m’oublie entièrement s’écria M. Howel, qui avait été invité au repas de noces ainsi que M. Wenham. Que voulez-vous que je devienne, capitaine Truck, si cette manie de mariage gagne ainsi tout le monde ?

— J’ai depuis longtemps formé un plan pour votre bonheur, mon cher Monsieur, et je saisirai cette occasion pour le faire connaître. Je propose, Messieurs et Dames, que nous enrôlions M. Howel dans notre plan pour l’automne, et que nous l’emmenions avec nous en Europe. Je serai fier d’avoir l’honneur de le présenter à son ancienne amie qu’il n’a pas encore vue, l’île de la Grande-Bretagne.

— Ah ! je crains qu’un tel bonheur ne me soit pas réservé, dit M. Howel en soupirant. J’y ai pensé en mon temps ; mais mon âge ne me permet plus de telles espérances.

— Votre âge, Tom Howel ! dit John Effingham. Vous n’avez que cinquante ans comme Édouard et moi ; et il y en a quarante, nous étions enfants tous les trois. Vous voyez pourtant que nous, qui en sommes revenus si récemment, nous sommes déjà prêts à y retourner. Prenez donc courage vous pouvez trouver un bâtiment à vapeur pour vous ramener ici, dès que vous le désirerez.

— Jamais ! dit le capitaine Truck d’un ton positif. Il est moralement impossible qu’un bâtiment à vapeur traverse l’Atlantique. Je soutiendrai cette doctrine jusqu’au dernier jour de ma vie. Mais qu’a-t-on besoin de bâtiments à vapeur quand nous avons des paquebots comme des palais ?

— Je ne savais pas, capitaine, que vous aviez tant de respect pour la Grande-Bretagne. Il est réellement encourageant de trouver des sentiments si généreux envers cette vieille île dans un homme qui lui doit son origine. — Sir George et lady Templemore, permettez-moi de boire à votre félicité durable.

— Je n’ai certainement aucun sentiment de malveillance contre l’Angleterre, quoique ses lois sur le tabac ne soient pas des plus douces. Mais mon désir de vous y exporter, monsieur Howel, vient moins de l’envie de vous montrer la Grande-Bretagne, que de vous faire voir qu’il y a d’autres pays en Europe.

— D’autres pays ! Sûrement, capitaine, vous ne me supposez pas assez ignorant en géographie pour croire qu’il n’y a pas d’autres pays en Europe. N’y a-t-il pas le Hanovre, Brunswick, Brunswick-Lunebourg ? N’y a-t-il pas le Danemark, dont le roi a épousé la sœur de George III, et le Wurtemberg, dont le roi a eu pour épouse la princesse royale d’Angleterre ?

— Et Mecklembourg-Strelitz ? ajouta gravement John Effingham ; une princesse de cette maison n’a-t-elle pas épousé George III in propriâ personâ, aussi bien que par procuration ? Rien ne saurait être plus clair que votre géographie, Howel ; mais, indépendamment de ces diverses régions, notre digne ami le capitaine désire que vous sachiez aussi qu’il existe en Europe d’autres contrées, comme la France, l’Autriche, la Russie, l’Italie, quoique ce dernier pays vaille à peine l’embarras du voyage.

— Vous avez deviné mon motif, monsieur John Effingham, et vous l’avez exprimé avec plus de discrétion que je n’aurais pu le faire, s’écria le capitaine. Si monsieur Howel veut me faire le plaisir de prendre le passage sur mon bord, tant pour aller que pour revenir, je regarderai l’avantage d’entendre ses remarques sur les hommes et les choses comme l’un des plus grands que j’aie jamais obtenus.

— Je ne sais trop si je pourrais me déterminer à aller en Angleterre ; mais je ne voudrais pas faire un pas plus loin.

— Ne pas aller à Paris ! s’écria mademoiselle Viefville, surprise qu’un être raisonnable voulût se donner la peine de traverser l’Atlantique uniquement pour voir ce triste Londres. Il faut que vous alliez à Paris pour l’amour de moi, monsieur Howel.

— Pour l’amour de vous, Mademoiselle, je ferais tout au monde ; mais je ne ferais certainement pas cela pour l’amour de moi. J’avoue qu’avant de mourir je serais charmé de voir le roi d’Angleterre et la Chambre des lords.

— Sans doute, ajouta John Effingham en secouant la tête d’un air de bonne humeur, — et la Tour, et la statue de Wellington, et la tête de sanglier dans East-Cheap, et le pont de Londres, et la terrasse de Richmond, et Bow-Street, et Somerset-House, et Oxford-Road, et Charing-Cross, le vieux Charing-Cross, Tom Howel, et le marché d’Hungerfort, et la foire de Saint-Barthélemy ?

— C’est une nation merveilleuse ! s’écria M. Howel, dont les yeux brillaient pendant cette énumération. Je crois, après tout, que je ne mourrais pas content si je n’avais vu auparavant quelques-unes de ces choses, car, les voir toutes, ce serait trop pour moi. — Combien y a-t-il de distance, capitaine, des docks de Sainte-Catherine jusqu’à l’île des Chiens ?

— Oh ! seulement quelques encâblures. Si vous voulez seulement rester sur le paquebot jusqu’à ce qu’il soit amarré, je vous promets de vous faire voir l’île des Chiens avant que vous soyez débarqué. Mais il faut que vous me promettiez de ne pas prendre une pacotille de tabac.

— Ne craignez rien à cet égard ; je ne fume ni ne chique, et je ne suis pas surpris qu’une nation aussi complètement civilisée que l’Angleterre ait conçu cette antipathie pour le tabac. — Et on peut réellement voir l’île des Chiens même avant de débarquer ! C’est un pays merveilleux ! — Mistress Bloomfield, croyez-vous que vous pourrez mourir tranquillement sans avoir vu l’Angleterre ?

— J’espère, Monsieur, que, lorsque cet événement arrivera, il me trouvera tranquille, quelque chose qui puisse m’arriver d’ici là. J’avoue pourtant que, comme mistress Effingham, j’ai le plus vif désir de voir l’Italie, désir qui lui est inspiré, je crois, par ce qu’elle y a déjà vu, et à moi par l’idée brillante que je m’en fais.

— Cela me surprend réellement. Que peut-il y avoir en Italie qui vaille la peine de faire un si long voyage ?

— J’espère, cousin John, dit Ève, rougissant au son de sa propre voix, car en ce jour d’extrême bonheur et de vives émotions, un embarras modeste ne lui laissait pas son empire ordinaire sur elle-même, — j’espère que notre ami, M. Wenham, ne sera pas oublié, et que vous l’inviterez à se mettre de notre partie.

Ce représentant de la jeune Amérique avait été invité au dîner par égard pour feu son père, qui était un très-ancien ami de M. Effingham ; et, entendant la mariée parler de lui en termes si favorables, il crut devoir répondre.

— Je pense qu’un Américain a peu de choses à apprendre d’aucune autre nation que la sienne, dit-il avec la suffisance de l’école à laquelle il appartenait. — On pourrait pourtant désirer que tous les Américains voyageassent, afin que le reste du monde en profitât.

— C’est bien dommage, dit John Effingham, qu’une de nos universités, par exemple, ne soit pas ambulante. La vieille Yale l’était dans son enfance ; mais, toute différente de la plupart des autres créatures, elle marchait avec plus d’aisance quand elle était enfant, qu’elle ne le fait à présent qu’elle est dans la maturité de l’âge.

— M. John Effingham aime à plaisanter, dit M. Wenham avec dignité ; car quoiqu’il fût aussi crédule qu’on peut l’être sur le sujet de la supériorité de l’Amérique, il n’était pas tout à fait aussi maniable que les partisans de l’école anglo-américaine, qui ordinairement laissent gouverner par leurs maîtres toutes leurs facultés et même leur bon sens sur tout ce qui a rapport à leur faible. Je crois, ajouta-t-il, que chacun convient que les Américains donnent plus qu’ils ne reçoivent dans leurs relations avec les Européens.

L’expérience et le savoir-vivre de ceux qui écoutaient ce jeune homme ne leur permirent que de sourire à la dérobée, et la conversation tomba sur d’autres objets. Il ne fallait pas d’efforts pour se livrer à la gaieté dans une pareille occasion ; et contre les usages du wigwam, où les hommes avaient coutume de quitter la table en même temps que les dames, le capitaine Truck, John Effingham, M. Bloomfield, M. Howel et M. Wenham y restèrent jusqu’à une heure assez avancée de la nuit. Il s’y fit une grande consommation d’excellent bordeaux, et il fut permis au brave capitaine de fumer son cigare. Vers minuit il jura qu’il avait presque envie d’écrire une lettre à mistress Hawker pour lui offrir sa main car, pour son cœur, elle savait fort bien qu’elle le possédait depuis longtemps.

Le lendemain matin, dans un instant où tout était tranquille dans la maison, parce que la plupart de ceux qui s’y trouvaient en étaient sortis pour aller faire une promenade à pied, à cheval, ou en bateau, Ève était dans la bibliothèque, où son père l’avait laissée quelques instants auparavant pour monter à cheval. Elle était assise devant une table, occupée à écrire à une vieille parente pour lui faire part de son mariage. La porte était restée entr’ouverte, et Paul, qui cherchait sa jeune épouse, y parut inopinément. Son pas avait été si léger, et notre héroïne donnait si exclusivement toute son attention à sa lettre, qu’elle ne s’aperçut pas de l’arrivée de son mari, quoique son oreille eût appris depuis bien longtemps à distinguer la marche de Paul, et son cœur à battre en en reconnaissant le bruit. Une belle femme ne paraît peut-être jamais plus aimable et plus séduisante que lorsque, dans un déshabillé élégant du matin, elle semble aussi fraîche que le jour qui vient de naître. Ève avait pourtant fait un peu plus d’attention à sa toilette que de coutume, et elle s’était ornée de quelques bijoux, genre de parure qui annonce le bon goût quand on l’emploie judicieusement, et qui, en toute autre circonstance, dénote aussi infailliblement un esprit vulgaire. Son costume du matin était donc plus soigné qu’à l’ordinaire, quoiqu’il ne fallût qu’un coup d’œil pour remarquer qu’elle était en négligé. Le talent parisien d’Annette, sur lequel M. Bragg fondait une si grande partie de ses espérances de fortune future, avait taillé sa robe avec un tact si parfait qu’elle faisait deviner plus de charmes qu’elle n’en montrait. Mais, malgré la perfection exquise de toutes ses formes, la légèreté presque surnaturelle d’un petit pied, qui n’offrait pourtant aux yeux rien de maigre ni de décharné, et la main parfaite qui se montrait au milieu des dentelles qui garnissaient les manches de sa robe, Paul était complètement absorbé dans l’admiration de la physionomie de sa fraîche et charmante épouse. Peut-être le cœur d’un homme ne peut-il connaître un sentiment plus touchant et plus cher que celui que lui inspire la contemplation de la beauté, de la confiance, de la pureté et de la franchise qui brillent sur la physionomie d’une jeune femme, pleine de simplicité et d’innocence, quand elle a surmonté sa timidité naturelle au point de lui avouer sa tendresse pour lui, et de s’abandonner aux impulsions les plus fortes de la nature. Tel était le tableau qu’Ève présentait en ce moment aux yeux de Paul. Elle parlait de son mari dans la lettre qu’elle écrivait, et quoique ses expressions fussent retenues par la modestie, le goût et l’éducation, elles étaient empreintes d’une tendresse et d’un dévouement qui n’avaient pas besoin d’être exprimés. Quelques larmes tombaient de ses yeux, la plume tremblait dans sa main, et elle s’ombrageait le visage de l’autre, comme pour se cacher sa faiblesse à elle-même. Paul fut alarmé, il ne savait pourquoi ; mais Ève en pleurs était un spectacle pénible pour lui. En un moment, il fut à son côté, et lui passant doucement un bras autour de la taille, il la pressa tendrement sur son cœur.

— Ève, ma chère Ève, lui dit-il, que signifient ces pleurs ?

L’œil serein, la rougeur brillante, et le regard de tendresse qui récompensèrent cet élan de sensibilité rassurèrent le mari, et cédant à la pudeur timide d’une si jeune épouse, il retira son bras, et se borna à garder une main dans les siennes.

— C’est le bonheur, Paul. — L’excès du bonheur nous rend, je crois, nous autres femmes, plus faibles que le chagrin même.

Paul lui baisa les deux yeux, il la regarda un instant avec une intensité d’admiration qui fit que les yeux d’Ève se levèrent et se baissèrent successivement, comme s’ils eussent été éblouis en rencontrant ceux de son mari, et que cependant elle n’eût pas voulu perdre un seul de ses regards ; enfin, il en vint au sujet qui l’avait amené dans la bibliothèque.

— Mon père, — qui est à présent aussi le vôtre…

— Mon cousin John !

— Votre cousin John, si vous le voulez ; il vient de me faire un présent qui ne le cède qu’à celui que votre excellent père m’a fait hier aux pieds de l’autel. Voyez, chère Ève, il m’a donné cette miniature, qui est votre fidèle image, quoique bien au-dessous de l’original ; et il m’a donné aussi le portrait de ma pauvre mère pour remplacer celui que m’ont enlevé les Arabes.

Ève considéra longtemps et avec attention les beaux traits de la mère de son mari. Elle y retrouva cet air de douceur pensive et de bonté attrayante qu’elle avait remarqué en Paul, et qui avait d’abord gagné son cœur. Ses lèvres tremblèrent quand elle les appuya sur cette image insensible.

— Elle doit avoir été très-belle, Ève, et sa figure a un air de tendresse mélancolique qui semblait presque prédire que sa sensibilité serait cruellement froissée.

— Et pourtant, Paul, cette jeune femme ingénue et fidèle a contracté l’engagement solennel que nous venons de former, avec autant d’espoir raisonnable de bonheur que nous en avons nous-mêmes.

— Vous vous trompez, Ève. La confiance et la sainte vérité manquaient à l’union qu’elle forma avec mon père ; et quand la bonne foi ne règne pas dès le commencement du contrat, il n’est pas difficile d’en prévoir la fin.

— Je ne crois pas que vous ayez jamais trompé personne, Paul. Vous avez le cœur trop généreux.

— Si quelque chose peut rendre un homme digne d’une telle affection, ma chère Ève, c’est la noble et entière confiance avec laquelle votre sexe s’abandonne à la justice et à la bonne foi du nôtre. Votre cœur si pur a-t-il jamais douté de personne ?

— Oui, Paul, — de moi, bien souvent. — Et pourtant on dit que l’égoïsme est au fond de toutes nos actions.

— Vous êtes la dernière personne du monde qui deviez émettre cette doctrine, ma bien-aimée. Ceux qui vous connaissent le mieux et qui sont le plus avant dans votre confiance déclarent qu’il n’y a pas en vous la moindre trace d’égoïsme.

— Le plus avant dans ma confiance ! — Mon père vous a donc fait apercevoir son faible en vous faisant l’éloge du présent qu’il vous a fait ?

— Votre digne père sait trop bien que cela est inutile. S’il faut avouer la vérité, je viens de passer un quart d’heure avec la bonne Nanny Sidley.

— Nanny ! — ma chère vieille Nanny ! — et vous avez été assez faible, méchant, pour écouter les éloges qu’une vieille femme fait de son enfant ?

— Vos éloges, ma chère Ève, sont toujours agréables à mes oreilles ; et qui peut mieux parler de ces qualités, qui sont la base du bonheur domestique, que ceux qui vous ont connue le plus intimement depuis votre enfance jusqu’au moment où vous êtes chargée des devoirs d’une épouse ?

— Paul ! Paul ! vous avez perdu l’esprit. Trop de savoir vous a dérangé la raison.

— Je n’ai pas perdu l’esprit, très-belle et très-chère Ève ; mais je suis heureux à un point qui pourrait ébranler une raison plus ferme que la mienne.

— Parlons d’autre chose, dit Ève en lui appuyant avec affection une main sur les lèvres, et en levant sur lui des yeux pleins de tendresse et d’éloquence ; — j’espère que la gêne dont vous parliez il y a si peu de temps ne vous tourmente plus, et que vous ne vous trouvez plus un étranger quand vous êtes dans le sein de votre propre famille ?

— Maintenant que je puis lui donner ce nom, grâce à vous, j’avoue que ma conscience commence à être plus à l’aise sur ce point. Vous a-t-on parlé des arrangements de fortune projetés par des têtes plus vieilles que les nôtres ?

— Je n’ai pas voulu écouter mon père quand il a commencé à m’en parler, car je voyais que c’était un projet qui faisait des distinctions entre Paul Effingham et Ève Effingham, deux êtres que je désire considérer désormais comme n’en formant qu’un seul.

— Vous pourriez, sans le vouloir, être injuste envers vous comme envers moi ; — mais peut-être ne désirez-vous pas que je vous en parle plus que votre père.

— Il est de mon devoir d’écouter ce que veut me dire mon seigneur et maître.

— En ce cas, écoutez, et l’histoire sera bientôt racontée. — Nous sommes réciproquement les héritiers naturels l’un de l’autre ; parmi tous ceux qui portent le nom d’Effingham, pas un seul n’est aussi proche de nous par le sang que nous le sommes l’un de l’autre ; car, quoique nous ne soyons cousins qu’au troisième degré, notre famille est si peu nombreuse que le mari, dans le cas où nous nous trouvons, est l’héritier naturel de la femme, et la femme l’héritière naturelle du mari. Or, votre père propose qu’il soit fait une estimation ; que le mien vous assure un douaire d’une somme égale à cette estimation, ce que sa fortune lui permet aisément, et qu’un droit de réversion sur les biens qui, sans cela, vous auraient appartenu en toute propriété, me soit assuré dès à présent.

— Vous possédez mon cœur, mon affection, et quelle valeur peut avoir l’argent après cela ?

— Vous êtes si véritablement femme, Ève, que je vois qu’il faudra que nous arrangions tout cela sans vous consulter.

— Puis-je être en meilleures mains ? — Un père qui a toujours été trop indulgent pour mes désirs les moins raisonnables ; — un second père qui n’a que trop contribué à me gâter d’une manière aussi inconsidérée, — et un…

— Et un mari, dit Paul, qui vit qu’Ève hésitait à prononcer devant lui un nom si nouveau pour elle, quoique si cher, — un mari qui fera tout ce qui sera en son pouvoir pour les surpasser tous deux à cet égard.

Ève le regarda avec un sourire aussi innocent que celui d’un enfant, quoique la rougeur lui montât jusqu’au front. — Un mari, dit-elle, s’il faut prononcer ce mot formidable, un mari qui fait tout ce qu’il peut pour augmenter un amour-propre qui n’est déjà que trop fort.

Un petit coup frappé à la porte fit tressaillir Ève, qui parut aussi embarrassée que si elle eût été surprise en flagrant délit. Paul lâcha la main qu’il avait continué à tenir pendant cette courte conversation.

— Monsieur, — Madame, dit la voix douce et timide de Nanny, qui entr’ouvrit la porte sans se permettre de regarder dans la chambre ; — miss Ève, — monsieur Powis.

— Entrez, ma bonne Nanny, dit Ève, reprenant son air calme en un instant, car cette femme si dévouée ne lui paraissait jamais qu’une seconde elle-même. — Que désirez-vous ?

— J’espère que je ne suis pas déraisonnable, dit Nanny en entrant, mais je savais que M. Paul était ici seul avec vous, et je désirais, c’est-à-dire, — Madame, miss Ève, — Monsieur…

— Dites ce que vous désirez, ma bonne Nanny. Ne suis-je pas votre enfant ? Celui que vous voyez près de moi n’est-il pas, — et elle hésita, rougit, et sourit encore avant d’ajouter – le mari de votre enfant ?

— Oui, Madame, et Dieu en soit loué ! J’ai rêvé, — il y a maintenant quatre ans, miss Ève, c’était quand nous voyagions en Danemark, — j’ai rêvé que vous aviez épousé un grand prince.

— Et votre rêve ne s’est pas réalisé, Nanny. Vous voyez donc qu’il ne faut pas se fier aux rêves.

— Madame, j’estime les princes par leurs qualités et non par leurs royaumes et leurs couronnes. Si M. Powis n’est pas prince, qui a droit de l’être ?

— Cela change l’affaire, dit Ève, et je crois qu’après tout il faudra que j’adopte votre théorie des songes.

— Ce que je nierai toujours, mistress Sidley, si vous n’avez pas d’autre preuve qu’elle soit vraie, dit Paul en riant ; mais peut-être ce prince a-t-il fini par prouver qu’il n’était pas digne de miss Ève ?

— Point du tout, Monsieur, il a été pour elle un mari bon et affectueux, ne lui passant pas toutes ses fantaisies, si miss Ève pouvait avoir des fantaisies ; mais la chérissant, lui donnant de bons conseils, la protégeant, et lui montrant autant de tendresse que son propre père, et autant d’affection que moi-même.

— En ce cas, ma bonne Nanny, dit Ève, c’était un mari inappréciable. J’espère aussi qu’il avait des bontés et de l’affection pour vous ?

— Il me prit par la main, le matin qui suivit le mariage, et me dit : « Fidèle Sidley, vous avez été attachée à miss Ève Effingham pendant son enfance et pendant sa jeunesse ; et à présent qu’elle est ma femme, j’espère que vous continuerez à la servir jusqu’au jour de votre mort. » Oui, Madame, il me parla ainsi dans mon rêve, et je crois encore entendre en ce moment les doux sons de sa voix. C’était un bon rêve, j’espère.

— Fidèle Nanny, dit Paul en souriant et lui prenant la main, vous avez été attachée à miss Ève pendant son enfance et sa jeunesse, et, maintenant qu’elle est ma femme, j’espère que vous continuerez à rester près d’elle jusqu’à votre dernier jour.

Nanny battit des mains en poussant un cri de plaisir, et, fondant en larmes, elle s’écria en sortant de la bibliothèque : — Mon rêve s’est vérifié, — vérifié de point en point !

Un silence de quelques instants succéda à cet élan d’un sentiment superstitieux, mais bien naturel.

— Tous ceux qui vivent près de vous semblent vous regarder comme le centre commun de toutes leurs affections, dit Paul dès que son émotion lui permit de parler.

— Toute la famille jusqu’ici n’a eu qu’un seul cœur ; — Dieu veuille qu’il en soit toujours ainsi !

Il y eut un autre intervalle délicieux de silence, et il dura encore plus longtemps que le premier. Ève enfin leva les yeux sur son mari avec un air de curiosité, et lui dit :

— Vous m’avez dit bien des choses, Paul, et vous m’avez tout expliqué, excepté un incident qui m’a fait de la peine dans le temps. Pourquoi le capitaine Ducie, en quittant avec vous le Montauk, vous arrêta-t-il avec si peu de cérémonie, pour descendre avant vous dans la barque ? L’étiquette est-elle donc assez stricte à bord d’un bâtiment de guerre pour justifier ce que je serais tentée d’appeler une grossièreté ?

— L’étiquette à bord d’un bâtiment de guerre est certainement sévère, et il faut qu’elle le soit. Mais ce qui vous paraissait une grossièreté était dans le fait une politesse. Parmi nous autres marins, c’est l’inférieur qui entre le premier dans une barque, et c’est le supérieur qui la quitte le premier.

— Voilà ce qui arrive quand un ignorant veut juger des choses. Je crois qu’il est toujours plus sûr de ne pas juger d’un fait sans connaître parfaitement toutes les circonstances qui l’ont accompagné.

— Suivons cette sage règle pendant toute notre vie, ma chère Ève, et nous en reconnaîtrons l’utilité. Une confiance absolue, une circonspection prudente à tirer des conclusions, et un cœur toujours ouvert l’un pour l’autre, nous rendront aussi heureux jusqu’à la fin de notre existence conjugale que nous le sommes en cet heureux moment où l’on peut dire qu’elle commence.


fin de ève effingham.