Evelina/Lettre 33

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Evelina, ou l’Entrée d’une jeune personne dans le monde
D. J. Changuion (2p. 14-38).



LETTRE XXXIII. Suite de la précédente.
13 Mai.

M. Mirvan a commencé ses opérations, & j’espere qu’il n’ira pas plus loin, car la pauvre Madame Duval a déjà assez de sujets d’être mécontente de la visite de Sir Clément.

Hier matin pendant le déjeûné, le Capitaine étant occupé à lire la gazette, Sir Clément lui demanda la permission de la parcourir, pour voir s’il y étoit question d’une affaire très-fâcheuse qui étoit arrivée à certain Français la veille de son départ : „ le cas est grave, ajouta-t-il, & même pendable, si je ne me trompe. ”

Le Capitaine voulut savoir des détails : Sir Clément se mit alors à lui faire une longue histoire ; il lui conta qu’en passant près de la Tour, avec quelques amis, il avoit entendu la voix d’un homme qui crioit graçe en français ; & s’étant informé de quoi il s’agissoit, il avoit appris que cet étranger venoit d’être arrêté pour crime de trahison.

„ Le pauvre diable, continua-t-il, ayant remarqué que je parlois sa langue, me supplia de l’écouter ; il me protesta qu’il étoit honnête homme, qu’il n’étoit en Angleterre que depuis peu, & qu’il se proposoit de repasser dans sa patrie, dès qu’une Dame de sa connoissance seroit de retour d’une course qu’elle étoit allé faire à la campagne. ”

Madame Duval changea de visage & redoubla d’attention.

„ Quoique je n’aime pas trop cette foule d’étrangers qui viennent sans cesse fondre sur notre pays, je ne pus m’empêcher pourtant d’avoir pitié de ce malheureux, qui ne savoit pas assez l’Anglois pour se défendre : mais il me fut impossible de le secourir ; la populace s’étoit déjà ameutée, & je crains qu’il n’en ait été rudement traité.

„ L’a-t-on un tant soit peu plongé ? ” lui demanda le Capitaine.

„ Je crois qu’oui.

„ Tant mieux, répondit M. Mirvan ; c’est tout ce que méritent ces faquins de Français. Je parie que celui-ci est un coquin.

„ Puissiez-vous avoir été à sa place ! interrompit Madame Duval ; mais de grace, Monsieur, ne savoit-on pas qui étoit cet homme ?

(Sir Clément.) „ Si fait : & même on m’a dit son nom, mais il m’est échappé.

(Madame Duval) „ Ce ne seroit pas, par hasard, Monsieur Dubois ?

(Sir Clément.) „ Précisément, lui-même, je me le rappelle à présent très-distinctement.

(Madame Duval.) „ Dubois ! Monsieur Dubois, dites-vous ? ” & sa tasse lui tomba des mains.

(Le Capitaine.) „ Dubois ! hé, c’est mon ami, Monsieur croc-en-jambe ! Eh bien, il aime les bains, froids, & on les lui aura donnés, je gage, tout son saoul.

(Madame Duval.) „ Et moi je gage que vous êtes un… Mais ne vous réjouissez pas tant ; je ne crois pas un mot de toute cette histoire : Monsieur Dubois n’est pas plus en prison que moi.

(Sir Clément.) „ Il me sembloit bien que j’avois vu cet homme quelque part, & je me souviens maintenant que ç’étoit avec vous, Madame.

(Madame Duval.) „ Avec moi ?

(Le Capitaine.) „ Mais c’est donc lui, rien n’est plus clair. Et que croyez-vous qu’on lui fera ?

(Sir Clément.) „ Je n’en sais rien ; mais s’il n’a pas de puissantes protections, je crains bien qu’il ne passe mal son temps : on ne badine point avec ces sortes d’affaires.

(Le Capitaine.) „ Ne vous semble-t-il pas que cela prend tout doucement le chemin de la potence ?

Sir Clément secoua la tête, sans répondre.

Madame Duval ne fut plus la maîtresse de cacher son trouble ; elle sauta en bas de sa chaise en s’écriant d’une voix à moitié étouffée : „ le pendre ! non, on ne le pourra ! on ne l’osera pas ! Qu’ils l’essayent, s’ils en ont le courage ! — Mais, tout ce que vous dites est faux ; je n’y ajoute pas la moindre foi : de ce pas je vais à Londres chercher Monsieur Dubois ; rien ne peut me retenir. ”

Madame Mirvan la pria de ne pas s’allarmer, mais elle se précipita hors de la porte & monta dans sa chambre, Lady Howard blâma les deux Messieurs de s’y être pris si brusquement & elle sortit pour suivre Madame Duval. Je l’aurois accompagnée si M. Mirvan ne m’avoit retenue ; & après quelques éclats de rire, il me dit qu’il alloit lire ses instructions à l’équipage.

„ Quant à Lady Howard, poursuivit-il, je ne prétends pas l’enrôler, & elle restera libre de faire ce qui lui plaîra ; mais pour vous autres, j’en attends une parfaite soumission à mes ordres. Je me suis engagé dans une expédition hasardeuse ; soyez sur vos gardes, & si quelqu’un avoit des avis à me donner qui pussent servir à avancer l’entreprise, qu’il parle, & je lui saurai gré de son zele ; mais si, d’un autre côté, l’un de vous s’avisoit de capituler, ou d’entretenir des intelligences avec l’ennemi, il sera considéré comme rebelle & chassé ignominieusement. ”

Après cette harangue, qui fut entrelardée de plusieurs termes de marine, dont je ne me souviens plus, le Capitaine fit signe à Sir Clément, & ils sortirent tous deux.

Quoique j’aie essayé plusieurs fois de vous donner une idée des manières & du jargon de M. Mirvan, il faut pourtant vous imaginer, Monsieur, que vous n’en avez qu’une foible esquisse. Je passe une quantité de termes barbares que je ne comprends pas, & autant de juremens que je ne veux pas comprendre, & dont je serois fâchée de souiller ma plume.

Madame Duval envoya de tout côté pour savoir si elle pourroit faire le voyage de Page:Burney - Evelina 2.djvu/19 Page:Burney - Evelina 2.djvu/20 Page:Burney - Evelina 2.djvu/21 Page:Burney - Evelina 2.djvu/22 Page:Burney - Evelina 2.djvu/23 Page:Burney - Evelina 2.djvu/24 Page:Burney - Evelina 2.djvu/25 Page:Burney - Evelina 2.djvu/26 Page:Burney - Evelina 2.djvu/27 Page:Burney - Evelina 2.djvu/28 Page:Burney - Evelina 2.djvu/29 Page:Burney - Evelina 2.djvu/30 Page:Burney - Evelina 2.djvu/31 Page:Burney - Evelina 2.djvu/32 Page:Burney - Evelina 2.djvu/33 Page:Burney - Evelina 2.djvu/34 Page:Burney - Evelina 2.djvu/35 Page:Burney - Evelina 2.djvu/36 Page:Burney - Evelina 2.djvu/37 priée de remontrer à son époux la dureté de ses procédés. Elle m’a promis de saisir la premiere occasion pour lui en faire des reproches, & elle s’en seroit acquittée sans délai si les dispositions actuelles du Capitaine avoient permis d’espérer le moindre effet de ses représentations. En attendant, si l’on machinoit encore quelque nouveau dessein pour tourmenter la pauvre Madame Duval, je ne demeurerai surement pas spectatrice indifférente. Si j’avois pu prévoir que l’on en viendroit à de telles extrémités, j’aurois parlé plutôt, aux risques de me brouiller avec le Capitaine.

Madame Duval a gardé le lit toute la journée ; elle se dit froissée à mort.

Adieu, mon cher Monsieur ; voilà une lettre d’une longueur digne de servir de pendant à celles que je vous ai écrites de Londres.